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Le rapport à soi et aux autres est une question qui intéresse depuis longtemps les philosophes. Elle occupe aussi une place centrale dans les travaux contemporains en sciences sociales, comme l’attestent notamment les ouvrages de Judith Butler, Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Plusieurs recherches soulignent en particulier le rôle joué par les perceptions et les jugements d’autrui sur la manière dont une personne en vient à se définir. La dépendance par rapport au jugement des autres concerne chacun et chacune d’entre nous, et elle a une incidence importante sur nos parcours et nos choix de vie.

Le monde social procure des raisons d’être, un sentiment que notre existence est justifiée, mais cette possibilité d’être reconnu·e et de se voir accorder une valeur par autrui est inégalement répartie. Nous pouvons nous demander ce qu’il advient lorsque les perceptions et les jugements des autres, plutôt que d’octroyer à une personne un droit d’exister et une place parmi ses semblables, la condamnent aux marges et au mépris, voire à la violence et à la mort. C’est ce croisement entre l’intime et le politique, les trajectoires personnelles et les verdicts sociaux, qui est analysé dans les romans de Didier Éribon et d’Édouard Louis. Les deux sociologues se servent des outils fournis par la littérature afin d’illustrer comment les inégalités et la stigmatisation se manifestent dans le détail d’une vie, comment elles s’inscrivent durablement dans les corps, tout en proposant des stratégies de résistance face à la domination sociale et aux mécanismes qui en permettent la reproduction.

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Retour à Reims, dont la deuxième édition inclut un entretien avec Édouard Louis, relate le retour de Didier Éribon dans sa ville natale après la mort de son père, avec lequel il avait perdu contact depuis plusieurs années. Cette visite replonge l’auteur dans un milieu ouvrier et un passé avec lesquels il avait rompu, tout en le menant à réfléchir aux manières dont les sphères du privé et de l’intime nous réinscrivent « dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives » (p. 20). Éribon insère alors la vie de son père, et plus largement de sa famille, dans une trame empreinte par le poids des contraintes et des déterminismes sociaux, en évoquant les inégalités d’accès à la culture, le démantèlement de la protection sociale, le délitement du Parti communiste français et la montée électorale du Front national chez les classes populaires, parmi plusieurs autres thèmes.

L’analyse proposée par Éribon ne se limite toutefois pas à la question des classes, puisque Reims est aussi, comme il l’avance lui-même, « la ville où je parvins, au prix de mille et une difficultés, à me construire comme gay, c’est-à-dire, avant même de m’assumer et de me revendiquer comme tel, à vivre une vie gay » (p. 209). Éribon aborde alors les espaces de socialisation qu’il a fréquentés à partir de son adolescence, le harcèlement et la violence physique dont il a été la cible, ainsi que l’impact durable de ces expériences sur le développement de sa personnalité et de son rapport aux autres.

Bien qu’une part importante de Retour à Reims se concentre sur la pesanteur des hiérarchies et des oppressions, l’auteur n’offre pas pour autant une lecture fataliste du monde social. Il soutient plutôt que la tâche qui nous incombe est de mettre en lumière les mécanismes d’infériorisation, afin d’ouvrir la voie à une politique de l’émancipation :

La force et l’intérêt d’une théorie résident précisément dans le fait qu’elle ne se satisfait jamais d’enregistrer les propos que les « acteurs » tiennent sur leurs « actions », mais qu’elle se donne au contraire pour objectif de permettre aux individus et aux groupes de voir et de penser différemment ce qu’ils sont et ce qu’ils font, et peut-être, ainsi, de changer ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Il s’agit de rompre avec les catégories incorporées de la perception et les cadres institués de la signification, et donc avec l’inertie sociale dont ces catégories et ces cadres sont les vecteurs, afin de produire un nouveau regard sur le monde, et donc d’ouvrir de nouvelles perspectives politiques.

p. 52

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Qui a tué mon père, troisième roman d’Édouard Louis, porte sur sa reprise de contact avec son père, après de nombreuses années de silence entre les deux. Écrit à la deuxième personne du singulier, le livre brosse le portrait d’une vie minée par un travail pénible, des problèmes de santé récurrents et des aspirations sociales frustrées. Louis ne se limite toutefois pas à dresser la liste des souffrances et des vexations connues par son père, son but étant plutôt de leur donner une consistance sociologique. Contre la tendance à reléguer la douleur physique et mentale à la sphère privée, l’ouvrage de Louis lie les difficultés vécues par son père aux processus sociaux et aux décisions politiques qui affectent les groupes plus vulnérables. L’écrivain souligne dans une formule saisissante : « Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce. » (p. 14)

Louis reprend, à plusieurs égards, le projet débuté dans ses deux autres romans, En finir avec Eddy Bellegueule (Paris, Seuil, 2014) et Histoire de la violence (Paris, Seuil, 2016), qui portaient sur sa trajectoire du côté des vaincu·e·s, des personnes laissées pour compte par la distribution des ressources économiques et sociales. La privation et la honte constituent ainsi la trame de fond sur laquelle sont présentés les rapports entre l’écrivain et son père, le second n’acceptant pas l’homosexualité du premier, ce qui a poussé Louis à poursuivre des études universitaires pour s’arracher au monde de son enfance et établir une distance sociale avec une famille qui l’a rejeté (cette prise de distance est le thème central d’En finir avec Eddy Bellegueule). Tout comme les romans précédents de Louis, Qui a tué mon père met bien en lumière comment la vie des personnes dominées est traversée par la violence sous ses différentes formes : la pauvreté, l’humiliation, la douleur physique, parmi bien d’autres exemples.

Louis insiste à de nombreuses reprises dans ses livres sur le sentiment d’être coincé, de ne pas pouvoir mener la vie que l’on désire lorsqu’on appartient à des catégories stigmatisées. La dénaturalisation de ces mêmes catégories permet toutefois de les contester, ce qui suppose de les historiciser et de les politiser, en réfléchissant ensemble le privé et le public, les expériences individuelles et les réalités sociales :

Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour te détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique.

p. 84, souligné dans l’original

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Le philosophe Jean-Paul Sartre a écrit, dans une étude sur Jean Genet : « À présent, il faut vivre ; au pilori, le cou dans un carcan, il faut encore vivre : nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous » (Sartre, 2011 [1952], Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, p. 63). Louis affirme pour sa part que la vie de son père

prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait, parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés. Parce que ce que Didier Éribon appelle des verdicts se sont abattus sur nous, gay, trans, femme, noir, pauvre, et qu’ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves, inaccessibles.

p. 35, souligné dans l’original

Reconnaître la lourdeur des inégalités structurelles, tout en discernant les possibilités de résistance et de transformation saisies et créées par les personnes et les communautés marginalisées, constitue un défi important pour les sciences sociales contemporaines. Ces possibilités de résistance et de transformation sont elles-mêmes liées à la question de l’action collective, qui est abordée tant par Éribon (p. 157) que par Louis (p. 85), et qui mérite une attention particulière dans nos projets scientifiques, politiques et littéraires.