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Il est devenu courant pour les commentateurs occidentaux de se référer à la métaphore classique de l’homme malade pour renvoyer à l’actualité tumultueuse de la Russie. Selon cet axe de réflexion, le plus grand pays du monde serait résolument en proie à la pire crise de son histoire récente, un mal pathologique et irrémédiable que son controversé président Vladimir Poutine aurait largement contribué à amplifier. Cette crise a suscité une abondante littérature cherchant à diagnostiquer ses causes et à en prescrire les remèdes. La Russie, entre peurs et défis, constitue une contribution particulièrement éclairante à cette discussion.

Respectivement professeurs à l’Institut national des langues orientales (Paris) et à l’Université George Washington (Washington, DC), Jean Radvanyi et Marlène Laruelle identifient d’emblée « la peur » comme principal ressort de l’instabilité chronique que connaît ces dernières années la Russie (p. 5). Selon eux, cette crainte généralisée serait imputable aux multiples risques et défis qui interpellent la société russe dans son ensemble. Ainsi, du déclin démographique à la menace du terrorisme islamique, en passant par l’avancée des Américains sur les marches de l’ancien espace soviétique ou encore l’incertitude quant au rebattu « péril jaune », les Russes entretiendraient « une relation paranoïaque au monde qui les entoure » (p. 7) de nature à réveiller le vieux complexe obsidional et à conforter le gouvernement dans la voie de la fuite en avant, vers un nouvel isolement. Cette posture anxiogène, qui touche tant ses élites que sa population, se décline en sept volets que les deux auteurs décortiquent brillamment en autant de chapitres thématiques consacrés tour à tour aux dimensions spatiales, identitaires, sociales, politiques, économiques, continentales et enfin internationales. Ce faisant, ils dressent un profil tout en subtilité, lequel a l’avantage de questionner certaines perceptions occidentales sur la Russie sans jamais tomber dans l’écueil du panégyrique.

La hantise des questions spatiales fait l’objet du premier chapitre. La principale crainte en la matière concerne l’intégrité du territoire fédéral dont les délimitations demeurent contestées de toutes parts : sur ses marges occidentales, l’Estonie, la Lettonie, la Finlande, et plus récemment l’Ukraine, ont tenté de réclamer ou continuent de le faire certaines zones estimées annexées de force. Sur son flanc sud, l’Azerbaïdjan n’a pas encore adopté de résolution définitive sur la gestion des eaux frontalières et la Géorgie conteste toujours l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Quant à son versant extrême-oriental, il apparaît menacé à terme par l’espace vital chinois dont le développement et l’expansion risquent de se faire au détriment de certaines régions sibériennes.

Les chapitres suivants abordent les vives inquiétudes démographiques, identitaires et sociales qui agitent les dirigeants. Parmi les plus sensibles, le profilage du déclin démographique le dispute à la montée inquiétante de la xénophobie. Pour l’élite, la situation démographique menace à la fois « la survie même de la nation et la souveraineté de l’État » (p. 40). En dépit de statistiques encourageantes enregistrées depuis quelques années, les effets conjugués de la surmortalité masculine, du faible ratio de jeunes et de la « fuite des cerveaux » présagent de sombres perspectives pour la Russie. Les auteurs concèdent néanmoins que la récente naturalisation des migrants économiques par les autorités administratives est venue provisoirement pondérer ces appréhensions démographiques. Elle s’est cependant accompagnée de ce qu’ils dénomment une « migrantophobie » (p. 49), qui n’est pas étrangère à l’émergence d’une mouvance nationaliste n’hésitant pas à éclabousser le Kremlin de ses critiques acerbes sur l’immigration.

Les deux auteurs discutent des défis politico-économiques qui incombent au régime poutinien dans les quatrième et cinquième chapitres. Sur le plan politique, la peur de subir à son tour les affres d’un soulèvement populaire explique selon eux le tournant conservateur de Poutine observé depuis sa réélection en 2012. Ce pivotement idéologique du régime s’adresserait essentiellement à « la masse silencieuse et plus conservatrice de sa population » (p. 99), au détriment de ses franges libérales, mais aussi de celles plus à gauche. Au niveau économique, Radvanyi et Laruelle attirent l’attention sur le fait que la Fédération russe pâtit non seulement de l’absence de diversification de la production et du manque d’innovation scientifique et appliquée, mais surtout d’un climat des affaires miné par la corruption ambiante. Si les élites politiques ont récemment pris des mesures pour enrayer ces déficiences structurelles, l’absence de mécanisme de contrôle démocratique et de transparence (p. 131-139) demeure un obstacle majeur à l’avènement d’une économie compétitive, dynamique et attrayante.

Les deux derniers chapitres sont consacrés aux enjeux de politique extérieure russe, dans leur profondeur continentale et mondiale. Pour les auteurs, l’État russe est « mû par une lecture de la scène internationale fondée sur une Realpolitik à l’ancienne » (p. 208). C’est dans cette circonstance qu’il a décidé de prendre acte d’un certain décalage se traduisant par une « défiance absolue […] envers la politique américaine » (p. 147) dont il est par ailleurs convaincu de la menace. Ainsi, cette perception se répercute inévitablement sur les grands dossiers internationaux : les tentatives d’unification eurasienne, l’émergence du forum des pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), les menées autour du conflit en Ukraine ou l’intervention militaire en Syrie sont autant d’exemples d’initiatives ayant entre autres buts de contrer la prédominance américaine dans le monde. Moscou se veut de ce fait à l’avant-scène d’un nouvel ordre mondial qui proposerait une alternative à l’hégémonie américaine. En dépit d’une telle velléité transformatrice du monde, les auteurs affirment en conclusion d’ouvrage que le géant eurasien se démarque plus manifestement par sa volonté de préserver le statu quo, grâce auquel il dispose toujours « de son veto au Conseil de sécurité et d’un arsenal nucléaire qui est […] le seul à pouvoir causer des dommages irréversibles aux États-Unis » (p. 211).

À travers ce fin décryptage des peurs et des craintes multiformes perçues par l’élite politique, deux questionnements transversaux se dessinent en toile de fond pour le lecteur. Le premier l’invite à s’interroger sur le parallélisme simultané des expériences russes et occidentales : le spectre de la désintégration territoriale et du séparatisme, l’émergence de tensions xénophobes et des mouvances d’extrême-droite, la peur de la fragmentation sociale ou le déclin envisageable de la population fournissent chacun des motifs d’anxiété qui traversent, certes à des degrés divers, les sociétés des deux sphères géographiques. Ils ne sont par conséquent pas exclusivement propres au gouvernement et à la société civile russe. Dans un contexte de crise politique et économique particulièrement aiguë en Europe, il peut paraître difficilement opportun de considérer la Russie comme l’homme malade de l’heure, voire comme la « seconde menace pour l’humanité après l’Ebola, mais avant l’État islamique » (p. 147), pour reprendre la phraséologie récente de Barack Obama.

Ces terminologies, qui relèvent plus du domaine de l’émotivité que de celui de l’esprit, ne sauraient rendre justice à la réalité complexe des faits : si la portée de ces problèmes est incontestable en Russie, les défis qu’ils soulèvent ne sont pas pour autant insurmontables. Dans cette optique, l’analyse de Radvanyi et Laruelle développe en sous-main une seconde réflexion autour de la résilience russe en situation de crise. L’ouvrage a notamment pour mérite de porter un éclairage instructif sur les politiques menées par le Kremlin pour répondre à ces défis. Parmi celles-ci, celles visant la modernisation de l’économie et l’innovation apparaissent a priori les mieux réussies. Pour ne citer qu’un seul exemple, le succès initial du pôle industriel de Skolkovo – créé dans la banlieue de Moscou dès 2009 à l’instar de la Silicon Valley – s’est depuis confirmé dans d’autres régions et a ouvert la voie au développement de technopoles et autres clusters scientifiques et industriels, notamment au Tatarstan (Kazan IT Park, Innopolis) et en Sibérie (INO Tomsk, Akademgorodok).

L’angle d’approche retenu par les auteurs peut toutefois présenter quelques vulnérabilités. L’objectif poursuivi est de proposer une grille de lecture des diverses formes modulaires des craintes russes et des défis qu’elles posent. Or, cette évaluation aboutit à une analyse multifactorielle qui ne sélectionne pas la variable d’entendement la plus pertinente et qui ne propose aucun outil méthodologique en vue d’objectiver l’articulation des variables choisies. Il est effectivement impossible à la lecture de déterminer laquelle des sept variables passées en revue tout au long de l’ouvrage est le talon d’Achille principal du régime russe. La carence théorique est une autre fragilité de l’analyse : celle-ci n’articule aucune posture de recherche clairement définie et ne revendique aucune affiliation théorique précise. Ce choix, qui n’est pas un défaut en soi pour un ouvrage grand public tel que celui-ci, est assez regrettable pour les chercheurs qui souhaiteraient approfondir les pistes de réflexion soulevées dans le corps du texte.

Ce livre n’en constitue pas moins une lecture essentielle pour quiconque essaie de pénétrer la nature complexe du positionnement russe à l’international. Émaillé de courtes capsules biographiques consacrées aux principales personnalités politiques au pouvoir et de l’opposition, La Russie, entre peurs et défis de Jean Radvanyi et Marlène Laruelle est nourri des meilleures lectures et des travaux les plus récents sur le monde russe. L’ouvrage est appelé par ailleurs à devenir une référence tant il pose de questions cruciales sur le système politique russe et sur ses rapports ambigus au monde.