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Les articles consacrés à la Chine dans ce numéro se penchent sur les aléas de la réforme juridique, d’une part, et sur les conceptions changeantes de la sécurité dans deux domaines particulièrement sensibles, soit celui de l’approvisionnement en énergie et celui du contrôle des épidémies, d’autre part. Dans leur diversité, ces articles témoignent d’évolutions importantes au sein de la sinologie d’expression française, sinon de la sinologie occidentale dans son ensemble. Ces contributions reflètent une diversification des approches sur le plan théorique et des intérêts sur le plan empirique. Elles témoignent par ailleurs du souci désormais incontournable et obligatoire d’éviter les généralisations abusives à propos d’une société complexe dont la rapidité des évolutions ne cesse de confondre les prédictions. Les textes de Jean-Pierre Cabestan, Christian Constantin et Hélène Piquet ont été présentés une première fois lors d’un colloque international sous l’égide de l’Institut d’études internationales de Montréal en septembre 2004. Le colloque était consacré aux défis de la gouvernance en Chine et à ses conséquences internationales[1]. Quant au texte de Vincent Rollet, il a été sélectionné parmi plusieurs autres, qui abordaient une grande variété de thèmes ; celui-ci nous a paru particulièrement éclairant.

Depuis que les témoignages des victimes et les recherches des Chinois eux-mêmes ont permis de révéler les vérités sur les tragédies du « Grand Bond en avant » et de la Révolution culturelle, la Chine a cessé de représenter une forme d’altérité vertueuse pouvant inspirer une alternative radicale à la gauche modérée, comme c’était le cas dans les sociétés en développement, sinon en Occident, dans les années 1960 et 1970[2]. À cette fascination pour l’utopie a succédé une autre tendance non moins pernicieuse quant à ses effets et à ses conséquences : celle de l’apologie d’un régime productiviste dont on doit accepter les dérives autoritaires afin de s’en gagner les bonnes grâces et d’obtenir, en retour, le privilège d’investir dans le proverbial marché qu’il encadre[3]. Pendant près de deux décennies, ce nouveau mirage a suscité nombre d’espoirs irréalistes d’enrichissement facile qui ont été cruellement déçus. Autant les tenants d’une gauche doctrinaire fermaient les yeux sur les réalités politiques les moins reluisantes, autant ceux qui applaudissent les orientations néolibérales du régime depuis 1978 ont eu tendance à minimiser, voire à gommer les entraves aux droits de la personne et l’arbitraire imposé par le régime. Si le massacre de la place Tiananmen du 4 juin 1989 a un moment frappé les imaginations à l’extérieur de la Chine, la « tournée vers le Sud » de Deng Xiaoping, en 1992, en relançant la réforme économique et en ouvrant à nouveau les portes aux investisseurs étrangers, a donné le ton à un processus d’occultation de cette tragédie qui continue à ce jour.

Or, malgré les nombreux pans de la réalité chinoise qui demeurent inaccessibles ou interdits d’accès aux étrangers, malgré les intérêts, les préoccupations et les barrières cognitives qui peuvent entraver une connaissance approfondie, la Chine est aujourd’hui moins susceptible de prêter le flanc aux erreurs de jugement du passé. La cumulation des enquêtes, des entrevues, des recherches et des études de terrain accomplies en Chine même par les chercheurs chinois, de plus en plus souvent en concertation avec leurs collègues nord-américains, européens, sans oublier est-asiatiques, a engendré une masse critique de compétences, d’expertises et de connaissances qui rendrait impensable le genre de généralisation que permettait l’accès limité à ce pays il y a encore vingt ans. La diversité des problématiques étudiées et des perspectives utilisées pour produire des explications ou mener à une compréhension accrue est aussi beaucoup plus grande. Il serait vain de tenter de faire dans l’espace imparti à cette introduction une revue de la littérature concernant tout ce qui a été accompli ces dernières années. Tenter de faire une présentation de la sinologie d’expression française récente serait tout aussi difficile. Par ailleurs, l’exercice risquerait, dans sa définition même, de passer sous silence un important développement : les chercheurs francophones, qu’ils soient canadiens ou européens, ne travaillent pas en vase clos et sont intégrés étroitement aux réseaux nord-américains, paneuropéens, voire asiatiques, où la langue de communication est l’anglais et où la deuxième langue en importance, à terme, risque bien de devenir le mandarin.

Compte tenu de la diversité des approches théoriques auxquelles ont recours un nombre grandissant de chercheurs formés dans les différentes traditions intellectuelles, les perceptions que nous avons de la Chine sont plus nuancées et notre connaissance de ce pays est beaucoup plus multidimensionnelle. L’étude de la politique chinoise, par exemple, ne peut plus se cantonner à l’examen méticuleux des mutations et à la promotion au sein des élites dirigeantes. La signification des changements de personnel chez les instances suprêmes ne revêt pas la même importance qu’à l’ère maoïste. Par exemple, le limogeage de Chen Liangyu, secrétaire du comité municipal du Parti de Shanghai en 2006, interprété comme la première salve d’une vaste campagne contre la corruption, voire le signe annonciateur d’une purge des éléments jugés trop près de Jiang Zemin, le prédécesseur de Hu Jintao aux fonctions suprêmes, n’a pas eu les répercussions attendues en ce qui concerne une recomposition de l’équipe dirigeante. Autrement significatives et importantes pour leurs conséquences sont les décisions prises en matière de politiques publiques qui affectent concrètement les citoyens chinois, telles que les transformations des normes du travail[4], la mise en place d’un filet de sécurité sociale en milieu rural, la protection de l’environnement, la réforme fiscale ou encore, comme les articles de ce numéro le démontrent éloquemment, la formation d’un personnel compétent, l’adoption de normes claires et l’élaboration de politiques spécifiques au sein des différents ministères ou commissions d’État. Un tel examen de l’élaboration et de la mise en oeuvre des politiques publiques, bien sûr, ne remplace pas l’étude de la politique, mais, comme le déplorait récemment Jean-Philippe Béja, dans les conditions actuelles de la gouverne chinoise, il semble bien que la Chine populaire soit passée sans transition de l’excès de politisation propre à l’ère maoïste — comme en faisait foi le slogan « vaut mieux être rouge qu’expert » valorisant la rectitude politique — à une phase d’apolitisme et de démobilisation typique des sociétés postindustrielles[5].

Le niveau d’analyse pertinent à l’étude de ces problématiques est aussi révélateur des progrès enregistrés dans notre connaissance de ce pays. Ainsi, l’étude minutieuse des variations de la « ligne générale » proclamée par le comité central du parti n’est plus de mise, au moment où de plus en plus d’acteurs émergent hors du Parti ou que des responsabilités nouvelles sont de plus en plus souvent confiées aux autorités locales. L’attention se porte désormais sur le rôle que jouent les communautés épistémiques, c’est-à-dire la multitude d’acteurs impliqués dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques, depuis les intellectuels des « think tanks » ou « yanjiusuo » mandatés par les autorités pour réfléchir aux solutions nécessaires à la résolution de problèmes concrets dans les domaines de l’énergie et de la santé publique jusqu’aux fonctionnaires, aux juges et aux officiels chargés d’appliquer les directives annoncées par les dirigeants. Il est clair que l’examen des politiques promulguées par le gouvernement central n’offre qu’une vision partielle de la complexité des enjeux politiques de ce pays. Les différends entre les provinces et le pouvoir central, entres provinces rivales, entre différents paliers de gouvernements locaux — qu’il s’agisse des gouvernements de préfecture (shi), périodiquement menacés de dissolution pour cause de redondance, de districts (xian) et de cantons (xiang), aux revenus limités mais aux responsabilités de plus en plus lourdes — sont autant de sources de frictions, de tensions et de compétition, dont l’étude permet d’élucider plus d’un blocage[6].

Par ailleurs, les thèmes qui font l’objet de ce numéro, comme tant d’autres enjeux de la politique chinoise contemporaine, viennent rappeler que la Chine ne représente plus un ailleurs éloigné ni une forme d’altérité extrême : ce pays fait littéralement partie de notre quotidien. La Chine est désormais perçue en Occident comme un acteur international de plus en plus présent, voire incontournable. Il n’y a qu’à constater la pénétration de nos marchés par ses produits, l’influence de sa demande énergétique sur la hausse du coût des hydrocarbures, les effets de sa politique monétaire sur les taux d’inflation aux États-Unis, pour admettre que l’influence ne s’exerce plus à sens unique, de l’Occident vers la Chine, mais aussi dans le sens inverse. Cette influence suscite son lot d’inquiétudes, et aux fantasmes d’un siècle révolu sur le « péril jaune » succède la hantise d’une superpuissance commerciale chinoise qui raflerait tous les marchés et présenterait une concurrence déloyale du fait de ses politiques dirigistes, de bas salaires et de conditions de travail précaires. Plus d’un commentateur attribue les délocalisations et les mutations difficiles que connaissent plusieurs secteurs des économies nord-américaine et européenne à la concurrence que présente l’apparemment inépuisable réserve de travailleurs de la vaste main-d’oeuvre chinoise. Un autre mythe concomitant à celui de ces pressions humaines persiste, soit celui de l’insatiable soif de ressources naturelles des industries en pleine croissance de la Chine ; jusqu’au réchauffement de la planète qui est attribué à la demande énergétique chinoise. Sans nier l’importance de la pression sur les prix qu’exerce la demande chinoise sur les cours des matières premières et de l’énergie, il faut noter que la Chine consomme encore moins que les États-Unis, quatre fois moins peuplés.

Il faut se garder d’exagérer la portée de cette émergence de l’économie chinoise et ses conséquences politiques, stratégiques, voire culturelles. Le cliché de la « force irrésistible[7] » de l’économie chinoise nourrit de nouveaux fantasmes qui ne sont pas moins pernicieux que les illusions des décennies antérieures. Certes, l’économie chinoise, depuis le lancement de la réforme de Deng Xiaoping en 1978, a tiré de la pauvreté un nombre inégalé de personnes en un temps record. Mais il ne s’agit que d’un retour à l’ordre normal des choses : avant que l’Europe de l’Ouest n’accomplisse sa révolution industrielle, jusqu’au tiers de l’activité économique de la planète s’effectuait en Chine[8]. Aujourd’hui, avec près du quart de la population mondiale, l’économie de la Chine ne représente encore que 5 % de la production manufacturière mondiale[9]. Cela donne une idée de la route qui reste à parcourir pour que la Chine retrouve une place dans les affaires mondiales qui corresponde à son potentiel. Or, les obstacles qui entravent cette progression sont considérables et inédits ; parmi les plus connus à l’étranger, citons les conséquences environnementales désastreuses d’un développement effréné et inouï dans son ampleur ainsi que les répercussions politiques imprévisibles de la croissance des inégalités sociales qui ont été constatées durant la gouverne de Jiang Zemin et qui ont laissé en héritage à l’équipe dirigeante actuelle des défis de taille. Le onzième plan quinquennal entériné par Hu Jintao démontre que cette dernière en est consciente : les objectifs proclamés d’assurer un « développement durable » (ketexu fazhan) et d’édifier une « société harmonieuse » (hexie shehui) sont symptomatiques de telles préoccupations. Cette inquiétude des autorités chinoises contraste avec les projections optimistes d’observateurs extérieurs, fondées sur des tendances linéaires.

Plusieurs autres enjeux, moins visibles que la dégradation de l’environnement ou la croissance des inégalités, mais tout aussi importants quant à leurs conséquences, troublent les dirigeants chinois. Parmi eux, le vieillissement de la population, un problème dont l’ampleur est telle que, en comparaison, les préoccupations des sociétés occidentales apparaissent frivoles. La majorité de la population retraitée chinoise ne bénéficie pas de pension lui permettant de connaître une certaine sérénité. Avec la directive de l’enfant unique décrétée par Deng Xiaoping il y a plus de vingt ans, la Chine a certes connu un ralentissement spectaculaire de sa croissance démographique, mais, en contrepartie, la proportion croissante de gens âgés est appelée à peser de plus en plus lourdement sur la population active. Mais il y a une autre conséquence encore plus perverse de la directive de l’enfant unique : la préférence traditionnelle pour une descendance mâle, conjuguée à l’application sévère de la politique de limitation des naissances, est responsable d’une sur-masculinité sans précédent[10]. La résolution de ces problèmes — qu’il s’agisse d’offrir un régime de pension universel ou d’assouplir la politique de régulation des naissances — impose aux dirigeants chinois de maintenir une croissance économique élevée afin de dégager les ressources fiscales qui lui permettent de financer les correctifs nécessaires. Le dilemme des dirigeants est de déterminer jusqu’où cette croissance peut être soutenue, compte tenu de la détérioration environnementale évoquée plus haut. La référence à la sécurité, documentée par les contributions de Constantin et de Rollet, recouvre désormais de telles préoccupations.

À l’optimisme exagéré fondé sur la foi en une croissance économique ininterrompue est venue par ailleurs se greffer une série de projections de nature pessimiste — voire alarmiste —, lesquelles s’inquiètent des conséquences militaires et stratégiques de l’émergence de l’économie chinoise dans le système mondial. Fondées sur les approches néoréalistes en théorie des relations internationales, ces spéculations tendent à postuler un lien automatique entre croissance économique et croissance des ambitions stratégiques. Selon ce type de raisonnement, une Chine de plus en plus prospère, mais aussi de plus en plus dépendante du monde extérieur pour ses approvisionnements en ressources naturelles, n’aurait d’autres choix que d’étendre sa sphère d’influence et d’accroître la capacité d’intervention de ses forces militaires pour assurer sa sécurité économique[11]. Le régime chinois est très conscient de la relation qui est établie — notamment aux États-Unis — entre croissance économique et ambitions stratégiques ; aussi ses dirigeants s’efforcent-ils de rassurer leurs voisins et la communauté internationale quant aux ambitions ultérieures du pays. La doctrine de l’« émergence pacifique » (heping jueqi) a exprimé ce souci en 2003, mais n’ayant pas suffi à éliminer les méfiances, elle a été remplacée par celle du « développement pacifique » (heping fazhan). Alors que la première entretenait une ambiguïté sur les conséquences politiques de l’émergence de la Chine sur le plan économique — la montée en influence dans la sphère économique n’est-elle pas indissociable d’une plus grande influence politique ? —, la seconde donne l’impression d’une préoccupation pour le bien-être de la société chinoise dans ses frontières.

Indiscutablement, les dirigeants chinois sont conscients que le pays a besoin d’un environnement international stable pour assurer qu’il atteindra ses objectifs de croissance économique et de stabilité sociale. Les services de sécurité admettent que les « incidents » se comptent par dizaines de milliers par année. Grèves, émeutes, manifestations et diverses formes de désobéissance civile se sont multipliées — ou sont de plus en plus reconnues par les autorités du pays. Bien que ces troubles ne menacent pas directement le Parti communiste lui-même, ils contribuent à créer un climat d’incertitude. L’autorité du régime et ses dirigeants n’est pas remise en question : les doléances des citoyens ordinaires visent surtout des cadres locaux abusifs qui chassent arbitrairement les paysans de terres qu’ils exploitent sans leur offrir de compensation adéquate, des notables villageois corrompus qui perçoivent des impôts abusifs sans offrir de services sociaux adéquats, des employeurs qui refusent de verser des pensions ou des producteurs peu scrupuleux du secteur agroalimentaire qui trafiquent des aliments au risque d’empoisonner les consommateurs[12]. Comme l’évoque l’article d’Hélène Piquet dans le présent numéro, les Chinois sont désormais de plus en plus conscients de leurs droits et ne tolèrent plus les abus dont ils sont victimes. Dans ce contexte, la croissance du nombre d’incidents n’est pas nécessairement un signe de déliquescence du système politique : la capacité du pouvoir à canaliser les mécontentements dans un cadre institutionnel pourrait bien représenter une source de légitimité permettant d’asseoir le régime actuel sur des bases plus durables. Comme l’explique Jean-Pierre Cabestan, cependant, il y a encore loin de la coupe aux lèvres avant que le droit chinois ne représente une instance indépendante de toute ingérence politique. À preuve : malgré les efforts pour mettre en place des recours au droit afin de redresser les injustices les plus flagrantes, pour le moment il n’est pas question de tolérer l’émergence de toute force organisée susceptible de concurrencer le Parti communiste.

C’est, entres autres, le sens qu’il faut donner à la campagne qu’a déclenchée le Parti depuis 1999 contre le Falun-gong, organisation liée à la mouvance du qigong, au contenu vaguement religieux, que les dirigeants semblent néanmoins considérer comme un des plus sérieux périls auxquels le régime fait face depuis 1949. Association apolitique, sans autre objectif que d’obtenir la reconnaissance officielle des autorités à titre d’organisation religieuse, elle est devenue à son corps défendant un acteur politique autour duquel se cristallisent les questions de droits de la personne et de liberté de conscience. Le maintien de ses propres sites Internet en plusieurs langues étrangères et la diffusion à partir de l’extérieur de la Chine de messages faisant état des activités de cette organisation ne font que confirmer les pires craintes du Parti communiste. Celui-ci redoute de voir se constituer en dehors de la structure politique qu’il contrôle une organisation qui attire le soutien de plusieurs millions d’adhérents, bénéficie de l’appui moral d’organisations de défense des droits de la personne et, de toute évidence, détient de considérables ressources financières. La résilience de cette organisation, malgré des années de persécution, ne fait qu’aggraver l’émoi des milieux dirigeants à son égard[13].

Comme tant d’autres aspects de la politique chinoise actuelle, ce malaise que ressent le Parti communiste face au Falun-gong n’est cependant pas représentatif de l’ensemble de la politique religieuse adoptée par le Parti. Certes, les forces de la sécurité publique ne tolèrent ni l’église catholique clandestine et loyaliste qui rejette l’autorité du président de l’association officielle, ni les églises protestantes à domicile, soupçonnées de visées subversives, ni les nombreuses sectes syncrétistes qui continuent de subsister et encore moins les mouvements religieux qui semblent prendre parti pour l’indépendance des minorités nationales[14]. Pourtant, le Parti tente aussi de récupérer la ferveur religieuse observée dans les villes et à la campagne à ses fins. Qu’il s’agisse d’attirer les capitaux de Chinois d’outre-mer ou de coreligionnaires japonais, coréens ou autres soucieux de préserver l’héritage culturel et spirituel du pays, ou d’encourager les associations religieuses reconnues à soutenir le Parti dans ses campagnes contre les « superstitions », ou « mixin », et les « sectes hérétiques », ou « xiejiao », les milieux dirigeants ont renoncé à l’éradication des pratiques religieuses traditionnelles, y voyant plutôt un auxiliaire précieux pour soutenir le projet de bâtir une « société harmonieuse ». Après que Jiang Zemin eut ostensiblement apporté son soutien à des maîtres bouddhistes pour la restauration de temples durant les années 1990, Hu Jintao a de plus en plus fréquemment choisi de faire référence aux valeurs confucianistes dans ses discours. Comme tant d’autres, l’enjeu de politique interne que représente le contrôle idéologique exercé par le Parti déborde sur la scène internationale. Qu’il s’agisse des campagnes de dénonciation réitérées par les adhérents de Falun-gong ou de la mise sur pied d’instituts Confucius à travers le monde, la lutte pour s’arroger une légitimité auprès des Chinois revêt une dimension transnationale.

Les quatre articles de ce numéro consacré à la Chine ont en commun de faire ressortir l’internationalisation des dilemmes auxquels les dirigeants de ce pays sont confrontés. Les enjeux de la gouverne, qu’ils soient centrés autour de la réforme juridique ou des préoccupations sécuritaires, sont tributaires des relations de la Chine avec le monde extérieur. Mais il se dégage aussi de ces contributions que si l’influence des normes et des contraintes internationales a été longtemps limitée à des pressions occidentales — et japonaises — exercées sur une Chine incapable d’y résister ou réticente à les remettre en question pour faciliter son intégration au système international, ce processus est de plus en plus remis en cause. Les dirigeants chinois ne se contentent plus d’absorber les emprunts au monde extérieur pour tenter de résoudre leurs problèmes internes : ils tentent désormais de définir leurs problèmes en fonction de critères qui leur sont propres et s’efforcent de trouver des solutions « aux caractéristiques chinoises ». C’est ce qu’avancent Hélène Piquet et Christian Constantin, dans leur contribution respective, au sujet des transferts juridiques et de l’élaboration de la politique de l’énergie. L’adoption de ces caractéristiques chinoises, cependant, ne doit pas être comprise comme une fermeture. Au contraire, comme le démontrent les articles de Jean-Pierre Cabestan et de Vincent Rollet, dans les domaines de la réforme juridique et de la gestion des risques sanitaires, il s’agit de la promotion des intérêts de la Chine, certes, mais dans un contexte où celle-ci s’engage résolument à participer aux affaires internationales.

Le texte de Jean-Pierre Cabestan rappelle que la réforme juridique en Chine n’a pas réussi à entamer l’aspect répressif du droit chinois dans le domaine pénal et sur le plan des libertés publiques, même si elle a permis à ce dernier d’acquérir graduellement une autonomie relative à l’égard du politique. Il fait aussi ressortir un paradoxe gênant pour les pays occidentaux : les lacunes du système juridique et sa politisation extrême durant l’ère maoïste suscitaient moins de critiques que sous Deng Xiaoping, où les pressions de la communauté internationale se sont faites beaucoup plus insistantes. Depuis l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce, il est apparu de plus en plus clairement que le souci des pays occidentaux pour la réforme juridique se centre davantage sur les questions de droit de propriété et de propriété intellectuelle que de droits de la personne. Malgré les critiques occidentales face au système juridique chinois et les conflits entre, d’une part, juristes et autorités politiques chinois et, d’autre part, la Chine et l’étranger, Cabestan démontre que ce pays ne peut plus éviter de s’engager dans le débat mondial sur le droit et les droits de la personne.

L’article d’Hélène Piquet examine cette interaction avec le monde extérieur sous l’angle du choix de modèle que les législateurs chinois privilégient dans leur effort de modernisation juridique. Elle fait ressortir que, contrairement à un discours politique qui semble souvent insister sur les « caractéristiques chinoises », les dirigeants de la République populaire de Chine (RPC) n’hésitent pas à faire des emprunts à l’expérience d’autres pays, y compris aux puissances occidentales. Piquet révèle ainsi que, depuis le début de la politique d’« ouverture et de réforme » lancée en 1978, la « common law » anglo-saxonne et la tradition juridique du droit civil européen ont inspiré la réforme juridique en Chine. Aucune de ces deux traditions n’a fait l’unanimité, explique-t-elle, et nombre de juristes chinois préféreraient d’ailleurs un ressourcement dans la tradition juridique locale pour fonder la réforme du droit. Ces exigences, cependant, manquent de cohérence, certains demandant l’application d’un paradigme dépourvu de toute référence étrangère, tandis que d’autres accepteraient volontiers une approche syncrétique. Les choix de la réforme juridique, comme dans tant d’autres domaines, demeurent teintés de considérations sur l’identité nationale.

Les questions identitaires occupent certes une place privilégiée dans les politiques sécuritaires, mais, là aussi, l’interaction avec le monde extérieur influence les orientations du régime. Les articles présentés ici abordent cette problématique de la sécurité d’une façon originale, qui fait fi de la littérature parfois tendancieuse sur la « menace chinoise ». S’il est clair qu’un conflit avec Taiwan ne manquerait pas d’avoir de graves répercussions internationales[15], il est tout aussi clair que la RPC ne nourrit plus de desseins révisionnistes et constitue à ce jour un des plus ardents défenseurs du statu quo sur la scène internationale. La Chine a besoin d’un environnement stable sur cette scène internationale pour poursuivre sa politique de développement et, pour cette raison, ne ménage pas ses efforts visant à rassurer ses voisins immédiats et les grandes puissances. Par ailleurs, il est tout aussi clair qu’un échec de la politique de réforme et d’ouverture entreprise depuis près de trente ans par Deng Xiaoping ne manquerait pas d’avoir des conséquences très préoccupantes sur la scène internationale. Les effets sur la communauté internationale d’un tel échec sont particulièrement patents dans deux domaines sensibles de la politique interne chinoise ou l’interface avec le monde extérieur : la politique de l’énergie et les politiques de santé publique.

La politique de l’énergie chinoise est souvent perçue dans les pays occidentaux à l’aune de la compétition que ne manquerait pas de susciter la croissance de la demande énergétique de la RPC, sans égard au fait que les besoins de ce pays sont légitimes et encore en deçà de la consommation des sociétés occidentales. L’article de Christian Constantin cherche à éviter cette approche et remet en question le poids des questions sécuritaires dans la définition des enjeux de la politique énergétique chinoise. Il préfère privilégier les conceptions et les idées des décideurs impliqués dans l’élaboration des politiques énergétiques et voit dans ces dernières l’expression de débats où l’on retrouve trois tendances distinctes, ou cadres de référence différents, présents dans la communauté politique du secteur de l’énergie : la première repose sur des considérations d’ordre stratégique, la deuxième, sur les forces du marché et la dernière, sur l’idée de développement scientifique. Bien qu’aucune de ces conceptions ne parvienne à elle seule à élucider les enjeux de la politique de l’énergie, elles font ressortir, comme les articles précédents sur la réforme juridique, que l’unanimité quant à la définition des problèmes et le choix des solutions à y apporter sont révolus.

La contribution de Vincent Rollet procède aussi à partir d’une remise en question des concepts traditionnels de sécurité, mais s’attaque à un autre aspect de la société chinoise qui suscite son lot de fantasmes et de craintes, soit le risque d’épidémies. Il est fréquent de présenter la Chine comme le foyer de toutes les maladies infectieuses, telles que le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ou la grippe aviaire. L’impression qui en découle est celle d’un pays qui serait incapable de prévenir la vague déferlante de pandémies aux conséquences catastrophiques. Or, la reconnaissance par les autorités chinoises de la dimension « sécuritaire » des épidémies suggère qu’elles sont conscientes du problème et déterminées à mettre en place les mesures nécessaires pour les contrôler. L’article de Rollet situe cette prise de conscience dans le contexte d’un débat émergeant sur un « nouveau concept de sécurité » élargi, en phase avec les conceptions japonaises et occidentales qui dépassent les considérations purement militaires et stratégiques, qui met l’accent sur la coopération et la mise en place de mesures d’établissement de la confiance. Cette ouverture, rappelle l’auteur, ne doit cependant pas faire oublier que de grandes lacunes subsistent.

Le mérite des articles de ce numéro est de dépasser les schémas simplistes qui voient dans la Chine une superpuissance économique émergente aux élans irrésistibles et contre laquelle il s’imposerait d’ériger des barrières protectionnistes, voire un rival dangereux à l’hégémonie américaine aux valeurs intrinsèquement incompatibles avec celles de l’Occident. Ils permettent de constater que le régime actuel fait face à des défis considérables, que ses autorités en ont une conscience aiguë et qu’ils hésitent quant aux orientations à prendre. S’il est un cliché d’affirmer que les choix de la Chine affectent un quart de l’humanité, une réalité nouvelle s’impose à nous : il ne s’agit plus d’un ailleurs éloigné dont on pourrait endiguer les débordements en érigeant des systèmes d’alliances militaires ou des barrières protectionnistes. L’interdépendance que crée la mondialisation fait en sorte que ce qu’il faut craindre avant tout, c’est l’échec de la Chine dans ses visées de développement soutenable et d’instauration d’une société stable aux clivages moins prononcés, lequel, en augmentant le risque politique dans ce pays, pourrait avoir des répercussions globales redoutables.