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Dans Affirmation identitaire du Canada, Jean-François Caron espère corriger l’idée supposément erronée selon laquelle « la politique étrangère et de défense du Canada n’est plus pensée autour des prémisses de l’internationalisme pearsonien et qu’elle est devenue inextricablement liée à celle de son voisin du Sud » (p. 125). Plus précisément, c’est le passage de missions de maintien de la paix, identifiées aux Casques bleus, à des missions plus coercitives, qui ferait croire à une « vassalisation » (p. 58) de la politique étrangère canadienne (PEC). La politique étrangère (PE) étant un lieu privilégié d’affirmation de l’identité nationale, un alignement sur la PE américaine soulèverait une question capitale : « Le Canada, en tant que communauté imaginée distincte des États-Unis, est-il menacé ? » (p. 17) Il n’en est rien, de l’avis de Caron, et la crainte de « l’américanisation » découle en fait de deux erreurs de compréhension : la première, qu’il rapproche de la pensée de George Grant, consiste en une vision faussée de l’identité canadienne ; la seconde consiste en une incompréhension de l’évolution des missions de maintien de la paix depuis la fin de la guerre froide.

Caron cherche à éclairer les « lamentations contemporaines sur la fin du Canada » à la lumière du célèbre ouvrage de Grant, Lament for a Nation (McGill-Queen’s University Press, 1965). Pour Caron, Grant « lamentait » la mort du Canada en raison de la rupture avec la Grande-Bretagne, qui aurait rendu impossible la préservation d’un « ordre social stable » (p. 30). Libéré du lien impérial, le Canada se serait « laissé séduire par les valeurs et principes propres aux États-Unis » (p. 36). Caron affirme que cette crainte était infondée, car les Canadiens n’ont jamais souhaité être engloutis par la république voisine : l’antiaméricanisme est devenu le nouveau ciment de l’identité canadienne et le Canada s’est redéfini, sous Lester B. Pearson, par des politiques soulignant l’opposition aux principes américains. En politique intérieure, cela aurait pris la forme d’une série de politiques publiques sociales-démocrates. En PE, le maintien de la paix et, plus largement, l’internationalisme, centré sur le multilatéralisme, l’impartialité et l’aide au développement, auraient contribué à reconstruire la communauté imaginée canadienne, évitant ainsi l’assimilation culturelle que redoutait Grant.

L’internationalisme a façonné l’identité canadienne à tel point que Caron parle du « mythe » du maintien de la paix, devenu « un objet de révérence » (p. 51). Mais au cours des quinze dernières années, écrit-il, de nombreuses décisions ont poussé les observateurs à parler d’un alignement sur la PE américaine : intervention en Afghanistan, soutien inconditionnel à Israël, hausse du budget militaire, etc. Cet alignement est « fortement contesté par la population » (p. 62), qui y voit le rejet de l’image de « peuple pacifiste, solidaire et sans velléités impérialistes » (p. 51) liée à l’internationalisme. Ce « renouveau de la politique étrangère canadienne tend à ébranler les colonnes du temple identitaire » (p. 63), et les Canadiens réclament un retour à leur rôle international d’antan. Or, dit Caron, les missions de maintien de la paix appartiennent au monde de la guerre froide et elles sont révolues dans la multipolarité. Les missions auxquelles le Canada prend part depuis la fin de la guerre froide, par exemple au Kosovo et en Afghanistan, exigent l’emploi de moyens plus coercitifs que les opérations de maintien de la paix : dans les États en déliquescence, la paix doit être imposée avant que l’on puisse implanter la démocratie et la « bonne gouvernance ». Si ces missions ont souvent l’apparence d’un alignement sur la PE américaine, elles servent néanmoins, selon Caron, les mêmes principes humanitaires qui ont traditionnellement animé l’internationalisme. Ainsi, l’intervention en Libye est décrite comme participant de ces principes, récemment associés au concept de la « sécurité humaine ». Par ailleurs, ces missions ayant toutes eu lieu dans le cadre de « vastes coalitions », elles constituent des exemples de multilatéralisme et non pas de « bandwagonning étatsunien » (p. 88).

Si, comme l’avance l’auteur, il n’y a pas eu de réalignement sur la politique étrangère américaine, comment expliquer le « malaise identitaire » (p. 97) des Canadiens, cette croyance que la distinction avec les États-Unis s’amenuiserait ? La faute reviendrait d’abord aux gouvernements de Jean Chrétien et de Paul Martin, qui n’ont pas su expliquer à la population que les nouvelles missions « militaro-humanitaires » (p. 95) répondaient aux mêmes impératifs moraux et identitaires que les missions de maintien de la paix traditionnelles. Mais le « malaise identitaire » aurait aussi été exacerbé par la rhétorique des conservateurs, qui insistent sur la rupture que leur PE opérerait pour des « considérations purement partisanes » : montrer leur « spécificité » exigerait le rejet d’une PE identifiée au Parti libéral, alors même que les opérations en Afghanistan et en Libye correspondraient parfaitement aux motifs fondamentaux des « nouvelles opérations de maintien de la paix » (p. 95).

Les « lamentations contemporaines » sur « l’américanisation » du Canada découlent d’une série d’incompréhensions quant à la nature de l’identité nationale canadienne et l’évolution de la PEC depuis la fin de la guerre froide. En guise de conclusion, Caron propose de remédier à ce « malaise identitaire » en redonnant aux Canadiens une PE qui les distinguerait véritablement, non seulement des États-Unis mais aussi des autres nations occidentales. La spécificité du Canada, source de la fierté des Canadiens, résiderait selon lui dans le fait que notre société est parvenue à « assurer la paix, l’ordre et la bonne gouvernance dans un contexte de forte diversité ethnoculturelle » (p. 102). Caron ajoute qu’« il est possible de qualifier la fierté canadienne face au multiculturalisme de cosmopolitisme enraciné, à savoir une finalité qui devrait être au coeur du vivre-ensemble de toutes les sociétés » (p. 106-107). Concrètement, la solution au « malaise identitaire » canadien résiderait donc dans une PE par laquelle le Canada utiliserait son savoir-faire pour permettre à des sociétés où la communauté internationale aurait « imposé la paix » de surmonter les tensions ethnoculturelles qui les habitent.

La question de l’existence d’une rupture dans la PEC a fait l’objet de très nombreuses analyses ces dernières années. Plus particulièrement, le comportement et le discours de Stephen Harper sont étudiés dans le but de découvrir si cette rupture est rhétorique ou effective, ou s’il y a bien « américanisation ». Caron ne propose aucune analyse systématique de cette littérature, mais il tranche : ni rupture, ni américanisation… si ce n’est que rhétorique, dans le cas de Harper. Mais c’est là tout ce qu’il dit sur Harper : le discours et le comportement des conservateurs, qui sont pourtant au pouvoir depuis plus de huit ans, ne font l’objet d’aucune étude approfondie dans cet essai. Tout se passe comme si la « sécurité humaine » de Lloyd Axworthy était encore l’idée dominante en PEC.

Laissons de côté la question de savoir si l’intervention canadienne au Kosovo est identique à celle en Libye dans ses motifs fondamentaux : la question a déjà été traitée en détail. Prenons cependant un instant pour réfléchir au discours de Stephen Harper en PE. Rhétorique de rupture à des fins partisanes, dit Caron. C’est un peu court. Harper, pour peu qu’on se donne la peine de l’écouter, affirme sans cesse être en rupture avec l’internationalisme des libéraux, et surtout avec « l’impartialité » et la « neutralité » qui y sont associées. À chaque occasion, il affirme l’appartenance du Canada à la civilisation occidentale, ou à la communauté des démocraties ; il ne rate jamais une occasion de souligner que le Canada n’hésitera pas à utiliser sa puissance militaire pour soutenir ses amis, au premier chef les États-Unis. Au risque de répéter : il s’agit là d’une opposition totale à l’internationalisme. Même si cette opposition ne se situait qu’au niveau du discours, le discours compte pour beaucoup, comme Caron l’écrit lui-même :

La construction identitaire d’un peuple est rarement un processus qui émane directement de la population. Il s’agit au contraire d’un phénomène qui s’impose du « haut vers le bas » et qui relève davantage d’une « fiction persuasive » que d’une réalité objective. Le mythe de l’internationalisme pearsonien en constitue un bon exemple.

p. 93, mes italiques

Peu importe si le Canada suivait réellement les principes internationalistes, cette « image » qu’il avait de lui-même, bien qu’elle « n’était pas tout à fait conforme à la réalité », « est maintenant un élément central du patriotisme canadien » (p. 93). Par le discours, donc, les libéraux de l’ère Pearson ont créé un mythe qui a façonné l’identité canadienne. Pour Jean-François Caron, cela soulève une question : « Pourquoi les élites politiques et intellectuelles de l’époque ont-elles réussi à construire la fiction d’un Canada neutre et impartial alors qu’elles échouent à le faire actuellement, et ce, même si le positionnement du pays est resté essentiellement le même ? » (p. 94) Dans le cas de Stephen Harper, la réponse est évidente pour quiconque porte attention à son discours, à son passé politique et à son idéologie en général : il ne veut pas contribuer à cette fiction, il veut la renverser et la remplacer par une autre fiction. Comment comprendre autrement l’importance démesurée qu’il a accordée aux célébrations de la guerre de 1812, pour ne prendre qu’un seul exemple ? Harper est ouvertement, explicitement porteur d’un nouveau nationalisme canadien, qu’il cherche à véhiculer à travers des mythes bien différents de ceux de l’internationalisme. Pourquoi les « fictions » de Pearson seraient-elles traitées comme un objet de mythographie et celles de Harper comme de la simple « rhétorique partisane » ? En ne prenant pas au sérieux ce que dit Harper de lui-même, on se condamne à ne rien comprendre à la réalité politique canadienne contemporaine.