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La recherche scientifique et le développement de la technique nous amèneront-ils un jour à comprendre totalement la nature ? Est-ce vraiment souhaitable ? Si oui, quels seront les effets de ces découvertes sur notre rapport à la nature ? Questions centrales auxquelles l’auteur du Principe espérance et de L’esprit de l’utopie, Ernst Bloch [1885-1977], nous convie à réfléchir dans les trois essais du livre L’angoisse de l’ingénieur. Ces trois textes (L’angoisse de l’ingénieur, La technologie et les apparitions d’esprits et Destruction, sauvetage du mythe par la lumière) ont été écrits entre 1928 et 1935. C’est durant cette période que Bloch a rédigé Héritage de ce temps, livre-manifeste contre le fascisme. Ce livre constitue l’élaboration la plus achevée de ses réflexions sur les rapports qu’entretient la conscience humaine avec le développement de l’histoire. Bloch y développe le concept de forme non contemporaine de la conscience. C’est au travers des mythes, des contes et des légendes (l’univers symbolique et qualitatif) que peut être stimulée cette forme de conscience. L’auteur affirme que l’idéologie nazie a su capter les messages de l’univers symbolique du passé pour les rediriger vers leur volonté politique. C’est dans ce même chantier de réflexion que Bloch s’interroge sur notre rapport à la technique et au savoir absolu dans L’angoisse de l’ingénieur.

Le premier texte, le plus substantiel, mélange le conte et l’essai philosophique. Comme le titre l’indique, Bloch y met en scène un ingénieur responsable d’inventer un refroidisseur capable d’atteindre des températures inexistantes sur terre. Il est au service de l’industrie et il n’a pas de prise sur l’utilisation de son invention. Il est donc un engrenage du système de production dont les finalités lui échappent. Cet ingénieur sur le point de tester son invention ressent une angoisse quasi incompréhensible – l’angoisse de la réussite. À l’aide de ce personnage fictif, mais bel et bien existant, Bloch énumère les divers rapports que l’individu entretient avec la nature et les connaissances qu’il a sur elle. Pour comprendre en quoi cette angoisse s’enracine, il faut remonter dans l’histoire : « Enfant, il nous semblait fort inquiétant de voir les lampadaires s’embraser dans les rues artificiellement, pire, insolemment après que le soleil s’était couché. La lumière qui au lieu du soleil perce la nuit est ici celle qui nous appartient en propre, s’allumant d’elle-même contre la règle. » (p. 9) Ce sentiment, c’est celui de réussir par nous-mêmes à reproduire des attributs que possède la nature selon notre propre volonté, donc de devenir créateurs de notre monde. La voie de l’inventeur, c’est historiquement d’abord celle du sorcier, puis du chevalier et maintenant celle du scientifique, celui-ci étant responsable de dominer la nature pour des fins déterminées par les humains. Ce qui distingue l’angoisse de l’ingénieur de celle du sorcier est que ses inventions sont complètement basées sur la raison – la raison instrumentale. Contrairement au premier, le sorcier ne réussit à recréer les éléments de la nature qu’en dominant ses forces, l’ingénieur quant à lui y parvient en mesurant et en pesant, soit en transformant le monde en un univers quantifiable. Il y a donc de moins en moins de contingences à l’invention. Dans les continuités et les discontinuités des deux types d’inventeurs, il y a une volonté similaire de devenir créateurs du monde – volonté faustienne qui nourrit l’humain depuis l’origine. Bloch l’exprime ainsi : « La technique travaille avec des forces partielles et des lois dégagées par l’analyse, et combinées à neuf rationnellement, elle travaille avant tout avec la nature de bout en bout quantifiée, à la différence de la magie, ‘fondée’ qu’elle est dans une ‘correspondance d’ordre sympathique’ des réalités qualitatives. » (p. 24) Cette distinction faite par Bloch revient sur le sentiment d’angoisse vécu par l’ingénieur moderne. Participant à une rationalisation continue du monde, l’ingénieur regarde son refroidisseur dépassant de peu le zéro absolu et ressent l’angoisse de la réussite. Pourtant, son rôle est de faire fonctionner son invention. Cependant, si elle fonctionne, cela signifie qu’il contribue à ce que le monde soit bientôt sans mystère, qu’il devienne identique à sa quantification. Cette angoisse est celle de la clôture du monde et de notre rapport qualitatif à lui. Dans un sens distordu, la prophétie hégélienne se réalise : le rationnel devient réel et le réel devient rationnel. Sens distordu, car, pour Hegel, la raison doit tendre vers la liberté tandis que la raison moderne instrumentale tend à l’aliénation de l’homme. L’ingénieur moderne perd le sens éthique de son invention, car il n’est qu’instrument de l’industrie. Il se trouve dépossédé de sa substance. Bloch propose une relation socialiste à la nature, responsabilisant chacun des individus dans sa production, alors maîtres des finalités de la production.

Le deuxième texte, La technologie et les apparitions d’esprits, est un brillant court essai qui complexifie le rapport traditionnel entre infrastructure et superstructure au sein du marxisme qui utilise l’exemple des fantômes. Bloch analyse les causes de l’apparition et de la disparition des esprits dans la littérature et l’Histoire. Il écrit : « La maison à recoins, la petite lampe à l’huile, les ombres en nombre : la fantasmagorie se conçoit aisément. » (p. 33) Ces esprits ont fini par disparaître avec la modernité, et ce, non pas seulement avec les idéaux laïques et les scientifiques des Lumières de Diderot ou de Voltaire, mais principalement grâce à Edison et son ampoule, à la vie urbaine, à l’architecture moderne, bref, grâce à la technique. Tout comme dans L’angoisse de l’ingénieur, Bloch exprime le renversement de cette technique qui en principe doit nous rendre plus libres, mais qui finit en fait par nous dominer. Aujourd’hui, « la fantasmagorie qui demeure malgré l’afflux du courant électrique, et qui se sert même de lui jusqu’au sunlight sur les visages grimaçants qui ne disparaissent pas non plus le jour, jusqu’au fil de fer barbelé chargé de courant autour d’enfers fort terrestres » (p. 45). Bloch voit dans le nazisme, qui aurait su canaliser la technique pour ses propres fins destructrices, la création de ténèbres modernes.

Le troisième texte, Destruction, sauvetage du mythe par la lumière, tente de réhabiliter une forme de rationalité, celle-ci se trouvant dans les contes et les mythes. Si la raison instrumentale ne permet pas de sortir de l’hétéronomie par son absence de questionnement des finalités, les contes et les mythes quant à eux abordent les dimensions qualitatives et substantielles de l’être humain. Dans ceux-ci, il devient possible de déceler que le mouvement utopique, « le plus élevé et le plus profond, au sein du mythique, compte sûrement au nombre des trésors qui ne sont pas mangés par la rouille et les nuits, ni non plus, toutefois par le simple lysol d’une ‘vision moderne du monde’ » (p. 58). Dans sa gigantesque trilogie du Principe espérance, l’auteur a voulu démontrer que le monde est travaillé par une force qui le pousse vers l’avant et celle-ci est particulièrement visible dans les contes. Dans Destruction, sauvetage du mythe par la lumière, il donne l’exemple des messages dans les contes des frères Grimm où le dominé finit toujours par vaincre le dominant. Ce message d’émancipation n’est pas instrumental, il nous amène à comprendre que nous valons plus que ce que l’Histoire prétend.

Les textes réunis dans L’angoisse de l’ingénieur se complètent très bien, mais, si le lecteur cherche une présentation systématique des thèses de Bloch quant à la technique, au mythe et à l’utopie, il restera malheureusement sur sa faim. Ces textes sont de bonnes introductions à l’esprit général de la pensée de Bloch et doivent être appréhendés ainsi. Comme tout autre texte de Bloch, la qualité de l’écriture est remarquable, ce qui rend la lecture fort agréable. L’angoisse de l’ingénieur nous invite à réfléchir sur la raison moderne et sur les possibilités de son dépassement. L’esprit utopique qui anime l’oeuvre crée un puissant contraste avec la pensée politique contemporaine. Contre toute forme de cynisme ou de défaitisme, Bloch essaie de nous faire espérer que la construction d’un monde meilleur est encore possible. Dans ces trois essais, une des particularités les plus originales et importantes pour le débat écologique et socialiste d’aujourd’hui est que, pour l’auteur, la technique n’est pas un mal en soi. Tout comme les auteurs s’inspirant de la critique heideggerienne ou andersienne de la technique (Hans Jonas, Jean Vioulac ou encore, ici au Québec, Michel Freitag et Louis Marion), Bloch analyse les problématiques liées à la technique, mais, contrairement à ces derniers, il affirme que le jour où les êtres humains pourront réellement décider de ce qu’ils produisent et de comment ils produisent, les dommages issus de la technique pourront être dépassés. Le but de l’utopie blochienne reste très près de celui visé par Marx dans les Manuscrits de 1844, soit la naturalisation de l’homme et l’humanisation de la nature. Cette relation d’harmonie entre l’individu et la nature ne peut exister que si l’être humain réussit à devenir réellement autonome, qu’il puisse décider consciemment des finalités de son existence. Cet esprit objectif continue de travailler le monde et, pour Ernst Bloch, il s’agit de travailler avec lui.