Recensions

Éloges de l’injustice – La philosophie face à la déraison, de Céline Spector, Paris, Seuil, 2016, 235 p.[Record]

  • Karine Régimbald

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L’ouvrage qui s’adresse à un lecteur déjà initié se divise en deux temps. Dans les cinq premiers chapitres, Spector propose une généalogie des Objecteurs présents au sein d’oeuvres philosophiques majeures en explorant des auteurs qui les ont mis en scène, tels que Platon, Hobbes, Diderot, Rousseau ou encore Sade. Au sixième chapitre, elle analyse les théories politiques contemporaines, plus particulièrement la théorie de la justice de John Rawls, qui s’inscrit dans le cadre du choix rationnel. Chaque chapitre est précédé d’un intermède relatant, par différents passages de la littérature ou du théâtre classique depuis la Grèce antique, l’omniprésence de la figure de l’Insensé et ses multiples visages au fil du temps. L’auteure traite des divers éloges à l’injustice qui, à travers l’histoire de la philosophie, ont par la bouche de l’Insensé remis en question les théories philosophiques voulant qu’il soit rationnel d’être juste. Elle y défend notamment l’idée que la théorie du choix rationnel, inscrite dans les théories politiques contemporaines à partir des années 1950, a contribué à la transformation de la figure traditionnelle de l’Objecteur, comprise comme figure de l’altérité, en passager clandestin (free rider) des institutions. Ainsi, plutôt que d’instaurer une forme d’extériorité à la philosophie politique telle que l’a par exemple incarné le sophiste Thrasymaque chez Platon, le resquilleur, dont seul son intérêt n’a de valeur, tend à réduire cette opposition à son comble, transformant du coup le rapport que l’homme entretient avec le monde. Dorénavant intégré au système, le passager clandestin tente par tous les moyens de tirer le maximum de profits de chaque situation, en y consacrant le moins d’efforts possible. L’enjeu du passage de l’Insensé au resquilleur est de taille, note Spector, puisqu’il menace non seulement la prétention de la philosophie politique dans sa capacité à s’imaginer le monde ; pis encore, il s’attaque ni plus ni moins à l’idée de coopération sociale en nourrissant le fantasme d’une « rationalisation intégrale des individus » (p. 26). Selon Spector, le calcul coûts-avantages accolé à la motivation individuelle risque de rendre les principes de justice trop onéreux pour l’individu qui, croit-elle, est dans l’optique du choix rationnel peu enclin à sacrifier une part de sa liberté pour la « cause commune » (p. 17). Mais qui est cet Insensé dont elle parle ? À la fois dispositif rhétorique et personnage, ce contradicteur créé par les philosophes eux-mêmes en vue de mettre à l’épreuve leur théorie de la justice figure, selon Spector, leur « dehors possible » (p. 15). Autrement dit, ces « figures du mal politique », comme elle les appelle parfois, traditionnellement placées au « coeur des projets philosophiques et politiques », soumettaient en quelque sorte la philosophie à la critique, ce qui lui permettait non seulement de se renouveler, mais évitait au réel de se rabattre sur lui-même (p. 20 et 24). Tantôt sophistes, tantôt immoralistes ou raisonneurs violents, ces personnages incarnaient cette figure pour qui la fin justifie les moyens. Ils faisaient entendre leur voix en vue de convaincre le théoricien du bien-fondé et de la supériorité de leur posture par rapport à celle du philosophe, et ce, par le recours au dialogue agonistique. Or, comme Spector tente de le démontrer dans le dernier chapitre de son livre, les nouveaux courants de philosophie politique au 19e siècle ont causé une rupture avec cette tradition dialogique, en n’accordant plus aucun rôle à l’Objecteur, désormais considéré comme dépassé. De façon plus marquée, elle soutient que la théorie de la justice de Rawls a contribué à réduire le mal politique au passager clandestin en misant sur l’intériorisation du principe d’équité. L’injustice dorénavant incarnée …