Abstracts
Résumé
L’article considère les rapports officiels comme des instruments d’action publique déterminant certaines représentations d’un problème public. En comparant la production de rapports en France et au Québec sur le gaz de schiste, il y est démontré que le processus rédactionnel est d’abord contraint par des choix initiaux en termes de mandat et d’organisation, puis que les pratiques consultatives et référentielles des commissions contribuent à définir les significations de la controverse. Ces rapports diffusent ensuite certaines représentations du problème public qui suivent des trajectoires variées en fonction des acteurs susceptibles de porter ces arguments dans le débat public. Le rapport est un instrument de l’action publique grâce à sa capacité à légitimer certaines significations, mais il possède aussi des effets non maîtrisés, telle sa réutilisation hors du cadre du mandat.
Mots-clés :
- gaz de schiste,
- rapport,
- instrument d’action publique,
- problème public
Abstract
The article demonstrates that official reports are policy tools that propagate meanings related to a public problem. Comparing the production of official reports in France and in Quebec about shale gas, it shows that the initial choices in terms of mandate and the organization in charge first constrained the editorial process, then that the committees’ consultation and reference practices contribute to shape the meanings of the controversy. These reports disseminate those meanings, which follow different trajectories depending on the actors able to support them in the public debate. An official report is a policy tool because of its ability to legitimize specific meanings, but it also generates unplanned outcomes such as its reuse outside the scope of its mandate.
Keywords:
- shale gas,
- official report,
- policy tool,
- public problem
Article body
L’article démontre que les rapports officiels sont des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) en analysant le processus de production des rapports sur le gaz de schiste en France et au Québec entre 2011 et 2014. Un rapport officiel est défini comme un support écrit d’information destiné aux décideurs politiques et diffusé dans la sphère publique. Ce genre « rapport » (Née et al., 2017) constitue une catégorie particulière de matériaux sociologiques relativement impensée par les chercheurs en sciences sociales (Dupuy et Pollard, 2009). L’hétérogénéité de leurs usages politiques et de leurs formes rend difficiles à la fois leur regroupement dans une catégorie commune et leur étude comme objet politique, puisqu’ils sont souvent réduits à leur usage instrumental d’aide à la décision. Or, les rapports sont une porte d’entrée fructueuse pour étudier les mécanismes de production de problèmes et de solutions politiques, les stratégies des acteurs qui participent à leur construction et les différentes contraintes encadrant leur rédaction. Nous proposons alors d’utiliser le concept d’instrument d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) afin de réunir plusieurs dimensions nécessaires à l’étude des rapports.
Une partie de la littérature s’intéresse aux contraintes reposant sur l’écriture des rapports pour mettre en lumière la manière dont le choix d’un mandat ou d’un rapporteur (Fournel, 2007 ; Leclerc, 2009) ou encore les objectifs internes et la culture des organisations rédactrices (Goldman, 2005 ; Bijkers et al., 2009) déterminent les possibilités d’expression des rapports. D’autres travaux insistent sur les dynamiques internes de pouvoir s’exprimant lors de la rédaction, afin de souligner la manière dont les rapports sont aussi un enjeu de cohésion interne et de relations hiérarchiques entre services et entre individus (Charvolin, 2003 ; Gayon, 2009). Une partie de la recherche enfin se focalise sur les usages et les effets de l’expertise et des commissions d’experts dans la sphère publique pour mettre l’accent sur, d’une part, leur participation aux processus, diffus et multiples, d’apprentissage (Weiss, 1977 ; Dunlop et Radaelli, 2016) et, d’autre part, leurs usages symboliques en termes de représentation d’une version officielle d’un sujet (Brown, 2004 ; Laroche, 2009), de fabrication de consensus scientifique (Jasanoff, 1990 ; Hilgartner, 2000 ; Bijkers et al., 2009), d’affichage de décision rationnelle (Brunnson, 2002 ; Boswell, 2009 ; Daviter, 2015), de stratégie de confinement (Henry, 2007) ou de délai de la décision (Barthe, 2006). Le rapport naturalise un problème public à travers une dynamique de production d’un constat, de détermination du problème et de proposition de solutions (Gayon, 2009 ; Gilbert et Henry, 2009), ce processus étant lui-même déterminé par un certain nombre de facteurs (individuels, organisationnels ou sociaux). En revanche, peu de travaux ont saisi simultanément les contraintes internes et leurs effets externes, qui plus est de manière comparative. Plus encore, il nous semble important d’appliquer les résultats des études sur l’expertise et ses usages à la littérature grise que constituent les rapports, et non seulement aux productions scientifiques. Nous proposons donc de combler ce manque en analysant la production des rapports officiels sur le gaz de schiste en France et au Québec (Canada). Loin du support neutre d’information, le processus de rédaction d’un rapport doit être envisagé comme un objet politique que nous proposons de saisir comme un instrument d’action publique. Ce concept permet d’étudier simultanément les dimensions stratégiques des rapports, leurs effets dans le débat public et sur l’action publique, et les contraintes reposant sur leur rédaction.
Un instrument d’action publique est « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes et Le Galès, 2005 : 17). Un instrument possède une vie propre puisqu’il n’est aucunement attaché à son script initial et se retrouve opéré par différents acteurs en mesure de s’en saisir (Halpern et al., 2014). Le rapport ne constitue néanmoins pas un dispositif dans le sens où il ne matérialise pas l’action publique, mais il l’opérationnalise en justifiant et en légitimant des discours particuliers. Notre démonstration repose sur quatre éléments de définition d’un instrument. Le processus de rédaction d’un rapport se construit d’abord comme un dispositif technique, puisqu’il repose sur une « configuration d’écriture » (voir Caby et Chailleux, à paraître, pour une présentation du concept), c’est-à-dire l’agencement des multiples contraintes (normes et valeurs implicites et explicites) reposant sur l’écriture en termes de mandat, caractéristiques sociales des rapporteurs, choix de l’organisation et des experts. La rédaction du rapport est ensuite un dispositif social qui légitime les acteurs et structure les publics sur un objet. Les rapports construisent ainsi des représentations et des significations particulières qui cadrent les enjeux du problème à régler. Nous concluons sur les effets des rapports dans la sphère publique et sur l’action publique selon les acteurs qui s’en saisissent.
Notre analyse se base sur trois rapports administratifs québécois (deux du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement et un du Comité d’évaluation environnementale stratégique [CÉES]) et quatre rapports français (deux rapports parlementaires, un de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques [OPECST] et un rapport administratif) rédigés pour encadrer la controverse sur le gaz de schiste entre 2010 et 2014. Notre analyse qualitative de ces rapports fait ressortir le type de mandat accordé, les caractéristiques sociales des rapporteurs et leurs principaux arguments de conclusion, alors que notre analyse quantitative démontre l’orientation prise par les rapports en fonction des individus auditionnés (1100) par les rapporteurs et les sources bibliographiques (1385) mobilisées. Nous avons classé les individus auditionnés selon leur appartenance mentionnée dans les annexes des rapports et regroupé ces appartenances organisationnelles par type d’acteurs. Nous avons procédé de manière similaire avec les bibliographies des rapports en nous rapportant à leurs auteurs. Nous avons enfin catégorisé les sources scientifiques en fonction de la discipline de doctorat de l’auteur principal ou bien de la discipline de la revue (une source est classée comme scientifique si son auteur est rattaché à un centre de recherche ou à une université ; les sources industrielles et administratives rédigées par un docteur ès sciences sont regroupées dans les catégories industrie ou administration).
La controverse sur le gaz de schiste et son inscription dans l’action publique
Alors que le gaz et le pétrole conventionnels sont extraits à partir d’un forage vertical dans une roche réservoir, le gaz et les huiles de schiste nécessitent des forages horizontaux et l’utilisation de la fracturation hydraulique. Les risques associés à cette dernière technique ont soulevé une mobilisation sociale en France et au Québec qui a remis en cause le développement de la filière dans le Sud-Est français et la vallée du Saint-Laurent. Le tableau 1 met en avant les principaux événements de cette controverse. Sur les deux terrains, l’industrie du gaz de schiste est arrêtée, mais ni pour les mêmes raisons, ni avec les mêmes effets.
En France, une mobilisation fulgurante est parvenue à enrôler une majorité d’élus derrière l’opposition à la fracturation hydraulique qui est votée moins de six mois après les premières réunions publiques (Terral, 2012). L’absence d’intérêt politique sur les hydrocarbures et l’efficacité du discours d’urgence porté par les opposants expliquent la célérité de la réponse politique. Les partisans, peu nombreux, cherchent par la suite à ouvrir la voie à des technologies alternatives et à l’exploration, mais se voient réduits au silence face à une opposition continue aux projets de forage qui conduit à l’abandon de la filière en 2017 avec la Loi Hulot. Nous caractérisons la politique française par un cadrage technologique attendu que les enjeux discutés par les différents rapports sont essentiellement liés à la technique de fracturation hydraulique[1] (Chailleux, 2016).
Au Québec, l’industrie est arrêtée par décision du gouvernement de ne pas soutenir son développement, mais aussi par manque de rentabilité, à la suite d’un processus de quatre ans d’audiences publiques et d’évaluation environnementale stratégique (Gendron, 2016). Pour autant, les gouvernements successifs n’ont pas émis d’opposition globale à cette filière malgré une opposition grandissante et plus visible qu’en France. L’encadrement légal de la fracturation hydraulique en 2014 a permis son utilisation pour l’exploration du pétrole de schiste sur l’île d’Anticosti et pour le pétrole conventionnel de Gaspésie (Chailleux, 2017). La capacité de mobilisation territoriale est parvenue à empêcher une industrie localement (Bherer et al., 2013 ; Fortin et Fournis, 2015), sans supprimer d’autres projets ailleurs qui sont désormais encadrés par la Loi sur les hydrocarbures votée en 2016. Nous caractérisons la politique québécoise par un cadrage sur la gouvernance, car si de nombreux aspects sont débattus, la justification finale de ne pas soutenir l’industrie repose sur l’absence d’acceptabilité sociale et de rentabilité engendrée par une gouvernance inadaptée.
Cette controverse est particulièrement intéressante pour l’étude des rapports publics puisqu’elle donne lieu à des publications diverses sur un sujet émergent. L’analyse de la trajectoire des rapports illustre des dynamiques inverses entre la France et le Québec et une contradiction commune dans l’usage qui est fait des rapports. En effet, la production de rapports en France est peu inclusive et suit un cadrage relativement restreint plutôt favorable à l’industrie, tout en étant finalement peu efficace et pertinente pour soutenir l’action publique. Au Québec, les rapports sont plutôt exhaustifs et inclusifs avec un cadrage ouvert des enjeux et relativement critique de la filière gazière, mais, s’ils orientent en partie l’action publique sur le gaz de schiste, leur influence n’est pas déterminante dans l’organisation de l’industrie des hydrocarbures.
Le rapport, un dispositif technique de cadrage explicite et implicite
Le rapport est d’abord un dispositif technique organisé par une configuration particulière de contraintes individuelles, organisationnelles et sociales reposant sur le processus d’écriture (Caby et Chailleux, à paraître). Cette configuration initiale forme un script (Akrich, 1992) qui détermine l’orientation potentielle des conclusions du rapport et cadre les enjeux du problème à traiter. Nous insistons ici sur trois contraintes déterminant le dispositif technique du rapport : son mandat, le choix de l’organisation et les caractéristiques sociales des rapporteurs.
Les commissions analysées reçoivent deux types de mandat que nous qualifions soit d’« ouvert », lorsqu’il autorise une évaluation large des enjeux, soit de « fermé », lorsqu’il restreint la controverse à un spectre minimal d’aspects. Le mandat cadre l’ampleur des enjeux à analyser, mais il ne détermine pas les conclusions, puisqu’un mandat peut être dépassé en fonction de l’autonomie de l’organisation responsable ou de la personnalité des rapporteurs. Au Québec, le gouvernement concède en 2010 un mandat au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) restreint au « développement durable de l’industrie ». La commission Fortin doit « proposer un cadre […] [favorisant] la cohabitation harmonieuse de ces activités avec les populations concernées » et « proposer des orientations pour un encadrement légal et règlementaire » (BAPE, 2011 : 1). Pourtant, la commission renverse son mandat ; dans ses conclusions, elle valide en effet l’incertitude et la précipitation dénoncées par les opposants en se déclarant incapable de répondre à son mandat en l’état des connaissances : « On nous avait dit “en lien avec la population, proposez-nous un règlement”. On a répondu “retournez faire vos devoirs, proposez-nous de l’information”. » (Entretien avec un membre du BAPE, juillet 2014) Suivant les recommandations du BAPE, le gouvernement est contraint de lancer une évaluation environnementale stratégique (ÉES) en mai 2011 durant laquelle un moratoire continue de s’appliquer au gaz de schiste. Le comité d’ÉES a reçu un mandat ouvert sur l’industrie du gaz de schiste intégrant 73 études scientifiques différentes. En 2014, la seconde enquête du BAPE bénéficie d’un même mandat ouvert sur l’industrie qui lui permet de souligner le manque d’acceptabilité sociale, l’absence de rentabilité et les risques technologiques et climatiques. Ainsi, le mandat est un élément de cadrage, mais il ne surdétermine ni l’orientation du rapport, ni l’action publique à suivre.
En France, on observe une précipitation à agir pour éteindre l’incendie de la mobilisation sociale naissante au début de 2011. C’est d’abord une mission administrative qui est mandatée en février, le gouvernement souhaitant garder le contrôle de l’évaluation et obtenir une réponse rapide (un pré-rapport est attendu pour avril). Son mandat est assez large, mais il demeure finalement assez technique dans sa traduction. Face à l’emballement de la contestation en février, les parlementaires se mobilisent en mars par le biais de la commission parlementaire Gonnot-Martin qui permet un état des lieux plus général du problème public. C’est un contrepoint de l’évaluation administrative, mais elle est également rattrapée pas la fulgurance de la mobilisation qui conduit au dépôt de propositions de loi pour interdire les hydrocarbures non conventionnels. Ce sont les travaux de la commission législative Havard-Chanteguet qui modèlent le plus fortement l’action publique française en reformulant le texte de loi débattu sur la fracturation hydraulique en avril 2011. Il s’agit d’un tournant : le rapport cible exclusivement la fracturation hydraulique comme menace (coupable de la controverse) et passe sous silence les problèmes de gouvernance et de modèle de développement dénoncés par les opposants. Le dernier rapport analysé, celui de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), publié en 2013, vise à décrire les technologies alternatives à la fracturation hydraulique et conclut à l’opportunité d’expérimenter la technique interdite pour le bien de l’économie nationale. L’OPECST s’est « autosaisie » de ce sujet face à l’inaction du gouvernement socialiste à engager des expérimentations. Il en ressort qu’un mandat ouvert ne garantit pas non plus une évaluation large des enjeux, et le travail de la commission peut engendrer un rétrécissement du problème.
Le choix de l’organisation responsable de l’enquête détermine ensuite la traduction du mandat. Notre analyse montre une diversité d’organisations mandatées sur ce sujet, les missions pouvant être parlementaires (Gonnot-Martin ; Havard-Chanteguet ; OPECST), administratives (CGIET-CGEDD ; BAPE) ou encore ad hoc (ÉES). Cette diversité permet d’envisager des capacités disparates de traduction du mandat, de liberté vis-à-vis du gouvernement ou d’image publique (et donc de légitimité). Le BAPE est un organisme consultatif largement reconnu comme outil central dans les controverses environnementales et infrastructurelles au Québec et son indépendance est peu contestée (Gauthier et Simard, 2007). Il est dans ce sens presque incontournable. Le cadre du BAPE est néanmoins particulier puisque l’organisme met en oeuvre des consultations publiques pour lesquelles les participants doivent s’inscrire et déposer un mémoire, qu’ils présentent ensuite devant les commissaires. Il ne s’agit pas d’un débat public, il n’y a pas d’échange entre les acteurs, seulement entre les commissaires et les participants. Si le BAPE est légitime, il va en revanche désavouer le gouvernement. Ce dernier cherche ensuite à orienter le processus d’évaluation scientifique, puisque le comité chargé de l’ÉES est un comité ad hoc pas encore encadré au Québec. Cela permet aux gouvernements d’envisager plusieurs scénarii. Alors que, dans sa version libérale (2011), ce comité devait directement conseiller le gouvernement, dans sa version péquiste (2013), son rapport sert uniquement de base au second BAPE. L’image publique de l’organisation mandatée permet donc d’attester de sa légitimité à s’exprimer, tout autant que la fabrication d’un comité ad hoc autorise des bricolages interdits dès lors que le processus d’enquête et de rédaction s’institutionnalise (comme cela sera le cas avec l’ÉES en 2015).
En France, le premier choix du Conseil général de l’environnement et du développement durable et du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET-CGEDD) est un réflexe assez classique d’un gouvernement en manque d’information. Le recours à l’expertise interne lui permet de montrer sa confiance dans l’administration tout en limitant les possibilités de débordement du rapport. Toutefois, la mission conjointe s’avère plus conflictuelle que prévu, car le décalage de culture organisationnelle fragilise le consensus interne entre les rapporteurs issus de l’industrie et ceux de l’environnement. Certains passages du rapport attestent ainsi de conclusions contradictoires sur la marche à suivre face au problème, traduisant les visions différentes des deux ministères de tutelle. Les missions parlementaires sont issues de procédures internes et sont donc déclenchées par les élus eux-mêmes. Les missions parlementaires bipartisanes permettent ainsi de présenter un front uni sur un problème public et d’éviter une surenchère partisane. Contrairement à la mission administrative menée par des techniciens, la mission parlementaire permet d’envisager une évaluation générale, mais aussi plus politique des enjeux, notamment par l’intermédiaire des échanges entre parlementaires concernés par le sujet. L’OPECST en revanche possède une image plus marquée par des liens de proximité avec les industries qu’il est responsable d’évaluer, notamment sur l’énergie nucléaire (Barthe, 2006). On voit ainsi que l’identité de l’organisation modifie la perception des enjeux (techniques ou politiques), mais aussi sa légitimité et sa crédibilité dans le débat public.
Enfin, les caractéristiques sociales des rapporteurs orientent l’analyse et peuvent contredire les objectifs du mandat ou de l’organisation. Les rapporteurs ont toutes sortes de statuts (élus, experts, fonctionnaires, professionnels) et se réclament de profils variés (partisans déclarés, fonctionnaires ou experts neutres, représentants de l’intérêt général). Ces caractéristiques créditent les rapporteurs d’une certaine légitimité et crédibilité et se révèlent importantes pour saisir le type de représentations portées par les rapports et leurs effets. Les commissaires du BAPE sont des fonctionnaires de l’organisme rompus aux controverses et ils souffrent de peu de critiques ad hominem, mais ce n’est pas le cas du comité de l’ÉES et les caractéristiques sociales des membres sont la source principale des critiques. Les opposants dénoncent le fait que sur les onze membres du comité de l’ÉES, huit sont issus de l’administration ou de compagnies gazières. Ils obtiennent finalement la démission du membre de la compagnie Junex qui est remplacé par un membre des Amis de la Terre. Les mêmes opposants critiquent aussi les orientations de l’évaluation :
Dans le groupe de l’ÉES, il y a peu d’expertise en génie géologique. L’expert était [M.] de la compagnie Talisman […] J’ai demandé qui s’occupe des risques de pollution de l’eau ? C’est [M.]. Qui s’occupe des risques de détérioration des puits ? [M.]. Tout ce qui était des enjeux cruciaux, c’était la représentante de l’industrie qui le faisait. Ils étaient onze à l’ÉES, sociologue, fonctionnaires du gouvernement, etc., et ils se sont fiés à la seule personne qui avait un peu d’expertise, qui était de l’industrie, qui a pu orienter le travail en évacuant certaines questions contraires à ses intérêts.
Entretien avec un géologue, juillet 2014
En France, les rapporteurs du CGIET-CGEDD sont des ingénieurs des mines et des ponts. S’ils ne sont pas des spécialistes des hydrocarbures (à l’exception d’un seul d’entre eux), ils posent un regard de technicien sur le sujet. Seize pages sont consacrées au potentiel d’hydrocarbures, 24 aux techniques employées, 11 pages au cadre légal et seulement 7 aux enjeux sociaux et environnementaux qui sont réduits à un besoin d’information et de transparence. Les élus impliqués dans la rédaction des rapports parlementaires sont issus du Parti socialiste (PS) et de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Ils sont soit questionnés directement dans leur circonscription – certains sont aussi maires, élus généraux ou régionaux dans les régions concernées (Philippe Martin est président du Conseil général du Gers), soit impliqués dans les sujets concernant l’énergie depuis des années (François-Michel Gonnot est président du Club énergie et développement), soit des proches d’un dirigeant de parti capables d’orienter les débats vers un objectif prédéfini (Michel Havard est proche de Christian Jacob). Ce qui est le plus remarquable dans le cas français, c’est que certains rédacteurs sont des partisans ouverts de l’industrie s’affichant comme représentants de l’intérêt général, tels que ceux de l’OPECST dont le rapport vise à changer la Loi Jacob. Les caractéristiques sociales des rapporteurs nous enseignent que les profils techniciens ont plutôt tendance à défendre l’industrie ou à réduire le spectre de l’analyse à des questions techniques, tandis que les profils profanes, généralistes ou politiques mettent en perspective le gaz de schiste par rapport à des enjeux de territoires, de climat ou d’environnement, mais aussi de politique partisane. Pour autant, l’appartenance partisane ne semble par contre pas véritablement jouer de rôle dans ce dossier, puisque le clivage est trans-partisan.
Ces caractéristiques « techniques » des rapports contribuent à orienter la définition du problème public. On voit que le mandat, le choix de l’organisation et les caractéristiques sociales des rapporteurs contraignent l’enquête et la production de connaissances. Le rapport est donc un dispositif technique dont on peut déterminer au moins partiellement la configuration ex ante. Mais si ces contraintes rédactionnelles cadrent initialement l’analyse à mener, elles n’en déterminent que partiellement le résultat, puisque la plupart des processus de rédaction intègrent également des dispositifs participatifs que l’on se propose d’analyser comme des dispositifs sociaux qui légitiment les acteurs pertinents à s’exprimer ainsi que les publics visés par le problème public.
Le rapport, un dispositif social de légitimation des acteurs
Un instrument d’action publique est un dispositif social qui structure les relations légitimes entre les acteurs et entre les acteurs et l’administration. Les rapports ont une fonction similaire du fait qu’ils déterminent comment devraient être les relations entre les acteurs pour garantir la clôture de la controverse et qu’ils légitiment certains acteurs à travers un processus consultatif.
Les rapports prescrivent d’abord des types de relations sociales entre les acteurs et, ce faisant, déterminent les acteurs légitimes et leur responsabilité dans la controverse. Dans le premier rapport du BAPE, par exemple, le fonctionnement en silo des ministères des Ressources naturelles et de l’Environnement est décrit comme défavorable à la gestion de l’industrie. Mais ce n’est pas tout, les rapports du BAPE et de l’ÉES critiquent tous la Loi sur les mines. La préséance minière[2] favorise les compagnies exploitantes face aux élus municipaux, aux conférences régionales des élus chargées de déterminer les schémas d’aménagement du territoire, aux organismes de bassins versants ou à la Commission de protection du territoire agricole. Le BAPE milite pour un respect de la pluralité des acteurs. La réforme de la Loi sur les mines de 2013 s’appuie sur ce constat pour rééquilibrer à la marge le rapport de force en faveur des municipalités. De la même manière, l’ÉES pointe les pratiques de l’industrie gazière au Québec comme problématiques par rapport aux meilleures pratiques rapportées ailleurs. À l’inverse, les rapports français tendent à défendre une gouvernance centralisée tout en soutenant une réforme du Code minier afin de favoriser l’information en amont des acteurs locaux. La Commission de suivi sur la fracturation hydraulique, prévue dans la Loi Jacob, soutient aussi une vision centralisée de la décision puisqu’une majorité de sièges est laissée aux services de l’État. À travers les représentations qu’ils diffusent, les rapports définissent, d’une part, le désordre en cours en attribuant une responsabilité à certains acteurs (tel ministère, telle compagnie qui n’a pas su ou pu faire un travail efficace) et, d’autre part, la solution vers un retour à l’ordre en suggérant une réorganisation des relations entre les acteurs (plus d’information descendante et en amont, plus de coopération et de transparence, etc.).
Le processus de rédaction engage ensuite une légitimation de certains acteurs par le biais des pratiques de consultation. Sans présumer de l’effet de ces consultations sur les conclusions des rapports, le choix des publics auditionnés oriente la définition des enjeux à travers le type de représentations perçues par les rapporteurs. Deux politiques de consultation s’affichent : une participation publique au Québec et une participation sélective en France. La sélectivité ou non des auditions légitime certains publics dont l’apport d’information participe au cadrage des enjeux. Pour participer à une enquête du BAPE, un citoyen ou une organisation doit déposer un mémoire résumant sa position et il peut ensuite venir le présenter devant les commissaires. Le BAPE organise des audiences publiques dont le contenu contribue aux conclusions du rapport ; les préoccupations des participants sont partiellement retraduites dans les avis des deux commissions (Fortin et Fournis, 2013 ; 2015 ; Chailleux, 2015). Le tableau 2 montre que durant les audiences de 2010 et de 2014, la majorité des individus auditionnés sont plutôt critiques de la filière gazière. Le premier mandat de 2010 a pourtant appelé un nombre important d’acteurs issus de l’industrie à s’exprimer, alors que le mandat générique de 2014 a mobilisé moitié moins d’acteurs (sans doute démotivés par l’absence de rentabilité économique). À l’inverse, en France, la sélectivité des auditions illustre un biais favorable aux représentations de l’industrie. Les missions Gonnot-Martin et du CGIET-CGEDD s’avèrent être les plus équilibrées (avec tout de même respectivement 42 % et 34,1 % de représentants de compagnies), tandis que la commission Havard-Chanteguet a auditionné 72 % de partisans et l’OPECST près de 50 %. Les personnes auditionnées sont sélectionnées par les rapporteurs. Dans le cas des missions parlementaires, les députés travaillent à partir de listes remises par les ministères, mais aussi de simples rencontres et comme suite à la demande particulière d’un acteur (le président d’une compagnie d’exploration de gaz de houille a demandé par exemple à être auditionné afin de présenter les différences de son activité par rapport à la fracturation hydraulique). Dans le cas français, il y a un fort décalage entre l’ampleur de la mobilisation sociale (nombre de réunions publiques, manifestations, pétitions, courriers d’élus, prises de position publique, etc.) et la place accordée à ces opposants dans les dispositifs d’information de l’action publique qui les jugent peu légitimes.
Les rapports sont donc orientés par la procédure consultative engagée auprès des publics mobilisés. Les prescriptions des rapports en termes de relations entre acteurs sont en adéquation avec les discours des acteurs les plus présents. La relation n’est pas systématique, mais dans notre étude de cas, il existe une corrélation entre le type d’individus auditionnés et le cadrage des enjeux par la commission. On voit ainsi que les rapports sont des dispositifs à la fois techniques et sociaux qui orientent les représentations du problème qu’ils traitent. Ces dispositifs de cadrage font émerger des représentations et des significations particulières du sujet traité dans les rapports.
Le rapport, un processus de définition et de signification des problèmes
Le rapport est un instrument qui diffuse certains types de savoirs et en confine d’autres. Il dit le réel en validant ou non des connaissances et des technologies. Après avoir synthétisé les différentes définitions des enjeux des rapports, nous analysons ce travail de signification par le recours à la bibliographie, afin de souligner comment certaines représentations du problème sont légitimées. « La bibliographie orchestre la reprise des références, des terminologies, des expériences dans un acte qui donne à voir un précédent en les inscrivant dans une lignée. » (Charvolin, 2003 : 15)
Chacun des rapports développe une définition particulière des enjeux à travers un récit ou un énoncé qui désigne des coupables et des victimes, des héros et des publics, détermine un enchaînement responsable du problème et une urgence à agir, et suggère des solutions (Zittoun, 2013). Ces récits structurent l’action publique et orientent les choix (Radaelli, 2000 : 256). Ils fonctionnent comme des scénarii qui rendent compréhensibles les problèmes sociaux et sont ainsi accessibles à l’action humaine. La majorité des rapports développent une séquence similaire conduisant au problème public : la précipitation ou le manque d’anticipation ont conduit à des lacunes d’information qui ont généré des inquiétudes chez les habitants concernés qui réclament ensuite des études d’impact, voire l’abrogation des permis. La solution est alors de développer des programmes de recherche et de réformer la gouvernance pour permettre le développement du gaz de schiste. Toutefois, tous les rapports ne pondèrent pas les responsabilités de la même manière, ni ne suggèrent la même hiérarchie de solutions. Au Québec, le premier récit du BAPE est mis en oeuvre quant à l’évaluation de la filière, mais la critique de la gouvernance, pourtant centrale, ne produit que peu d’effets (réforme de la Loi sur les mines de 2013). C’est pourtant ce récit qui est repris dans les autres rapports pour expliquer la situation, puisque le cadre de gouvernance est responsable de la situation de blocage pour laquelle peu de solutions sont proposées afin de permettre le développement de la filière : « Dans le contexte actuel, compte tenu du prix du gaz naturel sur le marché nord-américain, du niveau des redevances en place et de l’inclusion du carbone dans les coûts, le Comité constate que du point de vue de la valeur sociale, le contexte n’est pas favorable au développement de la filière au Québec. » (CÉES, 2014 : 245) Ainsi, le récit des rapports québécois conduit à désencastrer le problème du gaz de schiste pour en faire un enjeu global de réforme de la gouvernance des ressources naturelles et des territoires et de transition énergétique, ce qui ouvre la controverse plus que cela ne permet sa résolution. En France, le récit principal suggère plutôt que les risques technologiques sont limités et la responsabilité de la controverse est imputée au manque d’information en amont du processus[4] et à l’émotion suscitée par la diffusion du film Gasland[5]. Plus encore, la solution par l’intermédiaire de la recherche ne vise pas tant une évaluation comme celle réalisée au Québec, mais plutôt l’expérimentation de la fracturation hydraulique et l’exploration du sous-sol pour déterminer l’ampleur des ressources. Ainsi le CGIET-CGEDD conclut qu’il « serait dommageable, pour l’économie nationale et pour l’emploi, que notre pays aille jusqu’à s’interdire, sans pour autant préjuger des suites qu’il entend y donner, de disposer d’une évaluation approfondie de la richesse potentielle » (Bellec et al., 2012 : 73). Les propositions les plus fortes des rapports ne concernent pas une réforme de la gouvernance mais une évaluation des ressources et des techniques durant une période de moratoire, ce que reprend le texte de la Loi Jacob. Le récit français a donc tendance à confiner la controverse, à la découper en phases (d’abord l’exploration des ressources, ensuite une estimation économique et après un débat sur les risques) pour mieux permettre sa clôture. Ainsi, partant d’un constat relativement similaire, on peut résumer les propositions de solutions à un cadrage large sur la gouvernance au Québec et à un cadrage restreint sur la technologie et les ressources en France. Ces choix de cadrage peuvent être mis en avant à travers l’analyse des références de chacun des rapports.
Le référencement ou non d’une source est un choix éminemment politique puisqu’il valide ou non la pertinence d’une information aux yeux des décideurs. On constate une diversification des sources au Québec et une sélection en France. Ce choix est contraint par l’ensemble des points discutés jusqu’à présent : caractéristiques sociales des rapporteurs, culture organisationnelle, dispositifs consultatifs et, bien entendu, le mandat. On voit d’abord dans le tableau 3 la corrélation entre les individus auditionnés et le type de documents cités, puisque les commissions ayant auditionné le plus de représentants de l’industrie sont aussi celles qui citent le plus leur documentation. On voit aussi en comparant les tableaux 2 et 3 que les commissions québécoises voient décroître la participation de l’industrie et s’accroître celle des ministères, notamment du fait de la diversification des expertises administratives reconnues légitimes à éclairer le problème du gaz de schiste. Les commissions québécoises ont ensuite bénéficié d’un temps de travail plus long qui leur permet de mobiliser une bibliographie plus exhaustive que les comités français travaillant dans l’urgence (ce point peut aussi être mis au crédit de la culture des controverses du BAPE qui développe son expertise depuis la fin des années 2000). On remarque aussi la part de références scientifiques avec deux rapports qui sortent du lot : celui de l’ÉES avec 60,9 % de sources scientifiques et celui de l’OPECST avec 45,2 %, ce qui répond à leur mandat respectif d’évaluation objectivée par la science des enjeux de la controverse, ce que Corinne Gendron (2016) nomme la « science pacificatrice ». Mais alors que le CÉES semble rejeter la documentation partisane (association et industrie), l’OPECST se réfère aux compagnies pour évaluer les technologies alternatives (18,9 %). Alors que l’OPECST est constitué d’élus aux profils techniciens, le CÉES, malgré sa composition hétérogène, met en oeuvre un protocole scientifique de revue de la littérature. Ainsi, le choix des sources est un indicateur pertinent pour montrer le type de cadrage opéré par les commissions d’enquête et d’information.
L’orientation du cadrage du problème public est encore plus claire lorsque l’on étudie uniquement le type de références scientifiques selon l’origine disciplinaire des sources (tableau 4). On voit une variété de disciplines s’exprimer dans le cas québécois, tandis qu’en France ce sont principalement les géosciences qui sont légitimées. D’une situation initiale dominée par les géosciences, l’expansion de la controverse se traduit par le caractère interdisciplinaire des évaluations menées par le comité ÉES et la seconde commission du BAPE. On note la part des sciences sociales (17,7 %) dans l’analyse du BAPE en 2014 en accord avec un cadrage sur la gouvernance, renforcé par la hausse des références en santé publique (6,2 %) insistant sur les risques sanitaires, ainsi que la part de l’économie (16,8 %) qui vient critiquer la rentabilité. À l’inverse, en France, le cadrage technologique s’exprime par un recours systématique aux géosciences et à l’ingénierie comme disciplines phares dans la résolution des problèmes. Combinées, les deux disciplines représentent plus de la moitié des références, près des trois quarts dans le cas de l’OPECST. La sélection des disciplines scientifiques légitimes est produite à la fois par l’organisation et par les rapporteurs dont le choix de sources scientifiques peut aboutir à des conclusions opposées. Par exemple, les rapports de l’ÉES et du BAPE contredisent directement les propos de l’OPECST au regard de la controverse sur les émissions fugitives de méthane. Les premiers en font un obstacle majeur à l’industrie, car ces émissions contribuent de manière importante aux gaz à effet de serre, tandis que l’OPECST ne retient que des études qui minimisent ces émissions. Les choix disciplinaires opérés confirment le type de cadrage promu par les rapporteurs : la focale sur les géosciences défend un cadrage technologique en France, tandis que la diversification soutient un cadrage plus ouvert au Québec.
Les rapports sur le gaz de schiste ont montré comment leurs caractéristiques soutenaient certaines significations et représentations du monde. Ces rapports n’informent pas seulement la controverse, ils la forment en définissant le problème et sa solution. Le cadrage technologique français s’appuie sur une série de rapports se focalisant sur la fracturation hydraulique et minimisant le débat sur l’opportunité d’une « filière hydrocarbures » en France, sur sa gouvernance et son rapport à la transition énergétique. À l’inverse, le cadrage québécois sur la gouvernance ouvre plus de portes et permet à une variété d’aspects de la controverse de prendre pied dans le débat public. Ces rapports ont toutefois des effets différenciés sur l’action publique en fonction de la capacité de certains acteurs à les utiliser.
Le rapport, une ressource différemment mobilisée par les acteurs
La matérialisation des effets des rapports dans l’action publique n’est pas évidente à observer hors d’une relation directe entre une publication et une décision politique basée sur une argumentation similaire. Nous proposons d’analyser ces effets selon trois temporalités pour distinguer ceux qui suivent le lancement de la commission, la publication du rapport, et de manière différée. Nous soulignons de manière transversale que les instruments « se développent en interaction avec les acteurs qui les utilisent » (Lascoumes et Simard, 2011), c’est-à-dire en analysant comment les rapports sont façonnés par les publics en capacité de s’en saisir.
D’abord, les rapports ont des effets sur l’action avant même leur publication par le simple fait de leur commande. On peut distinguer synthétiquement trois effets : repousser la décision politique, confronter des points de vue et mobiliser certains acteurs. Le déclenchement d’une mission d’information est d’abord, de l’aveu même de certains responsables ministériels, un moyen de gagner du temps face à un problème complexe. Le lancement de la mission du CGIET-CGEDD remplit cette fonction en France ; en effet, au-delà d’informer les décideurs par l’intermédiaire de cette commission, le gouvernement espère retarder la prise de décision et réduire les contestations qui s’expriment. La production d’un rapport est ensuite une scène de confrontation des points de vue (Ollivier-Yaniv, 2017). Les commissions du BAPE permettent de réunir l’ensemble des acteurs mobilisés sur le sujet. Dans ce sens, le travail des commissions permet de cartographier les acteurs, de mesurer l’ampleur des publics mobilisés et de comprendre les coalitions en formation. Cet usage est favorisé par la pratique d’audiences publiques. Enfin, le lancement d’une commission permet de mobiliser certains acteurs. Les commissions françaises Havard-Chanteguet et, de manière encore plus claire, de l’OPECST, ciblent un public de compagnies pétro-gazières. À travers leurs travaux, elles mobilisent ces acteurs jusqu’alors dispersés. Ainsi, dès sa commande et durant sa rédaction, un rapport produit des effets sur l’action publique et collective puisqu’il modifie les stratégies des acteurs et génère des attentes en dehors de l’information qu’il porte.
Ensuite, les rapports ont des effets sur l’action publique à leur publication qui s’avèrent, dans notre cas, assez contrastés. Ils servent principalement à légitimer les décisions qui sont prises soit par un découpage politique de certains éléments de conclusion, soit dans la démonstration du processus rationnel dont ils sont porteurs. Mais ils peuvent aussi simplement n’avoir aucun effet. Les rapports français sont dans l’ensemble assez favorables à poursuivre l’exploration du gaz de schiste et à évaluer les risques liés à la fracturation hydraulique. La Loi Jacob répond quant à elle au besoin politique de calmer la situation sociale à travers une interdiction. Pour autant, elle reste ouverte à l’expérimentation et prévoit une Commission de suivi chargée de réévaluer les risques annuellement. Ainsi, la contradiction n’est pas si flagrante en France entre les rapports et l’esprit de la loi. Les rapports viennent justifier la position initiale des services administratifs qui est de défendre le caractère ordinaire des permis de gaz de schiste tout en montrant que ce constat est partagé par de nombreux acteurs et découle de procédures rationnelles d’enquête et de débat argumenté (Brunsson, 2002). Cependant, la publication des rapports Gonnot-Martin (2011), du CGIET-CGEDD (2012) et de l’OPECST (2013) n’a pas d’effet direct sur la politique publique décidée en 2011, puisqu’ils arrivent après l’adoption de la loi. La dureté de l’interdiction qui s’applique en France depuis 2011 n’est due qu’au rapport de force institué par les opposants et leur capacité à bloquer l’application complète de la loi[6]. En France, les rapports informent peu l’action publique sur le gaz de schiste qui est déterminée par des rapports de force entre ministères et entre coalitions d’acteurs (Zittoun et Chailleux, à paraître). Au Québec, les deux rapports du BAPE et celui de l’ÉES justifient l’abandon de la filière par le gouvernement de Philippe Couillard en 2014. Le BAPE de 2014 pointe l’absence d’acceptabilité sociale et de rentabilité comme freins majeurs à la filière tout en soulignant également certains risques technologiques et climatiques. Mais si les libéraux acceptent d’abandonner le gaz de schiste, c’est surtout que le prix du gaz naturel a chuté à moins de quatre dollars alors qu’il était à douze dollars en 2009. Ces derniers dissocient d’ailleurs l’exploration du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent et la fracturation hydraulique. La technologie fait l’objet de la réforme du Règlement de protection des eaux et de leurs prélèvements en juillet 2014, qui prévoit une utilisation très restreinte de la technique dans les zones habitées mais plus souple dans les zones peu denses. Le BAPE est alors un élément de justification, mais il ne détermine pas l’action publique sur la filière des hydrocarbures.
Les rapports participent enfin à un processus politique et cognitif plus large et différé et sont utilisés par des acteurs autres que les mandataires. En effet, les rapports ont des effets symboliques dans le sens où ils sont aussi des ressources pour légitimer le discours de certains acteurs et leur position, et qu’ils participent à créer des récits de politiques publiques (Radaelli, 2000) hors de leur mandat initial. La portée de ces effets symboliques est déterminée par la capacité d’acteurs à se saisir du contenu des rapports et à l’utiliser comme ressource politique. En France, une coalition de partisans regroupant des centres de recherche spécialisés et quelques parlementaires a mis en oeuvre plusieurs tentatives de réouverture de la controverse depuis 2012 sur la base de la production de rapports. Ils demandent l’application pleine et entière de la Loi Jacob, c’est-à-dire l’expérimentation et l’évaluation annuelle de l’interdiction. Ils ont bénéficié du soutien du ministère de l’Industrie entre 2012 et 2014 lorsque ce dernier a commandé un rapport sur la fracturation au fluoropropane. C’est cette coalition qui va utiliser un rapport comme celui du CGIET-CGEDD pour valider ses positions, et le rapport de l’OPECST est une émanation de son travail. Cette coalition utilise d’autres rapports comme ceux de l’Académie des sciences en 2013 et de l’Institut Montaigne en 2014. Une partie des rapports officiels est donc une ressource cognitive pour les partisans français afin d’orienter l’action publique à l’intérieur des commissions pour contrer l’échec subi à l’extérieur. Grâce à la production de rapports, ces acteurs maintiennent visible un récit particulier qui fait de l’exploration des hydrocarbures un objectif politique. Au Québec, ce sont au contraire les opposants qui mobilisent les rapports pour légitimer leur discours contre un gouvernement plutôt en soutien de l’industrie. Toutefois, les rapports sur le gaz de schiste n’ont qu’une portée restreinte sur l’action publique relative aux hydrocarbures. S’ils légitiment le discours des opposants sur le gaz de schiste, leurs conclusions ne sont pas transférées aux autres dossiers sur les hydrocarbures. En effet, les opposants n’ont su empêcher ni l’encadrement de la fracturation hydraulique en 2014, ni le vote de la Loi sur les hydrocarbures en 2016. Le gouvernement péquiste avait dès 2013 promu l’exploration du pétrole de schiste sur Anticosti en la dissociant de la controverse sur le gaz de schiste. Un processus d’ÉES a aussi été engagé sur Anticosti (2014-2016) et sur la filière hydrocarbures (2014-2016), ce qui a nécessité une implication des opposants et abouti aux débats sur la Loi sur les hydrocarbures de 2016. La question des hydrocarbures a aussi été mobilisée dans les débats sur l’énergie de 2014 (rapport Lanoue-Mousseau) et ceux de 2015 qui soutiennent le vote de la politique énergétique 2030 dans laquelle les hydrocarbures se font une place. Dans l’ensemble, la profusion des débats importants et la production de rapports au Québec engendrent une multiplication des arènes de luttes qui a tendance à épuiser le mouvement militant. Les rapports ont des trajectoires variables ; alors que le rapport Lanoue-Mousseau s’orientait vers la fin du pétrole, les libéraux l’écartent pour mieux faire revenir les hydrocarbures dans le « mix énergétique ». L’investissement des opposants dans le travail des multiples commissions ne produit qu’un retour limité en termes de légitimation du discours, puisque les orientations législatives récentes laissent penser au développement des hydrocarbures au Québec.
Le rapport est un instrument qui ne parvient à être efficace que s’il est utilisé habilement par des acteurs. Sans valorisation extérieure, le rapport demeure lettre morte. Notre étude de cas fait voir que ce sont les acteurs mis en position de faiblesse dans le débat public qui utilisent le rapport comme outil de légitimation de leur discours avec des résultats mitigés. Les rapports ont ainsi des usages variés, dont certains sont éloignés du script initial des rapporteurs. La question des effets des rapports est large, puisqu’au-delà de la simple détermination d’une politique publique, ceux-ci engagent de multiples stratégies et usages qui vont du délai de la décision à l’orientation du cadrage ex ante, en passant par un dispositif cognitif ou de légitimation de discours ex post.
Le rapport, un instrument d’action publique
Le processus de construction d’un rapport administratif, parlementaire ou d’experts constitue, au même titre que la mise en oeuvre d’un nouveau logiciel (De Larminat, dans Halpern et al., 2014) ou d’un projet urbain (Pinson, dans Lascoumes et Le Galès, 2005), un dispositif social et technique qui projette sur la politique publique une certaine représentation du réel et influence les pratiques des acteurs. Nous avons mis en avant trois arguments principaux défendant cette thèse.
Les rapports sont d’abord structurés au fil d’un processus de rédaction contraint par des normes et des valeurs, dont le mandat, le choix de l’organisation et les caractéristiques sociales des rapporteurs. La mise en lumière des stratégies consultatives et référentielles des commissions de travail a montré en quoi ce processus était révélateur de l’ordre sociotechnique soutenu par les auteurs du rapport. Ces configurations d’écriture structurent une représentation des publics et des acteurs légitimes du débat.
Les rapports soutiennent ensuite certaines représentations et significations. Le processus d’écriture opère un tri dans la somme d’information et de connaissances disponibles sur le sujet. Ces choix conduisent à opérationnaliser un cadrage à travers un certain récit d’action publique déterminant la séquence de construction du problème et les solutions envisagées.
Enfin, le rapport doit trouver un public habilité à le porter. Cette opération modifie souvent l’objectif premier du rapport qui peut être découpé, extrapolé, voire transformé. Cette question nous a permis de souligner des usages diversifiés des rapports ; ceux-ci peuvent avoir des effets dès leur commande, à leur publication, et de manière différée. L’absence de portage politique durant chacune des phases conduit généralement à des effets limités.
Si l’on souhaite prendre au sérieux le sens des discours et la production de connaissances (Céfaï, 2007), l’intégration d’outils narratifs dans l’analyse des politiques publiques nous semble pertinente. Tout comme les autres types d’instruments d’action publique, l’analyse fine et argumentée d’un rapport apparaît heuristique pour expliquer les déplacements et les mutations de la controverse et de son cadrage dans l’action publique.
Appendices
Annexe
Annexe 1. Synthèse des rapports
Note biographique
Chercheur au laboratoire PASSAGES (UMR5319), rattaché à E2S UPPA (Energy and Environment Solutions de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour), et chercheur associé au Centre Émile Durkheim (UMR5116), Sébastien Chailleux a soutenu sa thèse en 2015 sur les cadrages et les débordements de la controverse sur les hydrocarbures non conventionnels en France et au Québec. Ses publications portent sur le rôle de la production de connaissance dans les controverses sociotechniques (dans Revue internationale de politique comparée et Critical Policy Studies), sur le changement de l’action publique (dans Vertigo), ainsi que sur le débat public et la transition énergétique (dans The Extractive Industries and Society et dans plusieurs chapitres d’ouvrages collectifs).
Notes
-
[1]
De manière intuitive, on peut penser que la controverse sur le gaz de schiste est une controverse technique sur les risques technologiques issus de la fracturation hydraulique. Or, la sociologie des sciences (par exemple Jasanoff [2005] sur les OGM ou encore Latour [1992] sur le projet de transport en commun Aramis) suggère de dépasser la frontière entre science et politique, nature et culture, pour envisager ces controverses comme un assemblage de relations sociotechniques. La technologie de fracturation hydraulique est au coeur de la controverse, mais sa résolution par la technique n’est en rien évidente ou légitime. Les analyses produites au Québec démontrent bien que derrière l’industrie gazière de multiples enjeux émergent : régulation, développement des territoires, économies locale et nationale, inégalités sociales, climat, etc.
-
[2]
La préséance minière place la législation minière comme hiérarchiquement supérieure aux autres lois et règlements.
-
[3]
Cette catégorie regroupe les organisations gouvernementales et parlementaires étrangères telles que le Département américain de l’énergie, les organismes de régulation pétrolière de l’Alberta ou du Texas.
-
[4]
Sur ce point, la ministre de l’Écologie, Nathalie Koscuisko-Morizet, propose précisément d’inclure la participation du public lors de la délivrance de permis d’exploration par l’intermédiaire d’une réforme du Code minier qui doit débuter fin avril 2011. Mais son récit est étouffé par celui qui fait de la fracturation hydraulique le noeud du problème.
-
[5]
Documentaire militant réalisé par Josh Fox en 2010.
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[6]
L’alliance des écologistes au gouvernement socialiste (2012-2017), la vigilance des ministres successifs de l’Écologie et la capacité de nuisance des opposants ont permis d’obtenir le soutien du président Hollande qui déclare en 2013 qu’aucune exploration n’aura lieu durant son mandat et qu’il ne mettra pas en place la commission de suivi (Zittoun et Chailleux, à paraître). Le vote de la Loi Hulot (2017) met fin à toute tentative de rouvrir le débat par les technologies alternatives et prévoit la fin de l’exploitation des hydrocarbures en France d’ici 2040.
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