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Jan-Werner Müller remarque que trop souvent le concept de populisme vient à recouvrir des phénomènes qui sont étrangers à sa logique structurelle, faisant ainsi l’objet d’étirement conceptuel. Devant la question « Qu’est-ce que le populisme ? », soit les chercheurs ont tendance à « battent en retraite », soit ils donnent « des critères de définitions du populisme communément admis mais qui, en définitive, sont trompeurs » (p. 29-30). Par conséquent, cette conceptualisation large et imprécise est problématique sur les plans autant scientifique que politique si l’on veut « opérer des distinctions entre des phénomènes politiques réellement existants » (p. 21). Devant cet enjeu conceptuel, Müller propose dans Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace une théorisation critique et précise du populisme. Son travail théorique sur le phénomène pose la question : qui peut être considéré comme populiste et en quoi celui-ci est-il une menace pour la démocratie ?

Pour l’auteur, le populisme est un phénomène inquiétant, parce qu’il tend à être antidémocratique et n’est en rien un correctif de la démocratie. Sa réflexion s’appuie ainsi sur des principes fondamentaux et généraux de la démocratie. Selon lui, une théorie du populisme suppose nécessairement une théorie de la démocratie libérale adéquate parce que « le populisme est l’ombre portée de la démocratie représentative » (p. 22).

Par ailleurs, si une théorie de la démocratie est nécessaire, elle n’est pas suffisante pour bien circonscrire ce qu’est le phénomène du populisme. De la sorte, l’auteur mobilise l’histoire pour bien discerner le caractère moderne du populisme et pour situer le « moment populiste » actuel en Europe, par exemple, dans différentes trajectoires politiques, historiques et géographiques de cette idéologie. Ainsi, le populisme n’était pas présent dans l’Athènes de l’Antiquité et il n’est pas plus un phénomène qui date de quelques années seulement. Le livre ne propose pas une revue systématique des populismes à l’échelle mondiale ; il vise plutôt à en affiner la définition afin d’éviter des amalgames inopérants.

L’ouvrage se divise en trois chapitres et se conclut par un résumé clair en dix thèses qui fournit au lecteur une synthèse des principaux arguments de l’ouvrage. Le premier chapitre s’attarde à théoriser la question du populisme et aborde le mode de raisonnement des populistes. L’idée principale de l’ouvrage est que pour définir le populisme, la critique des élites est un caractère nécessaire, mais insuffisant. À cette critique des élites doit s’ajouter un anti-pluralisme qui consiste, pour les populistes, à affirmer qu’eux seulement représentent « le peuple véritable » (p. 31). Tous les populistes renvoient à cette revendication fondamentale de type moral et non empirique, à ce que Müller nomme « le monopole moral de la représentation » (p. 52). Et c’est ce monopole qui fait réellement ce que sont les populistes et ce qui fait de leur rapport à la démocratie une question préoccupante – puisqu’en niant le pluralisme, les populistes procèdent à une critique des institutions et des procédures démocratiques qui sont nécessairement pluralistes. Ce critère moral, expliquant l’authenticité du peuple, investit les partis populistes d’un mandat impératif d’appliquer la volonté de l’authentique peuple. Par exemple, lorsqu’ils sont au pouvoir, les partis populistes veulent établir une Constitution exclusive qui traduit et protège « la volonté du peuple » (p. 107-108).

Le deuxième chapitre s’intéresse aux populistes dans leur dimension pratique. Il s’agit de s’attarder à ce qu’ils considèrent comme la politique à mener et, par ailleurs, à réfuter l’idée généralement admise que les populistes ne pourraient gouverner et ne seraient que des partis ou des mouvements protestataires. Lorsqu’ils sont dans l’opposition, les populistes moralisent à l’extrême, polarisent la confrontation politique et trouvent de nouveaux ennemis – puisqu’ils sont les seuls représentants du vrai peuple, il ne saurait y avoir d’opposition légitime. Et lorsqu’ils sont au pouvoir, les populistes mobilisent trois techniques spécifiquement anti-pluralistes : l’accaparement de l’appareil d’État (volonté de totalisation), une mobilisation d’une stratégie de clientélisme de masse et l’affirmation d’une hostilité active à l’encontre de la société civile et des médias. Ces trois techniques renvoient toutes à l’idée d’un « légalisme discriminant » du fait que le droit est exercé de façon différente selon les groupes auxquels, dans ce cas-ci, les populistes auront affaire. De ce légalisme discriminant, les gouvernements populistes dirigent l’État de droit selon ce que Müller nomme, en reprenant le terme d’Ernst Fraenkel, une logique d’« État-double » : « un État où les règles sont certes respectées dans l’ensemble, mais où le régime en place peut néanmoins, à tout moment, imposer des mesures politiques arbitraires » (p. 99).

Le troisième chapitre se consacre à la question « Comment s’y prendre en pratique avec les populistes ? » Cette partie propose une réflexion sur la manière dont les démocraties libérales doivent se confronter aux populistes sans consolider et reproduire leur sentiment d’être les victimes des élites libérales. L’objectif proposé est d’éviter de se résoudre aux deux options souvent présentées par les acteurs et les commentateurs politiques : soit la tendance des libéraux d’« exclure résolument les populistes du jeu politique » en s’autoproclamant une prétendue supériorité morale ou de « reprendre sélectivement des thématiques et recettes populistes et d’amenuiser ce faisant leur influence » (p. 24). Il s’agit donc, dans ce chapitre, d’une critique de la critique des populistes – qui souligne la volonté pratique de l’ouvrage. Selon Müller, pour se confronter avec succès aux idées et aux pratiques populistes, il importe en premier lieu de ne pas tomber dans le piège populiste de l’exclusion morale et, dans un deuxième temps, de respecter les règles démocratiques qui sont en soi pluralistes. La confrontation point par point dans le cadre d’un débat avec les populistes demeure la solution la plus à même, d’une part, de faire tomber leur représentation symbolique et morale d’un peuple unique et homogène et, d’autre part, de répondre à la diversité des intérêts et des identités des citoyens, donc au pluralisme des sociétés modernes.

La réflexion sur le phénomène du populisme que nous offre le politologue Jan-Werner Müller affine notre compréhension de la démocratie libérale en soulignant les défis et les paradoxes intrinsèques à cette dernière. Son objectif, qui est de préciser et de circonscrire le problème du populisme, met l’accent sur l’importance de prendre en compte « la dimension morale de la vision du monde populiste » (p. 121), ce qui fournit les outils pour bien discerner ce qui est et ce qui n’est pas de la logique populiste, mais aussi l’approche pertinente pour contrer cette « menace ». En effet, l’auteur met en lumière en quoi les populistes, de gauche comme de droite, de Hugo Cháves à Viktor Orbán, extraient symboliquement « le peuple » de la totalité empirique des citoyens et de quelles manières ils viennent à rejeter, d’une part, des oppositions politiques légitimes et, d’autre part, la diversité inhérente des sociétés contemporaines lorsqu’ils obtiennent le pouvoir. En d’autres lieux, le politologue invite le lecteur à éviter d’associer le populisme à une classe d’électeurs bien précise, à une couleur politique, ou à le réduire à des profils sociopsychologiques.

Le travail de Müller vise à combler le manque d’assise conceptuelle dans les recherches sur le populisme en traçant les traits spécifiques de cette réalité pour en faire émerger une définition englobante. Toutefois, la définition idéaltypique (p. 21) qu’il propose tend à réduire les particularités empiriques qui caractérisent les variations régionales. Elle perd de la sorte certaines spécificités et nuances distinguant les trajectoires historiques populistes. En contrepartie, et c’est l’objectif du livre, l’auteur articule les populismes autour d’un point radial qu’est le monopole moral de la représentation afin d’établir une définition et une interprétation claires et critiques du populisme. Qu’est-ce que le populisme ? apparaît donc comme un point de départ théorique et conceptuel pour les recherches s’intéressant au populisme, mais s’adresse aussi à un public plus large désireux de démystifier ce phénomène.