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Depuis l’échec de l’économie planifiée et centralisée de l’Union soviétique, les propositions d’organisation économique provenant de la gauche radicale sont plutôt rares. Celle-ci semble se concentrer davantage sur des aspects plus directement politiques et éthiques. La gauche radicale aurait-elle concédé la victoire au capitalisme sur le plan économique (p. 16) ? Malgré la rareté de ces propositions, l’une se démarque par sa cohérence et son ampleur. C’est dans l’ouvrage L’économie participaliste : une alternative contemporaine au capitalisme que Pascal Lebrun fait la synthèse de ce modèle économique aussi nommé, par contraction, « écopar ». Ce modèle a été développé dans les années 1980 par les Étatsuniens Michael Albert et Robin Hahnel. Parcourant les milliers de pages et de débats, parfois obscurs et presque uniquement en langue anglaise, Lebrun entreprend donc d’en faire la première synthèse critique pour la présenter au public francophone (p. 18).

Si l’écopar trouve des inspirations dans des courants aussi variés que le marxisme non orthodoxe, le socialisme de marché et la théorie économique néoclassique, il n’en demeure pas moins que ses inspirations anarchistes (p. 109-131) orientent et donnent sa cohérence au modèle économique (p. 82-85). En effet, les valeurs libertaires telles que l’équité, l’autogestion, la diversité et la solidarité forment les vecteurs centraux de l’écopar. Celles-ci sont mises de l’avant afin de penser une société plus démocratique, prospère et sans classes sociales (p. 22).

Dans le chapitre 2, Lebrun explique le fonctionnement général de l’écopar. Les trois institutions les plus importantes y sont les conseils de travailleurs et de travailleuses (CTT), les conseils de consommation (CC) et les agences de facilitation (AF). Les CTT s’occupent d’organiser, de produire et de distribuer les biens et services pour la société. Fonctionnant sur la base du principe fédératif, les conseils inférieurs élisent leurs délégués et les envoient dans les conseils supérieurs, ces derniers décidant des questions plus générales (p. 46-47). Les questions internes à chaque lieu de travail sont alors gérées par le CTT concordant. À aucun moment les conseils supérieurs ne peuvent s’ingérer dans les affaires des conseils inférieurs (p. 82). En ce sens, les CTT sont autonomes et autogérés. Ils le sont aussi parce qu’Albert et Hahnel soutiennent que « chaque personne devrait avoir une influence sur le processus de décision proportionnelle à l’impact qu’elle en subira » (p. 40). Dès lors, pour maintenir l’équité et la diffusion du pouvoir entre les travailleurs et les travailleuses, l’écopar prévoit qu’il y ait des ensembles équilibrés de tâches (EÉT). Ce principe sous-tend une répartition équitable des tâches – décisionnelles, exécutives, difficiles ou dangereuses, faciles ou agréables – au sein des milieux de travail. Les EÉT servent à éliminer la division sociale et hiérarchisée du travail, de sorte qu’une classe de coordination ne puisse pas s’arroger le pouvoir. En s’appropriant tout le pouvoir décisionnel, son rôle deviendrait dominant dans la société. Quoiqu’il y ait absence d’une bourgeoisie, il est important qu’une autre classe ne puisse la remplacer sous des formes nouvelles (p. 51).

Suivant la valeur de l’équité, la rémunération est faite en fonction de l’effort et des sacrifices que chaque personne fournit au travail. La rémunération est comprise en tant que droit à la consommation, l’argent n’existant plus dans ce modèle économique. Pour les personnes se trouvant dans des situations particulières qui ne leur permettraient pas de travailler ou de le faire au même titre que leurs pairs, il est prévu dans l’écopar de compenser leur rémunération. C’est-à-dire que ces personnes auraient droit à la consommation même si elles et ils ne peuvent pas fournir le même temps ou effort. Il y a donc une solidarité économique avec les personnes aux prises avec des incapacités physiques, des problèmes de santé ou d’autres situations particulières.

Les conseils de consommation sont le deuxième groupe institutionnel important. Ceux-ci sont également fédérés à l’instar des CTT, à commencer au niveau du foyer, de la rue, du quartier, jusqu’au niveau national (p. 56-57). Par exemple, les foyers pourraient demander des biens comme des vêtements, alors que les quartiers pourraient en faire tout autant en vue d’aménagements urbains pour l’année. Les CC envoient eux aussi leurs délégués dans les différents échelons supérieurs. Comme les CTT qui doivent faire approuver leur offre de production par l’échelon supérieur, les CC doivent faire de même avec leurs demandes de consommation annuelle (p. 57). Ainsi, la consommation est mise en relation avec la production. Les CTT font une offre d’effort de production et, inversement, les CC font une demande de biens et de services qu’ils désirent obtenir pour l’année à venir. Ensuite, en se fiant sur les écarts entre l’offre et la demande, les AF émettent les prix indicatifs qui ne servent qu’à donner une idée de la valeur relative de la production. Ce processus se déroule en plusieurs rondes ou phases, ce que Lebrun appelle le « processus itératif » (p. 61). Dans les autres phases, les AF ajustent les prix selon ce qui est demandé et offert, de sorte que les CC diminuent leurs demandes pour les choses rares ou difficiles à produire et inversement pour les choses plus abondantes et faciles à produire (p. 66). Cela amène la société participaliste à adopter un plan de production qui concorde avec la demande de consommation, c’est-à-dire qu’il y a un équilibre entre les deux. Voici, de manière générale, comment est entendu le fonctionnement de l’écopar.

Les chapitres 6 et 7 sont consacrés à l’analyse critique du modèle économique présenté. Après avoir étalé fidèlement la proposition de l’écopar, Lebrun fait de même avec les diverses critiques qu’il a reçues, les différentes réponses à ces critiques formulées par Albert et Hahnel, ainsi que sa propre analyse sur le sujet. Les critiques formulées envers l’écopar proviennent de plusieurs horizons, mais surtout d’anarchistes et de socialistes de diverses mouvances. Certains critiquent la rémunération par l’effort au détriment de « la norme communiste qui veut que chaque personne fournisse du travail selon ses capacités et soit rémunérée selon ses besoins » (p. 32). D’autres formulent des craintes, à savoir qu’une telle société puisse dériver vers l’autoritarisme (p. 155-206) et qu’elle évacue les droits et libertés individuels par des intrusions ou des abus administratifs (p. 190-191). Lebrun apporte parfois des réponses à certaines critiques relevant davantage d’une incompréhension de l’écopar. À d’autres moments, il laisse la question en suspens en se contentant de pointer les tensions ou les difficultés que comporte l’écopar. C’est dans sa courte conclusion qu’il regroupe ses doutes envers l’écopar de manière très concise : « sa capacité réelle de produire dans les temps une balance matérielle cohérente, la quantité d’informations qu’elle doit traiter, la capacité de son processus de planification participative à faire converger l’offre et la demande vers l’équilibre général, la charge de travail et la complexité que son fonctionnement implique et, enfin, sa capacité à éviter le chômage » (p. 281). Ces doutes, nous le constatons, portent atteinte directement au fonctionnement général du modèle. Cependant, toutes ces critiques tracent les lignes de réflexion qui permettront au lecteur ou à la lectrice de se faire sa propre idée sur ce modèle, en toute conscience. Lebrun nous éloigne d’une synthèse critique qui ne ferait qu’encenser ou rejeter la proposition de l’écopar. Il remet en cause sa faisabilité même, sans toutefois la rejeter. Dès lors, ces critiques nous invitent non pas à rejeter le modèle, mais plutôt à le porter plus loin et à l’améliorer ou tout simplement à le laisser stimuler notre créativité. Le modèle de l’écopar peut toujours être changé et amélioré, les idées appartiennent à tous et à toutes (p. 282). Et c’est probablement le plus grand apport d’Albert et Hahnel.

Pour Lebrun, ces deux auteurs ont, malgré tout, réussi le travail louable d’amener une partie de la mouvance anarchiste à s’interroger sur ce que pourrait avoir l’air une organisation économique qui concorderait avec leur idéal de société, un modèle davantage démocratique et égalitaire (p. 282). Quant à Pascal Lebrun, avec ce livre il réussit très bien à faire une synthèse claire et accessible. Le lecteur n’y est pas assailli d’une multitude de tableaux, de diagrammes et de calculs compliqués et inaccessibles pour qui n’aurait pas de formation en économie. De plus, il le fait sans toutefois simplifier les problématiques qu’apporte le modèle. La complexité du livre se situe peut-être davantage au niveau de la quantité d’information qui est à prendre en compte, ce qui est pallié par la structure claire et bien découpée du texte, permettant au lecteur de trouver facilement les informations voulues. Par ailleurs, Lebrun couvre beaucoup d’aspects de l’écopar et du débat qui l’entoure, et ce, en les abordant sous plusieurs points de vue. L’économie participaliste : une alternative contemporaine au capitalisme représente donc une bonne introduction sur le sujet ; il donne les outils nécessaires à quiconque voudrait s’intéresser plus en profondeur à l’écopar.