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Avec la publication de L’ordre hiérarchique international, la collection « Relations internationales » des Presses de Sciences Po se dote une fois de plus d’un opus aussi passionnant qu’érudit, dont l’ambition pédagogique est de donner à voir les effets d’intelligibilité que la sociologie de Pierre Bourdieu permet de formuler sur la nature et les fondements de la hiérarchie mondiale. Nul autre que Vincent Pouliot ne pouvait, avec une telle clarté de vue et une limpidité remarquable, mettre à la disposition d’un public francophone une vision aussi schématique du mécanisme de production de la hiérarchisation des États à l’échelle internationale. Auteur d’un vaste corpus d’études sur la théorie des pratiques dans le champ des relations internationales et instigateur d’une entreprise féconde de raffinement de la pensée constructiviste au sein de cette même discipline, Pouliot se propose ici d’approcher la question hiérarchique à partir du point d’observation de ce qu’il nomme à plusieurs reprises « la salle des machines de la politique mondiale », c’est-à-dire les pratiques de la diplomatie multilatérale.
Partant du constat de l’inégalité des rapports internationaux à la table des négociations multilatérales et d’un profond malaise vis-à-vis d’une lecture dominante essentiellement centrée sur les ressources matérielles des États, l’auteur engage dès les premières lignes de son ouvrage une discussion sur l’espace social international en axant son analyse autour des modes de stratification et de différentiation étatique au sein des organisations internationales. Selon lui, cette structuration hiérarchique serait à la fois relationnelle et dynamique : le rang positionnel et symbolique de chaque État n’existerait pas en soi, mais bien en comparaison de leur « compétence (diplomatique) pratique » sur le terrain, laquelle comparaison entraînerait des luttes de légitimation de rang et, donc, des rapports de force fluctuants, en constante évolution.
Cette thèse est savamment défendue en quatre chapitres distinctifs portant chacun sur un type de structures sociales (les interactions situationnelles, les logiques relationnelles, la disposition des agents à incarner leur État et les stratégies positionnelles des capitales) qui contribuent, de l’avis de Pouliot, à forger les ordres hiérarchiques internationaux. La démonstration de cette proposition s’appuie plus particulièrement sur une étude de cas des pratiques diplomatiques déployées par les représentations permanentes auprès de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
Le premier chapitre interroge les interactions inter-groupales comme pratiques constitutives de l’ordre hiérarchique. En exécutant quotidiennement leurs tâches professionnelles, les diplomates détachés contribuent à faire émerger « un monde doté de sens » (p. 37) dont les codes sociaux, sorte de règles du jeu, se doivent d’être maîtrisés afin qu’ils puissent parvenir habilement à leurs fins. Cette capacité pratique est de nature, selon l’auteur, à susciter une lutte incessante des agents diplomatiques pour la légitimation de leur compétence parmi leurs homologues. La distinction hiérarchique des rôles et des rangs découlerait donc de « jeux de coulisses » (p. 46) visant le plus souvent à dominer la salle de négociations à sa guise et à se montrer plus rusé que son adversaire. Ainsi, pour le diplomate en mission, il ne s’agit pas simplement de connaître les procédures, mais de bien connaître ses interlocuteurs et de maîtriser son sujet.
L’ouvrage aborde dans un second temps la question des logiques relationnelles des professionnels exerçant dans les missions permanentes, structurés en « clique de la diplomatie multilatérale » (p. 61). Pouliot estime que la taille d’une représentation permanente, ses connexions avec le monde extérieur, la densité de ses liens et la présence en son sein d’une position distinctive sont les principales caractéristiques qui façonnent les logiques pratiques des diplomates en distribuant le champ des possibles. À l’ONU, l’une des principales logiques structurantes de la diplomatie multilatérale est la « dynamique de clans » (p. 77) qui procède du besoin de coalition et d’intermédiation, comme dans le cas des sous-groupes régionaux ou du mouvement des non-alignés. L’OTAN affiche pour sa part une configuration diplomatique moins morcelée et une logique tendant au consensus, d’où le rôle important « d’intermédiaire honnête » et de « gardien de la parité entre les États membres » (p. 94) attribué au secrétaire général de l’organisation militaire.
Une analyse micromécanique des ordres hiérarchiques internationaux est menée dans le chapitre suivant à travers la disposition des diplomates à incarner leur propre État. À ce stade, l’auteur introduit la notion du « sens de sa place » (p. 99) du diplomate, qu’il qualifie comme une capacité professionnelle « à tirer parti du statut et de la réputation de son pays, tels que reconnus par les pairs, tout en compensant ses faiblesses » (p. 100). Pouliot explique que le plus souvent le diplomate détaché demeure tributaire du statut de l’État qu’il représente. Entendu comme un sens du jeu, le sens de sa place permet à l’individu incarnant l’État de poursuivre son travail en se situant dans une distribution essentiellement relationnelle de rangs et de rôles. Par exemple, les politiques antimilitaristes du Japon profiteront à un diplomate japonais tel un atout lors d’une négociation ou d’un débat sur le désarmement nucléaire. Dans le même ordre d’idées, l’excellente réputation financière de l’Allemagne permettra à un diplomate allemand de bénéficier d’une certaine crédibilité lors de négociations concernant les budgets.
La quatrième partie de la monographie est consacrée aux stratégies positionnelles des États : selon les contributions monétaires au fonctionnement des missions diplomatiques, les ressources allouées à celles-ci et les prises de position instruites par les chancelleries nationales, la marge de manoeuvre des diplomates varie et influe concomitamment sur l’ordre hiérarchique étatique. Sur le terrain, Pouliot avance toutefois que cette structure prend des formes différentes selon l’organisation étudiée. En ce qui concerne l’OTAN, les États qui appartiennent aux échelons supérieurs sont le plus souvent des initiateurs politiques, alors que les bloqueurs occupent la base. Quant à la hiérarchie onusienne, elle privilégie quasi systématiquement les États dont les missions permanentes sont les plus grandes.
Pouliot conclut de manière convaincante son exposé par une fine révision de la notion de hiérarchie qu’il perçoit en premier lieu comme un effet collatéral des pratiques diplomatiques. Pour le sociologue français, la hiérarchie ne saurait en outre être conceptuellement affiliée à la notion d’autorité, puisque l’architecture hiérarchique implique « une certaine forme de consentement ou d’accord » (p. 171). Elle doit être comprise comme un système social organisé dont les principes de nivellement sont socialement construits et historiquement contingents. La hiérarchie se consolide enfin à travers les dispositions des agents diplomatiques à prendre toute la mesure du sens de leur place dans le jeu multilatéral.
L’un des nombreux intérêts de cette publication consiste dans l’effort fourni par l’auteur pour exposer les potentialités que peut présenter la sociologie bourdieusienne dans une étude des ressorts de l’ordre hiérarchique mondial. À cet égard, Pouliot invite de façon très stimulante à sonder des avenues qui n’ont pas été pleinement explorées – à partir des catégories d’analyse (champs, habitus, sens pratique, illusio, reproduction des hiérarchies sociales) qui lui sont chères. Ces emprunts se révèlent d’autant plus bénéfiques pour l’esquisse d’une théorie de l’ordre international que l’auteur finit par pousser en fin de course sa réflexion autour de la notion, selon lui plus tangible, « d’hétérarchie » (p. 174) : l’espace social mondial ne consacrerait pas l’existence d’une configuration hiérarchique unique, mais bien plutôt d’une pluralité de différenciations hiérarchiques – non seulement selon les organisations internationales concernées, mais également selon les secteurs d’intérêts prioritaires des États à l’intérieur de celles-ci.
Une autre qualité de cette monographie est la présence en fin d’ouvrage d’une annexe méthodologique permettant d’accompagner le lecteur dans les méandres du laboratoire de recherche du chercheur. Outre les choix méthodologiques, y sont également passés en revue les aspects ontologiques et épistémologiques soutenant l’édifice théorique proposé par Pouliot. L’exposition par ce dernier de l’analyse de correspondance multiple à laquelle il s’est conformé est éloquente en la matière et ne manquera pas de susciter l’intérêt de jeunes chercheurs qui souhaiteraient reproduire une recherche similaire sur un autre cas d’étude.
Pour pertinente et concise qu’elle soit, l’étude de Vincent Pouliot ne demeure pas exempte de toute critique. Sa lecture exclusivement régalienne des relations internationales réduit à son détriment le spectre analytique : en ne se focalisant que sur les représentations permanentes et les agents diplomatiques, l’auteur fait abstraction de la diversité des intervenants dans ladite « lutte de rangs » à laquelle se livreraient les entités étatiques : Quel poids attribuer au pouvoir médiatique ou à la société civile ? Quid des entrepreneurs de politiques et autres groupes de pression ? Par ailleurs, la simple joute diplomatique ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte des luttes politiques et des rapports de domination qui se jouent au sein des organisations internationales.
On pourra également regretter, à l’ère d’une certaine désoccidentalisation du monde, que le spécialiste des relations internationales n’ait pas cherché à tester davantage ses hypothèses sur un cas d’étude hors Occident : l’Union africaine et la Ligue arabe ou l’Organisation de coopération de Shanghai – pour ne nommer que celles-là – auraient peut-être fourni des terrains de recherche susceptibles de susciter des résultats plus contrastés. L’architecture organisationnelle ne serait-elle pas également complice dans la stratification des statuts et des rangs sur la scène internationale ?
Ces deux réserves ne concernent que le cadrage de l’approche et n’enlèvent rien à la valeur intrinsèque de la recherche, ni à l’intérêt des hypothèses formulées et à la rigueur avec laquelle leur validité est éprouvée.
S’adressant plus particulièrement à un public de chercheur·e·s déjà bien au fait de la terminologie et de l’intellection bourdieusienne, l’analyse méticuleuse de Vincent Pouliot habilite en définitive une véritable vision socio-professionnelle de l’ordre international.