Article body
Des anciens à Hannah Arendt, le courant républicain est un incontournable de la pensée politique. Dans son itération contemporaine et grâce à l’école de Cambridge, cette tradition philosophique a longtemps été perçue comme étant plutôt anglo-saxonne. C’est ce mythe que l’ouvrage dirigé par Stéphanie Roza et Pierre Crétois tente de déconstruire. Selon eux, la France fait figure d’exception par le contenu social qu’elle donne à son républicanisme. L’hypothèse de travail qui sous-tend l’ouvrage est que la question sociale est plus centrale que la question de la liberté des individus dans la version sociale française, tandis que ce serait l’inverse dans la version cambridgienne. De plus, le recours au peuple n’a plus seulement comme but la limitation du pouvoir, mais servirait plutôt à refonder l’exercice même de ce pouvoir. Malgré ces deux différences marquées, il fait peu sens que la déclinaison sociale française du républicanisme soit ignorée par l’école de Cambridge. Afin de bien comprendre ce que cela implique, je vais résumer les différents chapitres de l’ouvrage pour ensuite présenter les forces et les faiblesses d’un tel projet.
Les différentes contributions à l’ouvrage sont présentées chronologiquement, de la première partie qui aborde le mouvement du républicanisme européen à la Révolution française, à la République postrévolutionnaire, en passant par une étude de la République avant et en révolution.
Il semble évident pour Crétois (chap. 3) que le moment prérévolutionnaire français jette la base d’une nouvelle conception de la république. Lorsqu’il décrit l’égalité comme étant partie prenante de la définition même de la non-domination républicaine, il franchit le pas souvent jugé « radical » d’inclure les considérations économiques dans le républicanisme. C’est la question du traitement de ces inégalités comme condition à la non-domination qui, selon Crétois, fait l’exception française. Arnault Skornicki (chap. 4) va dans un sens semblable lorsqu’il dénote les deux limites de l’école de Cambridge : 1) elle ne parle pas des penseurs en économie politique française du dix-huitième siècle et 2) elle ne parle pas d’une économie critique qui va en dehors du modèle du marché concurrentiel. En étant en opposition à cette vision qui allait devenir dominante, est-ce que le républicanisme social s’est ancré dans un chemin différent ? Il semble que cette insistance sur l’indissociabilité du besoin d’une égalité de conditions élémentaires et du bon fonctionnement de la république fonde le républicanisme comme étant franchement différent de sa variante anglo-saxonne.
La Révolution est utilisée par François Brunel (chap. 5) comme mise en pratique de ce républicanisme social. Il note que chez Robespierre l’exercice de la souveraineté populaire est inséparable d’une égalité civile et politique. L’une ne peut pas être atteinte sans l’autre. La possibilité de refonder une « république véritable » découle de cette possibilité qu’offre la Révolution pour restructurer les rapports inégalitaires en refondant le droit à la propriété. Cette « vraie » république ne peut émerger que si la Révolution devient morale et matérielle. Ces changements matériels, pour Yannick Bosc (chap. 6), sont conceptualisés par Condorcet. La préoccupation de ce dernier pour les problèmes sociaux ne serait pas étrangère à sa conception de la nécessité d’un aspect social au républicanisme. Son étude de Paine, ce « radical », démontre que la liberté va encore plus loin en nécessitant celle d’autrui pour se réaliser. Bosc résume cette conception de la liberté à celle de Robespierre, qui conçoit ladite liberté comme un rapport social, créant ainsi un pléonasme lorsqu’on parle de la république sociale. Pour Stéphanie Roza, qui analyse Rousseau, ce ne sont pas les conditions d’émergence de la souveraineté qui importent, mais leurs conditions d’exercice. Dès que le gouvernement usurpe la souveraineté du peuple, le contrat social est rompu. Cette volonté est absolue chez Rousseau. Cependant, Roza (chap. 7) nuance avec les apports de Babeuf sur l’importance de la souveraineté comme un outil et non pas une fin républicaine. À cette fin, la Révolution a servi de test aux thèses de Rousseau ; elle a confirmé le problème fondamental du changement social : « que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles ».
Finalement chez les apports postrévolutionnaires, Jean-Numa Ducange (chap. 8) permet de resituer Jaurès comme étant en continuité avec les idéaux républicains sociaux. Malgré son étiquette de socialiste, son dépassement du matérialisme historique et sa non-violence font de lui un républicain au sens rousseauiste où il réitère le lien entre la république, la société et l’intervention populaire. De son côté, Thomas Boccon-Gibod (chap. 9) recentre ce républicanisme dans la modernité en se questionnant sur le rôle des services publics. L’État ne peut pas être fondé uniquement sur l’individualisme. La volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières ; tout comme les individus sont aussi moralement que matériellement dépendants les uns des autres.
L’ouvrage fait une contribution originale et convaincante comme quoi Rousseau est un incontournable du paradigme républicain. Il est également fort intéressant de cerner la place qu’occupe la contribution de différents penseurs depuis la Révolution française. L’ouvrage fait aussi une démonstration intéressante de la Révolution comme moment charnière du républicanisme à la française, autant par les moments qui y ont mené que par les développements qui en ont émergé. La présentation chronologique des différentes contributions ainsi que les multiples références aux auteurs anglo-saxons ayant typiquement l’étiquette cambridgienne permettent au lecteur qui est peu familiarisé avec la tradition continentale de s’y retrouver aisément. Il est évident à la lecture des différents chapitres que la tradition française existe empiriquement et dans la pratique politique, mais elle demeure ostensiblement absente des livres et des écrits des penseurs politiques français (à l’exception principale de Rousseau). La question qui vient alors à l’esprit est : peut-on en vouloir à l’école de Cambridge de ne pas en prendre note s’il n’y a pas de sources manifestes à visiter ou à revisiter ? Si l’école de Cambridge ne tient pas compte de l’école républicaine sociale, il est fort probable que la source de cet oubli – ou même de cette ignorance volontaire – est le résultat du manque d’ouverture de l’école française en dehors de ses frontières.
Dès le chapitre d’introduction, Roza et Crétois notent que leur conception de la liberté républicaine détonne de la conception typiquement romaine. Alors que chez Skinner la liberté romaine découle de l’absence de lien de domination – d’être son propre maître (sui juris) –, ils dénoncent que l’accent ne soit pas mis sur le principe de participation démocratique. Il est difficile de dire si cette différence est suffisamment fondamentale pour exclure tout un pan de la littérature républicaine. Cependant, selon les auteurs, ce ne devrait pas être le cas, et ce, malgré l’apparente réalité empirique de l’omission de ce type de discours dans l’école cambridgienne. Ensuite, ils soutiennent que la conception de la souveraineté populaire et du rôle d’une constitution pour limiter les pouvoirs du souverain est fort différente chez Rousseau et chez Skinner. Chez le premier, la république reste en tout premier lieu un régime où la volonté populaire exprimée sous forme de loi est souveraine ; tandis que chez le second, l’usurpation du pouvoir par un tyran donne lieu à une constitution censée limiter les pouvoirs du monarque. Lorsque le monarque outrepasse ses pouvoirs constitutionnellement définis, le droit du peuple a été violé. Ce droit doit être restauré par un légitime droit de résistance. Cette différence semble fondamentale et difficilement réconciliable entre les deux discours. De plus, les auteurs n’abordent pas les retombées pratiques de cette différence. Aussi philosophique qu’elle soit, l’école de Cambridge se soucie fortement de l’agencement des acteurs et des institutions pour s’assurer que le droit du peuple puisse s’affirmer librement – que ce soit chez Pocok ou encore de façon plus normative chez Skinner et Pettit. Les différents auteurs de l’ouvrage semblent ainsi justifier d’eux-mêmes l’exclusion du mouvement français de l’école cambridgienne en expliquant ces différences centrales. Ces dernières semblent beaucoup plus importantes que les propositions provisoires dans le chapitre introductif de la distance géographique ou de la spécificité pratique de la Révolution de 1789 en France. Finalement, les directeurs de cet ouvrage accusent les tenants de l’école cambridgienne de s’attarder uniquement à Rousseau comme républicain français et de mettre de côté d’autres auteurs qui offrent pourtant une continuité théorique. Il est alors ironique que chacun des chapitres revienne au rôle central de Rousseau dans la définition du républicanisme social et que ces mêmes chapitres donnent un rôle presque secondaire aux autres auteurs. Ce faisant, les différents auteurs se rendent coupables de leur propre accusation aux tenants de l’école cambridgienne.
À la suite de la lecture de cet ouvrage, il est clair que l’histoire du républicanisme social en France est une série de ruptures et que, malgré l’intention de Stéphanie Roza et de Pierre Crétois, la continuité n’est pas toujours évidente. Malgré tout, Le républicanisme social réussit à établir le républicanisme social français comme une exception. Ce faisant, il explique – du moins partiellement – pourquoi il ne peut pas être partie prenante de l’école de Cambridge.