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L’ouvrage d’Oscar Gelderblom sur les fondements socioéconomiques de l’âge d’or de la puissance de la République de Hollande vient jeter un éclairage sur une période fascinante mais complexe de l’histoire de l’Europe du Nord-Ouest. Ce spécialiste de longue date de l’histoire économique des Pays-Bas analyse les stratégies des villes de Bruges, d’Anvers et surtout d’Amsterdam pour attirer des marchands durant la période de 1250 à 1650 qui culmine avec la position de puissance d’Amsterdam. Il propose des révisions importantes aux thèses néoinstitutionalistes récentes en histoire économique.

La trajectoire sociohistorique des Pays-Bas est un cas captivant de l’histoire sociale et économique comparée. En 1585, Amsterdam était devenue une puissance commerciale et financière au coeur d’un important réseau d’acteurs, non seulement sur les contours de la Baltique, mais de plus en plus à une échelle globale. En 1650, sa domination commerciale était à son apogée. Comment ce petit réseau de villes marchandes est-il parvenu à se hisser au sommet de la géopolitique pendant cette période de l’histoire globale ? Comment ces villes ont-elles négocié leur autonomie, souvent par la guerre, contre les ambitions des ducs régionaux et de la dynastie des Habsbourg ? Dans quelle mesure ce réseau de marchands pratiquait-il un commerce enchâssé dans des relations sociales de propriété capitaliste ? Pour quelles raisons cette puissance allait-elle vaciller aussi rapidement face à la puissance économique de la Grande-Bretagne ? Cette ascension fulgurante en contexte de tensions géopolitiques et de conflits entre la République de Hollande, les Habsbourg et les ducs de Bourgogne est le théâtre de cet ouvrage. L’hypothèse qui guide cette recherche est que pour comprendre cette ascension, il faut analyser l’ensemble des institutions spécifiques qui ont été créées notamment par Amsterdam pour rendre la ville attrayante et sécuritaire pour les marchands locaux et étrangers.

Le travail de Gelderblom s’inscrit dans les débats actuels en histoire économique et en sociologie historique, c’est-à-dire dans une longue tradition de questionnements, qui remonte au moins à Henri Pirenne et à Max Weber, sur ce qui a permis à certains États et à certaines villes situés en Europe d’accéder à une position de puissance géopolitique sur l’échiquier global durant certaines périodes de l’histoire. Les historiens néoinstitutionnalistes, qui s’inscrivent dans la foulée de Douglas C. North, comme c’est ici le cas, s’insèrent généralement dans un programme de recherche portant sur l’origine des ordres à accès ouvert et des ordres à accès fermé (open access, close access), ainsi que sur l’origine des institutions dites généralisées par opposition aux institutions fermées ou exclusives. Les premiers ordres favorisent le libre accès aux acteurs, ainsi que la compétition entre les acteurs et les bienfaits qui y sont associés par la théorie libérale : plus grande division du travail, spécialisation accrue, recherche de l’amélioration, baisse des coûts, limitation de la violence. Le second type d’ordres, en restreignant la circulation ou l’accès des acteurs, est associé à des mécanismes qui ne stimulent pas ou découragent les processus socioéconomiques attendus dans une perspective libérale et dans les traditions marxistes qui restent fortement inspirées des théories circulationnistes libérales, comme celles de Paul Sweezy, de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein.

Deux thèses sont généralement associées aux traditions néoinstitutionnalistes et wébériennes sur la spécificité du rôle des villes jouissant d’une autonomie singulière dans le développement de l’Europe de l’Ouest. Selon la première, le développement économique et la consolidation d’un ordre d’accès ouvert fut en grande partie la conséquence de la concurrence entre les villes dans une Europe morcelée sur le plan politique. L’incapacité d’un Empire à imposer son pouvoir à l’ensemble du territoire, affirme par exemple Wallerstein, explique le développement d’un système-monde centré sur une succession de puissantes villes européennes. La seconde thèse sur le changement social, développée dans la foulée des travaux de Douglas C. North, de Daron Acemoglu et de James Robinson, explique le changement social par le rôle que jouerait un souverain fort, en mesure de défendre et d’institutionnaliser des droits de propriété privée d’une part et de protéger des réseaux commerciaux d’autre part. Cette thèse, dérivée en grande partie par induction de l’étude du cas britannique, vient fournir une théorie libérale du rôle de l’État dans le développement économique ou dans la mise en place des ordres ouverts. L’État, loin d’être passif, doit être suffisamment puissant pour imposer et garantir les droits de propriété privée indispensables pour attirer et protéger une communauté de marchands et défendre leurs réseaux d’activités commerciales.

Bien que Gelderblom s’inscrive dans la même famille théorique que ces auteurs, il utilise le cas des villes de Bruges, d’Anvers et d’Amsterdam comme exemples contrefactuels indiquant les limites heuristiques de l’universalisation du modèle de North sur le rôle d’un souverain fort à l’origine des ordres ouverts. L’historien des Pays-Bas ne conteste pas la pertinence de ce modèle pour comprendre la trajectoire de la Grande-Bretagne avec son puissant réseau de compagnies à charte. Il conteste cependant que ce cas soit généralisable à un grand ensemble d’autres cas, et à celui d’Amsterdam en particulier. Contrairement à plusieurs villes européennes, la ville de Londres était le foyer des puissances économique et politique, ce qui favorisait un type et une densité d’interactions que l’on ne retrouvait pas nécessairement ailleurs sur le continent où les villes marchandes étaient souvent à distance du pouvoir souverain. Puis, les États forts étaient également les plus belliqueux et ils entravèrent bien souvent de plusieurs façons le développement de la concurrence commerciale à travers un marché à l’abri de l’ingérence politique. En institutionnalisant la pratique du racket de protection, pour reprendre l’expression de Charles Tilly dans Contrainte et capital dans la formation de l’Europe (1992, Aubier), ils favorisèrent autant des pratiques étatiques prédatrices à l’égard des marchands que des ordres commerciaux ouverts. Cet argument n’est donc pas concluant.

Gelderblom défend la thèse selon laquelle la concurrence entre les villes favorisa le développement d’ordres à accès ouverts, mais il nuance cette thèse et il en critique une lecture mécanique. Il souligne que les vastes réseaux commerciaux du début du millénaire n’étaient pas le résultat de souverains d’États forts, mais de villes en concurrence pour attirer et conserver des communautés de marchands. Les villes qui ont le mieux adapté leurs institutions commerciales, financières et juridiques dans ce contexte ont accumulé davantage de puissance. Gelderblom fait donc résider l’énigme de la puissance d’Amsterdam dans celle, plus générale, de la croissance des transactions commerciales transfrontalières entre des acteurs privés qui se déroulaient sous le radar des États forts. Le secret de la puissance d’Amsterdam selon lui est d’avoir rapidement développé des institutions commerciales inclusives, plutôt que d’encourager des mécanismes monopolistiques. Une importante portion de l’ouvrage porte sur les mécanismes de ces transactions privées entre marchands. Ces institutions protégeaient tous les marchands contre la violence et l’opportunisme, sans égard aux origines, avoirs, religion, ou spécialisation économique. En faisant résider la clé du changement institutionnel qui mena à des institutions généralisées dans l’hétérogénéité des pratiques des réseaux de marchands, l’étude de cas d’Oscar Gelderblom apporte de l’eau au moulin des chercheurs qui défendent que les institutions du libéralisme politique, permettant le développement d’une sphère de libertés de conscience et de religion, sont une condition nécessaire au développement d’un ordre ouvert sur le plan économique.

Cities of Commerce est une contribution très substantielle à l’historiographie institutionnaliste en histoire économique. Parmi ses nombreux mérites, ce livre a celui de faire apparaître les villes, et les institutions qu’elles mettent en place, comme de véritables nexus de relations sociales et non pas comme des points passifs par lesquels transitent des marchands.