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L’année 2016 marque un tournant important dans l’histoire des LGBTQ (lesbiennes, gais, bisexuels, trans et queers) du Canada. En effet, la Loi canadienne sur les droits de la personne inclura désormais l’identité sexuelle et l’identité de genre comme motifs illicites de discrimination. Le premier ministre Justin Trudeau soulignait dans son discours lors de l’annonce de cette modification législative « qu’accepter la différence, ça fait partie des valeurs fondamentales des Canadiens ». S’il est vrai que les LGBTQ peuvent désormais jouir d’une citoyenneté relative grâce à des modifications législatives dont le mariage pour tous n’est que l’apanage, les directrices du livre Disrupting Queer Inclusion : Canadian Homonationalisms and the Politics of Belonging suggèrent plutôt que ces droits ont été distribués de manière à protéger uniquement certains corps LGBTQ, des corps et des vies normés qui édulcorent le sens même du terme qu’on utilise pour les désigner : queer. Ce faisant, elles suggèrent que cette citoyenneté sexuelle désormais matérialisée par des LGBTQ n’est acceptée que parce qu’elle tire ses fondements des autres composantes de la nation canadienne, soit le néolibéralisme, le conservatisme et la suprématie blanche avec ce qu’ils impliquent en termes d’histoire coloniale (the white settler nation-state). Cet ouvrage collectif entame un dialogue sur les notions d’inclusion et d’exclusion à l’aide de plusieurs études de cas. L’ouvrage soutient ainsi que le « Canada » n’est pas le paradis sécuritaire des LGBTQ comme il se l’arroge. Au contraire, l’État homonationalise des LGBTQ au détriment des autres, intégrant dans son système économique et son État de droit celles et ceux qui correspondent au corps national et acceptent de s’y conformer. Un glissement de l’hétéronormativité à l’homonormativité. Le livre se décline en neuf chapitres distincts sous diverses études de cas.
Le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Queer Regulation and the Homonational Rhetoric of Canadian Exceptionalism » (Julian Awwad), propose une analyse discursive de moments clés sous la gouverne du Parti conservateur et démontre comment celui-ci s’est réapproprié le terme queer à des fins homonationalistes. Ainsi, les conservateurs réussissent à détourner le regard du public de son agenda anti-queer en rattachant ces derniers à un discours national et patriotique. C’est une proposition similaire que fait également le chapitre intitulé « Pink Games on Stolen Land : Pride House and (Un) Queer Reterritorializations » (Sonny Dhoot). En problématisant le discours national canadien et son interaction avec les LGBTQ, Sonny Dhoot démontre en effet comment le pinkwashing fait désormais partie des pratiques canadiennes. La mise sur pied des maisons de la fierté (Pride houses) pendant les Jeux olympiques de 2010 en est un exemple, souligne-t-il. Le chapitre cinq, « Monogamy, Marriage, and the Making of the Nation » (Suzanne Lenon), ainsi que le chapitre huit, « National Security and Homonationalism : The QuAIA [Queers Against Israeli Apartheid] Wars and the Making of the Neoliberal Queer » (Patrizia Gentile et Gary Kinsman), soulignent avec leurs études de cas respectives comment cette construction nationale est à l’oeuvre, non seulement à travers le discours (comme l’exemple de la polygamie le met en exergue), mais également à travers l’histoire (nationale). Ainsi, alors que les gais et les lesbiennes étaient historiquement et socialement perçus comme un danger à la sécurité nationale, ils sont aujourd’hui intégrés au dessein national à condition d’être homonormatifs dans leur corps et leur style de vie. Pour dépasser cette construction qui demeure exclusive dans sa matérialité, l’ouvrage souligne qu’il est nécessaire d’articuler les luttes queers autour de l’intersectionnalité des identités afin de permettre davantage d’inclusion au regard des sexualités certes, mais également des classes sociales, des genres, des appartenances culturelles, et ainsi de suite. Pour ce faire, d’autres chapitres du livre joignent leur voix et démontrent qu’il est possible de diversifier la citoyenneté sexuelle afin qu’elle soit moins homonormative. Le chapitre « Disrupting Desires : Reframing Sexual Space at the Feminist Porn Awards » (Naomi de Szegheo-Lang), par exemple, souligne que la pornographie féministe, en proposant une pluralité de corps et de pratiques sexuelles diversifiées qui fait fi des schèmes de domination généralement véhiculés dans la pornographie mainstream, crée une rupture de l’homonationaliste et ébranle les sexualités (homonormatives) valorisées par l’État.
L’ouvrage sous la direction d’OmiSoore H. Dryden et Suzanne Lenon conceptualise de manière judicieuse la notion d’homonationaliste, démontrant avec rigueur (et parfois ingéniosité) la complexité de sa matérialité au Canada. Développant un argumentaire critique et soutenu face aux discours et aux actions de l’État canadien, Disrupting Queer Inclusion. Canadian Homonationalisms and the Politics of Belonging s’efforce de démontrer la violence avec laquelle les LGBTQ sont intégrés au discours et au dessein nationaux. Or, les auteures et les auteurs de l’ouvrage ne se contentent pas de critiquer l’homonationalisme canadien, mais critiquent également une certaine frange du mouvement LGBTQ à qui ce discours national offre des avantages (dont une citoyenneté). Cela permet de problématiser la façon dont s’opère le sentiment d’appartenance national de certaines organisations LGBTQ au Canada en rendant visible leur exclusivité (ainsi que les violences qu’il fait subir à celles et ceux que l’État exclut de la nation, dont des LGBTQ qui ne sont pas homonormés ainsi que celles et ceux à qui l’État canadien a volé les terres : les nations autochtones). C’est donc une proposition de décloisonnement de notre compréhension des communautés LGBTQ que l’on retrouve dans l’ouvrage. Ce volet de la recherche universitaire a été jusqu’à présent peu investi et semble prometteur. Par ailleurs, puisque le collectif n’offre pas de conclusion, les lecteurs doivent tenter par eux-mêmes de faire des liens entre les différents chapitres et de mettre en interaction le riche apport conceptuel du livre. Ce n’est pas une simple tâche, puisqu’il n’y a pas de logique apparente en ce qui a trait à la succession des chapitres. Une conclusion aurait certes bonifié de beaucoup la structure de l’ouvrage.