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Éloges de l’injustice – La philosophie face à la déraison est l’une des nombreuses publications de Céline Spector. Professeure en philosophie politique à l’Université Paris-Sorbonne, Spector a publié plusieurs ouvrages, notamment sur Montesquieu, par exemple Montesquieu. Liberté, droit et histoire [chez Michalon, 2010), et sur Jean-Jacques Rousseau, dont son plus récent, Rousseau et la critique de l’économie politique (Presses universitaires de Bordeaux, 2017). Ses travaux de recherche portent essentiellement sur la philosophie française du 17e siècle et sur la philosophie politique contemporaine. Éloges de l’injustice s’inscrit dans plusieurs débats contemporains, entre autres ceux portant sur le rapport de la philosophie à la non-philosophie et sur les capacités du libéralisme politique à créer, par-delà les aspirations individuelles, un sentiment d’appartenance à la collectivité.
L’ouvrage qui s’adresse à un lecteur déjà initié se divise en deux temps. Dans les cinq premiers chapitres, Spector propose une généalogie des Objecteurs présents au sein d’oeuvres philosophiques majeures en explorant des auteurs qui les ont mis en scène, tels que Platon, Hobbes, Diderot, Rousseau ou encore Sade. Au sixième chapitre, elle analyse les théories politiques contemporaines, plus particulièrement la théorie de la justice de John Rawls, qui s’inscrit dans le cadre du choix rationnel. Chaque chapitre est précédé d’un intermède relatant, par différents passages de la littérature ou du théâtre classique depuis la Grèce antique, l’omniprésence de la figure de l’Insensé et ses multiples visages au fil du temps.
L’auteure traite des divers éloges à l’injustice qui, à travers l’histoire de la philosophie, ont par la bouche de l’Insensé remis en question les théories philosophiques voulant qu’il soit rationnel d’être juste. Elle y défend notamment l’idée que la théorie du choix rationnel, inscrite dans les théories politiques contemporaines à partir des années 1950, a contribué à la transformation de la figure traditionnelle de l’Objecteur, comprise comme figure de l’altérité, en passager clandestin (free rider) des institutions. Ainsi, plutôt que d’instaurer une forme d’extériorité à la philosophie politique telle que l’a par exemple incarné le sophiste Thrasymaque chez Platon, le resquilleur, dont seul son intérêt n’a de valeur, tend à réduire cette opposition à son comble, transformant du coup le rapport que l’homme entretient avec le monde.
Dorénavant intégré au système, le passager clandestin tente par tous les moyens de tirer le maximum de profits de chaque situation, en y consacrant le moins d’efforts possible. L’enjeu du passage de l’Insensé au resquilleur est de taille, note Spector, puisqu’il menace non seulement la prétention de la philosophie politique dans sa capacité à s’imaginer le monde ; pis encore, il s’attaque ni plus ni moins à l’idée de coopération sociale en nourrissant le fantasme d’une « rationalisation intégrale des individus » (p. 26). Selon Spector, le calcul coûts-avantages accolé à la motivation individuelle risque de rendre les principes de justice trop onéreux pour l’individu qui, croit-elle, est dans l’optique du choix rationnel peu enclin à sacrifier une part de sa liberté pour la « cause commune » (p. 17).
Mais qui est cet Insensé dont elle parle ? À la fois dispositif rhétorique et personnage, ce contradicteur créé par les philosophes eux-mêmes en vue de mettre à l’épreuve leur théorie de la justice figure, selon Spector, leur « dehors possible » (p. 15). Autrement dit, ces « figures du mal politique », comme elle les appelle parfois, traditionnellement placées au « coeur des projets philosophiques et politiques », soumettaient en quelque sorte la philosophie à la critique, ce qui lui permettait non seulement de se renouveler, mais évitait au réel de se rabattre sur lui-même (p. 20 et 24). Tantôt sophistes, tantôt immoralistes ou raisonneurs violents, ces personnages incarnaient cette figure pour qui la fin justifie les moyens. Ils faisaient entendre leur voix en vue de convaincre le théoricien du bien-fondé et de la supériorité de leur posture par rapport à celle du philosophe, et ce, par le recours au dialogue agonistique.
Or, comme Spector tente de le démontrer dans le dernier chapitre de son livre, les nouveaux courants de philosophie politique au 19e siècle ont causé une rupture avec cette tradition dialogique, en n’accordant plus aucun rôle à l’Objecteur, désormais considéré comme dépassé. De façon plus marquée, elle soutient que la théorie de la justice de Rawls a contribué à réduire le mal politique au passager clandestin en misant sur l’intériorisation du principe d’équité. L’injustice dorénavant incarnée par une figure « raisonnable omettant cette vision compétitive, agressive et exclusive de l’humanité » a eu pour conséquence, à son avis, de banaliser le mal (p. 200). Pourtant, rappelle-t-elle, les « figures plus extrêmes du mal politique » telles que le sont le criminel de guerre, le nazi ou le terroriste ne peuvent se réduire à une « erreur de calcul » (p. 213).
En filigrane de sa réflexion sur le rôle de la philosophie politique se cache une brève analyse du libéralisme politique. Par le recours à la pensée de Rawls, elle cherche à démontrer l’échec du libéralisme politique face au défi actuel de l’Insensé, défi qu’elle loge essentiellement chez le terroriste, le fraudeur ou encore le nazi. Les actes terroristes perpétrés en sol français au cours des dernières années ou le scandale des « Panama Papers » ont, selon elle, démontré les failles d’une réduction de la justice à un simple ensemble de procédures tel que le suppose le libéralisme politique.
Cela dit, selon nous la tentative de l’auteure de lier à tout prix cette perte de sens du monde contemporain à l’actualité française est quelque peu maladroite. Sans pour autant réduire le mal à ce seul exemple, Spencer y va parfois d’un raisonnement peu nuancé, en opposant par exemple les « musulmans radicaux » aux « tolérants occidentaux » pour aborder la question du terrorisme en France (p. 232). L’apposition de telles étiquettes pour traiter d’une situation aussi complexe que celle du terrorisme, qu’elle considère par ailleurs « l’hégémonie du paradigme du choix rationnel en philosophie politique », surprend le lecteur (p. 228). Ce type d’association binaire, d’un côté, laisse entendre que l’Occident est composé d’un corps homogène d’individus alors que l’Occident est pluralité ; de l’autre, il tend à réduire cette pluralité et la relation qui caractérise les individus qui la composent à un rapport de force. Sans oublier que plusieurs exemples historiques ou encore tirés de l’actualité démontrent bien que l’Occident n’est pas toujours tolérant à l’endroit de la différence.
Si l’on s’entend sur le constat voulant que la modernité politique ne soit plus arrimée à une finalité – de là, entre autres, la difficulté pour elle de se doter d’un sens de la collectivité et du bien commun –, il devient difficile de suivre l’auteure sur l’idée du seul raffermissement des lois pour répondre aux maux inédits qui menacent le monde actuel. Sans prétendre vouloir fournir de réponse à ces « dilemmes tragiques » (p. 235) dans lesquels elle classe notamment le terrorisme, Spector semble tout de même sensible à l’idée d’un certain raffermissement législatif en disant des djihadistes : « [c]’est à [eux] que le message du Behemot s’adresse et sur [qui] le Léviathan doit faire peser sa menace » (p. 234). Sans prétendre que les fautifs doivent demeurer impunis, il semble insuffisant de répondre à une forme de domination par une autre, soit par le seul pouvoir coercitif de l’État. Le terrorisme n’est-il pas dans une certaine mesure l’une des conséquences de l’exacerbation de cette pensée nominaliste dans laquelle s’inscrit le libéralisme, qui oublie la nécessité pour l’individu d’entrer en rapport actif avec le monde objectif, bref, de développer un sens de la communauté ? Autrement dit, invoquer Hobbes, tel que le fait Spector, n’entre-t-il pas en contradiction avec l’essence même de son propos et de sa critique du libéralisme politique qui tend à associer l’idée de justice à un ensemble de procédures ?
Éloges de l’injustice – La philosophie face à la déraison de Céline Spector, dans sa portion généalogique, est somme toute un ouvrage intéressant. Il présente une synthèse pertinente de plusieurs philosophes qui ont mis en scène la « figure provocatrice » de l’Insensé. Cette cartographie permet de comprendre le rôle dialectique de ces Objecteurs par rapport aux divers débats sociopolitiques de leur époque respective (p. 195). Son invitation à réfléchir sur les différents visages contemporains du Mal et les défis qu’ils posent dans le monde actuel s’avère effectivement nécessaire des points de vue philosophique et politique.