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Dans le texte de présentation du tout premier numéro de la revue Politique (nom initial de la revue), Denis Monière énumérait les raisons justifiant la création d’un nouvel outil de diffusion des recherches en science politique de langue française. L’une des intentions était de refléter la science politique telle qu’elle se développe au Québec « afin de réfléchir les problèmes de notre société » (1982 : 6). L’objectif de la revue, qui se disait ouverte à tous les enjeux, était de présenter des analyses variées sur les débats animant la société québécoise, autant dans les thématiques retenues que les approches théoriques privilégiées. Il est donc raisonnable de penser que les articles concernant aussi bien le Québec que le Canada devaient y occuper une place importante. De plus, créée en 1982, année marquée par la fin d’un cycle de négociations constitutionnelles et le rapatriement de la Constitution canadienne, la revue pouvait paraître comme un lieu propice à la publication d’analyses portant sur la question nationale, le débat constitutionnel, les relations provinciales-fédérales, le fédéralisme canadien ou la place du Québec dans le monde.

L’objectif de ce texte est, dans un premier temps, de dresser un bref portrait des articles parus dans la revue en fonction de l’intérêt porté à l’une ou l’autre des dimensions touchant la politique québécoise ou canadienne. Dans un deuxième temps, nous nous proposons de nous concentrer sur ceux qui abordaient plus directement la question des relations entre le Québec et le Canada – ou le reste du Canada. Finalement, nous mettrons en relief deux textes (Denis, 1993 ; Potvin, 1999) qui nous semblent être encore pertinents pour appréhender cette dynamique particulière.

La politique québécoise et canadienne

De 1982 à 2016, 504 articles ont été publiés dans la revue (nous n’avons pas compté les éditoriaux ni les présentations des numéros thématiques). De ce nombre nous en avons identifié 176, soit 34,9 pour cent, qui s’intéressaient particulièrement à l’un des aspects traitant de la politique québécoise ou canadienne définie de la manière la plus large possible[2]. L’espace politico-social québécois est celui qui retient principalement l’attention, puisque 127 articles s’y rapportent de manière prépondérante, soit 72,2 pour cent des textes. Il y a bien des manières d’interpréter ces résultats. Une première observation générale serait de dire que bien que la revue ait été fondée pour rendre compte des défis auxquels « notre société » fait face, ces analyses n’ont pas occupé une place dominante par rapport à l’ensemble des textes publiés. Après 35 ans, un peu plus du tiers des articles portent sur cet espace. Une deuxième observation mérite d’être formulée. Parmi ces textes, les enjeux qui touchent principalement le Québec ont été nettement plus nombreux que ceux qui adoptent une perspective pancanadienne. Dit autrement, la perspective analytique est généralement concentrée sur le Québec et peu sur le Canada.

La question Québec-Canada

Si les articles sur la politique québécoise et canadienne sont tout de même présents en grand nombre dans la revue, ceux qui se sont spécifiquement intéressés à l’un des aspects liés à la vaste problématique des relations Québec-Canada le sont beaucoup moins. Encore une fois, nous avons adopté une définition élargie qui prenait en considération aussi bien le comportement électoral–référendaire des électeurs québécois dans le contexte canadien que l’incidence des tribunaux canadiens sur le régime politique québécois, l’analyse du fédéralisme ou des enjeux constitutionnels canadiens, le nationalisme québécois et son influence sur la transformation des représentations identitaires québécoises–canadiennes, ou la place du Québec dans le monde compte tenu de son insertion dans l’espace politique canadien[3]. Au total, nous avons identifié 36 textes répondant à notre définition, ce qui correspond à 20,5 pour cent de tous les textes abordant une question québécoise ou canadienne, et même à seulement 7,1 pour cent de l’ensemble des textes publiés dans la revue au cours de son existence.

Le tableau 1 propose un découpage des publications par périodes de cinq ans. Une première observation révèle que le nombre d’articles publiés sur des thèmes canadiens ou québécois varie peu d’une période à l’autre, soit entre une vingtaine ou une trentaine, avec une diminution significative de 2012 à 2016. Ce portrait général cache toutefois une autre tendance lourde de l’histoire de la revue. On note une plus grande variation dans les enjeux portant sur la question Québec-Canada. La décennie 1992-2001 est particulièrement faste et donne lieu à la publication de textes s’intéressant de manière prépondérante à la question nationale à la lumière des débats constitutionnels, de l’effondrement du Parti progressiste-conservateur en 1993 et du référendum de 1995. Le nombre de publications décroît au cours de la première moitié des années 2000 pour reprendre à la fin de cette décennie par la publication de textes consacrés entre autres à l’appui à la souveraineté, aux mouvements sociaux et à la question nationale. Les cinq dernières années se caractérisent par une absence complète de publications sur ces thèmes.

Tableau 1

Nombre d’articles

Politique québécoise et/ou canadienne et enjeux Québec-Canada (1982-2016)

Nombre d’articles

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Une deuxième observation fait ressortir que ce nombre relativement constant de publications correspond au moment où la revue augmente de manière significative la quantité d’articles publiés, c’est-à-dire à partir du milieu des années 1990. En d’autres termes, comme l’illustre plus clairement le graphique 1, le pourcentage des articles dans les deux catégories diminue de manière significative tout au long de la période, bien que l’on remarque une légère remontée entre 1992 et 1996. Il est important de noter que les articles relatifs à la politique canadienne et québécoise occupaient 54,3 pour cent de l’espace pendant les cinq premières années de la revue et que cette proportion n’était plus que de 17,1 pour cent au cours des cinq dernières années. La courbe suit une trajectoire relativement identique pour les articles portant sur les enjeux Québec-Canada, bien que son déclin soit plus marqué du fait qu’aucun article dans cette catégorie n’a été publié entre 2012 et 2016.

Graphique 1

Pourcentage des articles publiés selon les catégories « politique québécoise / canadienne » et « enjeux Québec-Canada » (1982-2016)

Pourcentage des articles publiés selon les catégories « politique québécoise / canadienne » et « enjeux Québec-Canada » (1982-2016)

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Ce portrait ne nous permet pas d’expliquer ces tendances, mais il est permis de formuler quelques hypothèses. La première est que le nombre de politologues francophones qui oeuvrent dans le domaine de la politique canadienne et québécoise serait demeuré proportionnellement constant au cours de la période, de telle sorte qu’ils produisent un nombre d’études relativement stable (et ce, quelle que soit la période). Les autres sous-champs de la discipline (politique comparée, politique internationale, pensée politique, administration publique, comportement électoral, etc.) auraient connu une croissance plus marquée, de telle sorte qu’il serait normal qu’ils occupent un plus grand espace au sein de la revue. Il est aussi raisonnable de penser que les spécialistes de la politique canadienne ou québécoise choisissent simplement de publier ailleurs, dans des ouvrages collectifs ou des revues qui correspondent davantage à la définition qu’ils ont de leur lectorat. Finalement, cela tient peut-être aux orientations de la revue qui adopte des thèmes qui, sans les exclure expressément, n’invitent pas des contributions portant sur des enjeux politiques québécois ou canadiens.

Au-delà de ces tendances générales, il est toutefois possible de peaufiner l’analyse et de classer les articles en fonction de sous-catégories plus spécifiques. Bien des manières de subdiviser la question des rapports entre le Québec et le Canada sont possibles. Nous avons opté pour une approche plutôt traditionnelle inspirée par des articles publiés dans la revue depuis sa création. Le tableau 2 donne un aperçu de ces catégories et du nombre d’articles dans chacune, par tranches de cinq ans. Sans grande surprise, il faut souligner la présence marquée des textes portant sur la « question nationale » (19), ce qui représente tout de même 53 pour cent de ceux ayant été publiés en lien avec les enjeux Québec-Canada. De la même manière, l’analyse du comportement électoral des Québécois compte 10 articles (27,8 %), que ce soit dans le cadre des consultations référendaires de 1980, 1992 ou 1995, ou par rapport à des populations ciblées, comme l’électorat féminin ou des jeunes. De plus, six articles proposent des analyses relatives au droit et, particulièrement, l’impact de certains jugements de la Cour suprême du Canada (CSC) ou l’activisme judiciaire dans une perspective Québec-Canada (avortement, LGBT, Renvoi relatif à la sécession du Québec, Programme de contestation judiciaire). Il est étonnant de constater, compte tenu de l’importance de cet enjeu dans la dynamique Québec-Canada, que seulement trois textes portaient directement sur le dossier constitutionnel sous l’angle de ses incidences politico-juridiques.

Tableau 2

Répartition, par catégorie, des articles portant sur les « enjeux Québec-Canada » (1982-2016)

Répartition, par catégorie, des articles portant sur les « enjeux Québec-Canada » (1982-2016)

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En somme, et contre toute attente, les enjeux qui renvoient au conflit entre le Québec et le Canada, ou aux différences entre ces deux sociétés, occupent une place relativement limitée dans la revue.

Il nous faut aussi mentionner que quelques textes se sont intéressés au regard porté par le Canada anglais sur le Québec ou à la césure entre ces deux sociétés. Les conclusions sont toujours pertinentes pour décrire l’état des relations qui les caractérisent. Le premier texte de cette série a été proposé par Serge Denis (1993). Il se penchait sur la manière dont le nationalisme québécois et ses revendications constitutionnelles avaient été analysés par les universitaires à l’extérieur du Québec. Il concluait que l’attachement à l’État canadien était une constante dans la pensée progressiste au Canada anglais, favorisant la centralisation du fédéralisme canadien et la consolidation des institutions établies, et formulait, en conclusion, le souhait d’une « réelle émancipation critique envers les institutions structurant l’État et le fédéralisme, et à partir des données et des besoins nationaux, sociaux et démocratiques, historiquement définis, des populations du territoire » (1993 : 209). Cet appel n’a été que très partiellement entendu, pour peu que les principaux intéressés en aient pris connaissance. Pour sa part, William D. Coleman (1995) s’intéressait à la différenciation organisationnelle entre les groupes d’intérêt au Québec et au Canada, les premiers contribuant à renforcer les forces autonomistes québécoises. Il terminait son article en observant « que le fonctionnement des associations ne permet pas aux francophones québécois et aux autres Canadiens d’avoir des contacts réguliers » (1995 : 52). Dans une étude portant sur les droits des gais et des lesbiennes, Miriam Smith (1998) arrivait sensiblement aux mêmes conclusions. Finalement, Maryse Potvin (1999) montrait que, dans la foulée du référendum de 1995, s’était ancrée une conception ethnicisante du Québec dans les médias anglophones, illustrant un passage vers une conception raciste à l’endroit des Québécois francophones marquée par la violence verbale et favorisant la mobilisation d’une partie de la population. En somme, quelques auteurs ont cherché à démontrer l’existence de trajectoires politico-institutionnelles parallèles des sociétés québécoise et canadienne, voire, pour reprendre la conclusion de Potvin,

l’incompréhension [du] groupe majoritaire face à une minorité qui se distingue peu sur le plan des valeurs et des conditions socio-économiques et qui voudrait « détruire » l’ordre établi. Cette incompréhension est d’autant plus forte qu’elle repose sur la conviction que les Québécois constituent « une minorité comme les autres », et que le Canada est « le meilleur pays au monde », universaliste, ouvert aux différences, bilingue, etc.

1999 : 131

Plusieurs textes appréhendent cette rupture ou ce conflit sous différents angles, le débat constitutionnel ou la place occupée par les tribunaux retenant l’attention de quelques chercheurs (Rocher et Boismenu, 1989 ; Maillé et Tremblay, 1998 ; Chevrier, 2000 ; Gauthier, 2010).

La « question nationale » a bien entendu fait l’objet de quelques textes. Déjà, en 1990, Daniel Salée observait que « le Québec, comme objet d’étude, ne suscite plus le même intérêt qu’au cours des années 60 et 70 » (1990 : 83). Il concluait sa synthèse critique de trois ouvrages sociographiques portant sur le Québec en invitant les politologues à se montrer plus sensibles aux processus sociétaux qui englobent et dépassent la question nationale, notamment la pluriethnicité de société québécoise et les nouveaux mouvements sociaux dont les revendications ne s’inscrivent pas dans la dynamique propre aux rapports Québec-Canada. Cet enjeu a aussi donné lieu à la publication de textes politiquement engagés en 1995, année du dernier référendum sur la souveraineté du Québec : Anne Legaré (1995) s’interrogeait entre autres sur la manière dont la souveraineté du Québec pourrait contribuer à créer un sujet politique plus cohésif entre la nation, l’État et tous les ensembles de citoyens ; pour sa part, Diane Lamoureux (1995) posait un regard critique sur le nationalisme québécois et les problèmes associés à la réalité pluriethnique dans le cadre canadien – selon elle, la souveraineté offrirait les conditions permettant la dissociation entre appartenance ethnique et civique.

De tous ces textes, deux mériteraient sans doute de donner lieu à une republication et même à des études les mettant à jour. Le premier est celui de Serge Denis (dont nous avons déjà fait état), qui couvrait la période 1970-1993. Il serait utile d’actualiser le regard que le Canada anglais pose sur le Québec et de voir si les transformations de la société québécoise, l’approfondissement de ses contradictions et la marginalisation croissante de la « question nationale » au Québec ont eu des échos auprès des chercheurs du Canada anglais. Le second est celui de Maryse Potvin dont il a aussi été question. Encore ici, il y a lieu de se demander si le regard que certains acteurs sociaux et médiatiques du Canada posent sur le nationalisme québécois s’est transformé au cours des deux dernières décennies alors que le projet sécessionniste ne représente plus une menace aux institutions politiques canadiennes. De nouveaux débats ont pu contribuer (ou non) à pérenniser cette représentation négative, que l’on pense aux circonstances qui ont mené à la création de la commission Bouchard-Taylor, aux controverses entourant la laïcité ou à la Charte des valeurs proposée par le Parti Québécois.

Au final, la question des rapports entre le Québec et le Canada n’a pas occupé une place centrale au sein de la revue depuis sa création en 1982. La production scientifique montre la diversité des intérêts et des champs de recherche au sein de la discipline, et la politique canadienne ou québécoise ne représente qu’un peu plus du tiers de tous les sujets traités au cours des 35 dernières années, cette proportion diminuant progressivement depuis le milieu des années 1990. La question nationale ou les enjeux Québec-Canada n’ont fait l’objet d’aucune publication depuis 2012. Un esprit chagrin pourrait s’en désoler. Cette réalité ne fait que confirmer que la production scientifique n’évolue pas en vase clos, qu’elle n’est pas dissociée des enjeux sociétaux perçus, à tort ou à raison, comme étant plus pertinents.