Article body

Depuis 1971, les conservateurs albertains maintiennent leur mainmise sur le gouvernement. Devenu le chef de ce parti en 1992, Ralph Klein perpétue les succès électoraux. Par exemple, l’élection provinciale de mars 2001 est une autre victoire pour les conservateurs : 74 députées et députés élus sur une possibilité de 83[2]. Le soir de l’élection, extrêmement satisfait, le premier ministre répète à plusieurs reprises : Welcome to Ralph World ! Quinze ans après le premier gouvernement de Ralph Klein, quels changements ont été apportés aux politiques sociales ? Que signifie le monde de Ralph Klein pour les familles en Alberta ? Est-ce que les conservateurs sous Klein ont simplement privatisé les mesures et les services qui s’adressent aux familles ? Ces questions sont importantes, non pas parce qu’il s’agit uniquement de faire le bilan des années Klein, mais pour au moins trois autres raisons.

D’abord, l’Alberta pèse lourdement sur l’ensemble de la politique canadienne[3]. Les orientations idéologiques des gouvernements de cette province marquent profondément les débats nationaux concernant, entre autres, le rôle de l’État et les politiques sociales[4]. Le néolibéralisme et le néoconservatisme imprègnent les politiques de réduction du déficit et de la dette ainsi que les orientations prises en faveur de la privatisation des services publics, dont les soins de santé[5]. Par ailleurs, l’échiquier des partis politiques fédéraux est également fortement influencé par les partis Réformiste / Alliance canadienne et le Parti conservateur sous la direction de Stephen Harper, qui poussent tous le balancier politique vers la droite. À ce titre, le monde de Ralph démontre que les idéologies ont encore des répercussions importantes sur l’ensemble de la vie politique canadienne.

Ensuite, depuis 1993, les gouvernements conservateurs en Alberta sont une coalition entre néolibéraux et néoconservateurs. Si d’un côté, les gouvernements visent la réduction des dépenses budgétaires et celle du rôle et de la taille de l’État, de l’autre, l’État se doit d’être présent afin d’assurer une normalisation des rapports sociopolitiques[6]. En d’autres termes, privatisation et décentralisation ne riment pas nécessairement avec « moins d’État ». Il s’agit davantage d’un déplacement des actions de l’État par l’utilisation d’autres moyens (la fiscalité, les services transférés aux groupes sociaux, les contrats, etc.). C’est l’État qui spécifie le type de mesures sociales, les modalités d’application, la redistribution, le type de personnes / familles pouvant recevoir des prestations. Ainsi, l’État contrôle toujours les rapports entre les citoyennes et les citoyens et les institutions. En Alberta, cette normalisation s’est appelée la « réinvention du gouvernement[7] ». L’Alberta Advantage[8] et le Deficit War[9] ont servi de base aux transformations au nom du « moins d’État ». Plus précisément, cette normalisation prend la forme de politiques de décentralisation et de privatisation des programmes et des services gouvernementaux ainsi que de réduction des dépenses gouvernementales dans le secteur social.

Enfin, troisième raison de s’interroger sur l’effet des années Klein sur les familles, cette normalisation s’appuie sur un ordre sociopolitique qui privilégie les familles comme premier pilier de prise en charge des individus. En effet, le néoconservatisme et le néolibéralisme en Alberta ne se traduisent pas uniquement par une baisse des dépenses publiques et par une place accrue accordée au marché, deux caractéristiques habituellement analysées lors des transformations étatiques depuis les années 1980. Les transformations s’accompagnent aussi d’une révision importante du rôle du troisième pilier de la redistribution (outre l’État et le marché), c’est-à-dire la famille. Ce troisième pilier est souvent négligé dans les analyses du cas albertain. Comme Christopher Beem et Lawrence M. Mead[10] l’expliquent pour les cas des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les analyses statistiques et les évaluations des politiques abondent. Toutefois, les analyses de ce que représentent les transformations apportées au système de redistribution sociale pour le domaine politique et la citoyenneté sont moins nombreuses. Ici, ce que représentent ces transformations pour le domaine politique et la reconfiguration des liens entre l’État, le marché et la famille sont aussi moins analysées[11].

À ce titre, le présent texte vise à démontrer qu’en Alberta la privatisation ne signifie pas simplement le transfert des services gouvernementaux au secteur privé. Comme certains auteurs l’ont démontré[12] depuis les années 1990, l’allégement des politiques sociales vers le secteur privé remet en cause la stricte séparation entre le secteur privé et le secteur public. Les mesures et les services étatiques sont offerts par un amalgame privé/public ; ainsi, la privatisation ne signifie plus uniquement le passage des actions de l’État vers le privé. Au contraire, la privatisation laisse supposer une diversité d’actions prises par l’État : le transfert pur et simple vers le secteur privé ; les services offerts à contrat par des organismes à but non lucratif ; le recours accru au système fiscal ; les droits sociaux conditionnels au marché ; une marchandisation des rapports entre les citoyens–clients et l’État. Bref, la privatisation signifie une série de changements des moyens qu’utilise l’État pour offrir mesures et services. En Alberta, tous ces moyens sont utilisés et le principe fondateur de ces changements est que les familles deviennent le pilier central de la prise en charge des individus. Bien entendu, la famille n’est jamais totalement absente du cycle de redistribution sociale et économique. Avec l’État et le marché, la famille constitue un des piliers sur lesquels repose la configuration des politiques sociales. Cependant, les transformations des politiques en Alberta font des familles le lieu premier et central de la configuration des politiques sociales. Or, ce transfert vers les familles suit deux directions. D’abord, le gouvernement considère qu’il ne doit pas s’ingérer dans la vie des Albertaines et des Albertains, mais laisser le champ libre aux décisions individuelles. Ensuite, en plaçant la famille au centre de la redistribution sociale et économique, il instaure un ordre sociopolitique précis et n’est pas absent de la vie des Albertaines et des Albertains. Ainsi, le retrait de l’État implique plusieurs processus. Ce retrait s’effectue par la mise en oeuvre de nouvelles politiques menant à une autre normalisation de l’ordre sociopolitique. Le retrait de l’État ne crée pas un vide politique ; il reconstruit plutôt un ordre sociopolitique. Les transformations apportées en Alberta font en sorte que l’État demeure central dans la normalisation d’un ordre sociopolitique.

La première partie du présent article présente une approche des liens entre l’État et les familles. Le contexte albertain est ensuite abordé, en tenant compte des transformations que les programmes et services touchant la famille ont connues depuis 1999. Un certain nombre d’analyses portent sur la période 1993-1999[13]. Ce texte se concentre donc sur les années qui suivent, pour vérifier si les politiques plus récentes accentuent la privatisation de la famille. Enfin, la troisième partie porte sur les conséquences de ces transformations sur les familles.

L’État et la famille

Par ses programmes sociaux, l’État représente un ensemble régulateur de la vie sociale et politique des individus. La configuration de ces programmes sociaux inscrit les individus dans différentes relations avec l’État, le marché et la famille, c’est-à-dire avec les trois piliers de la redistribution économique et sociale. Les politiques visant la réduction de l’État ne mettent pas fin à cette configuration. Au contraire, le « moins d’État » se caractérise aussi par un ensemble de mesures qui soutiennent la nouvelle configuration des rapports entre l’État, le marché et la famille. Paradoxalement, le « moins d’État » est également un ensemble de normes étatiques, certes différent, mais qui se redéploie tout de même.

La normalisation étatique est constituée par les politiques et le discours politique. D’une part, les politiques créent de « nouveaux » rôles que doivent remplir les institutions étatiques, le marché et la famille dans la redistribution. D’autre part, le discours politique véhicule des représentations, des idéologies et des normes qui donnent forme aux normes étatiques. En d’autres termes, il s’agit : « [d’] un réseau ramifié de normes, de règlements et de lois qui donnent leur signification aux multiples rapports sociaux, dans la mesure où cet ensemble comporte une série de prémisses qui concernent une vision des rapports d’égalité et de hiérarchie, des relations entre les institutions et leurs rôles [14] ».

Cette nouvelle normalisation déplace les types d’interventions étatiques et ne constitue en rien la fin de l’État. Au contraire, dans le cas albertain, nous assistons à une redéfinition des interventions qui renforce le rôle de la famille « normale » dans la prise en charge des individus. Ainsi, il s’agit d’analyser les politiques et le discours politique normalisant la famille comme premier pilier de la redistribution sociale et la reconstruction de la famille comme lieu privé. Pour suivre cette normalisation, il faut tenir compte du rôle que les politiques sociales entendent faire jouer à la famille. Que ce soit par les prestations et les services disponibles ou par la fiscalité, l’organisation des politiques sociales présuppose que la famille prendra plus ou moins en charge les individus qui la composent. Avec le marché et l’État, la famille est un des piliers de l’organisation des programmes sociaux. Elle est un pôle important de l’organisation des mécanismes d’allocation des ressources.

Des différences majeures existent entre les régimes d’État-providence en ce qui concerne la configuration des rapports entre la famille, le marché et l’État. Or, la façon dont la famille est définie par l’État, y compris ses responsabilités, a un impact considérable sur l’accès aux droits sociaux. Comme Ilona Ostner et Stephan Lessenich l’expliquent, les rapports entre le marché, l’État et la famille représentent : « l’ordre national qui formule et normalise des attentes spécifiques à l’égard des deux sexes, et donc également à l’égard des parents et des enfants[15] ». Par exemple, le modèle de développement de l’État-providence basé sur la famille dans laquelle le mari est le pourvoyeur et dont les processus de redistribution tiennent compte du travail salarié a inscrit les membres de la famille dans différentes positions face aux programmes sociaux. Selon la structure du marché du travail et l’organisation des programmes sociaux, les individus sont considérés comme dépendants ou non, aptes au travail ou non[16]. L’État codifie aussi un modèle familial en privilégiant différentes formes de redistribution par la fiscalité et le type de bénéfices sociaux. Toutefois, la codification du modèle familial est sans cesse remise en cause par les formes changeantes de l’organisation familiale (union de fait, monoparentalité, conjoints de même sexe, etc.), par les rapports socioéconomiques et par les changements de la configuration des rapports entre la famille, le marché et l’État (retrait de l’État, crise de l’emploi, etc.). Dans le cas albertain, les politiques du gouvernement conservateur depuis 1993 ont fait de la famille le premier pôle de redistribution, et ce rôle s’est accentué depuis 1999.

Les politiques sociales du gouvernement albertain

Dès l’élection de 1993, le gouvernement Klein met en place son programme de réduction du rôle et de la taille de l’État. Cette orientation se concrétise selon deux voies : d’abord en décentralisant et en privatisant les programmes et les services afin de réduire les dépenses budgétaires de l’État, ensuite en rendant les familles responsables. Depuis, quatre axes sont privilégiés : cibler les individus à faible revenu et resserrer les programmes de workfare, se concentrer sur l’enfance à risque, encourager la famille « traditionnelle » et établir une relation marchande et contractuelle entre les individus et l’État[17].

Les quatre axes sont implantés par différents ministères. Les ministères responsables des programmes et des services aux enfants et aux familles ont vécu de multiples réformes depuis 1993. Du ministère de la Famille et des Services sociaux (de 1994 à 1999), à la création du Secrétariat des services à l’enfance et à la famille (en 1999) (Child and Family Services Secretariat) et maintenant des Alberta Children’s Services, les réformes décentralisent la responsabilité des programmes et des services en dix conseils régionaux. Les différents ministères doivent, tour à tour, superviser les conseils. D’année en année, le tout est présenté sous la nécessité de redonner aux familles et aux communautés la responsabilité de leur bien-être : « Families will have the responsibility and the ability to find their own solutions. Service strategies will focus on promoting strong, nurturing and self-reliant families[18]. » Depuis 1999, les enfants sont sous la responsabilité du Ministry of Children’s Services, les parents sous la responsabilité du Ministry of Human Resources and Employment. Cette décentralisation administrative ne remet pas en cause le rôle de l’État. Les directives et les orientations des politiques proviennent toujours du ministère. La normalisation socioéconomique des rapports des familles à l’État n’est pas diminuée par cette décentralisation.

Dans le premier axe, grâce une série de réductions financières et de modifications, les programmes sociaux ciblent les familles à faible revenu et les programmes de workfare sont plus sévères. Ces familles sont couvertes par l’Alberta Work depuis 2004. Il s’agit d’un amalgame des trois programmes : Support for Income, Widow’s Pensions et Skills Development Programs Living Allowances. Avant d’aborder l’Alberta Work, il est nécessaire d’examiner le programme Supports for Independence (SFI). Ce programme de dernier recours était une assistance temporaire accessible uniquement lorsque toutes les autres avenues étaient devenues impossibles[19], ces avenues n’étant pas que les soutiens institutionnels publics et privés ; elles incluent la famille élargie qui doit aussi assumer la responsabilité des enfants et prendre le relais des soins et du bien-être : « Albertans want families and their communities to be more empowered. Families and communities should have a say in decisions that affect their lives. Albertans expect parents and extended families to assume primary responsibility for their children[20]. »

Par la suite, tenant compte des recommandations d’un groupe de travail formé de députées et de députés, le ministère des Ressources humaines et de l’Emploi lance en mars 2004 un nouveau programme, l’Alberta Work[21]. Comportant quatre volets (emploi et perfectionnement, revenu, santé, soutien aux enfants), ce dernier vise à harmoniser les mesures de soutien du revenu et de workfare. Pour les individus aptes au travail, il s’agit de mesures de soutien du revenu leur permettant de faire une transition vers l’emploi tout en gardant certains bénéfices (prestations de santé pour les adultes et les enfants, primes d’assurance payées par le gouvernement plutôt que par l’employeur)[22]. Les mesures de soutien ne sont versées que si les individus cherchent activement un emploi, suivent des cours ou ont un emploi. Les individus deviennent des clients et doivent établir un plan d’investissement client avec la personne responsable au bureau du Alberta Work[23]. Les prestations sont déterminées en tenant compte de la taille de la famille, du nombre d’adultes, de l’âge des enfants, de la capacité de travailler et des ressources financières.

L’Alberta Work suit plusieurs des recommandations émises par le groupe de travail. Toutefois, avant d’émettre ses recommandations, le groupe tient des séances publiques[24]. À maintes reprises, des participantes et des participants expriment la nécessité d’ajouter des places dans les services de garde des enfants. En d’autres termes, le nombre de places est nettement insuffisant. Or, le groupe ne retient pas cette recommandation et le ministère ne crée pas de programmes ni de mesures spécifiques pour augmenter le nombre de places en milieu de garde. De 1992 à 2004, le nombre de places en service de garde réglementé diminue : 51 656 en 1992 ; 51 088 en 1995 ; 47 033 en 1998 ; 47 693 en 2001 ; 47 959 en 2004[25]. En fait, il y a deux mesures qui touchent les services de garde. Les parents peuvent continuer de recevoir les prestations pour la garde des enfants en fonction de leur revenu. Les parents qui font garder leur enfant par un grand-parent reçoivent jusqu’à 340 $ par mois s’ils habitent dans une région différente. Pour les autres membres de la famille, le taux varie selon la région (programme Kin Child).

Les mesures mises en place visent les familles à faible revenu en fonction de leur participation au marché du travail. Il ne s’agit pas de programmes de minimum garanti, mais bien de programmes qui visent à contrôler les clients des services. D’une part, les conditions d’obtention s’appuient sur un discours de responsabilité qui inclut la famille élargie et introduit un aspect moralisateur. Ainsi, la privatisation signifie que la famille élargie joue un rôle de premier plan dans la prise en charge des individus avant que l’État reconnaisse le fondement des demandes d’assistance des individus. D’autre part, le contrôle de l’État normalise d’une autre façon les individus à faible revenu en les qualifiant de clients qui imposent une norme de marchandisation des droits sociaux. Comme Jacynthe Michaud l’indique pour l’Ontario, les problèmes de pauvreté ne sont plus de nature sociale ; ils deviennent individuels[26]. Enfin, par l’utilisation des termes clients et plan d’investissement, tout contexte social et politique est évacué de la pauvreté.

Lorsqu’on compare les tranches maximales de revenu qui permettent aux personnes aptes au travail de se qualifier pour les prestations de santé avec le salaire minimum, l’écart est très mince. En outre, l’Alberta a un des salaires minimums les plus bas au Canada (7,00 $ de l’heure depuis juillet 2005)[27]. Les deux seules provinces ayant un salaire minimum moins élevé sont le Nouveau-Brunswick (6,50 $) et Terre-Neuve et Labrador (6,75 $). Avant 2005, le salaire minimum y était de 5,90 $, le moins élevé des dix provinces. L’augmentation du salaire minimum ne permet pas de dépasser le seuil de faible revenu de Statistique Canada. Ainsi, un individu travaillant 40 heures par semaine au salaire minimum a un revenu annuel avant impôt de 14 560 $ ; or, pour un adulte sans enfant, le seuil de faible revenu avant impôt est de 16 253 $[28].

Parmi toutes ces modifications et ces nouveaux programmes, aucune mesure ne vise à soutenir de façon particulière la conciliation activité professionnelle et vie familiale. Les familles monoparentales sont considérées comme aptes au travail dès que le plus jeune enfant atteint l’âge de six mois. De plus, de 1992 à 2004, les seuils d’admissibilité aux subventions, pour les familles monoparentales avec un enfant, ont augmenté de 9 370 $[29]. Les services de garde des enfants, qui ont connu des réductions financières importantes, ne reçoivent plus de subventions d’exploitation. Des allocations sont versées aux parents à faible revenu[30]. En fait, de 1992 à 2004, les dépenses du gouvernement albertain pour les services de garde réglementés ont diminué : 66 613 en 1992 ; 67 623 en 1995 ; 54 297 en 1998 ; 57 500 en 2001 ; 53 699 en 2004 (en dollars actuels, en millions arrondis)[31]. Avant 2001, il n’existait aucune mesure provinciale de congé parental ni de prestation parentale. Depuis, l’Alberta suit les mesures du gouvernement fédéral. En outre, depuis janvier 2006, lorsqu’un des parents demeure à la maison et que les enfants d’âge préscolaire sont inscrits dans un centre de garde approuvé ou dans un programme de développement de l’enfance, une prestation de 100 $ par mois est versée pour chaque enfant.

En ce qui concerne le deuxième axe, les modifications des programmes sociaux visent les enfants à risque. Pour le gouvernement, il s’agit de privilégier la sécurité, le bien-être et le développement des enfants et des familles. Deux mises au point s’imposent avant d’examiner les positions gouvernementales. D’abord, nous ne voulons pas remettre en cause les programmes et les services pour les enfants victimes de négligence, de violence, d’abus, etc., mais plutôt voir s’ils tiennent compte du risque de pauvreté des enfants, lequel sous-entend le risque de pauvreté des parents de ces enfants. En d’autres termes, lorsque les gouvernements se tournent presque exclusivement vers une définition restrictive des risques qui exclut celui de la pauvreté, qu’advient-il de ce problème chez les enfants et leurs parents ? Quels glissements s’opèrent dans la révision du rôle de l’État et de la famille ? Ensuite, nous n’entendons pas non plus postuler ni établir une relation causale entre la pauvreté et les risques sociaux et psychologiques des enfants. Encore une fois, nous voulons voir si le risque de pauvreté est évacué des préoccupations du gouvernement et, si oui, examiner ce que cela signifie pour le rôle de l’État, en gardant à l’esprit que la pauvreté des enfants existe toujours dans cette province[32].

Les événements de Taber – où un élève de quatorze ans de l’école W.R. Myers a ouvert le feu sur d’autres élèves, le 28 avril 1999 – amènent le premier ministre de la province à créer un groupe de travail sur l’enfance à risque. Le groupe dépose son rapport préliminaire en octobre 1999 et son rapport final en 2000[33].

En octobre 1999, un forum public se tient, regroupant différents intervenants et intervenantes des services à l’enfance venant des secteurs public et privé. Le document émanant de ce forum comprend plusieurs sections, dont une porte directement sur la pauvreté et les besoins physiques[34]. Le problème du financement des services est directement soulevé : on pointe la nécessité d’avoir un financement stable et à long terme, suffisant pour répondre aux besoins des enfants et réparti équitablement entre les régions rurales et urbaines. Plusieurs recommandations portent aussi sur la nécessité de réviser les programmes de soutien du revenu, vu l’état de pauvreté de certaines familles en Alberta[35]. Dans leur rapport, les participantes et les participants de ce forum mettent donc l’accent sur le problème de la pauvreté des enfants et de leurs parents ainsi que sur le financement des programmes de soutien du revenu.

À première vue, le rapport préliminaire du groupe de travail gouvernemental sur l’enfance consiste largement en un inventaire des programmes offerts aux enfants par les différents ministères. On y trouve plusieurs mentions sur la nécessité de répondre aux besoins des enfants à risque et d’aider les parents à prendre soin de leurs enfants. Il s’agit donc de la santé et du bien-être des enfants à risque. Or, les risques considérés, dont la définition apparaît loin dans le texte, à la page 20, sont les comportements violents et antisociaux, ainsi que la consommation d’alcool, de drogue et de tabac. La liste des facteurs de risque vient à la page 23. C’est le premier endroit dans le document où la pauvreté est mentionnée et elle est intégrée dans la quatrième catégorie de risque, les Community‑related risk factors[36]. La pauvreté est mentionnée une deuxième fois à la page 24, où l’on explique que les enfants vivant dans des familles à faible revenu peuvent encourir plus de risques que les autres enfants. Une mention est faite à la page 10, en relation avec l’instabilité du financement public des programmes, les fonds provenant soit de contrats à durée limitée soit de subventions. Le document fait aussi état de la création du poste de commissaire aux services à l’enfance comme témoignage de son engagement envers les familles (p. 14). Toutefois, ce que le document ne mentionne pas, c’est le bras de fer que provoque le dépôt du rapport d’un autre fonctionnaire nommé en 1993, Bernd Walter, le Children’s Advocate qui avait été chargé d’enquêter sur les services de protection de l’enfance. Son rapport déposé en 1993 est dévastateur quant à la qualité du système étatique[37]. Le gouvernement, par la voix de son ministre de la Famille et des Services sociaux, Mike Cardinal, refuse de rencontrer M. Walter et juge ses recommandations trop dispendieuses[38]. Bernd Walter démissionne quelques mois plus tard, ne voulant plus être associé aux ratés du système de protection de l’enfance.

Ainsi, le rapport contraste nettement avec celui du forum, en ce qu’il tient compte marginalement de la pauvreté des enfants et des parents. Le document fait largement état de la nécessité de développer les qualités pour devenir de bons parents, c’est-à-dire de prendre soin des enfants et de répondre à leurs besoins (p. 28, entre autres). De plus, comme on l’indique dans la section sur les programmes du ministère des Ressources humaines et de l’Emploi, aucun programme n’est dirigé directement vers les enfants, si ce n’est par l’intermédiaire de programmes de soutien du revenu à l’intention des parents (p. 41).

Dans ce document, le risque de pauvreté n’est pas véritablement considéré. Depuis 1999, le pourcentage d’enfants vivant sous le seuil de faible revenu oscille entre 14 % et 15 %[39]. On juge d’ailleurs qu’il peut faire partie des facteurs de risque de comportements violents ou antisociaux. En outre, contrairement aux recommandations du rapport du forum, le rapport du groupe gouvernemental ne mentionne pas la situation de pauvreté des parents, qu’ils soient admissibles aux programmes de soutien du revenu ou des travailleurs pauvres.

Avant la publication du rapport final du groupe de travail, le gouvernement entreprend une consultation par sondage auprès de différents intervenants et intervenantes publics et privés[40]. L’analyse du sondage, confiée à une firme privée, fait ressortir plusieurs ambiguïtés dans la formulation des questions, le choix des mots, les choix de réponses, le délai accordé pour retourner les réponses et le temps de l’année du sondage (en décembre) (p. 2-4). L’utilisation des termes children at risk soulève plusieurs critiques : « Often, respondents requested clarification of ‘at risk’ and other terms. They noted that although the term is frequently used among service providers, it is not universally understood » (p. 4). De plus, le problème du financement des services est soulevé par plusieurs répondants[41] : « Funding issues were a major concern among respondents. Many asked whether adequate funding would be available to implement these new recommendations » (p. 5). Somme toute, la plupart des répondants ont soulevé plusieurs inquiétudes, particulièrement en ce qui concerne cette notion « d’enfant à risque » et le financement des programmes.

Malgré ce sondage, le rapport final[42] n’est guère différent du rapport préliminaire. L’expression « enfants à risque » est maintes fois reprise. La seule indication claire quant à la définition de l’enfance à risque se trouve au bas de la page 2 : « The role of the Task Force is to look at issues facing children at risk including, but not limited to, those who are at risk of developing violent behavior. » Or, à la section Twelve important points to remember, il est indiqué : « We can’t focus just on children at risk. While steps should be taken to help identify children at risk and provide the support they need, we have to balance that with a broader approach which focuses on making sure all children get a healthy start in life » (p. 4). Parmi les priorités définies, le groupe recommande de fournir un financement stable aux programmes communautaires (p. 10, 33 et 35). La réduction de la pauvreté figure aussi parmi les recommandations (p. 17). Toutefois, lorsque les parents sont ciblés, il est plutôt question de leur offrir la possibilité de développer le good parenting (p. 18).

Limité dans sa compréhension des risques, le rapport est général, et ne propose pas de programmes concrets. Encore une fois, le risque de pauvreté est mentionné accessoirement comparativement aux autres et celle des parents n’est pas directement abordée. Le concept d’enfance à risque n’est pas exempt d’ambiguïtés ni de paradoxes. Le gouvernement insiste sur la nécessité d’avoir des enfants en santé et de mettre en place des mesures assurant leur bien-être. Or, ces notions ne sont pas arrimées aux conditions socioéconomiques dans lesquelles vivent les parents de ces enfants, lesquelles n’entrent pas dans l’équation du bien-être des enfants. Ce découpage des risques s’inscrit dans l’approche de l’investissement social. Comme l’expliquent Jane Jenson et Denis Saint‑Martin :

In the social investment approach, high rates of inequality, low wages, poor jobs, or temporary deprivation are not a serious problem in and of themselves : they are so only if individuals become trapped in those circumstances or if they foster anti-social, exclusionary behaviours, such as criminality, dropping out, and so on. They become important when they affect future life chances or social cohesion in the present[43].

L’accent mis sur l’enfance s’inscrit dans un changement de conception et de discours quant à la question « Qui prend en charge les enfants ? » Selon Jenson, avant les années 1990, le paradigme de la prise en charge était centré sur la responsabilité des familles. Or, depuis, un nouveau paradigme coexiste avec le précédent, celui de l’investissement dans les enfants : « Not only does the investing-in-children policy paradigm announce that the whole community shares responsibility for the costs of raising children, by focusing income transfers and benefits on families with children, but it also assumes greater responsibility for parenting[44]. » Dans le cas albertain, ces deux paradigmes coexistent.Cependant, l’importance accordée au paradigme de la responsabilité des familles est l’occasion de réduire les transferts et de circonscrire les risques dans la réponse à « Qui prend en charge les enfants ? » Cette commission, en ouvrant une opportunité de représentation des familles, permet de définir de nouvelles normes quant à la prise en charge de l’enfance, en précisant quels enfants et quels parents.

Dans le troisième axe, les politiques du gouvernement favorisent également un type de famille, celle dont le mari est pourvoyeur et dont l’épouse demeure à la maison. L’Alberta est sous un régime de taxation à taux unique depuis l’année fiscale 2002, comme le recommandait le comité dans son rapport en octobre 1998[45]. Pour le gouvernement conservateur, cette réforme vise à maintenir l’Alberta Avantage selon deux principes : avoir le plus bas taux de taxation au Canada et améliorer la compétitivité de l’Alberta. Le taux de taxation est de 10 % et les exemptions personnelles et pour conjoint sont fixées à 14 899 $ en 2006 (14 523 $ en 2005 ; 14 337 $ en 2004). La modification de l’exemption de conjoint découle d’un constat majeur pour le comité : il faut reconnaître les bénéfices d’avoir un parent qui demeure à la maison pour prendre soin des enfants et de faire de la famille l’unité de taxation plutôt que l’individu[46]. Le comité ne cache pas que cette recommandation vise à améliorer la position fiscale des familles à un seul revenu[47]. Ces réformes ne sont pas faites dans un but redistributif, le groupe de travail ne considérant pas que le système de taxation fait partie du système général de redistribution :

The Committee’s view is that taxes are primarily a vehicle for raising revenues. To the extent possible, social policy issues should be addressed through the programs and services government provides, not through the tax system. At the same time, the Committee recognizes that there are a number of issues that should be recognized in the tax system. In some cases, it also is more efficient and less costly to address a particular problem through the tax system rather than by adding a specific program or service[48].

Le comité affirme néanmoins que le taux unique de taxation fera du système fiscal albertain un instrument simple au plus bas taux de taxation, ce qui est de loin préférable, le plus neutre et le plus efficace économiquement, même s’il indique clairement qu’il s’agit ici d’un choix. Enfin, le comité souligne qu’au moins 78 000 Albertaines et Albertains seraient exempts de taxation sur le revenu avec ces modifications[49]. Or, il ne mentionne nulle part dans son rapport les frais d’utilisation d’une multitude de services gouvernementaux[50]. Par ailleurs, les familles ont accès au Family Employment Tax Credit qui est un crédit d’impôt remboursable pouvant atteindre 560 $ par enfant ou 1478 $ par famille par année. Le taux est de 8 % du revenu d’activités professionnelles au-dessus de 2760 $. À partir de 25 475 $ de revenu net, le taux est réduit de 4 %. Les revenus doivent être inférieurs aux montants suivants, selon le nombre d’enfants : 39 475 $ un enfant ; 52 225 $ deux enfants ; 59 875 $ trois enfants et 62 425 $ quatre enfants et plus.

Ce troisième axe met directement en lumière certaines contradictions dans la nouvelle normalisation soutenant le « moins d’État ». Cette réforme privilégie les familles avec un seul revenu. D’ailleurs, le comité ne se cache pas de favoriser ce type de famille ; or, il tente de présenter ce changement comme le plus neutre. Cette « neutralité » est tout de même préférable. Ainsi, afin d’être neutre, l’État impose un choix. Cet exemple démontre très clairement ce que Ostner et Lessenich soutiennent quant aux normes, règlements et lois qui donnent un sens aux rapports sociaux en véhiculant la vision du type de famille que l’État favorise.

La famille « normale » ainsi représentée n’est pas uniquement biparentale avec, de préférence, un seul revenu ; elle est aussi hétérosexuelle. L’État régulateur de l’ordre sociopolitique comporte une dimension disciplinaire dans l’imposition du comportement familial « normal ». Le 12 mars 1999, le gouvernement amende la loi sur les relations personnelles afin de l’adapter au jugement de la Cour d’appel de l’Alberta. Ce jugement porte sur les règles de soutien après une séparation, qui doivent s’appliquer aux conjoints de fait et pas uniquement aux couples mariés. L’amendement définit clairement les conjoints de fait : il s’agit d’une relation entre deux personnes de sexe opposé qui vivent dans une situation maritale depuis trois ans ou qui ont un enfant et qui sont dans une relation ayant une certaine permanence. L’énoncé de cet amendement doit se comprendre en parallèle avec un deuxième changement législatif. En mai 1999, le gouvernement modifie la loi concernant l’adoption des enfants. Ce changement permet aux couples homosexuels d’adopter des enfants, car le gouvernement n’a pas spécifié que les parents devaient être hétérosexuels. Toutefois, le gouvernement rappelle qu’il ne soutient pas l’adoption par des parents de même sexe – sauf si c’est dans le meilleur intérêt de l’enfant, notion qui demeure ouverte, dans la mesure où l’on ne précise pas ce qu’est le meilleur intérêt de l’enfant. D’autant plus que le ministre de la Famille et des Affaires sociales demande en mars de la même année que les placements d’enfant dans des familles homosexuelles soient justifiés par écrit par le personnel des services sociaux à l’intérieur de cinq jours, afin qu’il vérifie personnellement que cette décision est dans le meilleur intérêt de l’enfant.

Par ailleurs, à la suite du jugement de la Cour suprême sur le cas Vriend[51], le gouvernement crée un comité interministériel chargé d’étudier les barrières législatives pouvant empêcher l’utilisation de ce jugement dans d’autres secteurs. Le comité arrive à la proposition suivante : dans les situations qui touchent l’implication du gouvernement dans les relations familiales et personnelles et demandent des changements législatifs importants comportant l’utilisation de la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés, un référendum et un vote à la législature sont requis. Toutefois, en ce qui concerne le mariage homosexuel, le gouvernement invoquera cette clause sans référendum préalable. Choix clairement indiqué par le premier ministre lorsqu’il déclare, en mars 1999, que le gouvernement va invoquer la clause nonobstant de la Charte pour s’assurer que le mariage demeure restreint aux couples hétérosexuels. Le gouvernement va toutefois abandonner cette voie.

Dans ce troisième axe, il ressort que, tant par sa législation que par ses règlements et sa fiscalité, l’État privilégie la famille « traditionnelle ». S’il ne réussit pas toujours à imposer ses préférences – comme dans le cas de l’égalité des homosexuels et des lesbiennes –, l’État des conservateurs impose néanmoins un ordre sociopolitique qui maintient une inégalité parmi les différents types de famille.

Enfin, dans le quatrième axe, les documents gouvernementaux attestent une transition importante dans la représentation des individus et la normalisation des rapports entre les institutions étatiques et les citoyennes et les citoyens ou, maintenant, les clientes et les clients[52]. Ainsi, les rapports entre les individus et l’État deviennent une relation contractuelle de type marchand. Cette transition n’est pas étrangère à l’adoption du New Public Management (NPM) dans l’évaluation des performances administratives du gouvernement. Cette orientation managériale peut se caractériser par l’importance accordée aux résultats : « Its rhetoric focuses on cost, efficiency, outputs, outcomes, and performance accountability[53]. » Comme Yves Gendron, David Cooper et Barbara Townley l’indiquent, le NPM oblige chaque ministère à produire des Business Plans et des Governance Frameworks. Le vérificateur général de l’Alberta préconise aussi l’utilisation du NPM. Après avoir analysé les rapports du vérificateur général depuis 1979 (date à laquelle le Bureau du vérificateur général a été officiellement créé), Gendron et al. notent que le vérificateur ne tient plus compte des différences entre les services publics et les services privés dans ses évaluations. Au contraire, le gouvernement se doit d’agir comme le secteur privé : « The Cabinet is in effect the board of directors of a large company. […] Ministers are in charge of groups of subsidiary companies (operating entities). It is through these ‘companies’ that the Government conducts business (Office, 1997b, p. 14)[54]. » Le plan stratégique du Bureau du vérificateur général – 2007-2010 – maintient cette orientation en expliquant que le bureau doit répondre aux attentes des stakeholders (les députés et les citoyens) et de son client (les députés)[55].

À cette orientation s’ajoute maintenant le principe de gouvernance que l’on trouve dans les documents de différents ministères, principe que doivent suivre les autorités régionales dans leurs décisions. La gouvernance est définie comme suit : « Governance refers to establishing and exercising authority, direction and control to ensure mutual accountability required to steer an organization. It establishes ‘what’ an organization is trying to achieve – its vision, values, goals and objectives[56]. » L’un des derniers rapports du vérificateur général de l’Alberta indique clairement que les ministères qui supervisent des agences, des offices et des commissions doivent se plier aux règles de la gouvernance, ce qui vise donc aussi le Human Resources and Employment et les Children’s Services[57]. Dix principes sont sous-jacents au cadre de gouvernance. Le premier reprend directement le NPM. Il s’agit de se centrer sur les résultats plutôt que sur les processus[58].

François-Xavier Merrien examine le développement du paradigme de gouvernance et les sens nouveaux qui lui sont accordés : « Une partie croissante de la théorie de la gouvernance a pour objet une réflexion non sur l’exercice du pouvoir et de la domination, mais sur les modes les plus efficaces et efficients de management de la société[59]. » H. George Frederickon abonde dans le même sens lorsqu’il classifie différentes définitions de ce terme[60]. Pour certains gouvernements, la gouvernance s’applique à développer les modes de gestion en réseau avec des partenaires des mouvements sociaux et du secteur privé où l’État se fait plus modeste. Soutenant l’efficacité supérieure du marché, les tenants de cette orientation de la gouvernance mettent l’accent sur la privatisation, les contrats et les partenariats privé-public. Dans le cas albertain, les objectifs du gouvernement, des ministères et du Bureau du vérificateur général se confondent avec ce paradigme. La lecture de ce paradigme en parallèle avec celle des décisions et des documents gouvernementaux devient claire lorsque Merrien ajoute : « La nouvelle (la bonne) gouvernance se caractérise par le passage de la tutelle au contrat, de la centralisation à la décentralisation, de l’État redistributif à l’État régulateur, de la gestion du service public à la gestion selon les principes de marché, de la guidance publique à la coopération des acteurs publics et des acteurs privés[61]. »

Ce passage décrit les transitions qu’ont connues les services et les soutiens financiers envers les familles en Alberta. Ainsi, préconisant une relation marchande entre l’État, le marché et les familles, les politiques visent des résultats de performance, et les familles deviennent des clientes de l’État[62], ce qui renforce la privatisation des individus.

Le monde de Ralph

L’Alberta est maintes fois dépeinte par les tenants du néolibéralisme comme l’exemple d’un gouvernement qui a su se réinventer en se retirant de la vie sociale des individus et en leur permettant le libre choix. Le retour au marché comme mécanisme régulateur de la vie économique des individus implique des réductions massives des prestations et des services offerts aux familles. Toutefois, l’État privilégie les familles comme lieu privé. À ce titre, au-delà des apparences, l’exemple albertain montre que le retrait de l’État s’accompagne d’une normalisation étatique différente mais dont le poids demeure présent. Il n’y a pas soudainement un vide politique. Par un ensemble d’activités – prestations, workfare, fiscalité, normes parentales et matrimoniales, le passage de citoyen à client –, l’État impose toujours un ordre sociopolitique et cet ordre a des conséquences importantes pour les familles.

En effet, le portrait demeure incomplet si les familles ne sont pas ajoutées dans les transformations qu’a connues l’Alberta. Ces transformations s’appuient sur la façon dont les familles sont redessinées comme lieu privé. Paradoxalement, la famille est un lieu public. En fait, l’État intervient auprès de la famille de multiples façons. Par l’entremise d’un certain nombre d’agences spécialisées (le système médical, le système juridique, l’éducation), l’État entre dans le champ familial. Afin de maintenir la famille dans le domaine privé, il met en place un ensemble de politiques régulatrices de l’ordre sociopolitique.

En Alberta, la privatisation de la famille implique que l’État intervienne de façon importante dans le champ familial pour qu’elle devienne le premier pôle d’allocation des ressources. La réforme administrative créant les conseils régionaux est présentée comme un changement qui permet aux familles de se prendre en charge. Toutefois, cette transformation fait en sorte que la famille élargie devient responsable avant toute forme d’intervention de l’État. La famille élargie est ainsi normalisée comme lieu privé de prise en charge. Les rapports avec les institutions sont basés sur une prémisse précise : les individus et leur famille sont un lieu privé.

Le programme Alberta Work se veut une incitation à l’activité professionnelle. Toutefois, les mesures visant les familles à faible revenu reposent sur des normes morales selon lesquelles la famille doit devenir responsable. De plus, l’individu est privatisé plus fortement en étant qualifié de client. Les politiques centrées sur l’enfance à risque ne tiennent aucunement compte du risque de pauvreté des parents et, lorsqu’elles tiennent compte des parents, c’est pour codifier moralement le good parenting. Le paradigme de la responsabilité des familles permet d’établir de nouvelles normes quant à la prise en charge de l’enfance, en précisant quels enfants et quels parents. La fiscalité privilégie un modèle familial : la famille à revenu unique et de préférence hétérosexuelle. Tant les normes que les idéologies favorisent un ordre moral hétérosexuel. Enfin, ces changements sont complétés par la construction d’une relation contractuelle entre les individus et l’État. Celui‑ci – gestionnaire – doit remplir des fiches de résultats dans lesquelles les performances des individus se mesurent selon le taux de réussite de la clientèle. À ce titre, le droit aux politiques sociales s’attache au marché plutôt qu’à la citoyenneté. Ce mouvement est accentué avec le NPM qui marchandise liens entre l’État et les individus qui sont maintenant des clients. L’introduction du NPM et de la marchandisation du rapport entre l’État et les clients individualise les politiques – ce qui complète la privatisation des politiques. Les citoyennes et les citoyens, maintenant clients, dépendants du lien marchand, sont retournés dans le domaine privé où la famille prend le premier relais.

Par ailleurs, il faut aussi noter le nombre de consultations publiques que le gouvernement a faites sur les changements apportés aux politiques touchant les familles. À première vue, cette propension à la consultation peut indiquer une orientation en faveur d’une démocratie plus participative. Cependant, plusieurs auteurs soulignent un certain nombre de conditions afin que ces consultations soient véritablement significatives. Par exemple, s’il n’y a pas un minimum de réciprocité dans ces exercices, les consultations deviennent des occasions de relations publiques[63]. Susan Phillips et Michael Orsini écrivent que trop souvent les consultations publiques sont l’occasion pour le gouvernement de contrôler les questions et les problèmes abordés, de déterminer les experts invités et de trouver l’occasion de faire circuler son point de vue[64]. Ces critiques s’appliquent à ce qui s’est passé en Alberta. Les consultations sont des pratiques associées au populisme ; elles ne visent pas à rendre la société civile plus forte ni mieux organisée. De plus, les commissions deviennent des occasions de définir de nouvelles normes quant à la prise en charge de l’enfance. Plus précisément, le discours gouvernemental et les politiques visent les enfants à risque et les bons parents, et privilégient ainsi une représentation précise des familles.

En Alberta, le monde de Ralph n’est pas fait de « moins d’État ». Au contraire, l’État présent dans les quatre axes qui imposent un ordre sociopolitique dans lequel la famille normale et « reprivatisée » doit se substituer à lui.

Conclusion

Au début des années 2000, le financement des programmes publics de l’Alberta était de 15 % inférieur à celui des provinces maritimes, pourtant les plus pauvres du pays. Depuis, les revenus de l’Alberta continuent d’augmenter de façon considérable avec la montée fulgurante des prix du pétrole sur le marché international. À la fin du mois de février 2007, le ministère des Finances prévoit un surplus de sept milliards de dollars pour l’exercice financier, une augmentation de trois milliards de dollars comparativement à l’année 2006 (en 2006, les revenus totaux nets étaient de 32 408 millions de dollars et la projection pour 2007 était de 34 601 millions de dollars). Outre les dividendes versés au Alberta Heritage Savings Trust Fund et les sommes versées au secteur de la santé, les dépenses gouvernementales n’augmenteront que légèrement : passant de 27 226 millions de dollars (en 2006) à 28 312 millions de dollars. Les dépenses dans les secteurs sociaux demeurent à peu près inchangées.

Ainsi, le monde d’Ed (Stelmach), nouveau premier ministre depuis décembre 2006, navigue aussi dans les surplus extraordinaires. Toutefois, est-ce un monde différent de celui de Klein ? Comme il est chef du gouvernement depuis peu, il est peut-être trop tôt pour répondre directement à cette question. Néanmoins, il n’y a pas de grands changements de cap annoncés dans les représentations, les idéologies et les normes qui composent la normalisation étatique en Alberta.