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La crise économique et financière déclenchée en 2007 aura agi comme un révélateur du rôle central que joue le crédit dans le fonctionnement du capitalisme contemporain. Cette crise dite des subprimes a en effet résulté de l’éclatement d’une bulle spéculative formée autour du crédit immobilier à « haut risque », ciblant des catégories de population à la solvabilité douteuse mais séduites par la perspective d’accéder à la propriété et d’enfin réaliser le « rêve américain ». Cette offre effrénée de crédit s’est vue facilitée par plusieurs années d’une politique de faibles taux d’intérêt, et encouragée par l’essor du marché des produits dérivés permettant aux prêteurs de se défaire de leurs risques par la revente à divers spéculateurs institutionnels de titres de créances combinés. L’effondrement de ce mécanisme d’intoxication financière généralisée, laissant même les banques en apparence les plus solides dans l’incapacité d’apprécier leur propre exposition aux pertes, a entraîné un soudain et brutal resserrement du crédit, menaçant à son tour d’asphyxier l’économie « réelle », dépendante pour son fonctionnement d’un apport toujours croissant d’argent frais, dont la création est devenue, depuis les années 1970, la prérogative quasi exclusive du système bancaire privé[1].

Ce credit crunch historique peut s’entendre comme une crise sans précédent de la « confiance ». Or, loin de se limiter aux interactions stratégiques des acteurs de la finance, cette crise de la confiance aura fini par se propager dans une large partie de la population américaine, au fur et à mesure que les conséquences de la débâcle financière ont commencé à se faire sentir dans le quotidien des gens. Quatre ans après le début de la crise, en 2011, le sauvetage des banques par le rachat d’actifs et l’octroi de garanties de toutes sortes avait déjà coûté à la Réserve fédérale américaine la somme exorbitante de 16 000 milliards de dollars (Greenstein, 2011). Au cours de la même période, à la grandeur du pays, quelque 3,5 millions de familles avaient été jetées à la rue par la saisie bancaire de leur maison (NACO, 2011). L’ampleur de ce drame humain, et surtout l’absence relative de mesures de soutien pour ces familles en défaut de paiement, alors que leurs créanciers avaient été, eux, maintenus à flot par la puissance publique, ne pouvaient que susciter l’indignation. La crise n’en était plus une de simple confiance. Nombreux ont été ceux qui ont perçu en fait, dans une telle iniquité, le signe d’une « sérieuse crise de légitimité de l’ordre social » dans son ensemble (Christie, 2011 : 20).

C’est cette crise de légitimité que manifesta l’entrée en scène spectaculaire du mouvement Occupy Wall Street, qui, le 17 septembre 2011, vint installer au coeur géographique de la finance américaine un campement de protestation. Selon la déclaration adoptée par l’assemblée générale d’OWS, le 29 du même mois, c’est « un sentiment d’injustice massive » qui a rassemblé ses centaines de participants. Au nombre des griefs exprimant ce sentiment d’injustice, le premier en liste concernait la saisie « illégale » de ces millions de maisons par les banques. Ainsi s’esquissait déjà une équation qui allait progressivement se faire de plus en plus saillante dans ce que l’on se propose d’appeler la « rationalité politique » d’OWS[2], soit le rapport hautement problématique entre la dette et la justice.

En reprenant le fil d’une question aussi vieille que la philosophie elle-même, celle de la dette injuste, Occupy Wall Street s’est attaqué à ce qui constitue un mécanisme central de la domination sous le capitalisme financiarisé. Or, cette question du rapport entre pouvoir, dette et justice relève d’une tension constitutive de la « rationalité politique » contemporaine. L’exercice du pouvoir, selon Michel Foucault, a toujours puisé ses objectifs et ses modalités à différents « régime[s] de rationalité », dans la mesure où les « pratiques » qu’il met en oeuvre sont conçues et justifiées comme autant « de moyens en vue d’une fin », laquelle est censée correspondre aux énoncés de vérité qui circonscrivent son « domaine d’objets » spécifique (Foucault, 1994 : 26). Une rationalité politique consiste ainsi en un « système de pensée relatif à la nature de la pratique du gouvernement », visant à rendre « cette activité pensable et praticable aussi bien pour ses praticiens que pour celles et ceux sur qui elle est pratiquée » (Gordon, 1991 : 3).

Le concept de rationalité politique est généralement employé pour désigner un mode de pensée qui structure la portée et l’étendue du champ d’action des gouvernants sur celui des gouvernés, définissant ainsi « un champ discursif dans lequel l’exercice du pouvoir devient ‘rationnel’ » (Lemke, 2002 : 55). Le néolibéralisme, cette doctrine économique qui a accompagné et favorisé la financiarisation du capitalisme depuis le début des années 1980, forme précisément la rationalité politique dominante aujourd’hui (Dardot et Laval, 2009). Pour des raisons qui seront élaborées dans la suite de cet article, nous posons que la dette s’inscrit elle-même comme une technologie de pouvoir inhérente à cette rationalité. Or, nous voudrions ici introduire l’idée qu’une rationalité politique se découvre aussi du côté des gouvernés, où elle prescrit diverses manières de percevoir, de réagir, voire de résister aux formes du pouvoir qui s’exercent sur eux. Il en va alors d’un effort visant à « problématiser » de façon critique les conditions d’existence induites par la dynamique asymétrique des relations de pouvoir, à en discerner les effets et à en expliquer les causes, et à déduire de ces schémas explicatifs des tactiques et des stratégies permettant d’inverser les rapports de force entre dominants et dominés. Dans cette perspective, si l’« attitude critique », comme le disait Foucault, consiste en une volonté de « récuser » ou de « limiter » les ambitions du pouvoir en leur opposant les pratiques d’un art subalterne, « l’art de n’être pas gouverné » (Foucault, 1990 : 38), celui-ci désigne bien une forme de rationalité politique marquée au coin d’une essentielle rétivité.

L’objectif de cet article consiste à faire entendre la rationalité politique du mouvement OWS, à savoir la manière dont il a problématisé ses propres raisons d’être et d’agir. Comme on le verra à la lumière des textes qui ont paru dans sa foulée et dont nous reconstituerons les principales lignes de force, cette rationalité s’est peu à peu construite en réaction à l’exigence médiatique d’affirmer des « revendications » qui aillent au-delà de la simple perpétuation des occupations. Progressivement, inspirée de pratiques informelles de mise en récit de leurs propres situations socioéconomiques, et étayée par une appréhension des causes de la crise de 2007-2008, censément révélatrices d’une transformation de l’économie capitaliste, l’idée s’est affirmée chez les participants au mouvement que la dette constituait en vérité la « chaîne » qui les liait les uns aux autres, non moins qu’elle les attachait aux structures du pouvoir financier. La problématisation critique du système de la dette se sera ainsi précisée au fil de cette production textuelle, pour apparaître, en filigrane d’une variété d’enjeux, comme une condition commune à la plupart des participants du mouvement, comme le ressort d’un mécanisme de pouvoir dont il importait de critiquer les rouages, et comme formant par conséquent le coeur de cible de son action. La naissance du groupe Strike Debt, conçu dans le giron d’Occupy à la suite du démantèlement des occupations, viendra définir la stratégie d’une résistance à cette forme d’assujettissement en quoi consiste la condition de débiteur. La suite de l’article détaillera ainsi la manière dont cet héritier d’OWS a entrepris de construire une solidarité des endettés et de la rendre politiquement opérante dans la lutte contre le pouvoir de la finance, en analysant les tactiques qu’il a déployées à cette fin.

Sous le contrat social, le contrat de crédit

Pour nouvelle qu’elle puisse paraître dans le discours des mouvements sociaux contemporains, la problématisation du rapport entre dette et justice n’a pourtant rien d’inédit. On la trouve en effet aux sources les plus anciennes de la philosophie politique occidentale, dès les premières pages de La République de Platon, où Socrate, discutant des avantages que procure la richesse, met en question ce lieu commun qui définit la justice comme le fait de « dire la vérité et [de] rendre ce que l’on a reçu » (331d)[3]. C’est bien cette acception de la justice qui soutient la prétention des créanciers à pouvoir saisir les biens de leurs débiteurs, lorsque ceux-ci se montrent incapables de payer ce qu’ils doivent, ou réticents à le faire. Il y avait donc bien une certaine « justice » à l’éviction de ces millions de familles pour défaut d’avoir honoré leur prêt hypothécaire. Or, c’est précisément cette conception de la dette juste que Socrate infirme en donnant ce curieux exemple : « [T]out le monde convient que si l’on reçoit des armes d’un ami sain d’esprit qui, devenu fou, les redemande, on ne doit pas les lui rendre, et que celui qui les rendrait ne serait pas juste » (331c).

Rappelons que, dans la Grèce antique, être propriétaire de ses armes constituait l’une des bases matérielles de la qualité de citoyen, de même que l’un des ressorts de l’isonomie politique (Weber, 1991 : 80). L’exemple donné par Socrate dénote implicitement une relation entre le prêt, la liberté de l’individu et l’égalité sociale. Or, à l’encontre de l’idée reçue, Socrate pose qu’il peut être injuste de rendre ce qui est dû, lorsqu’un mal risque de s’ensuivre ; lorsque l’ami devenu fou et réclamant ses armes, par exemple, s’apprête dans sa fureur à commettre un massacre. Mais à quelles conditions plus générales un mal peut-il découler du respect des obligations découlant d’un prêt, et rendre du coup injuste l’obligation de rendre ? Si les conditions qui s’y rattachent ont pour effet de restreindre la liberté de l’individu, ou de creuser l’inégalité entre les citoyens, peut-il être juste de refuser une dette ? Chose certaine, poser la question de la justice de la dette, c’est déjà interroger les fondements normatifs du régime politique même.

La problématisation critique de la dette a dès le départ figuré parmi les principales raisons d’être que le mouvement Occupy s’est données. La dette apparaissant comme le principal levier du pouvoir de Wall Street, aux yeux des Occupants, ses conséquences néfastes semblaient patentes. L’occupation symbolique de l’espace, au coeur du quartier new-yorkais des affaires, se doublait ainsi d’une inculpation du système financier dans son ensemble. Comme l’écrit Matt Taibbi (2011 : 2), la crise n’était ni plus ni moins qu’un immense vol, « le plus gros coup de l’histoire des cambriolages », un larcin dont chaque Américain pouvait s’estimer victime. Après avoir créé une « chaîne himalayenne de dettes » inévitablement vouée à s’effondrer, l’industrie financière semblait avoir réussi à empocher doublement sa mise en obtenant ensuite du gouvernement son renflouement, à même la poche des contribuables, cela sans qu’aucun des responsables du secteur n’ait à répondre de ses actions. La culpabilité morale des financiers rejaillissait ainsi sur les autorités publiques, qui paraissaient complices de leur forfait.

De fait, derrière sa mise en accusation de Wall Street, la corruption du système politique revient de façon récurrente dans le discours d’OWS. Comme le donne à lire le « Communiqué #2 » du groupe Occupy Theory, la crise économique, mais aussi la réaction brutale des autorités face à celles et ceux qui en disputent les conséquences, montrent toute la duplicité du soi-disant « contrat social » et des basses manoeuvres au moyen desquelles une « élite » parvient à soutirer aux citoyens un consentement à l’ordre établi. L’indignation qui transpire du texte tient au double standard que la crise révèle en ce qui a trait au principe de la dette juste ; au contraste entre « l’importance moralisatrice que l’élite attache au respect des obligations contractuelles lorsqu’une chose lui est due », et l’indulgence, voire l’impunité, qu’elle s’accorde pour ses propres méfaits, par sa capacité à « plier à ses volontés » les institutions et les lois (Occupy Theory, 2012 : 4). Le mouvement Occupy revendique ainsi la sécession de la plèbe, le retrait de son « consentement à être gouvernée », face à la non-réciprocité des obligations inscrites au « contrat social », « contrat » masquant et justifiant en fait un système dédié au seul bénéfice d’une minorité.

Ce qui apparaît ainsi aux yeux des Occupants comme une entreprise de domination politico-économique trouve sa manifestation la plus éloquente dans l’accroissement des inégalités. Comme l’explique Doug Henwood (2011), sur la période s’étendant de 1979 à 2007, si les revenus de la classe moyenne (soit la strate située entre le quintile le plus pauvre et le quintile le plus riche) ont crû de 40 %, leur part relative dans l’ensemble des revenus a chuté de 7 points, pour s’établir à 43 % du total. Pendant ce temps, les revenus du 1 % supérieur ont augmenté de 275 %, doublant leur part relative pour réclamer 18 % de l’ensemble, soit autant que les 40 % les plus pauvres de la société. C’est ainsi que cette simple figure statistique, celle du 1 %, viendra concentrer toute l’animosité des « occupants » et personnifier la dérive d’un système économique n’ayant plus rien à offrir à la majorité des citoyens que des dettes impayables, du travail précaire et les lambeaux d’un filet social sacrifié à la lutte contre les déficits publics engendrés par le sauvetage des banques.

Pour les occupants, la corruption du système politique américain se manifestait aussi par l’absence de volonté de remédier à cette inégalité croissante et de tempérer la précarisation des conditions d’existence qui l’accompagne[4]. Aussi, comme stratégie politique, l’occupation a en quelque sorte voulu mettre en scène cette précarité générale, pour mieux protester contre l’effritement des solidarités et l’idéologie individualiste qui le justifie. La difficulté même de l’opération, cette précarisation délibérée en quoi consistait le dessein d’occuper un parc, loin de tout confort, signalait l’importance du rapport qui s’y construisait entre l’expérience de la vulnérabilité et l’exigence de la solidarité sociale (Butler, 2011). Dans son opposition à l’hégémonie de Wall Street, l’occupation entendait, par le fait même, mettre en pratique une économie politique alternative, fondée sur des principes d’égalité, d’entraide et de gratuité. Or, c’est précisément par son caractère « expérimental », par cette mise à l’épreuve de sa propre capacité de prise en charge autonome, démocratique et égalitaire, que l’occupation affirmait son caractère « préfiguratif » (Sitrin, 2011 : 6). L’occupation était la manifestation en actes du changement social et politique appelé de ses voeux.

La lente élaboration d’une volonté

Reste que cette prétention à incarner quelque chose, à rendre manifeste une exigence de justice et de transformation sociale, s’est butée sur un problème que l’on peut identifier comme l’un des principaux points de tension dans la rationalité politique d’OWS : celui des « revendications ». L’objectif de visibilité inhérent à tout mouvement social a placé Occupy Wall Street face à la nécessité de gérer sa propre image médiatique, et de répondre à l’injonction des journalistes le pressant de préciser ses doléances. La célèbre affiche appelant au lancement de l’occupation, qui représentait une ballerine en équilibre sur l’emblématique sculpture du Taureau de Wall Street, posait déjà la question : « Quelle est notre unique revendication ? » Or, le postulat d’illégitimité du système politique et sa disqualification au statut d’interlocuteur du mouvement ont rapidement mené au refus de formuler une quelconque demande. Si la déclaration promulguée par l’assemblée générale du 29 septembre énumérait une litanie « non exclusive » de griefs, ceux-ci se formulaient sur un mode accusatoire plutôt que revendicatif. Aussi, en dépit du besoin d’être pris au sérieux, et donc de se conformer aux attentes du système médiatique pour en escompter un décuplement de la portée de son message, la posture adoptée par le mouvement consistait à dire : « nous sommes la revendication » (Brandt et Levitin, 2011 ; Schneider, 2011).

Aux yeux des occupants, l’arrimage du mouvement au jeu politique officiel n’aurait fait que dénaturer ce dont il se voulait porteur (Dean, 2011). Comme l’écrit Marina Sitrin (2011 : 8), son objectif immédiat consistant à se perpétuer lui-même, et notamment à faire vivre le principe démocratique de l’assemblée générale consensuelle, ce ne serait que le jour « où nous serions suffisamment nombreux » que la recherche et l’expression d’une revendication unique deviendraient envisageables. Suivant le slogan zapatiste : « Un non, plusieurs oui », ce qui unissait le mouvement n’était pas tant la recherche de solutions que l’énonciation d’un problème et la dénonciation d’un adversaire avec lequel toute compréhension réciproque paraissait d’emblée exclue. Du reste, le caractère insaisissable et multiple des « causes de notre détresse » (Schmitt, 2011 : 6) ne pouvait guère donner lieu au genre de synthèse qu’exige le format politico-médiatique consacré. Réfléchissant à cet enjeu des revendications, Judith Butler (2012) observait que la multiplication d’exigences particulières ne pouvait prendre sens, en vérité, qu’à l’échelle d’une remise en question radicale du système capitaliste dans son ensemble. Or, cette « demande impossible », par-delà le refus d’agir dans les limites de ce qui est reconnu comme politiquement valide, aurait de toute façon été jugée irrecevable. Dès lors, aux difficiles compromis qu’aurait exigés la présentation de revendications bien ordonnées, il convenait mieux, ajoutait Slavoj Žižek (2011 : 68), de privilégier l’élaboration en commun d’un « langage capable d’articuler notre non-liberté ».

Pour reprendre le concept d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (1985), le travail réflexif du mouvement, par-delà les enjeux immédiats et terre à terre du maintien des occupations, consistait à forger des « chaînes d’équivalence », capables non seulement de nommer cette condition de « non-liberté », mais d’unifier la diversité des griefs sous une catégorie d’entendement générale. Or, ce travail requiert du temps, un temps qui déborde la temporalité quotidienne de l’occupation et l’immédiateté de la couverture journalistique, et s’il doit en plus se soumettre aux procédures consensuelles d’un mouvement se voulant radicalement démocratique, il oblige à la patience.

C’est sans doute pourquoi ce n’est que plusieurs mois après le démantèlement policier des camps, et dans l’entre-soi de groupes de travail affinitaires, qu’un contenu substantiel à la désignation du fameux 99 % a pu se préciser et se concentrer sur la dette. Écrivant en vue du premier anniversaire du lancement de l’occupation new-yorkaise, David Graeber constatait rétroactivement qu’« une majorité écrasante d’occupants étaient, d’une manière ou d’une autre, des réfugiés du système américain de la dette » (2012 : 22). Si cette évidence ne s’était pas clairement manifestée au moment de l’occupation, l’endettement généralisé apparaissant alors, malgré son importance, comme un grief parmi d’autres, elle dessinait dorénavant une voie à suivre. Aussi Mouffe (2013) approuvait-elle, au nom de l’efficacité stratégique, l’invocation de la dette comme signifiant général de la lutte d’OWS et comme moteur de sa continuation. L’activiste Winter (2012 : 29) écrit ainsi : « La dette nous offre un puissant cadre d’analyse ; c’est une question à la fois pratique et de portée globale, et qui permet de faire des rapprochements » entre situations éparses. Il en allait ainsi d’un enjeu approprié au contexte de la crise, susceptible d’interpeller un vaste public et offrant des pistes d’action par-delà la disparition des camps.

Ce que les 99 % ont en commun

Malgré sa synthèse tardive, l’importance du thème de la dette dans la construction d’une identité collective s’était pourtant affirmée dès les premiers jours de l’occupation, moins à travers les textes publiés dans les journaux et les revues du mouvement, cependant, que par des actes d’auto-identification individuels. La pratique répandue au cours des occupations consistant à s’identifier par une somme négative d’argent inscrite sur une affiche portée en pendentif le montrait déjà : s’il y avait un trait saillant de la condition partagée par la plupart des occupants, c’était bien l’endettement. La dénonciation d’une condition d’endetté abonde aussi dans cette archive virtuelle d’OWS : la galerie Tumblr « We are the 99 Percent[5] », qui a rassemblé au fil des jours, dès le lancement de l’occupation, plusieurs centaines de témoignages présentés sous forme d’« égoportraits » accompagnés de doléances manuscrites. On y trouve la description d’une misère aux formes multiples, qui prend d’ailleurs, dans une majorité claire de cas, un visage féminin[6].

Crise économique oblige, la précarité du travail revient fréquemment dans ces témoignages. Ainsi, 28 % des récits analysés relatent une perte d’emploi ou une période de chômage prolongé ; 22 % déplorent un sous-emploi ou de trop bas salaires, alors que 6 % confient n’avoir aucune perspective d’emploi à court ou moyen terme. La vulnérabilité alimentaire ou le manque du nécessaire sont aussi évoqués par 19 % des témoins, qui sont aussi plusieurs (10 %) à se dire incapables d’obtenir une quelconque aide publique (ex. : coupons alimentaires). Dans un grand nombre de cas, ces difficultés matérielles se conjuguent à la maladie, thème qui résonne dans 21 % des témoignages, et qui s’accompagne, dans des proportions similaires (22 %), de la plainte de ne pas pouvoir compter sur une assurance-santé. D’autres situations, telles que l’éviction de son domicile (8 %) ou l’itinérance (5 %), présentent une régularité moindre. On remarque aussi un certain nombre d’allusions au suicide (10 cas), ou à la nécessité de vendre son corps pour réussir à boucler son budget (5 cas), qui témoignent de l’extrémité du désespoir qui habite plus généralement l’ensemble de ces mises en scène de soi aux accents résolument politiques.

La condition qui revient le plus souvent, et de loin, c’est cependant celle de l’endettement : 68 % des témoignages évoquent un niveau généralement insoutenable de dette. Pour la plupart (37 % de l’ensemble), il s’agit de dettes d’études, mais un nombre assez important (9 %) parlent plutôt de factures impayées pour des soins de santé reçus. La même proportion évoque une dette sans spécifier de quel type il s’agit, alors que 5 % se réfèrent plutôt au crédit à la consommation, le plus souvent pour dire leur incapacité à satisfaire leurs besoins essentiels sans faire usage de leur carte de crédit. Fait à noter, compte tenu du rôle joué par le crédit hypothécaire dans l’éclatement de la crise et la récurrence du thème des saisies domiciliaires comme archétype, dans le discours d’OWS, de l’injustice économique, seuls huit des 383 témoignages analysés évoquent directement cette forme de dette.

L’expérience relatée par ces témoignages est bien celle d’un endettement vécu comme « condition existentielle de la majorité » des Américains, comme le suggère Andrew Ross[7] (2014a : 16) ; l’expérience d’une dette précisément « existentielle » (Ross, 2014a : 168) parce que contractée pour répondre à des besoins vitaux. Aussi ces témoignages peuvent-ils se lire comme autant de « lettres de démission du rêve américain », selon les mots de Marco Roth, représentatives de la condition d’une majorité de citoyens « tourmentés par l’anxiété de ne pouvoir prendre soin d’eux-mêmes […] et s’accrochant précairement à une certaine idée de la classe moyenne qui apparaît de plus en plus comme une chimère du passé » (2011 : 25)[8]. Et c’est ce rêve en lambeaux, non moins que l’injustice de l’inégalité des revenus, qui résonne dans ce slogan repris par chacun des témoins et endossé telle une identité nouvelle : « Nous sommes les 99 % ».

« Tous nos griefs sont connectés », disait un des premiers slogans d’OWS. « La dette est la chaîne qui lie les 99 % », renchérira un slogan tardif. Comme l’explique Jodi Dean, ce simple chiffre, les 99 %, contient l’affirmation d’une division sociale et politique ; il trace une ligne de front et permet la « subjectivation du fossé » (2011 : 88) séparant l’élite de la majorité, pour mieux créer, par opposition, un espace d’emblée dédié au commun. La dette étant au fondement de cette condition commune, c’est dire d’OWS qu’il a mis en scène un conflit de classes où se joue la domination d’une minorité de créanciers sur la majorité des débiteurs. L’endettement généralisé apparaît ainsi comme l’une des principales manifestations de l’accroissement de l’inégalité sociale, séparant une majorité de plus en plus endettée envers une minorité qui prospère par la captation d’une rente usuraire. OWS peut ainsi se comprendre comme une révolte contre la « créditocratie », ce système de pouvoir qui se constitue lorsque la plupart des besoins fondamentaux ne peuvent plus être satisfaits que par le biais de l’endettement, et que l’extraction d’une rente financière devient l’un des instruments principaux de l’accumulation du capital et de l’influence politique (Ross, 2014a : 13). Aussi, pour Ross (ibid. : 26), si la lutte des classes demeure bien le moteur de la dynamique capitaliste, le grand conflit qui marque sa forme contemporaine ne serait plus structuré autour du salaire, comme aux grands jours de l’ère industrielle, mais bien du crédit[9].

Si une telle chose existe, l’établissement d’un régime créditocratique paraît couronner l’application, depuis les années 1970 et 1980, du programme néolibéral. En cette ère de ce que Colin Crouch (2009) appelle un « keynésianisme privatisé », la prestation de services publics destinés à soutenir le niveau de vie et à offrir une protection contre les aléas de l’existence se voit en effet remplacée par un recours de plus en plus systématique à des formes privées d’assurances et de financement des besoins[10]. La transition effective du welfare state à ce que Christian Marazzi (interviewé par Dominijanni, 2011) appelle un debtfare state se justifie, par ailleurs, d’une valorisation de la figure de l’individu conçu comme un « entrepreneur de soi » (Foucault 2004 : 232), appelé à dessiner sa trajectoire de vie par l’exercice du libre-choix, et à investir en lui-même en profitant au besoin d’une avance de capitaux mis à sa disposition par des institutions financières se voulant les partenaires de sa construction biographique.

La reformulation des études universitaires dans le langage de l’investissement personnel, par exemple, a ainsi accompagné et justifié l’augmentation vertigineuse des droits de scolarité dans les universités publiques américaines au cours des trois dernières décennies (Bissonnette, 2017a). Elle représente l’exemple le plus abouti de cette conversion des droits sociaux en facteurs d’endettement, typique de « ce transfert de responsabilité fiscale de l’État vers l’individu privé qui est la caractéristique principale du néolibéralisme » (Ross, 2014a : 107). Le total des dettes d’études s’étant accru de 500 % entre 1999 et 2011, pour s’établir à 800 milliards de dollars au moment des occupations (et augmenter encore de 75 % depuis[11]), on comprend que ce grief ait été lui aussi proéminent dans la liste des doléances présentées par l’assemblée générale d’OWS, et qu’il ait résonné avec une telle fréquence dans les témoignages analysés ci-haut. Combien se seront en effet reconnus dans la clameur d’OWS, de ces étudiants ou de ces récents diplômés traînant le boulet de dettes contractées sous promesse d’un emploi rémunérateur, et qui n’ont pour toute ressource, en pleine crise économique, que d’habiter chez leurs parents et vivoter d’un contrat précaire à l’autre ? Le sentiment de trahison est ainsi un trait récurrent du discours d’OWS, qui donne pleinement à voir la contradiction soulignée par Judith Butler (2011 : 12), celle d’une « moralité néolibérale qui fait de l’autosuffisance un idéal moral alors qu’elle travaille à en détruire la possibilité même au niveau économique ». D’aucuns parmi les occupants s’étaient sans doute laissés convaincre par cet idéal d’autosuffisance, acceptant le marché qui leur était proposé, et leur indignation traduit le sentiment d’avoir été dupés.

Re-politiser le crédit

Le dessein de canaliser les énergies et les affects libérés par le mouvement Occupy dans un projet de résistance à la dette, perçue comme l’un des principaux instruments de l’exploitation des populations sous le capitalisme néolibéral, ne se sera donc précisé qu’après la fin des occupations. Comme l’écrit Astra Taylor (2012) au sujet de ce qui allait devenir le collectif Strike Debt, cibler la dette devait ainsi permettre de réunifier le mouvement Occupy autour d’un problème stratégique, lui qui s’était consacré jusqu’alors à la perpétuation d’une simple tactique, l’occupation, déployée sans but précis.

Déjà, en novembre 2011, soit une semaine à peine après l’éviction du campement new-yorkais, et sur les dalles du même parc Zuccotti, un groupe d’activistes avait lancé une campagne intitulée « Occupy Student Debt », accompagnée d’un appel à signer un « serment de refus » en vertu duquel chacun se serait engagé à cesser de rembourser ses prêts étudiants dès lors qu’un million de personnes auraient promis d’en faire autant. La difficulté d’organiser pareille campagne de désobéissance est rapidement apparue aux yeux mêmes de ses organisateurs, notamment du fait de la façon dont sont structurés les prêts étudiants, qui ne prennent effet qu’après la fin des études, à un moment de solitude et de vulnérabilité économique, celui de la recherche souvent infructueuse du premier emploi, qui oblige à une forme de discipline et de résignation dissuadant d’agir (Ebrahimian et al., 2012). Ross, l’un des promoteurs de cette initiative (2014a : 128-132), écrit à ce sujet qu’il est vrai, du reste, que les étudiants ne se perçoivent pas spontanément comme des débiteurs. N’étant pas encore assujettis au remboursement de leurs prêts et adhérant souvent d’ailleurs à la rhétorique individualiste de « l’investissement dans leur avenir », ils ne sont pas forcément réceptifs à ce genre d’appel. C’est dire qu’une situation objective d’endettement n’induit pas une identification subjective à sa condition : la conscience d’être endetté survient souvent avec l’expérience des difficultés à rembourser. La campagne s’est d’ailleurs soldée par un échec ; l’ironie étant que, sur la même année, plus d’un million d’anciens étudiants ont de toute façon fait défaut sur leur dette, mais sans s’être concertés.

C’est fort de cet enseignement que le groupe Strike Debt se forme, au printemps 2012, dans le but, comme l’indique son nom, de promouvoir l’idée d’une « grève de la dette[12] ». L’enjeu n’était pas tant, alors, de mettre sur pied une sorte de syndicat des débiteurs pour mieux défendre leurs droits en faisant jouer la force du nombre. Si l’objectif consistait bien à « passer du personnel au structurel » (Taylor, 2012 : 18), pour briser l’isolement des débiteurs au moyen de l’action collective et ainsi faire apparaître les causes systémiques derrière chaque situation individuelle, le projet d’une « résistance à la dette » ne visait pas le simple réaménagement d’une condition générale d’endettement, mais bien la rupture avec cette forme d’exploitation. La finalité du groupe était donc explicitement politique : il s’agissait d’enrayer le fonctionnement de ce rapport de pouvoir qui assujettit le débiteur à sa promesse de rembourser.

L’enjeu est de taille, s’il est vrai, comme l’explique Silvia Federici (2013 : 20), que la généralisation de l’endettement s’est accompagnée d’une dépolitisation de l’accumulation capitaliste, c’est-à-dire de la mise en place d’une forme d’« exploitation autogérée » qui, par l’individualisation et la délocalisation hors d’un espace collectif – c’est-à-dire l’usine – du rapport de pouvoir inhérent à l’extraction du profit, en a dissimulé, voire éliminé la conflictualité. D’abord appliquée au secteur immobilier à partir des années 1930, dans un esprit de démocratisation de l’accès à la propriété, puis étendue à l’achat d’automobiles avant que n’apparaissent les premières cartes de crédit, l’extension considérable de l’offre de crédit au cours du vingtième siècle a de fait participé à la construction d’un imaginaire de classe moyenne où l’endettement passait pour émancipateur. Le crédit offert aux travailleurs devait ainsi leur ouvrir l’accès aux conforts de la vie moderne, de même qu’instiller en eux un sens de la propriété et un intérêt à la bonne marche de l’économie censés conjurer le spectre du socialisme. Disposer d’un bon crédit était ainsi érigé en critère de la bonne citoyenneté, comme l’explique Ross (2014a : 78-79), normalisant par le fait même l’idée que l’accès à des biens de base tels qu’un logement ou une éducation dépendait d’une gestion responsable de ses finances personnelles, plutôt que d’un droit auquel l’État aurait eu à pourvoir.

Pour les militants du groupe Strike Debt, c’est précisément cette normalité de la vie à crédit qu’il s’agit de destituer. Loin de favoriser l’émancipation des travailleurs et la consolidation d’une classe moyenne, l’élargissement de l’accès au crédit aurait eu pour visée de faire de chacun un « péon apeuré » au service de l’industrie financière (Strike Debt, 2012a : 2), laquelle aurait réussi par ce biais à réaliser effectivement le rêve d’une multiplication illimitée de l’argent par l’argent, sa seule dépendance par rapport à l’économie « réelle » tenant à son besoin de convertir le moindre domaine de l’existence en source d’un flux constant de revenus et d’intérêts (Leyshon et Thrift, 2007).

La généralisation et la perpétuation de l’endettement constitueraient donc la condition de ce mode d’accumulation. D’où le renversement de la normativité interne au crédit : le débiteur idéal, du point de vue de l’industrie, ne serait plus celui qui honore ses obligations de façon régulière, qui paie l’entièreté de son solde à chaque mois, et pour qui l’endettement n’est que transitoire. Le débiteur idéal, de nos jours, serait plutôt le revolver, celui qui ne parvient à acquitter que le solde minimal dû, qui est incapable de rembourser le principal, et qui ne paie jamais que les intérêts sur sa dette. Ce genre de débiteur aurait jadis représenté un trop grand risque pour l’industrie financière. Révolue, cette époque aurait néanmoins laissé en héritage l’ingrédient essentiel au succès d’une économie du crédit renouvelable : la « moralité du remboursement ». C’est grâce à elle que la classe des travailleurs précaires s’évertuerait à payer les intérêts d’une dette dont elle pressent confusément qu’elle ne sera jamais acquittée. Avec la généralisation du crédit à l’ensemble des sphères de la vie, se serait ainsi refermé sur l’individu contemporain un véritable « piège mental » (Ross, 2014a : 34).

Désamorcer le piège de la dette

Pour les militants de Strike Debt, c’est de ce piège dont les débiteurs doivent se libérer. Il s’agit en fait d’amener les endettés à subjectiver la condition qui leur est faite par l’industrie financière, c’est-à-dire à inverser cette disposition assujettissante qui attache le débiteur à ses obligations, afin de rompre avec l’exploitation qu’elle rend possible. Telle est la rationalité politique de la « résistance à la dette », qui préside aux stratégies du groupe militant que nous analyserons dans la suite de cet article. L’action de Strike Debt vise trois cibles : il faut d’abord désamorcer, au niveau des affects, le « piège mental » de l’endettement ; c’est ensuite le domaine des représentations qu’il importe de subvertir, là où se noue l’antique solidarité entre la dette et la justice ; c’est enfin la conduite même des débiteurs qu’il s’agit de dévoyer, en faisant de leur dette non plus une faiblesse individuelle, mais une puissance commune.

Au contraire de l’exploitation du travail industriel, qui par sa nature collective induit avec davantage d’évidence le sentiment d’une expérience partagée, le pouvoir qu’exerce le créancier sur son débiteur et sa capacité à extorquer un intérêt sur sa dette bénéficient de l’isolement social de la personne endettée. La dette touche à l’intimité de la vie quotidienne, d’autant plus lorsqu’elle est contractée afin de satisfaire des besoins élémentaires. L’endettement apparaît ainsi comme une condition de vie et, à ce titre, il « empiète sur chaque aspect de la personnalité », tant il embrasse la totalité de l’existence, là où l’exploitation du travail demeure circonscrite à un espace-temps limité (Ross, 2014a : 99). Cette intimité de la dette induit donc une expérience affective très forte, où se mélangent des affects de crainte, de honte et de culpabilité qui rendent psychologiquement contraignante l’obligation formelle de rembourser. De fait, comme l’a montré Maurizio Lazzarato (2011) en réactualisant le propos de Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, la relation de crédit s’ouvre par la promesse du débiteur qui s’engage à rendre, et la culpabilité d’être ainsi redevable renforce la prégnance affective de son sentiment d’obligation. D’où la parenté très proche entre les notions de dette et de faute, signalée dans la langue allemande par l’étymologie commune des mots Schuld et Schulden. La psychologie du débiteur et l’exploitation de son sens de la responsabilité morale constituent ainsi le principal ressort du pouvoir du créancier. C’est pourquoi, malgré l’aspect systémique de l’endettement de nos jours, celui-ci fait encore le plus souvent l’objet d’une problématisation individualisante, posée en termes moraux ou psychologiques. Les débiteurs, surtout lorsqu’ils sont dits « surendettés », se voient présentés soit comme irresponsables, soit comme souffrant d’une forme de pathologie typique des conduites addictives ; pareil schéma explicatif permettant du reste de disculper les banques de leur responsabilité dans la généralisation de l’endettement (Ross, 2014a : 37).

Résister à la dette suppose de réfuter ce récit des emprunteurs irresponsables, accusés d’avoir causé la crise du fait de leur prodigalité (Martin, 2014 : 205) et, plus largement, de briser l’emprise de la morale de la dette et la contrainte psychique qui l’accompagne. C’est pourquoi l’une des premières actions initiées par les militants de Strike Debt a été de convoquer à chaque dimanche, en divers lieux publics de New York, des « assemblées de débiteurs » dans le but d’ouvrir des espaces de parole autour de cette condition le plus souvent vécue dans le silence et l’isolement. Reprenant le principe de la liberté de parole à la base du fonctionnement des assemblées générales d’OWS, ces « rituels publics » permettaient aux participants de « se défaire de la honte et de l’humiliation qui accompagnent l’endettement » (Ross 2014b : 182-183). À l’instar des témoignages analysés plus haut, la confession ou l’aveu de soi apparaissaient comme une manière d’abréagir la honte, mais aussi de fortifier l’individu, dans une sorte de catharsis libératrice que les autodafés de factures et autres avis de créances exécutés au cours de ces assemblées contribuaient à amplifier (McKee, 2013 : 792). Ce genre de travail affectif jouait ainsi un rôle explicitement politique. En inversant le classique slogan féministe pour dire « la dette n’est pas personnelle, elle est politique » (Strike Debt, 2012b : 10), l’action sur les affects visait à dissocier la personne de sa dette et à politiser une condition non plus simplement individuelle, mais collective. Le slogan : « You are not a loan », avec son jeu intelligent et intraduisible sur les mots, accomplit précisément cette dissociation subjectivante : Tu n’es pas ta dette. Tu n’es pas seul. Il s’agissait par ce biais, comme le suggère Yates McKee (2013 : 788), de faire advenir une identité commune à travers la prise de conscience d’une expérience partagée, pour transformer un lien de servitude en un lien de solidarité. Objectivement endettée, mais encore à construire dans sa solidarité collective, la classe des débiteurs était ainsi appelée à se constituer, au même titre que le prolétariat d’hier, en un sujet révolutionnaire.

Renverser l’obligation morale

La convention critiquée par Socrate définissant la justice comme le fait de rendre à chacun ce qui lui est dû ne laisse pas d’inspirer encore de nos jours l’attitude générale face au crédit, qui veut que toute dette doive être remboursée. Mais déjà, au temps du philosophe grec, la dette constituait une question politiquement explosive. D’ailleurs, dans sa théorie des régimes, Platon cite l’usure par laquelle l’oligarchie s’enrichit au motif de ce qui pousse « les uns accablés de dettes, les autres d’infamie » à la « haine pour ceux qui ont acquis leurs biens », et leur fait « désire[r] vivement une révolution » (555d). En associant la révolution au problème de l’usure et de l’endettement, Platon ne faisait que rappeler les circonstances qui ont vu naître la démocratie athénienne. Au nombre des lois que Solon promulgua afin d’atténuer les vives tensions qui déchiraient la cité, et que l’on crédite pour y avoir institué le pouvoir du demos, l’effacement partiel des dettes privées et l’abolition de l’esclavage pour dettes signalent combien la question pesait sur la sensibilité politique de l’époque. Or, dans l’Antiquité, le problème politique de l’endettement des citoyens ne résonnait pas qu’en Grèce[13]. De fait, selon Graeber, nos plus anciennes conceptions de la liberté remontent aux multiples crises de la dette qui ont secoué le monde antique, de la Mésopotamie jusqu’à Rome, en passant par la Judée. Aussi l’Ancien Testament énonce-t-il une loi qui reflète cette antique problématisation de la dette : la loi du Jubilé, en vertu de laquelle, à tous les sept ans, toute dette devait être effacée, et libérés ceux que leurs créanciers avaient réduits en servitude (Graeber, 2011 : 82).

Strike Debt invoque cette tradition du Jubilé pour réclamer l’abolition de toutes les dettes et, par le fait même, pour situer l’enjeu dans une optique non seulement politique, mais aussi morale, voire spirituelle (Ellick, 2013 : 9). Or, la critique morale de ce système jugé inique est indissociablement une question de pouvoir et de liberté. C’est pourquoi Strike Debt se fait l’avocat d’une « résistance » à la dette, plutôt que de revendiquer le « pardon » des dettes, c’est-à-dire leur simple effacement, qui en appelle à la bonne volonté du créancier et au caractère moralement méritoire du débiteur (Taylor, 2012)[14]. Le système de la dette est peut-être une question morale, dans la mesure où ce sont des principes d’équité qui permettent de juger de son injustice, mais c’est précisément la morale de la dette qu’il s’agit pour Strike Debt de subvertir, et cela requiert de poser la question en des termes politiques. La résistance à la dette renvoie au pouvoir des créanciers ; ce sont donc les catégories de pensée qui fondent leur domination qu’il s’agit d’invalider.

D’où la fonction tactique du Jubilé, tel que Strike Debt l’a mis en oeuvre. Après avoir organisé, en novembre 2012, un spectacle-bénéfice intitulé The People’s Bailout, qui lui a permis d’amasser 700 000 dollars, le groupe a pu mettre en branle l’opération du « Rolling Jubilee », c’est-à-dire le rachat sur le marché de la dette secondaire d’un portefeuille de créances, suivi de leur pure et simple annulation[15]. En six occasions, s’échelonnant de 2012 à 2014, et grâce aux seuls fonds récoltés par ce financement participatif, Strike Debt a déclaré avoir annulé des dettes d’une valeur assez considérable : plus de 17 millions de dollars en prêts étudiants et 14,7 millions en dettes médicales[16]. Le but de cette opération qui se voulait temporaire était moins de soulager les débiteurs concernés que d’attirer l’attention sur ce marché secondaire de la dette, où se transigent des créances de seconde main. Les banques ont en effet l’obligation, après une certaine période, d’effacer de leur bilan les dettes en défaut de paiement. Or, plutôt que d’être annulées, ces créances sont revendues sur un marché secondaire pour une fraction infime de leur valeur nominale, ce qui permet aux acheteurs, souvent des agences de recouvrement, d’en réclamer le plein montant. Les 31 millions de dollars de dettes achetées avec un maigre 700 000 $ donnent une idée du profit pouvant être réalisé par ce type de transactions.

Or, cet écart signale également l’artificialité, et partant, la relativité de toute dette. Comme l’écrit Ross, la prégnance de la morale du remboursement tient en grande partie à la méconnaissance du système du crédit et notamment à l’incompréhension des mécanismes de la création monétaire (2014a : 222). Les gens tendent à croire que l’argent qui leur est prêté est une somme tangible, assurément possédée en propre par le prêteur, et qui doit pour cette raison être restituée dans son intégralité, en sus des intérêts. C’est oublier que le système des « réserves fractionnaires » qui caractérise l’industrie bancaire moderne permet à ces institutions de prêter des sommes dont elles ne disposent pas en fonds propres et qui sont portées à l’existence par un simple jeu d’écriture comptable. De ce point de vue, une dette n’est rien d’autre qu’une convention, une promesse qui, comme le rappelle Graeber, peut toujours être renégociée (Graeber, interviewé par Houtman, 2012). Or, ajoute-t-il, c’est précisément cette capacité que se donne une collectivité de négocier et d’amender ses propres conventions qui caractérise la démocratie. C’est en ce sens également que la résistance à la dette se veut une action politique fidèle aux exigences démocratiques d’Occupy Wall Street. La question, comme l’écrit Ann Larson (2013a), consiste à savoir qui, du peuple ou de Wall Street, devrait avoir le pouvoir de définir ce qui compte pour une dette. Ce à quoi George Caffentzis (2013a) ajoute que c’est aussi la question du droit de la communauté de déterminer l’usage et les finalités du surplus social d’après les besoins qu’elle aura définis. Résister à la dette en cette ère d’austérité, c’est encore dans ce même sens, selon Naomi Klein (2011), dissiper la « fausse rareté » que les gouvernants ne cessent d’opposer aux besoins du peuple.

Faire de la dette un facteur de puissance

Michel Foucault définissait le pouvoir dans les termes d’une relation où l’une des parties exerce « une action sur l’action » d’autrui, cette relation étant en elle-même constitutive des éléments qu’elle met en rapport (2001 : 1055). C’est ainsi par sa capacité à interpeller autrui dans son statut de débiteur, et donc à le constituer comme tel en l’amenant à agir aux fins du paiement de sa dette, que le créancier exerce son pouvoir. Aussi la résistance à la dette vise-t-elle à renverser cette relation asymétrique, en altérant la conduite des débiteurs par la promotion d’un « art de n’être pas gouverné » se déclinant sous la forme de conseils pratiques qui leur permettent de mieux comprendre la manière dont s’exerce la relation de pouvoir dans laquelle leur dette tend à les enfermer, de connaître les droits qu’il sont justifiés à faire valoir contre les prétentions de leurs créanciers, et d’identifier les lignes de fuite leur permettant de se soustraire aux obligations alléguées contre eux.

À cette fin, le groupe Strike Debt a publié en 2012 un volumineux guide, intitulé The Debt Resistors’ Operations Manual, qui brosse un panorama exhaustif des différents avatars de l’industrie de la dette. Cette cartographie critique du terrain adverse vise au repérage des cibles stratégiques qui permettent d’opérationnaliser le projet d’une « résistance à la dette » ; on y trouve ainsi trois principales tactiques destinées à contrer et à défaire la relation de pouvoir qu’induit l’endettement.

La première est exemplifiée par la critique de la « cote de crédit » présentée dans le premier chapitre du guide, et consiste à user des prises mêmes sur lesquelles prend appui la relation de pouvoir afin d’atténuer le risque d’être indûment exploité par l’industrie financière. La cote de crédit se présente en effet comme le ressort algorithmique de la morale du remboursement, attribuant virtuellement à chaque citoyen une note censée refléter sa crédibilité en tant qu’emprunteur. Outil d’évaluation du caractère moral d’un individu – d’où l’extension de son usage à l’examen des candidats à la recherche d’un emploi ou d’un logement, voire d’une relation amoureuse –, la cote de crédit doit aussi se comprendre comme un appareil « idéologique […] crucial pour créer et maintenir une culture de la dette » (Strike Debt, 2012a : 13). Les bureaux de crédit qui procèdent à son calcul déploient ainsi sur l’ensemble du tissu social un immense dispositif de surveillance et de contrôle, qui supplée au sentiment d’obligation de chaque débiteur par la menace d’une rétorsion chiffrée, et par là d’une possible exclusion en cas de défaut de paiement. Aussi apparaît-il nécessaire, pour minimiser les risques d’être économiquement disqualifié, de maintenir une cote de crédit suffisamment bonne, d’où les tactiques proposées par le guide afin de « réparer son crédit soi-même », notamment en exigeant des agences, en conformité avec les droits prévus par la loi qui les réglemente, qu’elles purgent son dossier de toute mention erronée à défaut d’apporter la preuve tangible de leurs prétentions, ce qu’elles sont souvent dans l’impossibilité pratique de faire.

Cette stratégie d’acharnement défensif peut aussi servir à lutter contre les agences de recouvrement, comme le suggère une deuxième tactique détaillée dans le chapitre neuf du guide. Ici, l’objectif n’est plus de maintenir une quelconque respectabilité en tant que débiteur. Les professionnels du recouvrement interviennent en effet à partir du moment où un emprunteur fait défaut sur sa dette. Pour la plupart des débiteurs, un tel manquement inspire des sentiments de crainte, de honte et de culpabilité qui sont autant de leviers sur lesquels un recouvreur de dettes peut appuyer. Pourtant, pour les rédacteurs du guide, « ce que la plupart des gens ne réalisent pas, c’est que, légalement parlant, il n’y a rien de spécial au fait de devoir de l’argent. Une dette n’est qu’une promesse et, d’un point de vue contractuel, nulle promesse n’est plus sacrosainte qu’une autre. » (Strike Debt, 2012a : 26) C’est dire que si une personne est prête à en subir les conséquences, elle peut très bien faire défaut sur sa dette et cesser de s’en soucier. Or, les auteurs insistent : c’est l’ignorance de leurs droits qui rend les débiteurs vulnérables face au repo man, qui, lui, ne recule devant aucune ruse pour parvenir à ses fins. Les recouvreurs de dettes sont pourtant eux aussi assujettis à des obligations. Non seulement doivent-ils pouvoir démontrer la validité de leur titre de créance, la loi leur impose aussi des limites strictes en matière de sollicitation. Le guide précise ces limites en recommandant non seulement de contester tout avis de créance, mais aussi de noter en détail toute interaction avec un recouvreur, cela afin d’avoir éventuellement en main les éléments nécessaires au déclenchement de poursuites en cas d’abus, lesquelles pourraient conduire à l’annulation de la dette à recouvrer.

La troisième tactique décrite dans le guide n’a plus pour objectif d’engorger le système du crédit, mais bien d’en provoquer la faillite. C’est dans le chapitre sur la « finance parallèle », qui expose en détail son caractère prédateur, que cette approche est insinuée. Qu’il s’agisse de services d’encaissement de chèques ou de prêts sur salaire, ce secteur, dont la croissance en vingt-cinq ans a été spectaculaire, s’adresse principalement aux laissés-pour-compte de l’industrie bancaire traditionnelle et profite d’une importante prime à la pauvreté de sa clientèle, pour qui l’usage de l’argent est de fait plus dispendieux (Strike Debt, 2012a : 59). Alors qu’un nombre croissant d’Américains confient vivre « d’un chèque de paie à l’autre », ils se tournent de plus en plus vers les prêts sur salaire, lesquels se présentent comme une solution de court terme, mais dont le modèle d’affaires est construit sur la mise en dépendance délibérée de sa clientèle. Le client idéal est encore ici un revolver, incapable de rembourser la somme due à l’échéance des deux semaines et obligé de renouveler son prêt indéfiniment, en acquittant seulement les frais d’intérêts qui atteignent couramment un taux annuel de 400 % (Strike Debt, 2012a : 72). Symbole de la précarisation généralisée, et surtout de l’exclusion des communautés de couleur au sein desquelles elle est particulièrement bien implantée, cette industrie magnifie la profonde injustice du système de la dette, aux yeux des auteurs du guide, et c’est dans l’objectif avoué de l’anéantir qu’une tactique de fraude est proposée.

Les prêts sur salaire sont en effet des dettes non garanties, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent mener à une saisie de biens en cas de défaut. Or, les prêts sont accordés sur la base d’informations nominatives assez minimales, ce qui rend jouable une tactique d’esquive combinant déni d’avoir contracté un prêt, indication de coordonnées périmées et tarissement du débit à la source par déménagement bancaire. Si cette tactique est susceptible de faciliter, au niveau individuel, le défaut de paiement, l’idée consiste en fait à coordonner ce genre d’attaques à plusieurs afin de « détruire » finalement l’industrie (Strike Debt, 2012a : 76).

Le pouvoir du défaut

C’est dire que par-delà ces différentes tactiques de résistance individuelle au pouvoir des créanciers, le projet de Strike Debt consiste à mettre en oeuvre une stratégie collective. « Nous ne pouvons plus nous permettre notre propre oppression », écrivent les militants du groupe (Strike Debt, 2012b : 11). De fait, il s’agit de prendre acte de ce qu’un nombre croissant d’Américains sont en défaut de paiement, qu’il s’agisse de dettes d’études ou d’hypothèques. C’est le plus souvent sous la contrainte de la nécessité que ces défauts de paiement finissent par se produire, comme autant de gestes isolés vécus sur le mode de l’échec. Ce que Strike Debt ambitionne de faire, c’est de subjectiver le défaut de paiement pour le transfigurer en un acte politique collectif. Il s’agit, comme l’écrivent les membres du groupe, de mobiliser « l’armée invisible des défaillants » afin de mener une « grève de la dette » à grande échelle. Ainsi, en mars 2015, dans la foulée de sa dernière opération de rachat/annulation de dettes, Strike Debt a muté dans ce qui s’appelle aujourd’hui le Debt Collective, réunissant au départ une centaine d’anciens étudiants d’un réseau de collèges à but lucratif, aujourd’hui en faillite, et qui ont signifié au Département de l’éducation, titulaire d’une portion de leurs dettes d’études respectives, leur intention de cesser tout paiement jusqu’à ce que leurs prêts, contractés sous des représentations trompeuses faisant d’ailleurs l’objet de poursuites judiciaires, soient annulés. Leur démarche, qui a depuis été reprise par les anciens étudiants d’autres établissement d’enseignement, a constitué une première action susceptible de créer un précédent majeur.

Le concept de grève de la dette donne une pertinence supplémentaire à l’exemple évoqué par Socrate, dans sa discussion de la dette juste, soit celui d’un homme qui confie ses armes à un ami pour les lui réclamer ensuite dans un accès de folie. La dette est précisément une arme à double tranchant. Si elle pèse comme une contrainte sur la vie quotidienne des endettés, elle est aussi cela même qui leur permet de briser leurs chaînes. Rappelant l’adage « si tu dois mille dollars à la banque, la banque te possède ; si tu lui dois un million, c’est toi qui possèdes la banque », une grève de la dette, dans la mesure où elle parviendrait à rassembler un front large et uni de débiteurs, aurait toutes les chances de faire plier les créanciers. Comme l’écrit Frances Fox Piven (2014 : 225), le genre de mouvement social initié par OWS et répercuté par Strike Debt dispose d’une « forme de pouvoir » singulière, « qui n’a pas sa source dans le contrôle de la force coercitive, de la richesse, du prestige ou de l’autorité formelle, mais dans les réseaux de la coopération économique, politique et sociale qui constituent la vie en société ». Ce n’est pas la mainmise sur des ressources qui fonde le pouvoir, explique Piven, mais la capacité à faire jouer l’interdépendance sociale à son avantage. Au même titre que les patrons de l’ère industrielle dépendaient du travail de leurs ouvriers, les financiers d’aujourd’hui sont eux aussi tributaires du bon vouloir des débiteurs[17]. Prenant conscience du rôle névralgique qu’ils jouent dans la reproduction de leur propre exploitation, il leur appartient d’y mettre un terme en refusant simplement de coopérer. Les « représailles » qui s’ensuivront risquent bien d’être « sérieuses », prévient Piven, tant la loi, en sus des normes culturelles prévalentes, joue en faveur des créanciers. Mais aux yeux des militants de Strike Debt, fidèles en cela à l’esprit de rupture qui a caractérisé le mouvement Occupy, au vu de l’injustice du système de la dette, la résistance apparaît comme « un acte justifiable de désobéissance civile » (Spivak, 2012 ; voir aussi Ross, 2014a : 25). C’est dire que c’est la légitimité même de la loi, rempart des créanciers, qu’il s’agit en dernière instance d’attaquer.

Ambivalence de la dette

Ce que le mouvement Occupy, et son rejeton Strike Debt plus particulièrement, ont entrepris de problématiser, c’est ce que François Chesnais appelle « les dettes illégitimes ». Reprenant le concept juridique de « dette odieuse » élaboré dans la première moitié du vingtième siècle, pour désigner une dette « contractée contre les intérêts d’une population et sans son consentement » (Chesnais, 2011 : 106 ; voir aussi Larson, 2013b ; Ross, 2014a : 56), cette notion reste pour le moins imprécise. En tout état de cause, il s’agit d’un concept qui s’applique aux dettes publiques et non aux dettes privées. Mais la critique du genre de servitude dans lequel l’endettement pousse les individus sous le capitalisme financiarisé s’appuie sur une autre acception de la dette illégitime. Qu’il s’agisse de dettes d’études, de factures médicales ou de prêts sur salaire, toutes ces formes de dettes sont liées de près ou de loin à la survie économique et biologique de ceux qui les contractent. Or, ce sont des dettes qui n’auraient pas lieu d’être si l’État jouait son rôle de filet social : si les études supérieures étaient gratuites, si une assurance-maladie universelle existait, si le salaire minimum était relevé au-dessus du seuil de pauvreté[18].

Cette acception de la dette illégitime, adossée à la revendication de droits sociaux, signale par ailleurs une certaine tension dans la logique du mouvement de résistance à la dette, où le radicalisme de la lutte contre le « capitalisme mafieux » de la finance (Strike Debt, 2012a : 5) cohabite avec un réformisme social-démocrate somme toute assez traditionnel[19]. Ceci reflète sans doute le fait que le crédit et la dette sont au fond des notions fort ambivalentes. Comme l’écrit Richard Dienst (2011 : 26-32), ce n’est pas simplement que dans les circonstances de la crise actuelle et d’une relance économique qui ne vient pas, « la dette apparaît à la fois comme la cause et la cure de notre présente détresse ». Fondamentalement, c’est aussi parce que le crédit demeure un moyen irremplaçable de « mettre en branle l’activité économique en rendant disponibles les ressources présentes » à des fins qui peuvent être socialement utiles. La dette est une création collective, une ressource de l’imagination, une manière de faire advenir un futur qui excède les limites du donné. En ce sens, elle est l’expression même de l’interdépendance et de la productivité humaines.

En somme, la crise du crédit actuelle peut se penser comme le conflit de deux formes opposées d’endettement, celui d’une dette qui n’a pour fonction parasitaire que de prélever une rente sur l’activité collective de l’humanité, et d’une autre dette, sociale celle-là, où s’expriment la puissance créatrice et l’interdépendance de la collectivité. En tout état de cause, les militants de Strike Debt professent n’avoir rien contre le crédit en soi, en autant qu’il soit le fruit d’un accord équitable et qu’il permette de « transcender les frontières du présent sans faire peser sur l’avenir les chaînes des intérêts composés » (Strike Debt, 2012a : 110). Une dette peut être légitime à condition qu’elle soit « socialement productive », et surtout qu’elle s’articule au développement d’une économie des « communs » dédiée à la satisfaction de besoins sociaux démocratiquement déterminés (Ross, 2014a : 232 et suiv.).

Construire la solidarité des endettés est un processus de longue haleine. Il n’est pas sûr, au demeurant, que l’on parvienne jamais à coaliser l’ensemble des débiteurs contre le parasitisme de l’industrie financière. Quel lien de solidarité pourrait-il s’établir, en effet, entre le spéculateur endetté, profitant de son leverage pour accroître son capital, et cette jeune femme de vingt ans qui doit une somme de 275 000 $ pour des soins médicaux reçus en raison d’une maladie congénitale et qui s’attend à « mourir avant que l’Amérique ne se réveille[20] » ? Certaines dettes sont des privilèges, remarque Winter (2012 : 29), tant il est vrai que le « crédit » est une valeur inégalement distribuée, suivant des lignes de démarcation sociale calquées sur les différences de classe, de genre et, peut-être surtout, de race (Brown, 2013 ; McKee, 2013 : 797). L’endettement n’est certes pas un problème uniquement pour la classe moyenne blanche, aux États-Unis, comme en fait foi la surreprésentation des minorités parmi la clientèle de la finance parallèle. Mais en dépit de la crise, le rêve américain de cette même classe moyenne conserve son potentiel de fascination, y compris dans la façon dont il légitime l’endettement comme investissement dans l’avenir et garantie supposée d’ascension sociale. Seuls ceux qui sont pris à la gorge par une dette insoutenable sont peut-être vraiment susceptibles de s’engager dans une démarche politique de résistance.

Il n’en demeure pas moins que derrière l’oppression et l’impersonnalité de la dette financière se profile une autre forme de dette, une « dette sociale », pour ainsi dire, une « dette mutuellement enrichissante », contractée entre égaux, et au principe d’un lien social durable (Ross, 2014a : 29). On retrouve dans le contraste entre ces deux formes d’endettement[21] la ligne de fracture creusée par le mouvement Occupy, des deux côtés de laquelle s’opposent le 1 % et le 99 %. Lorsque les militants de Strike Debt écrivent à l’adresse des premiers : « Nous ne vous devons rien », c’est pour ajouter aussitôt : « Nous nous devons tout les uns aux autres » (Strike Debt, 2012b : 11). Or, c’est à travers la lutte politique que peut s’engendrer une telle solidarité, puisque la lutte elle-même enseigne cette nécessaire interdépendance dans l’adversité. La critique en acte de l’endettement financier, individualisant et oppressant, ouvre ainsi la voie à la reconnaissance d’un autre genre de dette, « une dette plus profonde », comme l’écrivent Michael Hardt et Antonio Negri (2012 : 33-34), inquantifiable et sans autre obligation que celle qu’induit une « éthique du commun » ; une dette qui nous lie les uns aux autres dans une reconnaissance mutuelle, qui fonde le pouvoir que nous avons ensemble de créer le monde que nous désirons, et « pour laquelle il n’y a pas de créancier ».