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L’ouvrage de Willard Sunderland, The Baron’s Cloak, porte sur la vie du baron Roman Fiodorovich von Ungern-Sternberg (1885-1921), surnommé le « baron fou » et le « baron sanglant ». La prémisse de l’ouvrage est de faire la « micro-histoire » (p. 9), et non la biographie, d’Ungern. Comme l’explique l’auteur, la vie du baron devient alors un véhicule nous permettant de voyager au sein de l’Empire russe, de l’Estonie à la Mongolie en passant par la Sibérie, afin de témoigner des réalités complexes de l’Empire. De façon magistrale, Sunderland arrive à discuter de la trajectoire d’Ungern afin de démontrer comment son parcours fut semé de hasards et de bifurcations, sans jamais admettre que les événements étaient complètement aléatoires. Puisque sa trajectoire correspond à une période de vastes changements au sein de l’Empire, elle nous permet par ailleurs de saisir ce qui s’est joué à certains moments et d’explorer les « noeuds » de « combinaisons et contradictions interculturelles » (p. 3). En effet, un des arguments centraux du texte est que ces « knots of connection, both internal and external, help to explain how the empire ‘worked’ as well as how it fell apart » (p. 10). Ungern devient ainsi un point focal à partir duquel Sunderland fait une analyse fine de contextes et des points de litige au sein de l’Empire russe se situant à la croisée des chemins : s’y défileront, au gré des pages, des discussions abordant les politiques gouvernementales, les dynamiques régionales, les contacts interculturels et les visions de l’Empire, du point de vue de la vie d’un homme qui, par son « timing » (p. 8), s’est trouvé au coeur des événements.

Un des points forts de l’ouvrage est que, contrairement à de nombreux historiens qui ne se sont intéressés qu’à une certaine période de la vie d’Ungern, Sunderland retrace sa vie pas à pas, dans un travail d’une grande érudition ; son objectif est de démontrer qu’Ungern « n’est pas apparu, comme par magie, à Urga en tant que le baron fou » (p. 229). Sa « campagne » en Mongolie n’est alors plus à saisir en tant qu’un épisode exceptionnel que l’on peut extirper de son contexte, mais plutôt comme un moment de sa vie à replacer dans son histoire longue. Chacun des chapitres s’attarde, en fait, sur une région correspondant à l’ordre chronologique de la trajectoire géographique d’Ungern. C’est à Graz, ville natale d’Ungern, que nous sommes introduits au cosmopolitisme de l’aristocratie allemande de l’époque. Ayant été placé très tôt « au sein de ces noeuds relationnels » (p. 20), notamment aux idées du pangermanisme, la vision promue par Ungern des années plus tard en Mongolie – visant à créer une grande entité se ralliant à la dynastie Qing – se place ainsi au sein d’un continuum.

Se succèdent ensuite les chapitres sur l’Estonie, Saint-Pétersbourg et la Mandchourie, ainsi que le Baïkal, où le lecteur saisit comment le baron était à maints égards un « produit de son temps » (p. 104). On voit alors Ungern issu d’une famille d’aristocrates observant leur pouvoir en train de s’éroder tranquillement en raison des politiques de « russification » de l’Empire au sein des provinces baltes, puis comment il est introduit au tournant de l’Empire vers l’Asie lorsqu’il s’enrôle dans l’armée et, enfin, lorsqu’il prend connaissance de l’ambivalence des liens transfrontaliers et de la perception des « étrangers » à la lisière des empires russe et chinois. Apparaît alors, au fil des interactions, le commandant d’unités multinationales et multiethniques se mobilisant contre les bolchéviques, perçus comme les garants de l’idéologie révolutionnaire, et déstabilisant tout au sein de l’Empire. Mais apparaît aussi l’homme ayant un grand sens de l’honneur et des traditions, ainsi qu’un intérêt marqué pour les religions orientales et le mysticisme. L’Ungern violent, quant à lui, se place en continuité avec des épisodes marquants dont il sera témoin et acteur : notamment, la révolution de 1905, les révolutions de février et d’octobre en 1917, puis la Grande Guerre menant tout droit vers la guerre civile. Mais, la trajectoire d’Ungern, comme le souligne de façon adroite Sunderland, est aussi semée de bifurcations. L’auteur n’hésite donc pas à mettre l’accent sur des moments « moins dramatiques » qui nous parlent tout autant que les moments forts de sa vie (p. 100). Pour Sunderland, par exemple, il n’est pas anodin de retrouver Ungern en Mongolie en 1913, après qu’il ait subitement quitté l’armée. Une lecture rétrospective hâtive nous indiquerait que cela s’explique à la lumière de sa campagne en Mongolie de 1920-1921. Cependant, au travers d’une analyse minutieuse des documents disponibles, Sunderland démontre comment Ungern en avait eu tout simplement assez de l’armée et recherchait une nouvelle aventure. Cette anecdote, qui cadre dans le profil du personnage, coïncide avec une période de vastes changements dans les « relations historiques » de la Mongolie (p. 109). Ungern observe alors les effets des transformations des politiques impériales à l’ère de la montée du nationalisme ; certes, une « bifurcation » de trajectoire qui aura de grands impacts pour la suite des choses.

Un autre point fort de l’ouvrage est la façon dont Sunderland parvient à explorer les réalités complexes de l’Empire russe, par l’entremise des interactions entre les acteurs. L’auteur démontre, entre autres, comment certaines habitudes et normes, tant du côté des « Blancs » que des « Rouges », ont persisté au sein du cadre « post-impérial » de l’Empire (p. 151), mais aussi comment de nouvelles dynamiques ont émergé. Il souligne ainsi que la lutte des pouvoirs s’est jouée au niveau des régions plus que dans les centres, notamment dans les affrontements au sein de la région de la Transbaïkalie témoignant de la « fragilité » des frontières qui seront constamment disputées. Le lecteur comprend dès lors que la réalité était beaucoup plus confuse que ce que l’on présentait, quand les habitants d’une région combattaient pour des camps parfois opposés. Sunderland parvient, de plus, à démontrer comment l’effondrement de l’ordre impérial, bien que ce dernier structurait les relations de façon imparfaite, avait laissé place à une grande brutalité entre les groupes, notamment entre des seigneurs de la guerre pour le contrôle des frontières (p. 177). Par ailleurs, la « campagne » d’Ungern, qui n’en était pas une puisque les frontières n’étaient pas aussi clairement délimitées sur le terrain (p. 165), répondait à des impératifs stratégiques, dont la mobilisation de ressources et le contrôle de régions clés, et s’inscrivait au sein d’un continuum de pratiques et de logiques couramment utilisées, le pillage inclusivement. Tel que le mentionna Ungern en entrevue après sa capture, sa décision d’entreprendre une « campagne » contre les « Rouges » répondait donc plus à des « préoccupations pratiques immédiates » qu’à des changements des « positionnements idéologiques » (p. 185). Willard Sunderland soutient, en outre, qu’Ungern et les « Rouges », quoique défendant des points bien différents, se sont fait miroir : de façon analogue, ils ont émergé de la « désintégration » de l’Empire, ont promu la création de grandes entités, se sont battus « avec le même acharnement et la même barbarie » et ont profité des points de discorde entre les Mongols (p. 224-226). Cependant, les bolchéviques sont parvenus à s’institutionnaliser et c’est ce qui, ultimement, leur a permis de l’emporter, au détriment d’Ungern et de ses troupes.

En conclusion, un seul bémol pourrait être ajouté. De son propre aveu, puisque les sources sur la vie d’Ungern demeurent éparses et parcellaires, l’auteur doit extrapoler parfois et faire des « spéculations judicieuses » (p. 9) sur la vie du baron. Certes, puisque l’auteur tente de faire sa « micro-histoire » et non sa biographie, cela n’est pas un problème majeur. Le résultat, cependant, est que la trajectoire d’Ungern s’efface complètement à certains moments au profit de discussions sur des dynamiques plus larges. Par ailleurs, certains passages semblent extrapoler un peu trop sur la concomitance d’événements, par exemple lorsque l’auteur mentionne qu’Ungern aurait pu lire des textes de Gustave Le Bon et de Fédor Dostoïevski alors qu’il était dans l’armée, puisqu’ils avaient été rendus disponibles et que cela aurait pu avoir un impact sur sa trajectoire (p. 81). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un ouvrage incontournable pour les disciplines de l’histoire, de la politique et de la sociologie. Au terme de son argumentaire se dévoile, de façon magistrale, toute la symbolique du manteau orange du baron se trouvant dans le titre et en couverture de l’ouvrage : il s’agit d’un objet qui est à la fois typique de son époque, soit une tenue vestimentaire mongole traditionnelle et digne de la noblesse, mais aussi très atypique, notamment en raison de l’ajout des épaulettes et des initiales de l’Ataman Grigori Semenov, un seigneur de la guerre qui, à partir de décembre 1917, utilisa ses troupes dans la Transbaïkalie pour combattre les « Rouges ». En s’intéressant à « l’histoire de l’objet », on arrive à saisir comment il fut issu d’une longue série d’interactions interculturelles, à la croisée des chemins entre le général et le particulier. Tout comme son manteau, Ungern devient « l’objet » focal de l’ouvrage à partir duquel on arrive à saisir des dynamiques singulières propres au personnage, ainsi que des dynamiques complexes plus larges témoignant des vicissitudes de l’Empire russe.