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L’affirmation de la Chine sur la scène mondiale semble davantage s’appuyer sur l’agressivité sous la gouverne du président Xi Jinping, le conflit en mer de Chine méridionale et la saga Huawei au Canada faisant cas de figure à cet égard. C’est dans ce contexte de résurgence robuste de la puissance chinoise et des soubresauts corollaires de l’ordre international libéral que Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, respectivement ancienne professeure à l’Institut de sciences politiques, à l’Institut des hautes études de défense nationale et au Collège interarmées de défense, et chercheur associé à l’Institut Thomas-More, ont fait paraître leur plus récent ouvrage, La Chine e(s)t le Monde : Essai sur la sino-mondialisation. Les auteurs tentent de comprendre les décisions et les perceptions de l’empire du Milieu dans une pluralité de domaines d’action afin d’anticiper les tenants d’une gouvernance mondiale largement sinisée. En outre, ils lancent par cet ouvrage un appel à la vigilance pour les États occidentaux ayant construit l’ordre international libéral d’après-guerre.

Afin de démontrer leur propos, les auteurs abordent au fil des chapitres une multiplicité de sujets portant sur le rapport de la Chine avec 1) son histoire ; 2) son ouverture mondiale ; 3) l’économie ; 4) la vérité ; 5) le droit international ; 6) les normes internationales ; 7) la militarisation ; 8) la surveillance ; 9) son attrait pour le monde ; 10) ainsi qu’avec le soft power, qu’il est cependant possible de regrouper sous des argumentaires économique, normatif et coercitif. Tout d’abord, malgré l’apparence internationaliste des nouvelles routes de la soie Belt and Road Initiative, il est possible de constater que la Chine use d’une forme de prédation économique dans une approche pouvant s’apparenter au mercantilisme afin de s’arroger les ressources de ses partenaires, d’exporter plusieurs de ses travailleurs et d’offrir des contrats lucratifs à ses entreprises nationales. Avec des projets inadaptés aux besoins locaux, mais adaptés aux siens, la Chine chercherait donc à établir un lien de dépendance économique avec le Sud et à assurer une croissance économique domestique permettant de consolider le pouvoir du Parti.

Par ailleurs, les auteurs étudient la relation de la Chine avec la vérité et les normes sur la scène internationale. Dans une perspective aux traits foucaldiens, la Chine adopterait un discours performatif ayant vocation à modifier la teneur du réel en manipulant archives, statistiques et rapports officiels. Mais au-delà des manipulations internes, la Chine chercherait également à imposer sa conception subjective de la réalité à l’international, où, en faisant pression sur des acteurs internationaux, elle force l’assimilation de ses intérêts, notamment par rapport à la reconnaissance de Taïwan. En termes de droit international, ce discours performatif se caractériserait par l’adhésion à des traités pour ensuite les modifier a posteriori, les réinterpréter ou omettre de s’y conformer. Enfin, la censure est un élément fondamental de cette normalisation chinoise. En effet, la Chine n’hésite pas à brimer la liberté d’expression et l’accès au savoir, par exemple en censurant de multiples travaux scientifiques contredisant les tenants du réel avancés par le Parti. Cette réévaluation du réel aurait ainsi pour principal but d’augmenter l’attractivité chinoise en mettant en exergue ses éléments les plus vertueux et en exportant cette vision, notamment par l’entremise des instituts Confucius. Accepter cette imposition normative en échange d’un accès au marché chinois est donc pour les auteurs un aveu d’impuissance des États occidentaux, relégués au second plan de la gouvernance mondiale.

Sur le plan coercitif, la Chine adopte une attitude militaire irrédentiste et revancharde, particulièrement à l’égard des États-Unis qu’elle souhaite supplanter et à l’égard de ses voisins immédiats. Sur le plan domestique, les multiples technologies de contrôle et de surveillance disséminées sur le territoire chinois, notamment représentées par le système de crédit social qui évalue la réputation des citoyens, cherchent également à maintenir le Parti et à encourager la délation, mais ont en outre des conséquences à l’extérieur de ses frontières puisqu’elles permettent entre autres de traquer des « criminels » et d’inciter des ressortissants chinois à intimider les dissidents. Ce système « de surveillance, de hiérarchisation et de sanction » (p. 219) aurait donc une portée mondiale et représenterait une menace pour l’ordre international et l’intégrité des États démocratiques libéraux.

Le mérite de l’ouvrage réside dans son analyse pertinente des pratiques chinoises contemporaines à partir de l’histoire impériale de la Chine, entre autres à l’aide du concept de Tianxa, où la Chine régnait dans une perspective universaliste « sur tout ce qui est sous le ciel » (p. 8), et du légisme, qui représentait un droit différencié pour la civilisation chinoise et les peuples barbares (p. 147). Au demeurant, l’ouvrage aborde de multiples questions propres au géant chinois qui permettent un certain foisonnement réflexif. Cependant, un des problèmes de l’ouvrage réside dans son postulat préliminaire, qui suppose que la Chine succédera aux États-Unis en tant que première puissance mondiale et que ce monde « sera régi par des règles qui échappent encore à un Occident désuni » (p. 19). Ainsi, la puissance américaine n’a pas diminué en termes absolus, mais bien en termes relatifs par rapport à l’émergence de nouveaux joueurs d’importance comme la Chine certes, mais également l’Inde, la Russie et le Brésil. La structure de la hiérarchie internationale du XXIe siècle fait l’objet de nombreux débats au sein de la communauté universitaire, où certains auteurs affirment, comme G. John Ikenberry, que sans attrait chinois, un déclin libéral mènerait à un monde de blocs régionaux ; ou, comme Joseph Nye, que le pouvoir de la Chine est exagéré et que la montée de puissances révisionnistes a plusieurs précédents historiques. Malgré l’incertitude entourant la structure internationale des prochaines décennies, les auteurs de l’ouvrage décrivent un monde hégémonique chinois qui relève d’une analyse peu contrastée. Certes, la Chine est amenée à être une puissance de premier plan en termes économiques, mais ce constat ne doit pas occulter certaines faiblesses, comme la piètre performance de son produit intérieur brut [PIB] par habitant, qui est loin d’égaliser celui des puissances développées, l’inégale distribution des richesses et la hiérarchisation de la société.

Par leur description déterministe du comportement chinois, les auteurs laissent croire en un pouvoir politique unique et unifié. Il est ainsi probable de surestimer la cohésion interne de l’acteur étudié en assumant que le discours d’un dirigeant représente la volonté de la totalité du corps politique et social. En adoptant une perspective présidentialiste de l’action politique chinoise, Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque omettent ainsi les luttes de pouvoir qui traversent les membres du Parti, le pouvoir militaire, l’élite économique et les tenants de la ligne dure ou de la conciliation à l’égard des États-Unis, comme l’avance Henry Kissinger dans On China (Penguin Press, 2011).

En somme, bien qu’offrant un portrait englobant et actuel des ambitions et de la conduite chinoises sur la scène internationale, les grandes lignes de La Chine e(s)t le monde : Essai sur la sino-mondialisation relèvent parfois du domaine du connu pour ceux qui s’intéressent à cette question. Cette lecture représente toutefois un réel plaisir littéraire et ouvre le champ à des réflexions de fond sur l’état des relations internationales au XXIe siècle.