Recensions

Une saga canayenne, de Jean Tournon, Grenoble, Curiosité et recherches sur ethnicisme et sociation, 2018, 260 p.[Record]

  • François-Pierre Gingras

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  • François-Pierre Gingras
    Professeur à la retraite, École d’études politiques et Centre d’études en gouvernance, Université d’Ottawa
    fgingras@uottawa.ca

Jean Tournon est un professeur émérite et chercheur universitaire français avantageusement connu au Québec. Il commence cet ouvrage par une déclaration d’amour où il affirme ne vouloir blesser personne, mais plutôt présenter les fruits d’une « honnête et patiente observation », quitte à devoir « surmonter scrupules et bons sentiments pour livrer [ses] analyses et conclusions » sur le cheminement (la « saga ») de ce groupe humain francophone d’Amérique dont le nom même fait problème – et qu’il nomme « canayen » (en prenant un chapitre complet pour justifier ce choix). Précaution nécessaire, car il se sait en eaux troubles. Ce n’est pas un ouvrage de vulgarisation, mais on n’a pas besoin d’être un expert pour en tirer la substantifique moelle. Tournon s’intéresse d’abord à la sémantique de la « conquête » : quand un peuple naissant a exploré, peuplé, en fait « conquis » presque tout un continent et assuré sa survie comme groupe majoritaire sur un territoire somme toute immense, pourquoi ne pas considérer ces réalisations comme la véritable Conquête, plutôt que d’en réserver le nom à un transfert de souveraineté d’une puissance coloniale à une autre ? Puis, Tournon se demande pourquoi ce peuple « inconquis », dont la mère-patrie a été défaite mais lui-même jamais conquis, ne se glorifie-t-il pas plutôt d’être un modèle de survie et d’autodétermination en dépit de circonstances adverses ? Pourquoi ses historiens et intellectuels, trop souvent « oiseaux de malheur », ont-ils blâmé aussi bien le peuple que les élites du passé d’avoir choisi des stratégies qui ont assuré leur survie et leur développement ? Là où « l’obsession minoritaire » de « l’historiographie dolorosa » évoque « une catastrophe », Tournon voit de « faux drames » faisant perdre de vue la véritable saga d’un peuple résilient, d’ailleurs perçu par les autres Canadiens comme généralement pugnace, hard nosed, dominateur (p. 85). Un peuple dominateur qui forcément ne gagne pas à tous les coups, mais qui s’est remarquablement adapté aux bouleversements successifs et « dont le dynamisme créatif s’est révélé de plus en plus impressionnant au XXe siècle » (p. 100). L’auteur récuse toute lecture défaitiste de la saga canayenne et il le fait sans complaisance : si les Canayens furent abandonnés par la France, les Québécois ont eux-mêmes abandonné leurs compatriotes hors Québec. Pour Tournon, la généralisation du nom « Québécois » constitue un rétrécissement qui correspond d’ailleurs à une « condamnation à mort » voulue d’une communauté imaginée, la communauté canadienne, tout en rendant « anonyme et finalement invisible » le groupe ethnique issu de la Nouvelle-France, « un groupe ethnique à la vitalité irrépressible » (p. 146), mais… « il ne lui manque qu’un nom ; et la conscience historique qui viendrait avec » (p. 160). Il y a quelque chose de surréaliste à lire Une saga canayenne pendant que se poursuit le débat sur la laïcité. L’auteur s’inspire de la théorie des groupes proposée par Maurice Halbwachs, qui distingue la mémoire historique, produite par des historiens, et la mémoire collective, qui est l’apanage des nombreux et divers groupes qui constituent une société. Il estime que la remontée mémorielle vers les valeurs canayennes a été bloquée par la réussite de l’intelligentsia à faire prévaloir sa version sélective et caricaturale d’un passé que, dès lors, on ne pouvait faire autrement que décrier et mettre en quarantaine. Par « une réécriture résolument anti-ethnique de l’histoire de l’Amérique du Nord », on s’emploie, selon Tournon, à dissimuler les Canayens, à leur refuser toute existence dans le passé et dans le présent, afin que personne ne se sente étranger …