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Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde de Franck Gaudichaud, une adaptation de sa thèse de doctorat, est préfacé par Michael Löwy, qui en a été le superviseur, et porte sur le mouvement social chilien qui a fleuri sous le gouvernement de l’Union populaire (UP), dont Salvador Allende demeure la figure emblématique. Le livre, divisé en quatre parties, débute par une introduction dans laquelle l’auteur brosse un portrait général de sa revue de littérature, de son cadre théorique et de sa méthodologie « transdisciplinaire » (p. 20), à cheval sur la science politique, la sociologie et l’histoire. L’accent y est mis sur le concept de « pouvoir populaire constituant » (p. 20-27) et on y apprend que la littérature scientifique s’est jusqu’à maintenant attardée exclusivement aux acteurs institutionnels et a délaissé l’expérience pourtant riche et déterminante du mouvement social de l’époque.

La première partie de l’ouvrage dresse en quatre chapitres l’historique du mouvement ouvrier (chap. 1), des syndicats et des milieux populaires urbains (chap. 2), des partis politiques et des organisations de gauche au Chili (chap. 3), ainsi que de leurs relations, des origines jusqu’au début du gouvernement de l’UP. L’auteur y met en relief le contexte dans lequel a pu émerger la vaste alliance qu’a représentée ce gouvernement, les facteurs d’union et de tensions qui l’ont traversé.

La seconde partie traite de la participation populaire et de l’autogestion dans les premières années du gouvernement de l’UP. Gaudichaud y explique d’abord comment la gauche institutionnelle participante ou sympathisante à l’UP a tenté de mettre en place des mesures de participation limitées dans les entreprises nationalisées ou dans les quartiers populaires afin de les garder sous leur égide (chap. 1). Les facteurs ayant mené à la radicalisation et au débordement de la base militante ouvrière et des quartiers populaires sont ensuite exposés, ainsi que les conséquences de ce phénomène, notamment les occupations d’usines non planifiées par l’UP et la polarisation entre la gauche et la droite qui engendre le blocage institutionnel qui marque la période (chap. 2). Enfin, l’auteur décrit la cristallisation au sein de la gauche de la tension entre une tendance modérée, dont est issu le gouvernement, et une tendance radicale appelant parfois jusqu’à la formation d’un pouvoir populaire distinct de l’État bourgeois (chap. 3).

La troisième partie, qui porte sur l’organisation des « cordons industriels » (CI) à la suite du blocage institutionnel, commence par la définition des concepts de cordon « en soi » (ou probable) et de cordon « pour soi » (ou réel), formés par le croisement des travaux de György Lukàcs (classe en soi et classe pour soi) et de Pierre Bourdieu (classe probable et classe réelle – p. 123-124). Gaudichaud présente la formation des CI en mettant l’accent sur les facteurs géographiques et sociopolitiques qui ont permis leur émergence, notamment l’écart grandissant rapidement entre le gouvernement et la base militante populaire (chap. 1). Il passe ensuite à l’offensive patronale que représente « l’octobre chilien » de 1972, notamment la grève des camionneurs, ainsi qu’aux réactions du gouvernement, qui s’en remet à l’armée et lance des appels au calme. Il démontre par ailleurs que la base militante accélère plutôt le mouvement d’occupation et d’auto-organisation des industries et des quartiers populaires, au point où Gaudichaud parle de dislocation des structures institutionnelles traditionnelles et d’autogestion, et ce, malgré plusieurs ratés dans ces multiples expériences (chap. 2). Il aborde l’éclatement de la tension entre le gouvernement et la base militante ouvrière à travers le va-et-vient entre les mesures gouvernementales visant à accorder des concessions à l’opposition conservatrice et la résistance populaire à ces mesures visant à pousser plus loin et à accélérer la transformation sociale en cours (chap. 3). Toute cette partie insiste sur le caractère transversal et contradictoire de cette ligne de fracture, le mouvement social et les partis politiques participant à l’UP s’interpénétrant malgré les dissensions. Cette interpénétration est donc mise en perspective à la lumière des positionnements et des débats politiques des différents acteurs au sein de la gauche d’alors à propos de l’auto-organisation populaire, et la comparaison de ces représentations à la réalité (chap. 4). Ce dernier chapitre se termine en soulignant le lien entre l’explosion culturelle, notamment dans la musique, qui marque l’époque, de même que le développement conséquent d’une conscience et d’une identité populaires fortes.

Enfin, la quatrième partie de l’ouvrage prend la forme d’une énumération des événements politiques qui se sont succédé en 1973 jusqu’au coup d’État. Gaudichaud traite d’abord des initiatives militantes en lien avec la circulation toujours plus importante de l’idée de pouvoir populaire séparé de l’État, initiatives provoquées entre autres par les élections législatives de 1973 qui confirment le blocage politique : l’UP n’y obtient pas la majorité nécessaire pour mener à bien son programme de réformes, alors que l’opposition conservatrice n’obtient pas suffisamment de sièges pour renverser le gouvernement, et passe donc à une stratégie de « désobéissance civile » et appelle à l’intervention militaire (chap. 1). L’auteur présente ensuite la lutte politique au sein de la gauche pour le contrôle des CI, qui acquièrent une importance politique et stratégique nouvelle, surtout à la suite de la tentative de coup d’État du 29 juin. La réaction gouvernementale à cet événement est aussi abordée : croyance continue en la loyauté des forces armées, poursuite du dialogue en vue d’un compromis avec l’opposition conservatrice qui n’en veut pas et répression des actions des CI les plus combatifs, consommant ainsi la fracture et la paralysie au sein de la gauche et du gouvernement (chap. 2). Gaudichaud propose une sociologie des CI, sous l’angle du concept de pouvoir populaire, expliquant leur répertoire d’actions à la lumière de l’organisation spatiale et de l’aménagement du territoire, avant de passer à la description de leur démoralisation dans les dernières semaines de l’UP (chap. 3). C’est enfin le coup d’État que l’auteur raconte, de ses préparatifs à la mise sur pied de l’« opération Condor », et l’éradication du mouvement social qui en est l’objectif, son effacement de toute la société chilienne, sauf dans sa mémoire « de gauche », sur laquelle il termine (chap. 4).

Franck Gaudichaud conclut son ouvrage en soulignant les apprentissages théoriques, notamment à propos de la transformation et des conflits sociaux, qu’on peut tirer du récit nouveau qu’il fait de la période de l’UP au Chili (p. 292-305).

Sur le plan de la présentation, Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde, bien écrit, est facile à lire et sa facture est belle et agréable, présentant des images d’archives, des cartes et des tableaux. Sur le plan du contenu, le texte est cependant jonché d’une multitude de détails obscurs, parfois anecdotiques, pour qui n’est pas expressément spécialiste de l’histoire sociale chilienne (noms de localités ou de personnes, acronymes ne figurant pas dans la liste des sigles utilisés, revendications, slogans ou concepts non définis, termes espagnols non traduits et ainsi de suite). Si cela démontre bien la profonde érudition de l’auteur sur son sujet, il n’en demeure pas moins que le lecteur se sent souvent ralenti par ces informations partielles qui l’éloignent du fil conducteur de l’ouvrage, le lançant sur autant de pistes qui ne pourront être suivies. On sent que l’auteur a eu peine à trancher dans son imposante thèse de 800 pages, ce qui confère un fini parfois mal épuré à l’ouvrage. Celui-ci permet néanmoins une compréhension large et concrète de l’expérience sociale chilienne exceptionnelle de 1970-1973, dans ses forces comme dans ses faiblesses. Si le traitement en est sympathique, il n’en est pas complaisant pour autant, ce qui en fait un outil précieux et incontournable pour quiconque désire comprendre l’histoire sociale chilienne et latino-américaine, ou qui cherche toujours une voie de sortie à la société actuelle.