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Le politologue Jean-Marc Piotte propose, dans cet essai, un traitement inédit des changements sociaux de la Révolution tranquille. Normand Baillargeon, qui signe la préface, souligne l’apport important de l’auteur à une réflexion philosophico-historique de la nation québécoise, mais également à l’étude des changements sociaux en général. Cet ouvrage est très accessible, même si les références à certains acteurs et événements de la scène québécoise sont nombreuses et spécifiques. Très bon vulgarisateur, Piotte pourrait s’adresser à un public très large : des gens qui s’intéressent à l’histoire du Québec et à la Révolution tranquille, jusqu’aux universitaires qui voudraient se documenter sur l’évolution des moeurs qui a mené à la laïcisation et à l’émergence de la lutte pour les libertés individuelles.
La thèse principale de l’auteur est que, parallèlement aux changements socioéconomiques de la Révolution tranquille, il se serait opéré, durant cette période (1945-1973), une Révolution des moeurs aux origines distinctes. Cette dernière aurait émergé dans l’ensemble des pays « dotés d’un régime politique libéral et d’une économie industrielle », et serait donc issue d’une mouvance internationale (p. 17). Au Québec, elle aurait été portée par les baby-boomers : génération caractérisée par une négation du devoir de « subordination des individus aux diverses autorités » (p. 18). La Révolution tranquille, bien qu’arrivée simultanément, serait plutôt propre au Québec.
Cette période, aussi appelée les « Trente glorieuses », est définie par une croissance et un développement économiques sans précédent dans les pays occidentaux, et serait née des grandes initiatives économiques et sociales américaines qui ont résulté en des changements profonds dans pratiquement tous les secteurs, dont l’un des principaux aura été la création d’une classe moyenne suivant la hausse importante des revenus – et de la consommation –, tendance que même la crise de 1973 n’a pas pu renverser.
Ainsi, dans « la plupart des pays occidentaux », la Révolution des moeurs se préparait et aurait émergé du monde culturel des années 1950-1960. Cette explosion artistique aurait influencé la jeune génération qui souhaitait se dégager des contraintes sociales imposées à leurs parents. Leur quête de liberté économique, politique, sociale et sexuelle aura eu de nombreux impacts sur leur conception du monde, notamment sur l’avancement du droit des femmes et sur l’émergence d’une société des loisirs.
Piotte décrit le chemin vers ces deux grandes révolutions comme étant empreint de la domination des communautés religieuses sur la vie des Canadiens français, surtout par leur contrôle « [d]es établissements d’éducation, de santé et de services sociaux » (p. 31). À l’époque, la hiérarchisation stricte de ces institutions et le fossé entre l’Église et ses fidèles étaient renforcés par l’obligation des catholiques de respecter les voeux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté. Il n’y avait pas de place pour les libres penseurs, et ce serait justement cette culture du « sacrifice de soi » et de « l’agir par devoir » que les baby-boomers auraient rejetée.
Malgré les apparences, cependant, le clergé et ses supporteurs, de même que les partisans de la contre-culture, n’avaient rien de « blocs monolithiques » (p. 40). Autant l’Église que les laïcs étaient divisés sur la façon d’interpréter les conséquences de ce nouveau courant individualiste et d’y réagir. L’auteur suppose qu’un certain assouplissement a eu lieu, autant de la part de l’Église qui pouvait se montrer plus indulgente que du côté de la jeune génération, par « l’expansion au Québec du mouvement de l’Action catholique […], et [par] l’influence intellectuelle du personnalisme chrétien […] » (p. 40).
En effet, les (jeunes) laïcs chrétiens, par le biais des mouvements Jeunesse étudiante catholique (JEC) et Jeunesse ouvrière catholique (JOC), ne se considéraient aucunement subordonnés à l’Église dans son autorité matérielle : ils défendaient les valeurs chrétiennes, mais ils jugeaient eux-mêmes de leur application, notamment quant à la trilogie des voeux religieux (obéissance, chasteté et pauvreté). L’ouverture, sur les plans social et individuel, s’est transposée également sur les plans moral et spirituel, avec les influences de Jacques Maritain et de la pensée thomiste. Les laïcs chrétiens ont pu, en quelque sorte, adapter la pratique religieuse à l’effervescence sociale des années 1950-1960.
Plusieurs auteurs cités par Piotte présentent les deux « révolutions » indistinctement, liant l’ouverture de l’Église à une certaine stratégie pour le maintien de son autorité sociopolitique, ce à quoi celui-ci s’oppose vivement. Plus encore, il affirme que ces mêmes auteurs (Michel Gauvreau, Jean-Philippe Warren, E.Martin Meunier et Lucia Ferretti) n’ont pas su faire la part des choses entre la Révolution tranquille « typique au Québec » et la Révolution des moeurs « relev[ant] d’un mouvement international » (p. 46).
C’est à partir de ce constat que Piotte tente d’illustrer le contexte socioculturel et politique qui, selon lui, permet de distinguer ces deux grandes séries de changements. Au Québec, la Révolution des moeurs est mue, selon lui, par le phénomène de la libération sexuelle. Il jalonne son « éclatement » en trois phases : la fondation de la revue Parti pris (1963-1968), l’occupation des CEGEP (1968) et la fondation d’une autre revue, Mainmise (1970-1978).
Parti pris a été fondée par cinq jeunes étudiants (André Major, Paul Chamberland, Pierre Maheu, André Brochu et… Jean-Marc Piotte) ayant de fortes racines catholiques, mais qui sont devenus, du moins trois d’entre eux, athées. Poussés par une certaine confiance en la pensée progressiste du moment, ces jeunes souhaitaient partager leur principale critique sociale selon laquelle les dogmes brimaient les libertés individuelles et ralentissaient le progrès social. L’influence de cette revue en avait encouragé plusieurs à faire ce que le clergé avait toujours craint : penser par eux-mêmes. La laïcité a donc été un aspect très important de l’orientation éditoriale de la revue, qui s’opposait également à la vision nationaliste passive de Lionel Groulx. La revue s’engageait effectivement à défendre et à promouvoir la création « d’un Québec indépendant, socialiste et laïque » (p. 56). Piotte explique que Parti pris n’était pas le « porte-parole » ou « l’étincelle » de la Révolution des moeurs, mais que la revue a participé à paver la voie, grâce au partage des valeurs révolutionnaires transmises à travers les critiques sociales dont elle a osé traiter.
Le second phénomène, l’occupation des CEGEP, a directement été influencé par les événements de mai 1968 en France, événements qui ont d’ailleurs été « un point de référence tant pour la jeunesse du Québec que pour celle de plusieurs pays » (p. 58). La JEC n’est pas étrangère aux débats qui ont mené à cette occupation : elle revendiquait la démocratisation de l’éducation, la laïcisation de l’État et un plus grand respect des libertés individuelles.
Finalement, la fondation de la revue Mainmise durant la crise d’octobre 1970 a permis d’élargir l’influence du mouvement de contre-culture de l’époque qui, tout en conservant ses visées révolutionnaires, s’étendait désormais à l’ensemble des préoccupations « sociales, économiques et politiques » (p. 64). Dans le contexte de l’imminence de cette Révolution des moeurs, la revue prônait une conscientisation de l’individualité, ce qui est tout de même paradoxal quand on pense à « l’esprit marxisant » des luttes collectives (et surtout syndicales) de cette même période. Cet affranchissement individuel s’est fait grâce à la libération sexuelle, à la liberté créative (notamment par l’utilisation de certaines drogues), à un éveil culturel, à la fin de l’éducation traditionnelle (même laïque), de même qu’à la fin de l’incursion de l’Église dans la vie sociale et familiale.
À cet effet, l’auteur apporte un point très intéressant : selon lui, les « jeunes radicaux des années 1970 » promouvaient leur mode de vie et de pensée de façon tout aussi dogmatique que l’Église. Pour Piotte, l’adhésion aux valeurs marxistes équivaudrait à la croyance en Dieu ; l’espoir de la création d’une société idéale s’apparenterait à la recherche du Paradis ; et le dévouement de la classe ouvrière, à la charité (p. 72). Ces nouvelles valeurs étaient donc déjà bien présentes dans la société et on a assisté à plusieurs coups d’éclat de féministes radicales, notamment dans le but de dénoncer l’absence de femmes dans les postes d’importance, l’iniquité salariale et la banalisation du sexisme dans la vie sociale et familiale.
Dans sa conclusion, Jean-Marc Piotte fait un lien clair entre l’émergence de la contre-culture principalement basée sur les libertés individuelles et la Révolution des moeurs. Il n’y aurait aucune causalité entre cette dernière, d’ordre socioculturel et moral, et le contexte politique. Le problème avec cette conclusion est le fait que malgré son insistance sur la distinction à faire entre les deux séries d’événements, l’absence de lien entre les deux révolutions n’est pas assez clairement expliquée pour en comprendre la pleine justification. Ainsi, il est très difficile de concevoir une division nette entre les sphères sociales (politique, économique, moral et spirituel), puisque c’est leur influence mutuelle qui a forgé la conjoncture particulière dont il est question. Une nation est à la fois la représentation d’une culture et de valeurs communes, et celle d’une conjoncture politique et économique, qui influence le cadre de leur expression.