Recensions

Deux économistes à contre-courant : Sylvia Ostry et Kari Polanyi Levitt, de Michèle Rioux et Hughes Brisson, avec la collaboration de Philippe Langlois, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Politique mondiale », 2018, 128 p.[Record]

  • Samuel Bédard

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Alors qu’en marge de la renégociation des termes du libre-échange avec le Canada et le Mexique, les États-Unis brandissent le spectre d’une guerre commerciale, la parution, en mai 2018, de Deux économistes à contre-courant arrive à point nommé. La professeure Michèle Rioux et le chercheur indépendant Hughes Brisson se sont habilement saisis de l’incertitude planant actuellement sur la politique étrangère canadienne pour jeter un éclairage nouveau sur Sylvia Ostry et Kari Polanyi Levitt. Appréciable tant pour son historicité que son actualité, l’ouvrage fait la rétrospective des débats qui ont marqué l’économie politique du vingtième siècle, à partir du récit de celles qui, dès les années 1980, ont pressenti les débâcles de la mondialisation. Condensé en une centaine de pages, le livre fait un tour d’horizon de la contribution de ces femmes à l’économie, tant au Canada qu’à travers le monde. Si l’introduction donne l’impression que la proximité entre ces deux figures – dont la feuille de route respective aurait mérité un livre qui leur soit entièrement dédié – va de soi, les sections subséquentes révèlent que ce rapprochement est en réalité l’aboutissement d’un travail de recherche considérable. Mis à part les racines européennes et le caractère éminemment précurseur de leur ascension, dans une discipline alors exclusivement masculine, les économistes ne sont pas, à première vue, particulièrement compatibles, d’autant moins qu’elles n’ont jamais formellement collaboré. Sur la question fondamentale de la viabilité du système actuel qui, comme l’a démontré Joseph E.Stiglitz, cumule les ratés du point de vue des populations, la perspective des deux femmes contraste. Ostry, haute fonctionnaire de carrière issue des cercles de pouvoir, a une perception qui diffère de celle de Polanyi Levitt, théoricienne proche du socialisme et des mouvements ouvriers. Si l’une est plutôt pragmatique et considère la possibilité de voir advenir, à la suite d’ajustements structurels, une mondialisation au service des populations, l’autre est plus critique. À la différence d’Ostry, Polanyi Levitt est plutôt convaincue que le développement inégal des pays relève moins de défaillances du système que de dynamiques sociales inhérentes au capitalisme mondialisé. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle se consacre, en fin de carrière, à intégrer le colonialisme au modèle théorique de son père Karl. C’est la qualité des recherches effectuées en amont de cette opposition paradigmatique qui permet aux auteurs d’affirmer qu’en dépit du fossé qui les sépare, ces deux approches sont, en fait, les « deux faces d’une même pièce » (p. 104). La thèse défendue par Rioux et Brisson consiste à dire qu’Ostry et Polanyi Levitt « convergent vers une idée centrale commune, l’importance des institutions dans la régulation économique » (p. 104). En effet, pour ces sociales-démocrates, l’accroissement des inégalités économiques s’explique principalement par le fait que les institutions chargées de redistribuer la richesse et d’harmoniser le développement des nations décimées par la Seconde Guerre mondiale ont été détournées de leur fonction initiale. Le tournant bilatéral du libre-échange et la montée du néolibéralisme qui, depuis 1980, limitent la capacité des États à intervenir sur l’économie sont aux antipodes de la mouvance politique à laquelle appartiennent ces deux ardentes keynésiennes. Ce n’est donc qu’après s’être profondément immiscés dans le contexte de la société canadienne du vingtième siècle, et s’être imprégnés des mémoires d’une quantité impressionnante d’intervenants, que Rioux et Brisson parviennent à établir des ponts entre ces deux économistes a priori aux antipodes. Outre un diagnostic similaire quant à l’évolution des pratiques commerciales internationales, l’ouvrage permet de saisir la proximité entre ces figures louangées tant par Pierre Elliott Trudeau que Charles Taylor sur les questions du travail, de la mondialisation et du rôle de l’État. La principale force du livre …