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Introduction

Le politique peut-il être représenté ? S’il est interprété de manière schmittienne comme moment de la décision, de l’instauration et de la détermination des situations exceptionnelles[1], alors le politique ne connaît pas de règle : il ne peut être référé à aucun principe qui en constituerait l’essence ou le fondement et en fonction duquel on pourrait le prédire ou le nommer. Il serait, au contraire, un « lieu vide[2] », le « moment » de la remise en question des règles et de l’instauration de nouvelles situations et rapports de forces. Pour le dire dans les termes d’Hannah Arendt[3],

C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même n’y aurait-il qu’un seul homme ou seulement deux hommes ou uniquement des hommes identiques, qu’elles n’ont trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce que la politique[4] ?

En d’autres termes, c’est parce que la philosophie serait foncièrement ontologie, c’est-à-dire science de l’être ou des essences, et que le politique serait l’affaire des hommes (au pluriel), c’est-à-dire de la diversité, de la contingence ou de l’accident, que le politique semble constamment et nécessairement se dérober à la pensée philosophique et à la science.

Pourtant, les événements ou les situations politiques, à des époques et des lieux déterminés, semblent se produire et se reproduire avec une telle régularité qu’ils se prêtent à toutes sortes de réifications ou de naturalisations. Que le politique s’énonce, selon les lieux et les époques, en fonction d’une loi divine, qu’il repose sur la Nature, sur la Raison, sur l’Esprit national, le droit, la volonté populaire, ou encore sur l’immanence des forces économiques ou sur l’universalisation des procédures démocratique…[5], dans tous les cas, certains découpages du réel construisent le monde selon un ordre symbolique [6] ou de discours[7] donné, se présentant comme une positivité pleine.

Ainsi, bien que le politique ne puisse être défini de manière substantive, essentialiste ou ontologique, ses manifestations, elles, ne cessent de le substantialiser. L’analyse politique se trouve alors placée dans une instable et inconfortable position – entre deux chaises, pourrait-on dire, qui, de plus, sont de nature (et donc de dimensions) diamétralement opposée : l’une se référant à la négativité (ou à la contingence des rapports entre forces souveraines) et l’autre à la positivité (qui se présente comme l’objectivité même des choses). La tâche de l’analyse politique se présente alors comme étant celle de rendre compte de cette contingence, de cette négativité – qui peut surgir à tout instant et en tout lieu –, en se donnant comme matériel d’analyse des phénomènes qui, pour exister socialement, ne peuvent être qu’apodictiques, c’est-à-dire qu’ils se présentent comme des nécessités. Pour tenter de résoudre ce problème, nous proposons ici d’approcher le politique par le biais de la notion d’imaginaire.

En effet, l’analyse politique ne peut prendre appui sur les conceptions « positives » (bien que contingentes) du politique, au risque de prendre parti pour un des éléments constitutifs des luttes analysées, d’universaliser (réifier) une conception particulière au détriment des autres et de perdre ainsi la distance critique nécessaire à sa scientificité. Les exemples de ce processus ne sont que trop nombreux et bien connus. Nous n’avons qu’à penser à la manière par laquelle diverses formes d’évolutionnisme ont conduit à traiter les sociétés « coloniales », « dualistes », « traditionnelles », « archaïques » ou « primitives », analysées par l’Occident, comme des tares ou des retards de l’histoire. Pensons également à des concepts comme la fausse conscience ou l’anomie qui ne font rien d’autre qu’affirmer que « le réel se trompe » du fait de son étrangeté par rapport aux « lois » ou aux catégories scientifiques réputées « universelles ». Or, c’est justement du fait de leur étrangeté que ces éléments rejetés en dehors du raisonnable peuvent présenter une valeur politique, puisque c’est au sein de configurations étrangères à la règle, à la norme ou au droit qu’apparaissent avec toute leur force la capacité de remise en jeu de ce qui est et l’instauration de nouveaux rapports.

Cependant, l’analyse politique ne peut pas non plus prendre appui sur le vide. Si le critère du politique était la pure négativité en tant que contingence absolue, alors toute forme de nominalisme, toute forme de mise en discours, en fait, toute forme d’existence sociale, ne pourrait être perçue autrement que comme l’« imposition » d’un sens particulier à la diversité protéiforme de la vie, comme hétéronomie, comme dénégation de l’autonomie du social. L’analyse politique se réduirait alors à l’éternelle tâche de montrer comment, à chaque instant, le discours inhibe ou empêche d’être une négativité mythique qui – ne pouvant pas s’exprimer légitimement dans le discours – n’existerait que dans un arrière-monde théorique, permettant et exigeant cette perpétuelle dénonciation.

La négativité ou la contingence sur laquelle doit prendre appui l’analyse politique ne peut donc pas être ce principe abstrait de la négativité – qui, par définition, ne peut absolument pas être positivée (nommée) –, mais bien plutôt la « négativité en actes », c’est-à-dire les effets de cette négativité, les conséquences du caractère négativement constitué de toute positivité[8]. Le néant ne peut néantiser, puisqu’il n’est rien. Par contre, la figure du néant, elle, peut engendrer des effets « destructeurs », mais également créateurs. Ainsi, le néant ne peut engendrer d’effets qu’en cessant d’être néant, en cessant de ne pas être, pour devenir quelque chose. Tel le tiers état, pourrait-on dire, suivant la fameuse formule d’Emmanuel-Joseph Sieyès : « Qu’est-ce que le tiers état ? : Tout / Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? : Rien / Que demande-t-il ? : À y devenir quelque chose ! ».

En effet la négativité, tout comme le tiers état, est « tout » : tout ce qui n’est pas inclus dans la positivité. Dans le cas des états généraux, il s’agissait de cette immensité du social, désignée comme le peuple, qui ne trouvait aucune traduction dans l’ordre politique de l’époque et qui pourtant existait et s’exprimait, pour la première fois, dans les déclarations des délégués du tiers état, en tant que fondement – non plus divin mais populaire – du politique. Mais, pour exister politiquement, cette négativité ou ce tiers état ne pouvait rester dans l’implicite de la trame immanente des relations sociales : il « devait » se transformer en quelque chose. En l’occurrence, il s’est transformé en Assemblée nationale, puis constituante, puis législative, puis en terreur[9]… Puis en république !

C’est là que réside l’enjeu de la conceptualisation du politique que nous développerons ici autour de la notion des imaginaires politiques, à savoir la capacité pour l’analyse à incorporer ces dimensions du social qui ne possèdent pratiquement aucune valeur politique, socialement ou institutionnellement reconnue, et qui pourtant s’avèrent être la source même du politique ou des changements sociaux. En effet, la remise en jeu d’une forme d’organisation sociale ne peut provenir de l’intérieur de ses règles constitutives en fonction desquelles elle se donne à voir comme une réalité pleine. Cette remise en question ne peut provenir que de reconfigurations imaginaires permettant de voir dans la « réalité » autre chose que ce qui semble s’y trouver. Seulement, ces reconfigurations imaginaires, du fait de leur étrangeté eu égard à l’organisation sociale qu’elles questionnent, ne se trouvent pas stabilisées au sein des systèmes de signification que nous possédons pour rendre compte du social et du politique : elles semblent ne posséder aucune existence sémiotique qui nous permettrait de les situer en tant qu’acteurs sociaux ou politiques.

Tout comme la figure du peuple autour de la Révolution française, il existe une série d’autres réalités qui, avant de devenir le centre d’un nouveau système politique, ne semblait posséder aucune valeur politique. C’est le cas, par exemple, des Indiens d’Amérique qui, avant de devenir une réalité incontournable des scènes politiques de la Bolivie, de l’Équateur et, dans une moindre mesure, du Mexique, n’existaient politiquement qu’en tant que paysans ou à travers l’idéologie d’État que constitue l’indigénisme. Cependant l’enjeu théorique de la conceptualisation de la valeur politique des imaginaires ne réside pas tant dans l’identification de leurs effets, à partir du moment où ils sont parvenus à se constituer en un référent stable, que dans la capacité de les intégrer à l’analyse avant même qu’ils ne deviennent incontournables.

Au sein des nombreuses conceptualisations de l’imaginaire – parmi lesquelles se trouvent, notamment, celle d’Emmanuel Kant[10], de Jean-Paul Sartre[11], de Gilbert Durand[12] ou de Jacques Lacan[13] –, deux seront retenues pour les fins de cette réflexion, à savoir la réinterprétation du concept lacanien de l’imaginaire-écran réalisée par Ernesto Laclau[14] et la notion d’imaginaire instituant développée par Cornelius Castoriadis[15]. Nous appuyant sur ces conceptions, nous chercherons à cerner le rôle politique de l’imaginaire, en l’arrimant à une conceptualisation du social et des scènes politiques en tant que résultats contingents de processus discursifs, de circulation[16] et d’institutionnalisation de certaines formations discursives[17]. Nous aborderons en premier lieu la théorisation des relations hégémoniques développée par E. Laclau, qui permet d’appréhender le politique non pas en fonction de son contenu, mais de sa forme articulatoire[18]. Nous chercherons ensuite à situer plus précisément la notion de politique en la référant à l’espace particulier et relativement clôturé de la « représentation du politique[19] » ou des langues politiques. Finalement, nous procéderons à une confrontation entre la conception lacanienne de l’imaginaire-écran et la conception castoridienne de l’imaginaire instituant, de manière à montrer que le rôle de l’imaginaire ne se situe pas simplement sur le plan de la suture d’un ordre symbolique disloqué (ou en crise), comme le suggère Ernesto Laclau, mais beaucoup plus en amont, sur celui de la dislocation en elle-même, c’est-à-dire la mise en évidence du caractère contingent ou constitutivement disloqué d’un certain ordre symbolique, grâce aux « effets de réalité » engendrés par l’entrechoquement d’imaginaires contradictoires. Au terme de cette réflexion, nous espérons que nous aurons dégagé un espace conceptuel qui permettra d’aborder cette « négativité en actes » et donc d’ouvrir l’analyse à tout un univers jusqu’ici négligé du fait de l’« absence » de termes appropriés pour le nommer.

Hégémonie et pratiques articulatoires

La question du passage d’une forme d’organisation sociale à une autre a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, à partir d’une re-conceptualisation de la notion d’hégémonie, notamment en la débarrassant du déterminisme structurel ou de classe qu’elle possédait dans ses acceptions marxistes antérieures. En effet, le concept d’hégémonie surgit au sein de la littérature marxiste (notamment dans les débats théoriques de la IIe Internationale) comme réponse au problème de l’unité politique de la classe et/ou du mouvement socialiste. Face à une croissante complexification sociale et à une diversification et segmentation politique de la classe ouvrière, les auteurs de l’époque ont de plus en plus de difficulté à déduire mécaniquement l’unité et le sens de l’action de la classe ouvrière à partir uniquement de sa position par rapport aux moyens de production, de sa situation particulière dans une téléologie historique ou de ses intérêts objectifs. Les débats autour de l’idée d’hégémonie cherchent alors à résoudre ce problème de l’unité et de la centralité de la classe, ainsi que du sens de son action, en investissant le domaine de l’intervention volontaire (et donc contingente) sur les plans symbolique (Rosa Luxembourg), stratégique (Lénine), mythique (mythe de la grève générale chez Sorel) ou idéologique (Gramsci). Cependant, comme le font remarquer Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, l’introduction de cette contingence restera confinée à une pensée dualiste subordonnant l’indétermination politique des sujets et du sens de leur action à la nécessité ontologique de la lutte des classes et du rôle historique de la classe ouvrière. Le caractère contradictoire ou paradoxal de ce dualisme saute aux yeux : si l’infrastructure économique n’est pas suffisamment déterminante pour assurer l’unité de la classe, en quel nom devrait-on cantonner la réflexion sur les modes contingents de construction de cette unité à la sphère particulière et précise (et non nécessaire) de la lutte des classes ?

Cette remise en question du caractère structurellement ou ontologiquement nécessaire de la lutte des classes ne signifie pas que la classe ouvrière ne puisse aucunement assumer un rôle de « sujet historique ». Cela veut seulement dire que, lorsqu’elle a effectivement assumé ce rôle, dans des situations historiques concrètes, cela dépendait strictement de sa capacité politique à surdéterminer le sens de diverses positions contradictoires en les articulant à une représentation « classiste » des rapports sociaux. Cela sous-entend, en conséquence, que cette surdétermination aurait également pu être le fait de mouvements nationalistes, populistes, fascistes, religieux, ethniques, communautariens, écologistes, pacifistes, féministes, etc. En des termes plus généraux, il faut reconnaître aux relations hégémoniques (ou au politique) un domaine propre, qui ne dépend pas de la lutte des classes, pas plus que de la nécessité d’une destinée nationale, d’une nature raciale, religieuse ou ethnique, d’une différence de genre ou d’un quelconque essentialisme. Il faut également reconnaître que si les lieux, les formes et les acteurs du changement social ne peuvent pas être établis d’avance, en fonction d’une structure sociale sous-jacente, c’est principalement dû au fait que le sens du social n’est pas, lui non plus, fixe, nécessaire, transparent ou positivement déterminable. Il faut donc entreprendre préalablement une conceptualisation du social en tant que construction discursive contingente, plutôt que comme « réalité » structurelle, nécessité ontologique ou devenir téléologique.

La « positivité » ou l’apparente fixité du social est alors conçue par E. Laclau et C. Mouffe comme l’effet de « formations discursives » fixant momentanément le sens d’éléments qui n’ont pas de relation de nécessité entre eux. Pour le dire autrement, l’unité du social est donnée par l’effet de discours qui suspendent le jeu infini des significations en établissant entre divers éléments du social des « articulations » ou des relations de nécessité. Ces « éléments » ainsi articulés n’existent pas en dehors de la surdétermination de leur sens par un discours donné : ils sont le produit de cette surdétermination (symbolisation) constitutive du social.

Cette primauté du discours sur le réel s’éclaire de la conception freudienne de la surdétermination. En effet, chez Freud, la notion de surdétermination sert à montrer comment les formations de l’inconscient (symptôme, rêve, fantasme, lapsus…) sont déterminées, non pas par un seul facteur, mais par plusieurs facteurs (volontés, motivations) organisés de manière différente et autonome les uns des autres[20]. Ce qui structure l’ensemble de ces déterminations partielles et indépendantes, c’est l’activité créatrice de l’inconscient qui, en surinvestissant des objets partiels, en projetant sur eux un excès de sens les reliant « arbitrairement » à une série de phénomènes qui n’ont pas de relation de nécessité ou même de proximité entre eux, les fait converger autour de « termes-carrefour », de points de « condensation », de « capiton », ou « nodaux ». L’inconscient est ainsi conçu comme la cause de ses multiples causes : il est la seule raison de leur convergence autour de points nodaux arbitrairement établis par leur surinvestissement. Pour donner un exemple typiquement freudien : ce n’est pas le sein maternel qui serait, en lui-même, chargé symboliquement d’une série de significations affectives, mais son surinvestissement par la psyché qui projette sur lui une série de désirs ou de fantasmes indépendants ou « souverains » à l’égard de l’objet sur lequel ils se trouvent projetés. En effet, cet « excès de sens » surajouté à l’objet « sein » peut tout aussi bien se fixer sur d’autres objets : biberon, tétine, bras, cheveux, odeurs…

Lorsque cet appareillage conceptuel est déplacé vers l’analyse des relations sociales, il devient essentiel de situer ce qui tient lieu d’« inconscient » (collectif). Car si le corps humain offre un certain substrat matériel pour fonder du moins l’illusion[21] d’une unité de la psyché, l’unité du « corps social », elle, n’existe qu’en tant qu’illusion ou projection spéculaire, qu’en tant que représentation collective de l’être-ensemble. En effet, sans une projection imaginaire sur des objets partiels symbolisant l’ensemble, le « corps social » se réduit à une somme d’individus poursuivant des objectifs divergents et contradictoires que seule une « ruse de la Raison » pourrait réunir. C’est précisément en fonction du fait que le social ne possède pas une unité immédiate – qui lui serait donnée d’avance en fonction d’un principe explicatif externe – que surgissent la possibilité et la nécessité du politique. L’établissement de cette unité est l’enjeu même des luttes hégémoniques, au sein desquelles deux ou plusieurs positions s’affrontent pour occuper le centre du social et procéder à partir de lui à la (sur)détermination de ce qui peut ou doit être ; en fait, pour créer ex nihilo ce centre par le biais de l’illusion de la positivité du social. La position de « l’inconscient » est donc occupée, sur le plan social, par la formation discursive hégémonique qui établit – de manière précaire, à un moment et dans un espace déterminé – l’ordre symbolique créant l’illusion de l’objectivité et de l’unité du social.

Pour donner une idée du fonctionnement et de l’effectivité de ces principes abstraits, prenons l’exemple d’une population donnée, que l’on peut signifier en tant que peuple, en tant que population d’un État, en tant que nation… ou alors, la définir en fonction de frontières internes de classe, de genre, d’ethnie, de statut social, de revenus… ou encore en la reliant à l’humanité, au prolétariat, à la mondialisation, etc. À chacune de ces représentations ou mises en discours de cette « même » population correspond un « objet » ou un « référent » différent. Il s’agit, morphologiquement parlant, de « la même » population, mais son sens, ses implications, ses relations avec d’autres ensembles ou catégories signifiantes, bref, sa valeur ou sa réalité sociale, varieront en fonction du système de différence qui lui attribuera (surdéterminera) son sens. Il ne s’agit donc jamais de « la même » population mais, à chaque fois, d’un nouvel objet, d’un nouveau référent : d’une nouvelle population. En d’autres termes, ce n’est pas l’objet « population » qui, en fonction de ses caractéristiques « objectives », déterminerait les discours ou les représentations qui en sont faites, mais plutôt les discours qui surdéterminent, de manière souveraine et contingente, l’existence (sociale) de l’objet (sémiotique) « population ».

Par ailleurs, il est primordial de préciser que cette « définition » ou cette « représentation » n’est pas une simple vue de l’esprit. En fonction de ces mises en discours vont se déployer des « actes de paroles[22] », des « jeux de langage[23] », des pratiques sociales ou discursives[24], des institutions…, qui doivent également être interprétés comme faisant partie du discours, au même titre que les énoncés oraux ou écrits servant à leur représentation, dans la mesure où l’existence et la reproduction de ces pratiques, de cette matérialité ou de ces institutions, dépendent du sens ou de la valeur qu’elles possèdent dans et pour un ensemble social ou discursif donné[25], de cette lourde et dangereuse matérialité des discours[26].

Aussi, puisque l’unité du social dépend de cette relative fixation discursive du sens, il est impossible d’établir un centre ou un principe d’interprétation unique, déterminant son sens, une fois pour toutes et de l’extérieur, pas plus qu’il n’est possible de déterminer d’avance quel sera le sujet social ou historique qui pourrait remettre en question cette relative stabilité du social. Il est donc impossible d’établir d’avance quels seront les lieux, les moments et les enjeux du politique, pas plus que ses acteurs de prédilection. Les identités sociales, tout comme les « intérêts », les acteurs politiques ou les sujets historiques, n’ont donc aucune fixité ou nécessité ; ils dépendent de jeux de langage instituant des positions de sujet concurrentes et aléatoires. Si le social n’était pas ainsi constitutivement désaxé ou négativement constitué, jamais pleinement suturé – s’il était une positivité pleine –, il serait impossible de concevoir le changement social et donc le politique. Si le social était un « fait » objectif pleinement constitué, il se reproduirait toujours de manière égale à lui-même, à son essence ou à son devenir, sans que l’intervention de volontés ou de forces contingentes et souveraines ne puisse y changer quoi que ce soit. L’analyse politique ne peut donc pas, elle non plus, partir d’une préconception du social et du politique en fonction de laquelle on saurait d’avance ce qu’il faudrait analyser et en fonction de quels critères on pourrait le juger.

Ainsi, bien que le principe de la négativité constitutive du social permette de concevoir la possibilité du changement, il ne permet pas (en fait, il interdit) de prédire le lieu, le sujet ou la forme concrète de la lutte pour ce changement. Néanmoins, l’appareillage conceptuel élaboré par Ernesto Laclau[27] permet d’établir la forme abstraite ou les conditions générales du surgissement d’antagonismes et de relations hégémoniques qui peuvent introduire ce changement. Selon cette conceptualisation, pour qu’il se développe une réactivation (remise en jeu) du social, un antagonisme et un rapport hégémonique au sein d’une unité sociale donnée (surdéterminée), il est nécessaire qu’un élément « externe » à cet ordre symbolique – donnant son apparente unité au social – établisse une ré-articulation des moments ou des positions différentielles de ce même système de sens ; notamment, en établissant des relations d’équivalence entre ces positions différentielles et en construisant une frontière antagonique de démarcation qui divise le social en deux camps adverses. Cette force contre-hégémonique doit nécessairement être « externe » dans la mesure où, si le questionnement d’une réalité sociale donnée procédait à l’intérieur des règles constitutives du système de sens « questionné », cette remise en question n’aurait pas pour effet le changement, mais la reproduction de ce système.

Elle doit également être extérieure dans la mesure où elle doit nommer la limite de la formation sociale remise en question ; elle doit montrer le caractère contingent de ce qui apparaît comme une « objectivité ». Or, cette limite ne peut être nommée de l’intérieur, puisque la limite d’un système de sens implique de voir son extérieur et que l’extérieur d’un système de sens est précisément le non-sens, l’innommable. Pourtant, cette extériorité ne peut être totalement « monadique » par rapport à ce système de sens, sans quoi elle se trouverait parfaitement isolée, comme le discours « souverain » des schizophrènes[28]. Elle doit être partiellement interne dans la mesure où sa fonction est de s’approprier le sens ou la matérialité du social, dans la mesure où elle doit se situer « dans le sens » et dans les pratiques sociales, et non pas en dehors de ceux-ci. La force contre-hégémonique, entreprenant la remise en question d’un ordre symbolique ou hégémonique donné, doit ainsi être en mesure de réarticuler les « anciennes » positions différentielles du système de sens remis en question. Par contre, puisque cette réarticulation aura pour effet de modifier radicalement la valeur et l’identité des éléments articulés[29], elle ne se situe pas réellement en son sein : il ne s’agit plus des mêmes identités sociales, il ne s’agit plus de simples différences au centre d’un seul système de différences, mais de « nouveaux » éléments devenus « étrangers » ou « antagoniques » eu égard à l’« ancien » système de signification qui leur attribuait jadis leur sens.

Ainsi, nous dit Ernesto Laclau, au coeur d’un ensemble social relativement stable, où toutes les positions différentielles se trouvent incorporées au sein d’un seul système de différences ou de dispersions (d’un ordre symbolique ou d’une formation discursive donnée), le politique (la lutte hégémonique ou la réactivation du social) survient au moment où une force antagonique parvient à faire converger ces « positions différentielles » (internes et constitutives de l’ancien système de sens) autour d’une série de chaînes d’équivalence établies en fonction de signifiants vides. En voici un exemple paradigmatique précis[30] : lorsqu’un groupe particulier formule une demande à l’État (pour de meilleures conditions de travail, du logement social, le droit à l’éducation, etc.), loin de remettre en question cet État, cette demande tend plutôt à confirmer son existence et son rôle de médiateur universel. Cette demande permet alors de reproduire le social plutôt que de le « réactiver » (le remettre en question ou le politiser). Elle n’est qu’une différence de plus au sein d’un seul système de différences. Cependant, devant une situation où plusieurs demandes partielles ne se verraient pas satisfaites par l’État ou par son organisation sociale sous-jacente, surgit la possibilité pour une force contre-hégémonique de mettre en relation ces diverses demandes insatisfaites à travers leur mise en équivalence, notamment, en fonction de leur relation « négative » commune avec l’État, l’organisation sociale ou le système de différences perpétuant leur marginalisation ou leur insatisfaction. Aussi, pour que cette mise en équivalence se transforme en une force antagonique instaurant une relation hégémonique, il faut également qu’elle établisse une frontière antagonique (rapports ami / ennemi) entre l’« ancien » système de différences (à l’égard duquel les positions différentielles se présentent comme négativement équivalentes) et le nouveau camp créé par ces chaînes d’équivalence.

Pour qu’une telle convergence de positions partielles autour de chaînes d’équivalence puisse exister, il est nécessaire que l’une des positions partielles, l’une des différences de ce système de différences, assume la double fonction métonymique et catachrétique[31] de représenter l’ensemble : métonymique, dans la mesure où une partie (le prolétariat, le peuple, la nation, la justice, la croissance, la stabilité, la sécurité, etc.) prend valeur du tout, et catachrétique, dans la mesure où un terme nécessairement « impropre » à représenter l’irreprésentable totalité est utilisé afin de donner un sens et un contenu à l’ensemble. C’est ce qui se produit, par exemple, au moment où la figure du prolétariat assume symboliquement la tâche historique de libérer une nation ou l’humanité ; mais on retrouve le même processus dans des cas où d’autres figures telles que la nation, le peuple, la race, la mondialisation, le marché, les procédures démocratiques, l’appartenance ethnique ou religieuse, etc., assument cette même fonction. Une immense série de problèmes ou d’aspirations partielles semblent alors trouver leur traduction et leur résolution dans une seule et même représentation commune (symbolique) de l’ensemble, qui se voit alors surinvestie par une myriade de désirs. Toutefois, pour qu’une telle convergence soit possible, la position particulière assumant la fonction métonymique et catachrétique qui consiste à nommer la totalité doit nécessairement se vider tendanciellement de son sens particulier : elle doit de moins en moins référer à elle-même, à son « identité » propre ou à ses « intérêts » particuliers, pour pouvoir référer à l’ensemble contradictoire des positions différentielles mises en équivalence. D’où la « vacuité » du signifiant (vide) qui « symbolise » l’ensemble.

Ordre symbolique, unité du social, représentation du politique et langue politique

Malgré l’extrême cohérence de la théorie d’Ernesto Laclau sur les relations hégémoniques, il subsiste une série de problèmes engendrés par ce qui nous apparaît comme une trop grande généralisation ou simplification en ce qui a trait à l’explication ou, devrait-on dire, au postulat de l’« unité » du social. E. Laclau affirme à maintes reprises que le social n’existe pas (en dehors de sa construction discursive), pourtant il cherche à expliquer son « apparente » unité. Même relative et aléatoire, cette recherche de l’unité du social le conduit alors à poser que « le » social serait le produit d’« une » formation discursive. Or, bien que le concept de formation discursive désigne une « régularité dans la dispersion[32] » – qu’il ne réfère pas à un seul sens et à une seule règle, mais à une grammaire générative d’énoncés permettant la convergence stratégique de positions contradictoires –, l’immensité de la toile discursive constitutive du social est trop large et trop contradictoire pour que l’on puisse lui attribuer une règle unique – même de dispersion – l’unissant dans un seul et même système de sens ou ordre symbolique.

Pour que la conceptualisation que fait E. Laclau des pratiques articulatoires puisse avoir une application méthodologiquement justifiée, il est nécessaire de mieux baliser l’espace ou le domaine au sein duquel se produisent ces pratiques articulatoires, c’est-à-dire celui de la représentation du politique[33] ou, ce qui revient au même, de la scène de représentation des forces. Car, bien qu’il soit possible d’établir la manière « performative » par laquelle le politique « engendre » le social – ou, du moins, comment il le contraint à fonctionner dans le cadre d’une série de règles hiérarchiques permettant la reproduction en son sein d’une série d’institutions surdéterminant une grande partie de l’activité sociale –, il n’est pas possible de réduire le social à ces contraintes. C’est même de l’impossibilité de ces « représentations » (du social ou du politique) à embrasser l’ensemble des « événements » contradictoires constitutifs du social que surgit la constante possibilité de leur remise en question. Ce qu’Ernesto Laclau tend à analyser, ce sont donc moins les formes de construction et de changement de l’unité du social dans son ensemble que les changements de la clôture[34] ou de la représentation du politique.

Le concept de « représentation du politique » a été élaboré par André Corten pour rendre compte de la manière par laquelle les scènes politiques concrètes sont instituées par leur propre récit. Dans cette conception, il n’est pas question de rendre compte du « social », en tant que multitude immanente de relations de pouvoir[35], mais d’analyser comment, dans les sociétés modernes, rendant explicite l’institution d’un ensemble social par lui-même[36], il se développe un espace particulier (et relativement bien délimité) au sein duquel les rapports sociaux se présentent (ou se représentent) comme des rapports entre « forces ». Cet espace clôturé est alors conçu comme une scène : une scène de représentation des forces. Pourtant, par « représentation », il ne faut pas comprendre la re-présentation (traduction) de forces qui existeraient ailleurs, indépendamment de leur « signification » au sein de cette scène. Le « montage » construit par le discours à travers sa circulation dans des relations de concurrence entre forces, nous dit André Corten, est constitutif de ces forces qui n’existent nulle part ailleurs.

Le prolétariat, par exemple, peut bien « exister » en tant que somme de travailleurs[37] – liée au capital par une relation économique et juridique, de production, de propriété et de contrat ; ces travailleurs ne se transformeront en « force », en sujet historique, en classe luttant contre le capital, bref, en prolétariat, qu’en fonction du récit ou de la représentation qui leur attribuera ce sens et les enjoindra de se situer dans de nouveaux rapports parfaitement « externes » ou « étrangers » à leur existence économique ou juridique. En d’autres termes, la valeur politique (de force) des travailleurs ne dépend pas de leurs caractéristiques structurelles ou matérielles, mais de leur mise en récit en tant que force qui « altère » leur valeur, leur identité, leurs actions, leurs rapports aux autres « forces »… De la même manière que le « travail » peut se « transformer » en « prolétariat » (c’est-à-dire en force politique) en fonction des récits qui lui attribuent cette qualité, l’ensemble des acteurs, des forces, des espaces, des temps et des enjeux des scènes politiques concrètes dépendront de leur manière d’être signifiés par le discours.

Pour donner un autre exemple : ce qui fait qu’aujourd’hui les équilibres macroéconomiques sont devenus des contraintes « inéluctables » surdéterminant (restreignant) la capacité d’action, la souveraineté et les prérogatives de l’État et des acteurs politiques, ce n’est pas la « réalité » ou la « fatalité » de ces « équilibres » (ou déséquilibres), mais plutôt la construction idéologique qui fait en sorte que le politique ne peut pratiquement plus s’énoncer sans une référence explicite à ceux-ci. Aussitôt abandonnés, en tant que figure discursive de la représentation du politique, les équilibres macroéconomiques cessent de jouer un rôle au sein de la scène de représentation des forces. Cette autonomie du symbolique par rapport au réel peut encore s’illustrer par le cas des Protestas nacionales au Chili, c’est-à-dire des luttes antidictatoriales qui ont marqué la scène politique chilienne de 1983 à 1986[38]. À cette époque, le Chili subissait, comme l’ensemble des pays du tiers-monde, les contrecoups de la récession économique mondiale, de l’augmentation des taux d’intérêts sur la dette étrangère et des déséquilibres économiques que cela pouvait entraîner. Or, sur le plan de la représentation du politique au Chili, cette crise économique n’a entraîné pratiquement aucun discours sur les ajustements structurels, les équilibres macroéconomiques, les réformes de l’État, etc. La dimension économique de la crise a été entièrement « occultée » par les luttes antidictatoriales (et les réactions répressives ou de négociation, de la part du régime) au sein desquelles la notion d’équilibres macroéconomiques n’avait aucun sens, aucune forme d’énonciation, aucune réalité sociale ou politique possible, ne remplissait aucune fonction en ce qui concerne l’articulation de la scène politique…

Cependant, s’il faut reconnaître que la « réalité » de la scène politique, à un moment et dans un espace déterminés, dépend de la « représentation » qui en est faite, cela ne nous dit pas de quelle représentation il s’agit. Alors qu’il existe une multitude de représentations contradictoires simultanées, il semble pourtant n’exister qu’une seule scène politique par pays ou par communauté politique (région « infra » ou « supra » nationale). La représentation politique dont il est question ici ne peut donc pas être le fait d’une position idéologique précise – dissociée de ses relations polémico-consensuelles avec un ensemble ou un champ discursif[39] plus large. Elle doit être comprise comme étant la « langue » commune et constitutive d’une communauté politique donnée, c’est-à-dire comme la « syntaxe qui règle les opérations discursives distribuant les actants d’une société en rapports de forces politiques et qui, par là, dit ce qui est acceptable et inacceptable, ce qui est énonçable et non énonçable[40] ».

La langue politique : un système de sens autoréférentiel

Nous parlons alors de langue dans le sens saussurien du terme, c’est-à-dire comme système de sens autoréférentiel établissant des rapports de différence entre ses éléments. Cette langue est qualifiée de politique dans la mesure où elle établit des rapports de différence entre des « forces ». Pour que ces forces « existent », elles doivent s’énoncer en tant que forces. C’est la langue politique qui fixe les règles à partir desquelles certains regroupements humains acquerront un statut de force et d’autres non. Pourtant, cette langue n’a d’autre forme d’existence que l’usage qu’en font ses énonciateurs. Elle se construit en fonction des formes de reconnaissance (ou de non-reconnaissance) mutuelle entre les acteurs de scènes politiques données. Fondement tout autant que résultat de la scène politique, la langue politique possède un statut semi-figuratif[41] dans la mesure où elle ne figure pas des réalités qui existeraient ailleurs que dans la représentation du politique permise en son sein.

Cette définition de la langue politique peut donner une certaine impression de circularité. Cependant, le caractère tautologique de ce raisonnement ne pose problème qu’en fonction d’une conception « pré-saussurienne » du langage, postulant que celui-ci « traduirait » ou « re-présenterait » un monde extralinguistique existant de manière autonome et souveraine par rapport à ces traductions. En isolant le processus de signification (en le déliant de cette relation constitutive à un monde extralinguistique), grâce à sa définition en tant que relation entre un signifiant et un signifié intrinsèquement liés[42], Ferdinand de Saussure nous permet (malgré lui[43]) d’analyser le sens des phénomènes sociaux en fonction de leurs règles énonciatives internes, sans référer à une « réalité » externe en tant qu’origine du sens.

Afin d’illustrer le caractère autoréférentiel de la langue, F. de Saussure utilise la métaphore du jeu d’échecs. En effet, les pièces d’un jeu d’échecs n’ont de sens qu’à l’intérieur des règles qui les unissent, qui établissent des rapports de différence entre elles ainsi que les règles qui régiront leurs mouvements et leurs rapports hiérarchiques réciproques. En dehors d’un échiquier et du contexte d’une partie d’échecs où il est entouré des autres pièces, le cavalier n’est qu’un morceau de bois, de plastique ou d’ivoire rappelant vaguement un cheval. Ce sont les règles du jeu qui instituent cette pièce en cavalier. Si l’on ajoute des cases ou des pièces au jeu, que le type de mouvement permis change, alors la valeur (le sens) de ce cavalier et de toutes les autres pièces changeront également. Quelle serait la valeur de la reine si toutes les pièces avaient la même latéralité dans leurs mouvements ? Sa différence par rapport aux autres pièces ne serait que morphologique. À l’inverse, si l’on change l’apparence des pièces – en les codifiant par des signes sur une surface bidimensionnelle ou en les représentant de manière plus figurative avec des visages, des armes ou d’autres attributs –, rien n’aura changé quant à leur valeur. En d’autres termes, ce qui donne leur valeur au cavalier, à la reine ou à toute autre pièce du jeu d’échecs, ce ne sont pas leurs caractéristiques morphologiques, mais bien l’ensemble des règles qui les unissent. Leurs différences physionomiques ne sont que des accessoires de reconnaissance. De la même manière, ce qui donne valeur à un signe, ce n’est pas tant l’objet ou la « réalité » qui semble lui être attachée que le système de sens qui lui permet de signifier cette « réalité » en tant que réalité (la relation entre le signifiant et le signifié dans un seul et même processus de signification autoréférentiel). Il en va de même de la scène politique : la référence à une réalité extra-discursive pour comprendre son sens, son fonctionnement, ses enjeux et la valeur de ses acteurs est tout aussi utile que pourrait l’être l’analyse des caractéristiques morphologiques des pièces d’un échiquier pour comprendre le jeu d’échecs.

Cependant, les règles d’un jeu d’échecs sont établies une fois pour toutes et de l’extérieur, tandis que les « règles » constitutives des scènes politiques ne sont pas un code fixe « artificiel » et « extérieur », mais plutôt une langue vivante, parlée et perpétuellement réactualisée (et par le fait même modifiée) par les mêmes pièces de l’échiquier. Ce qui donne une apparence d’objectivité ou d’extériorité à ces règles, c’est le fait qu’elles résultent du processus anonyme de création et de fonctionnement de la langue politique, c’est-à-dire le fait qu’aucune pièce ne peut exister de manière parfaitement autonome, qu’elles dépendent toutes de leur reconnaissance par les autres pièces, au sein des règles de la langue politique du moment, en fonction de laquelle sont déterminés la valeur de l’ensemble des pièces, les unes par rapport aux autres, de même que le nombre de cases et l’existence même de l’échiquier. Ainsi, aucune de ces pièces ne peut être considérée comme « souveraine » : pas plus la reine ou le roi que la communauté des pions… Ce qui donne cette capacité de mouvement aux « souverains » des différentes scènes (État, marché, peuple), c’est la reconnaissance de cette place et de cette valeur par l’ensemble des autres pièces.

La figure de Dieu, par exemple, peut bien être considérée comme une force politique dans plusieurs langues politiques du passé et du présent ; elle n’existe pourtant plus – en tant que force politique – dans plusieurs autres représentations contemporaines du politique ; ce qui n’empêche pas que la figure d’un dieu puisse exister sur le plan des croyances individuelles ou privées ou que celle-ci puisse revenir sur les devants d’une scène politique sécularisée, à partir du moment où elle se trouve mobilisée par une part importance des forces de cette scène en tant que raison constitutive de leur action et de leur regroupement. C’est ainsi, par exemple au Brésil, que l’on constate aujourd’hui la présence d’un clientélisme dénominationnel[44], incorporant les pentecôtistes en tant que force au sein de la scène de représentation des forces, alors que leur existence était jusqu’à tout récemment considérée comme inacceptable.

L’exemple de la figure discursive de Dieu s’avère particulièrement utile pour illustrer le caractère semi-figuratif de la scène politique, dans la mesure où son existence n’est généralement pas considérée en sciences sociales comme une réalité substantielle, mais simplement comme une réalité sociale, relative à une croyance partagée. Cependant, le même processus se produit avec d’autres figures discursives qui semblent pourtant renvoyer à des « réalités concrètes ». Par exemple, alors qu’en Amérique latine, de 1920 à 1980, les demandes des travailleurs se trouvaient au centre de la scène de représentation des forces[45], il se développe, à partir des années 1980, une nouvelle forme de représentation du politique faisant de ces demandes la cause des déséquilibres structurels, de la surchauffe politique et de l’augmentation de la pauvreté[46]. Les travailleurs et leurs demandes peuvent bien exister « dans les faits », ils n’ont plus la place qu’ils pouvaient occuper dans les anciennes scènes politiques, ne remplissent plus les mêmes fonctions et peuvent même aller jusqu’à « disparaître » de la scène politique du fait de leur absence de reconnaissance par les autres forces, reléguant ces demandes au niveau des relations de travail et de contrat entre acteurs « privés » ou, encore, devenir des anti-sujets de la scène, des intérêts mesquins, particuliers, clientélistes ou corporatistes, opposés à l’intérêt général[47].

Cette non-reconnaissance des demandes corporatistes par un grand nombre d’« acteurs » de la scène politique ne concerne pas exclusivement les partis politiques ou les gouvernements. Si nous cherchons à définir les scènes politiques en fonction de leurs formes particulières de représentation, c’est justement pour ne pas postuler ce qui aurait, en soi et nécessairement, valeur d’acteur ou d’enjeu politique. Ainsi, parmi les nouveaux acteurs et enjeux des scènes politiques latino-américaines, on retrouve : les ONG (organisations non gouvernementales), la « société civile », les entrepreneurs, la mondialisation, les institutions internationales, les « statistiques », la lutte contre la pauvreté, la bonne gouvernance, etc. Ces acteurs, ces forces, ces critères ou ces enjeux n’ont pas une existence et encore moins un sens ou une valeur politique intrinsèque. Certains ne possédaient aucune existence au sein des scènes politiques antérieures, alors que d’autres, qui en possédaient déjà une, n’existaient que comme des forces externes ou subalternes, voire comme des anti-sujets, menaçant la souveraineté nationale ou les intérêts populaires. Ces forces politiques, aujourd’hui légitimes et bien « réelles », n’existent pourtant qu’à condition d’être reconnues comme telles par d’autres énonciateurs de la scène politique.

Langue politique et politique

À travers la notion de langue politique, nous cherchons donc à rendre compte des forces politiques relatives à une époque et à un espace déterminés, en les référant aux règles énonciatives qui leur donnent ce statut, plutôt qu’à une réalité « extérieure » qui les expliquerait en dernière instance. Cependant, la langue politique ne nous donne pas accès « au » politique comme tel. Elle réfère plutôt à ce qu’Ernesto Laclau appelle un ordre symbolique, c’est-à-dire à un phénomène conceptuellement situé aux antipodes du politique, puisqu’il représente un système de différences qui, pour faire système, ne peut concevoir son caractère contingent, sa remise en question ou son dépassement. La langue politique possède ainsi un caractère paradoxal dans la mesure où, en nommant les forces (en tant que langue, syntaxe ou règle), en les soumettant à une logique (syntaxe) « externe » et générale, elle leur enlève l’essentiel de leur « autonomie[48] », de leur capacité de trancher et de produire des situations exceptionnelles. De ce fait, la langue politique n’est jamais aussi politique qu’au moment de sa fondation, c’est-à-dire au moment où elle « réactive » le social en montrant comme contingent ce qui apparaissait comme nécessaire, en assumant le passage d’une forme d’acceptabilité[49] ou d’énonciation à une autre. Pourtant, elle conserve par la suite une certaine valeur politique puisque, en tant qu’hégémonie, elle se trouve en lutte perpétuelle, bien qu’implicite, contre toute autre forme (contre-hégémonique) de mise en discours de la scène de représentation des forces.

Dans ces deux cas de figure (l’un du changement de langue politique et l’autre de sa préservation contre toute forme de remise en question), il est nécessaire d’avoir au moins deux positions. Le politique ne se trouve pas dans l’une ou l’autre de ces positions en lutte, mais dans la lutte elle-même, dans les écarts et les transformations, les déplacements, les apparitions et les disparitions de certaines « réalités » ou évidences (régimes de véracité ou d’acceptabilité) engendrés par la confrontation de deux ou plusieurs discours ou formation discursifs se disputant le privilège de nommer l’ensemble. Pourtant, alors que le cas du changement de langue politique se prête de manière relativement aisée à l’analyse, du fait de la présence, plus ou moins nette, de deux forces antagoniques, celui de la préservation d’une langue politique reste problématique dans la mesure où les contre-positions ne sont pas explicites. Elles se situent au plan de la négativité constitutive de toute positivité qui, par définition, ne peut être nommée.

Exclusion ou négativité constitutive de la langue politique

Quel sera, alors, le statut théorique donné à cette extériorité constitutive de la langue politique ? La tentation est grande d’attribuer aux « forces » ou aux non-forces qui ne trouvent pas de traduction directe dans la langue politique un statut d’authenticité plus élevé que celui des formes de représentation rendues possibles par cette langue. La confrontation de ces deux éléments théoriques, l’un construit comme une représentation (surdétermination) du monde et l’autre comme le monde en soi, se solderait nécessairement par la réification des croyances ou des préférences personnelles du chercheur : celles-ci se présentant sur le plan théorique comme le monde en-soi, au détriment de la langue politique qui se présenterait comme sa traduction plus ou moins heureuse[50]. Si nous attribuons aux langues politiques, constitutives des scènes politiques concrètes, le statut de systèmes de sens contingents, il est nécessaire d’attribuer à leur extériorité le même statut théorique et de lui appliquer le même traitement méthodologique ; sans quoi nous serions en train de comparer des éléments de nature différente, dont le passage de l’un à l’autre ne saurait être justifié.

L’extériorité des langues politiques se présente alors à l’analyse, non plus comme pure négativité, comme l’immensité protéiforme de la vie ou comme la réalité en soi, mais comme d’« autres discours », d’autres représentations particulières du monde, en lutte, ou du moins en contradiction, avec la langue politique du moment. Pourtant, malgré cette précision théorique portant sur la valeur qu’il convient d’attribuer à cette « négativité », le nombre de discours pouvant entrer dans cette catégorie reste beaucoup trop grand. Si tout discours n’entrant pas dans les catégories constitutives d’une langue politique donnée possède une valeur politique, alors pratiquement tous les discours devraient être traités à parts égales comme relevant du politique. Autant dire que tout est politique et que, par conséquent, rien ne l’est en particulier. Il importe donc de poursuivre la réflexion de manière à identifier, au sein de cette multitude immanente de discours contradictoires débordant des règles énonciatives de la langue politique, lesquels présentent un intérêt pour l’analyse politique. Pour le dire dans les termes de Dominique Maingueneau, il convient de dégager, au milieu de cet univers discursif entourant la langue politique, un champ discursif[51] précis, dans lequel les relations dialogiques [52] avec la langue politique seraient suffisamment importantes pour pouvoir être traitées comme des rapports entre forces.

Imaginaires et changements politiques

Il va de soi que les forces contre-hégémoniques, identifiées par la théorie des signifiants vides d’Ernesto Laclau, entrent pleinement dans ce champ discursif des relations dialogiques pouvant exister entre deux ordres de discours. Néanmoins, si nous limitions l’analyse politique à ces moments précis et relativement rares du devenir des collectivités, non seulement il ne resterait que très peu de phénomènes politiques à analyser, mais, surtout, l’analyse serait toujours à la traîne des événements, ne pouvant être entreprise qu’à partir du moment où s’institue une relation hégémonique. De plus, l’analyse tendrait à se limiter aux deux positions hégémoniques, en lutte, négligeant une multitude de rapports idéologiques antérieurs et constitutifs ou nécessaires à l’existence de cette lutte, mais qui, pourtant, ne peuvent aucunement être réduits aux surdéterminations imposées par ceux-ci.

Nous touchons ici au domaine des imaginaires que nous chercherons maintenant à situer par une relecture critique de la théorie des relations hégémoniques élaborée par E. Laclau. Rappelons d’abord le raisonnement selon lequel, du fait de son caractère totalisant, un système de sens ne peut concevoir par lui-même ses limites. Pour y arriver, ce système devrait être en mesure de percevoir son au-delà. Or, cet au-delà ne peut aucunement être « signifié » puisqu’il représente justement l’interruption du processus de signification. Le changement de système de signification (ou, pour le dire dans les termes que nous avons développés ici, le changement de langue politique) requiert alors l’intervention d’un élément « externe » qui ne peut pourtant pas être entièrement « étranger » au système de sens, sans quoi il n’existerait pas. Pour s’« extérioriser », cet élément doit cesser d’être une différence au sein d’un système de différences, pour devenir un antagonisme. Il doit se vider de son sens « propre » (assuré par l’ordre symbolique ou par une langue politique donnée) pour signifier l’ensemble, grâce à l’établissement de chaînes d’équivalence et d’une frontière antagonique par rapport à « l’Ancien Régime ». Ainsi, nous dit Laclau, le dévoilement du caractère contingent d’un système de sens, de ses frontières ou de sa clôture, ne peut se faire qu’à travers une « projection imaginaire » (effet spéculaire) sur des objets nécessairement partiels assumant néanmoins la double fonction métonymique et catachrétique de renommer l’ensemble.

Ernesto Laclau introduit ainsi le concept d’imaginaire, mais en lui attribuant la fonction de « suturer » un ordre symbolique « disloqué », ce qui tend à postuler la crise. Or, si l’ordre symbolique est négativement constitué ou constitutivement disloqué, comment établir le seuil à partir duquel cette dislocation serait « trop » grande ou flagrante pour pouvoir être éludée ? Comment la dislocation peut-elle cesser d’être la condition constitutived’un système de sens (constitutivement disloqué ou négativement constitué) pour devenir la crise de ce dernier ? En effet, comme tout système de sens ou toute positivité, la langue politique ne pourra jamais constituer une « objectivité pleinement suturée » : elle sera toujours débordée de part en part par une incommensurable négativité. Pourtant, cette négativité ne menace en rien la reproduction de la langue politique qui, pour exister en tant que système autoréférentiel, en tant que positivité, doit nécessairement nier cet « extérieur constitutif » (qui est toujours là). Ainsi, si cet « extérieur » ou cette négativité est constitutive de la positivité de la langue politique, elle ne peut « en même temps » constituer la condition de sa remise en question.

Pour procéder à cette remise en question, la négativité doit « changer de nature », elle doit se « positiver », cesser de n’être que l’envers négatif d’un système de sens pour devenir une « contradiction » (contre-diction) de ce dernier. En conséquence, la remise en question d’un ordre symbolique, d’une langue politique ou d’une « objectivité » sociale donnés ne peut qu’être l’effet de contre-discours, de nouvelles mises en relation, bref, d’imaginaires permettant de dévoiler le caractère contingent de ce qui apparaît comme objectif et nécessaire. Par contre, ces imaginaires ne se situent pas uniquement au plan de la suture ; ils doivent être situés en amont, dès le moment de la crise, puisque, sans l’intervention préalable d’un élément externe (imaginaire), la crise ou la dislocation ne peut apparaître. Le rôle politique de l’imaginaire n’est donc pas uniquement celui de « suturer » un système de sens « disloqué » : il doit d’abord le « disloquer », en dévoilant son caractère contingent, non nécessaire, changeable et « inacceptable ».

Nous donnons alors au concept d’imaginaire une valeur plus proche de celle développée par Cornelius Castoriadis que de son acception lacanienne utilisée par E. Laclau. Ainsi, nous considérons l’imaginaire comme une capacité de mise en relation nouvelle, infinie et indéfinie, une « capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de voir autre chose qu’elle n’est[53] » et non pas seulement comme une projection spéculaire rendue nécessaire par un « manque » qui serait toujours là, bien qu’innommable (plénitude absente). L’imaginaire n’est donc pas tant lié à la suture, en tant que manière de remplir de sens l’hiatus existant entre l’ordre symbolique et la réalité, qu’à la création de nouveaux sens, engendrant ce sentiment de manque. La suture – dans la conception lacanienne reprise par E. Laclau – présuppose ce sentiment de manque qu’il faudrait remplir : une unité qui serait, mais qui ne pourrait se percevoir autrement que de manière aliénée[54], représentée, extérieure et déformée ; tandis que la capacité de mise en relation (imaginaire radical) ne suppose rien qui serait antérieur à elle. Dans les termes de C. Castoriadis :

[…] cela n’a rien à voir avec ce qui est présenté comme « imaginaire » par certains courants psychanalytiques : le « spéculaire », qui n’est évidemment que l’image de et image reflétée, autrement dit reflet, autrement dit encore sous-produit de l’ontologie platonicienne (eidôlon) même si ceux qui en parlent ignorent la provenance. L’imaginaire n’est pas à partir de l’image dans le miroir ou le regard de l’autre. Plutôt, le miroir lui-même et sa possibilité, et l’autre comme miroir, sont des oeuvres de l’imaginaire qui est création ex nihilo[55].

Selon la conception castoridienne de l’imaginaire, il n’y a donc pas un vide entre l’ordre symbolique et le « réel[56] » que l’imaginaire viendrait remplir par une projection imaginaire : il n’y a que l’imaginaire qui, en produisant de nouvelles mises en relation, de nouvelles significations sociales imaginaires, crée cet « écart » du fait de la contradiction pouvant exister entre celles-ci et les imaginaires institués. Ce qui se présente comme « réel » est une construction de l’imaginaire autant que l’ordre symbolique, la dislocation (hiatus) et la suture. En effet, suivant cette conception castoridienne, l’ordre symbolique doit être perçu comme une création de l’imaginaire (capacité de mise en relation) qui, en étant sanctionnée socialement, en étant reprise par un ensemble social comme matériau constitutif de nouvelles mises en relation, suspend momentanément le flux incessant des renvois de sens, se sédimente et fluctue lentement, tel un magma de significations instituées. Cet imaginaire institué n’est jamais une « règle » ou un « code » établissant une fois pour toutes et de manière univoque « le » sens du monde. Non seulement il est le produit d’une mise en relation (imaginaire), mais, au-delà de cette mise en relation « première[57] », dans son mode de reproduction ou de sanction sociale, il doit être investi par chacune des psychés (imaginaire radical) qui, en le sublimant, en projetant sur ces représentations sociales instituées leurs propres désirs, y altèrent constamment le sens, instituent de nouveaux sens, une nouvelle société. À partir de cette conception, il devient possible d’aborder le politique en fonction de cette perpétuelle relation qui existe entre imaginaires instituants et institués, facilitant l’analyse du passage entre l’ordre symbolique, le réel et l’imaginaire, dans la mesure où ils peuvent tous trois être traités sur le même plan.

Ces quelques commentaires au sujet de la notion d’imaginaire chez Cornelius Castoriadis ne signalent pas une contradiction indépassable avec celle utilisée par E. Laclau. Ils ne font que préciser le rôle de l’imaginaire, sa fonction et sa position dans le processus foncièrement politique de remise en question d’un ordre symbolique donné ou, pour le dire dans les mots de C. Castoriadis, de remise en question d’un imaginaire institué par un imaginaire instituant, en fonction de la force désagrégeante et reconfigurante de l’imaginaire radical. Ils permettent de situer plus en amont le rôle et le surgissement de ces imaginaires et ainsi de retrouver l’unité conceptuelle que le postulat de la crise risquait de briser. En effet, ayant exclu méthodologiquement la référence à une réalité extra-discursive, l’écart entre un ordre symbolique donné et un principe de « réalité » ne peut être établi en fonction d’une réalité qui existerait de manière indépendante de sa mise en discours. Cette crise, cette dislocation, non plus seulement « constitutive », mais également « destitutive », ce hiatus que l’imaginaire écran viendrait combler, doit donc être cherché dans l’imaginaire ou, plutôt, dans les relations contradictoires pouvant exister entre certains imaginaires et la langue politique[58] qui, du fait de leurs entrechoquements, engendrent des « effets de réalité ».

L’imaginaire instituant, le sacré et l’être-ensemble

L’imaginaire dont il est question ici ne peut être identifié à l’imaginaire radical, en tant que capacité individuelle de mise en relation nouvelle. Il s’agit plutôt de l’imaginaire instituant, c’est-à-dire de « significations sociales imaginaires », de nouvelles mises en relation qui, tout en étant partagées socialement, ne se sont pas encore stabilisées, ne sont pas encore instituées. Ce n’est qu’à partir de ces nouvelles mises en relation que peut se dévoiler et se déplacer la « clôture du politique », que le social ou la langue politique n’apparaissent plus comme des objectivités ou des positivités pleines, mais comme des constructions sociales altérables.

Bien entendu, les forces contre-hégémoniques, telles qu’elle ont été conceptualisées par Ernesto Laclau, peuvent être considérées comme des imaginaires instituants, au même titre que les autres représentations « externes » à la langue politique instituée. Cependant, on ne saurait réduire l’espace de ces imaginaires aux seules relations hégémoniques, puisqu’elles ne sont que l’aboutissement de processus antérieurs et autonomes eu égard à leur « résolution » ou à leur fixation autour de chaînes d’équivalence ou de signifiants vides particuliers. En d’autres termes, bien que les relations hégémoniques présupposent la présence d’imaginaires sociaux contredisant la langue politique – engendrant des effets de réalité ou des dislocations « appelant » une suture –, ces imaginaires ne peuvent être déduits de la force contre-hégémonique qui cherchera à suturer cette langue disloquée, puisqu’ils lui sont antérieurs. Par ailleurs, contrairement à la force contre-hégémonique, les imaginaires instituants ne sont pas constitutivement liés à la langue politique, ils n’entretiennent pas nécessairement avec elle des rapports « antagoniques », ils ne tendent pas tant à la suturer qu’à la disloquer. Les imaginaires instituants sont donc tout aussi autonomes relativement à la langue politique qu’ils remettent en question qu’aux nouvelles articulations politiques qu’ils rendent possibles.

Le sacré comme domaine des imaginaires instituants

Ces considérations sur l’autonomie des imaginaires instituants font ressurgir la question de savoir ce qui distingue ces imaginaires des relations immanentes de pouvoir. Si elles sont à ce point autonomes, en quoi certaines significations sociales imaginaires entretiennent-elles néanmoins des relations « dialogiques », ne serait-ce qu’implicites, avec la langue politique ? De quelle manière dévoilent-elles son caractère contingent ? De quelle manière entrent-elles dans le champ discursif de la langue politique ?

Les réponses à ces questions se trouvent peut-être derrière une autre question : en quoi et de quoi ces imaginaires sont-ils instituants ? La réponse à cette nouvelle question est relativement simple : ces imaginaires instituent le social ; ils sont le matériau à partir duquel procède l’institution imaginaire de la société. C’est là, justement, que les imaginaires instituants entrent en relation de concurrence avec la langue politique puisque, elle aussi, prétend instituer le social. Plus encore, pour exister en tant que positivité, en tant que système de sens autoréférentiel, elle doit prétendre au monopole de cette institution : tout doit se produire comme s’il n’existait qu’une seule forme d’institution de la société, comme s’il n’existait rien d’autre au-delà des forces nommées par la langue politique, sans quoi ces forces n’auraient pas valeur de réalité ou d’objectivité.

Tant qu’elle parvient soit à ignorer l’existence des imaginaires concurrents, soit à les reléguer dans la sphère du privé – leur enlevant ainsi toute relevance dans et pour la scène politique –, soit à les traduire en tant que différences au sein de son propre système de différences (comme dans le cas du clientélisme dénominationnel au Brésil), la langue politique ne se voit aucunement menacée par ces imaginaires. Cependant, à partir du moment où le social se montre tel qu’il est, c’est-à-dire qu’il se dévoile en fonction de son autonomie, de sa capacité à s’auto-instituer et qu’il place ses propres catégories de sens (ses critères de véracité, de réalité ou de légitimité) au-dessus de celles de la langue politique, nous assistons à un processus de dislocation pouvant aboutir à une lutte hégémonique.

Il faut cependant se méfier de la grammaire, comme nous en avertit Friedrich Nietzsche dans Le livre du philosophe[59], puisque celle-ci tend à unifier, à substantialiser et à « subjectiviser » des processus morcelés, contingents et anonymes. Lorsque nous parlons du fait que « le social se dévoile tel qu’il est », il ne s’agit pas du social comme totalité transparente qui se dévoilerait dans sa plénitude à la vue de tous. Il s’agit plutôt de manifestations partielles de cette capacité d’auto-institution du social pouvant être identifiées dans les processus de production de sacré par des communautés humaines.

En nous référant ici au sacré, nous faisons appel à la thèse développée par Émile Durkheim dans Les formes élémentairesde la vie religieuse[60]. Comme son nom l’indique, cette thèse est construite en fonction du religieux. Cependant, l’intérêt pour la réflexion que nous développons ici réside dans le fait que, en identifiant le processus de production du sacré en tant que substrat du phénomène religieux, Émile Durkheim en vient à envisager la production du sacré comme un substrat du social dans son ensemble. Il ne s’agit pas de nier le substrat religieux du politique[61], mais d’aller au-delà de cette dimension religieuse pour chercher dans les processus de création de sacré les traces de l’auto-institution du social[62].

Le sacré peut être identifié en fonction de la frontière qu’il institue avec le profane, c’est-à-dire en fonction du statut particulier qu’acquièrent certaines réalités, placées au-dessus des autres. Ces réalités « supérieures » ne sont pas nécessairement religieuses. Comme le note André Corten, « Lorsqu’on évoque les “droits inaliénables et sacrés de l’homme’’, on distingue bien sacré de religieux et on entend par là quelque chose qui mérite un respect absolu [63]. »

Plus encore, ces réalités « sacralisées » (mises dans une catégorie à part) peuvent même ne pas être « transcendantales », c’est-à-dire qu’elles n’ont pas nécessairement besoin de se référer à un principe extérieur de type extra-social. Elles transcendent l’individu, mais pas nécessairement le social. En effet, la distinction entre sacré et profane ne se situe pas autour de la nature mythique ou surnaturelle du sacré, mais autour du fait que le sacré symbolise quelque chose de supérieur à la somme des individus : quelque chose qui les « transcende », certes, mais qui n’est rien d’autre que la puissance collective idéalisée, sacralisée.

Le sacré est ainsi conçu comme la symbolisation de la puissance sociale ou l’auto-sacralisation de la collectivité à partir de l’idéalisation de ses liens affectifs. À travers la production de sacré, le collectif tend ainsi à se nommer lui-même, à s’auto-nommer, à se saisir et à se constituer en fonction non seulement de la représentation de son unité, mais également de l’intensité du sentiment qu’il a de lui-même. Sentiment qui ne peut être produit et perpétué qu’avec la reconnaissance par le groupe d’un statut supérieur et à part (sanctuarisé) des simples rapports « profanes » entre individus.

En guise de conclusion

En référant le principe abstrait de l’imaginaire instituant à la conceptualisation sociologique ou anthropologique du sacré, il se dégage un terrain concret à partir duquel il devient possible d’identifier et d’analyser les imaginaires sociaux en tant que forces[64]. Non plus en tant que forces nommées par la langue politique, mais en tant que forces souveraines, autonomes ou auto-nommées. Ces forces ou ces collectivités sont constitutives du social, bien qu’aucune ne puisse prétendre constituer le social dans son ensemble. La langue politique est une de ces communautés de discours, une de ces forces morales engendrant les communautés, qui les portent à travers la production de sacré. La force contre-hégémonique l’est également. Cependant, le politique n’est compréhensible et analysable qu’en incorporant les autres communautés constitutives du social. Non pas pour les considérer comme l’expression authentique du social ou de la communauté nationale, mais pour chercher à dégager les écarts, les déplacements, les effets de réalité, les luttes ou les relations dialogiques pouvant exister entre ces entités.

La langue politique possède une valeur particulière dans les sociétés démocratiques modernes, dans la mesure où ces dernières ont aménagé un espace précis (désigné par Marcel Gauchet comme étant celui de la politique) à partir duquel on rend explicite le caractère incomplet ou indéterminé de l’être-ensemble, permettant ainsi la lutte entre positions concurrentielles pour sa définition. Cet espace relativement codifié et ritualisé n’est pas et ne peut absolument pas être défini de manière définitive et substantive, au risque de contredire et de détruire son principe constitutif. Pourtant, la démocratie moderne ne saurait être définie de manière exclusivement procédurale[65] : elle ne peut pas exiger de ses participants de cesser de chercher à définir de manière substantive l’être-ensemble. Si l’indétermination est érigée en absolu, elle agit vis-à-vis des autres conceptions possibles de l’être en société avec la même force « censurante » qu’une quelconque conception substantialiste, rendant irrecevables les positions concurrentes du vivre-ensemble qui ne se plient pas de manière explicite à cet indéterminisme. Plus encore, ce procéduralisme exacerbé[66] menace ses propres bases de reproduction du fait de la dénégation des liens passionnels nécessaires à la croyance et donc à l’institution d’une quelconque société. Cette situation caractéristique des démocraties contemporaines basées sur un rejet et une peur du totalitarisme a été interprétée comme le dépérissement du politique[67] ou le désenchantement du monde[68].

Cependant, ce n’est pas le monde qui se serait désenchanté ni le politique qui serait en train de dépérir. Ce serait plutôt la politique qui, se méfiant de plus en plus de la confrontation entre représentations de l’être-ensemble, serait en train de perdre son statut privilégié et de laisser à d’autres espaces le soin d’élaborer les symboles et les sentiments constitutifs des communautés nationales et politiques. Cette situation – qui explique en partie le succès de l’extrême droite en Europe ou du retour du populisme en Amérique latine[69] – ne fait que mettre en évidence une dimension qui existait préalablement, mais qui ne parvenait pas à se dévoiler, tant que les forces politiques assumaient une fonction de symbolisation de l’être-ensemble. Cette dimension est celle des imaginaires, celle des collectivités sociales auto-instituées, auto-sacralisées. Cependant, bien que la situation contemporaine dite du « dépérissement du politique » souligne la nécessité d’une analyse du politique réalisée en fonction de ces forces existant en dehors de la politique, cette nécessité s’applique également à l’analyse des scènes et des situations politiques antérieures à ce « dépérissement ». Ce n’est pas parce que l’opposition entre républicains et royalistes, ou entre libéraux et conservateurs, entre gauche et droite, entre capitalisme et socialisme, entre démocrates et fascistes, etc., masquait la présence d’autres forces qui surgissent aujourd’hui avec une nécessité particulière que ces forces du social n’existaient pas auparavant. Il s’agit maintenant d’entreprendre ces études concrètes, cette relecture des situations politiques – historiques ou contemporaines – à la lumière de ces nouveaux éléments.