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Les grands projets énergétiques, d’extraction de ressources, d’aménagement du territoire, d’urbanisme, ou en lien avec l’environnement rencontrent depuis de nombreuses années une contestation croissante. Celle-ci est de différentes natures et provient de divers groupes de la société civile. L’acceptabilité sociale (AS) apparaît plus que jamais au coeur de ces conflits et de l’action publique. Cette notion au fil des dernières décennies n’a cessé de monter en importance jusqu’à devenir aujourd’hui une dimension essentielle à la prise de décision. Découlant directement du principe de développement durable (DD), selon certains, l’AS resterait difficile à définir, à mesurer, et aurait peu de fondements juridiques. Entre la suspicion qui la réduit aux tentatives des promoteurs de « faire accepter » les projets par des exercices de relations publiques ou des compensations financières et les propositions normatives à l’endroit des facteurs expliquant son atteinte (Gauthier, Chiasson et Robitaille 2015 ; Batel 2018 ; Mercer-Mapstone et al. 2018), l’AS constitue souvent un impératif à s’entendre et à dépasser les exigences strictement administratives et légales, caractéristique propre d’une ère postdémocratique (Mayaux 2015 ; Dermont et al. 2017). Pouvant se décliner à plusieurs échelles (micro, méso et macro) (Wüstenhagen, Wolsink et Bürer 2007 ; Upham, Oltra et Boso 2015 ; Fournis et Fortin 2017) et stimulant les travaux de recherche tant sur la base des filières et des technologies concernées (énergies éoliennes et fossiles, mines, transport) ou des disciplines (science politique, sociologie, anthropologie, économie, géographie) (Wolsink 2000 ; Shindler, Brunson et Cheek 2004 ; Gaede et Rowlands 2018), certaines précisions restent à faire à l’endroit de sa définition, de sa portée et de son statut théorique (Devine-Wright 2005 ; Gendron 2014 ; Batellier 2015 ; Upham, Oltra et Boso 2015 ; Gendron, Yates et Motulsky 2016 ; Jegen et Philion 2017 ; Batel 2018).

L’AS peut apparaître comme un traceur de l’évolution des normes et des pratiques dans un secteur d’activité (Lascoumes et Le Gales 2004). L’accès à l’information, la prise en compte de l’environnement, la place de la participation citoyenne, la transformation des exigences en matière de légitimité et d’imputabilité et la recherche de consensus sont parmi les changements qui conduisent à un constat général en matière de gouvernance démocratique : nous ne décidons plus comme avant. Les décisions opaques, justifiées uniquement sur des bases techniques ou économiques, générées par des experts confinés dans leurs laboratoires ou derrière leurs paravents bureaucratiques et imposées par les élus, ne sont plus tolérées (Callon, Lascoumes et Barthe 2001). Cela s’est traduit par des changements notables dans les procédures décisionnelles et l’administration publique de manière générale (Bherer 2011 ; Michels 2011 ; Fung 2015 ; Tholen 2015 ; Nabatchi, Sancino et Sicilia 2017). La co-construction (Akrich 2013) apparaît aujourd’hui comme un nouvel idéal type de conception, de décision et de mise en oeuvre des grands projets ou des politiques publiques. Cette nouvelle « norme publique » que constitue ni plus ni moins l’AS, conséquente notamment du delibarative turn (Dryzek 2002) et de « l’impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer 2002), a des implications pour les promoteurs et l’administration publique. La question au fond que pose l’AS est celle d’une condition de passage afin d’articuler ultimement démocratie participative et démocratie représentative. L’AS serait-elle en fait le chaînon manquant entre celles-ci ?

Dans cet article nous souhaitons répondre à la question suivante : comment concevoir la notion d’acceptabilité sociale, comprendre son évolution dans le temps et son importance pour l’action publique ? Nous proposons d’abord un ancrage théorique, celui des instruments d’action publique (Halpern, Lascoumes et Le Galès 2014 ; Lascoumes et Le Galès 2014) et des éléments de définition afin de mieux cadrer l’AS dans le domaine. Nous proposons ensuite une lecture de la trajectoire de la notion au Québec : 1) en retraçant son évolution par l’analyse d’un échantillon du corpus des rapports du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE 1979-2019) ; 2) en décrivant son importante mise en scène publique lors du Chantier sur l’AS ; et 3) en décrivant sa confirmation juridique dans deux jugements des Cours supérieure (2017) et d’appel du Québec (2020). L’objectif de notre contribution est de mieux comprendre la montée en force de l’AS et son institutionnalisation comme nouvelle norme d’action publique. Pour ce faire, le contexte québécois nous semble particulièrement riche, pertinent et porteur en raison des événements et de la réflexion réalisée sur le sujet.

L’acceptabilité sociale comme instrument d’action publique[1]

D’un point de vue théorique, comment peut-on conceptualiser l’AS ? Tout comme Pierre-Louis Mayaux (2015), nous croyons que l’AS mérite d’être étudiée par les sciences sociales et d’être considérée au-delà des perspectives gestionnaires qui peuvent parfois être réductrices. Nous proposons que l’AS peut être considérée comme un instrument d’action publique (IAP) (Lascoumes et Le Galès 2004 ; Halpern, Lascoumes et Le Galès 2014), c’est-à-dire « un dispositif normatif, à la fois technique et social, ayant une vocation générique (applicable à un ensemble de situations) et porteur d’une conception concrète du rapport gouvernant/gouverné fondé sur une conception spécifique de la régulation » (Lascoumes et Simard 2011, 18). Cette perspective est qualifiée de néo-institutionnaliste dans la mesure où elle conçoit les instruments comme des institutions au sens sociologique, c’est-à-dire qu’ils cadrent les interactions et les comportements tout en ayant une portée cognitive sur les individus, bien que l’on observe toujours des phénomènes de résistance, de redéfinition et de réappropriation des instruments[2]. Traditionnellement, l’instrument d’action publique est de type législatif/réglementaire ou économique/fiscal. Un gouvernement, pour orienter les comportements individuels, organisationnels ou collectifs, va privilégier des outils légaux ou économiques pour les permettre, ou les interdire, à certaines conditions. Les dernières décennies marquées par le développement de la gouvernance comme nouveau paradigme de l’action publique ont laissé voir de nouveaux types d’instruments, davantage axés sur la coordination, la collaboration et la flexibilité (Salamon 2002). Il s’agit d’instruments de type conventionnel/incitatif (comme des ententes, des contrats et des partenariats) ou de type informatif et communicationnel (comme les campagnes de sensibilisation et les dispositifs participatifs de différents degrés). Un troisième type d’instruments est de l’ordre des standards, des meilleures pratiques et des normes. C’est à celui-ci que correspondrait l’AS.

Tableau 1

Typologie des instruments d’action publique

Typologie des instruments d’action publique
Source : Lascoumes et Le Gales 2004 : 361

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Souvent ce type d’IAP est issu du secteur privé, notamment les normes ISO ou les différentes certifications. Il peut s’agir d’une manière d’être, de faire ou de prendre en compte un nouveau besoin en lien avec l’offre ou la demande (Brunsson et Jacobsson 2000). L’IAP fixe des standards en vue de répondre à des exigences ou de distinguer des produits ou des services selon différents critères (ex. : éthiques, sécuritaires ou environnementaux). Il s’expliquerait, dans une société complexe où l’État apparaît en perte de légitimité, de ressources et de crédibilité, comme un moyen d’apporter des changements aux comportements, de développer certaines attitudes de manière plus souple, volontaire et progressive. Selon Pierre Lascoumes (2010, 396).

Le pouvoir normatif de la puissance publique, seul ou combiné à celui d’acteurs économiques, se serait réduit selon un double mouvement. D’un côté les organes dirigeants des sociétés pluralistes auraient perdu leur capacité de prise de décision autonome et seraient inexorablement tiraillés entre les groupes d’intérêt de plus en plus organisés et une « opinion » tyrannique et versatile. L’arbitrage au nom des valeurs et des priorités politiques claires serait devenu un exercice quasi impossible et nous vivrions dans un univers de normes et d’injonctions aussi contradictoires que mouvantes. D’un autre côté, des parties de plus en plus importantes de l’organisation sociale s’autonomiseraient par rapport aux acteurs politiques classiques. La technocratisation de l’administration et surtout le développement de sous-systèmes économiques (système financier, sociétés transnationales monopolistes) et techniques (télécommunications, bioéthiques) auraient lentement retiré aux régulateurs traditionnels tout pouvoir sur des secteurs majeurs.

Si habituellement la norme est volontaire, fortement technique et vise à réguler des activités à caractère économique, dans notre cas elle est plutôt publique[3] et son appréciation relève du gouvernement. Le recours à ce type d’IAP a notamment pour but de favoriser la coordination, la coopération et la prévisibilité dans un champ d’activités. Selon Olivier Borraz (2004), la norme « résulte d’un travail réalisé entre les parties intéressées, repose sur des données scientifiques et techniques, s’appuie sur un consensus et demeure d’application volontaire » (ibid., 128). L’AS permettrait ainsi un ajustement au sein de la société civile (promoteur-population) ou dans un secteur d’activité face à un État garant d’un résultat légitime des points de vue technique et social. Dans notre cas, les grands projets font l’objet d’une évaluation environnementale ou d’études d’impacts et se trouvent discutés et négociés par l’entremise de dispositifs de participation publique.

« [Les normes et standards] peuvent permettre l’imposition d’objectifs, de mécanismes de concurrence et exercer une coercition forte » (Lascoumes et Le Gales 2004, 363). « Les normes sont alors envisagées comme des facteurs essentiels de stabilisation de l’action collective, sous l’angle de la cohésion, de la capacité d’anticipation pour les acteurs en situation et pour la réduction des coûts de transaction. La norme produit ainsi différents effets de pouvoir, mais contrairement au point de vue juridique, ce cadrage est compris comme un réducteur de tension et une prévention des conflits. » (Lascoumes 2010, 394) Associée à la pression de type normatif (DiMaggio et Powel 1983) dans une société ou un secteur, en quête de légitimité, elle annonce parfois la venue d’un instrument plus coercitif, voire obligatoire. Elle permettrait ainsi une période de transition et de préparation dans le cadre d’un processus de régulation plus formel. Il s’agit d’une trajectoire type pour certaines normes ou certains principes comme le DD ou la prise en compte des questions associées aux genres, et c’est celle qu’a suivie l’AS, témoignant ainsi d’un changement significatif des préoccupations et des valeurs dans une société. L’AS se présente ainsi comme un IAP dans un contexte de gouvernance complexe qui fait intervenir une multitude de critères et de valeurs. Cette norme se définit à chaque fois selon un projet et un contexte précis, comme un état à atteindre pour le décideur. Elle invite donc, dans sa définition et son atteinte, à la discussion et à la négociation (processus) ainsi qu’à un ajustement mutuel au sein de la société civile par le biais des mécanismes compétitifs de prise en compte des préférences et des registres multiples (scientifiques, techniques, démocratiques) dans un rapport de force (Jegen et Philion 2017) toujours existant qui peut, ou pas, se traduire par l’AS.

Définir l’AS : les contours d’une norme

L’AS peut se concevoir comme étant en lien direct avec le principe de développement durable composé de trois dimensions : l’environnement (au sens d’écologie), l’économie et le social. L’AS permettrait d’opérationnaliser la dimension sociale du DD[4] dans les processus décisionnels. Quelle définition de l’AS retenir ? Bien qu’elle demeure difficile à saisir et que les acteurs en fassent un usage varié ou intéressé, nous souhaitons en préciser les principaux contours tout en tenant compte de l’ambiguïté que plusieurs ont parfois intérêt à entretenir, chercheurs comme praticiens. Plusieurs excellentes revues de la littérature notamment au Québec ont été réalisées ces dernières années (Fortin et Fournis 2013 ; Batellier 2015 ; Gauthier, Chiasson et Robitaille 2015 ; Gendron et Friser 2015 ; Upham, Oltra et Boso 2015 ; Colton et al. 2016 ; Gendron, Yates et Motulsky 2016 ; Nourallah 2016 ; Fournis et Fortin 2017 ; Batel 2018 ; Gaede et Rowlands 2018). Mais comment définir l’AS de manière précise ? Nous proposons quatre questions spécifiques pour y répondre : 1) Doit-il s’agir d’un processus ou d’un résultat ? 2) De quel degré d’accord s’agit-il ? 3) De qui s’agit-il lorsqu’il est question du social ? 4) Est-ce qu’une définition substantive et universelle est possible ou souhaitable ?

L’AS : un résultat et non un processus

La première dimension consiste à préciser si l’AS renvoie d’abord à un résultat ou à un processus. Cette distinction apparaît fondamentale dans une perspective décisionnelle, c’est-à-dire lorsqu’il est question de prendre une décision sur l’issue d’un projet. Les revues de la littérature consultées offrent un corpus partagé à cet égard. Pierre Batellier (2015, 50-51), dans un effort sans précédent de comparaison des deux grands types de définitions, tente d’en discerner la dimension processuelle ou substantive (résultat). À première vue, on pourrait conclure que l’AS est un agencement de ces deux composantes. Si l’on considère la notion comme ayant essentiellement une définition processuelle, l’AS est plus ou moins l’équivalent d’un processus d’information, de consultation et de participation des parties prenantes sans avoir d’exigence en termes de résultat, à savoir : le projet est-il socialement acceptable ? Cette posture apporte peu d’éléments nouveaux à la compréhension des conflits entourant la conduite des grands projets, revient à nier la spécificité fondamentale de l’AS, et est peu pertinente dans la pratique pour éclairer le processus décisionnel. Bref, elle nourrit une confusion entre participation publique et AS. L’engouement pour cette notion depuis plusieurs années peut par ailleurs s’expliquer par le fait que l’AS offre autre chose, c’est-à-dire un critère pour la décision. Dans le cas de la perspective substantive de l’AS, il faut plutôt comprendre l’AS comme un résultat qui peut être le fruit d’un processus et qui peut évoluer dans le temps. L’AS permet entre autres d’opérationnaliser la dimension sociale du DD en apparaissant comme la résultante des avantages et des inconvénients permettant au décideur d’y voir une condition pour la décision. En d’autres termes, si l’AS doit avoir une utilité et peser dans la prise de décision, elle se doit d’abord d’être considérée comme un résultat. À cette enseigne, rappelons les termes de la définition la plus en vue au Québec, celle de Julie Caron-Malenfant et Thierry Conraud (2009, 14, mise à jour en 2017) : « L’acceptabilité sociale est le résultat d’un processus démocratique par lequel les parties construisent ensemble les conditions à mettre en place, pour qu’un projet, programme ou politique s’intègre harmonieusement, et à un moment donné, dans son environnement économique, naturel, humain et culturel. »

AS : un seuil exigeant

Que signifie « acceptabilité » ? Il s’agit de déterminer un seuil ou un degré d’accord, d’acceptation ou de consentement (Boutilier et Thomson 2011) qui correspond à l’atteinte de l’AS. Le degré d’acceptabilité peut se décliner sur une échelle, comme l’expliquent notamment Susana Batel, Patrick Devine-Wright et Torvald Tangeland (2013), Pierre Batellier (2015), Paul Upham Christian Oltra et Àlex Boso (2015), ou encore Pierre Batellier et Marie-Ève Maillé (2017), allant de la non-contestation d’un projet par une majorité des parties prenantes jusqu’au consensus ou l’unanimité. Il est notamment question d’un niveau supérieur à la tolérance, davantage de l’ordre du consentement (faible), de l’assentiment (fort) ou de l’approbation (encore plus fort). L’AS se situerait donc entre la tolérance et la co-appropriation (Boutilier et Thomson 2011) ou l’acceptation tacite au support actif (Batel, Devine-Wright et Tangeland 2013 ; Jegen et Philion 2017). Si la notion d’AS a un sens et peut aspirer à une opérationnalisation quelconque, le terme « acceptabilité » doit correspondre minimalement à celui d’un accord actif. En ce sens, le consentement et l’approbation, qui contiennent une exigence supérieure au désintérêt et à la tolérance, semblent bien convenir. Le seuil minimal de l’AS correspondrait donc à un acte ou une action d’acquiescement, à une adhésion au projet pris dans son ensemble, à sa justification et ses impacts, moyennant parfois, par exemple, des éléments de mitigation ou de compensation[5].

AS : statut des parties prenantes

Ce troisième point vise à déterminer qui sont les parties prenantes qui comptent pour l’AS (Devine-Wright 2005) ou qui sont les acteurs à prendre en considération. Cela semble assez peu conceptualisé dans la littérature. Toutes les parties prenantes possèdent-elles le même statut, comptent-elles toutes de la même manière et lesquelles doivent être considérées ? Les citoyens de manière générale, les groupes locaux et nationaux, voire mondiaux ? Quelle est la place des parties prenantes[6] qui représentent des groupes ou des populations entières et dont les représentants sont légitimement élus, comme les villes, les provinces ou encore comme les Nations et communautés autochtones qui, en plus, détiennent des droits spécifiques qui obligent les autorités à les consulter et, le cas échéant, à les accommoder[7] ? Pierre Batellier (2015) et Corinne Gendron (2014) précisent que la manière d’agréger les positionnements individuels et collectifs pour arriver à une appréciation précise de l’AS reste à trouver alors que ce « social » doit également être envisagé comme quelque chose de dynamique qui peut évoluer dans le temps (Fortin et Fournis 2011). Au-delà d’une posture inclusive et le plus possible en amont du processus de consultation qui accompagne le projet, il importe de prendre en considération les impacts potentiels directs que le projet aura ou pourrait avoir auprès des parties prenantes. À cette enseigne, il nous apparaît que l’ensemble des parties prenantes ne peuvent être considérées de la même manière. Nous croyons, comme plusieurs auteurs, que celles-ci peuvent, de manière générale, être divisées entre 1) les acteurs directement concernés, ceux de la communauté d’accueil d’un projet (D’Souza et Yiridoe 2014 ; Fortin et Fournis 2014 ; Batellier 2016), et 2) les autres acteurs, moins directement concernés. La détermination de l’AS par le décideur doit prendre en considération cet ordonnancement, ce qui ne veut pas dire d’accorder un droit de veto aux premiers. Ainsi, les parties prenantes dont le mode et la qualité de vie seront directement touchés par le projet doivent être considérées de manière prioritaire ou particulière dans la détermination de l’AS d’un projet. C’est d’ailleurs ce que nous remarquons dans la pratique : non seulement le décideur est-il plus enclin à prendre en considération les acteurs directement concernés, mais aussi, de plus en plus souvent, le promoteur fera de même. En définitive, une approche compensatoire de différentes natures pourrait en partie atténuer les impacts sur ces parties prenantes, dans la mesure où, comme le suggèrent Bruno Jobert (1995) et Bruno Latour (1999), l’« arène » ne précède pas le « forum ». Selon ces auteurs, le forum consiste à délibérer, définir le problème, échanger des connaissances, élaborer les possibles entre une multiplicité d’acteurs et d’intérêts, ce qui est lié au « pouvoir de prise en compte » et fait référence à la « pluralité des mondes ». La négociation est associée à l’arène et a pour but d’arbitrer les intérêts, de prévoir les compensations, de proposer des ajustements, de formuler la décision, ce qui correspond au « pouvoir d’ordonnancement » et renvoie aux modalités pragmatiques de décision et de mise en oeuvre. Il ne doit y avoir, estiment ces auteurs, d’empiètement de l’une sur l’autre (la dernière ayant, en outre, une exigence de clôture), afin de permettre une exploration et un cheminement efficaces vers un monde commun souhaitable pour la décision. Il nous semble raisonnable de considérer par conséquent que deux catégories de parties prenantes peuvent ainsi faire l’objet d’un traitement particulier : premièrement, celle des Nations et des communautés autochtones par leur statut et les droits qu’elles possèdent ; deuxièmement, les gouvernements (municipaux/provinciaux) qui sont représentés par des élus démocratiquement désignés. La mesure de l’AS devrait ainsi considérer ces différentes catégories de parties prenantes dans la balance.

AS : processuelle, dynamique, contextuelle et discrétionnaire

L’AS est une notion qui se définit par rapport à un milieu qui s’inscrit dans une société spécifique avec les différentes dimensions qui la composent : environnementale, économique et sociale, de même que politique, historique et culturelle (Fortin et Fournis 2015 ; Gendron, Yates et Motulsky 2016). Ces composantes se transforment dans le temps, tout comme les valeurs, les principes et les normes de cette société. Gendron (2014, 124) le précise avec justesse : « Ce jugement [l’AS] est dynamique et peut se transformer au gré des débats sociaux, des enjeux et de l’évolution des valeurs dont il est l’incarnation. Dans cette perspective, l’acceptabilité sociale ne saurait être confinée à la gestion judicieuse d’un projet ou de l’implantation d’une politique. Elle reflète l’ancrage du décideur et de sa décision dans une société en transformation qui a bousculé les repères traditionnels de la légitimité. »

De plus, les projets sont toujours uniques, tout comme les contextes qui les accueillent et la configuration des enjeux et des parties prenantes. À partir du moment où l’AS est considérée comme un élément essentiel à un processus décisionnel sensé et pertinent, et à la lumière des différents travaux recensés, l’AS sociale doit-elle être définie a priori de manière substantielle ? À l’instar du DD, elle doit pouvoir être appréciée au cas par cas, en contexte, dans l’espace et le temps. L’AS, comme toute norme sociale, contient sa part d’imprécision et d’interprétation (ex. : ce qui est raisonnable, ce qui est juste). Elle témoigne d’une réalité complexe et évolutive de l’objet et du contexte concerné. Pour cette raison, nous proposons que son appréciation relève finalement des décideurs politiques (pouvoir discrétionnaire), légitimement élus. L’AS serait donc une norme à statuer ultimement par le politique, faisant ainsi le lien entre la démocratie participative et la démocratie représentative.

Afin de vérifier et de valider la pertinence et la portée des éléments théoriques et des définitions proposés dans les deux premières sections de l’article, nous proposons une lecture de la trajectoire de l’AS au Québec, contexte particulièrement riche, pertinent et porteur en raison des événements et de la réflexion réalisée ces dernières années à cet égard, à partir de trois illustrations : l’expérience du BAPE, le Chantier sur l’AS et le jugement de la Cour supérieure sur le sujet.

Trajectoire de l’acceptabilité sociale : le cas du Québec

Il a été question d’AS abondamment ces dernières années au Québec, comme nulle part ailleurs au Canada. Plusieurs événements et décisions constituent des signes de la montée en importance de la notion. Par exemple, à partir des années 1990, Hydro-Québec s’engageait publiquement à respecter trois critères pour aller de l’avant avec ses projets : rentabilité, acceptabilité environnementale et accueil favorable du milieu. En 2007, avec le développement de la filière éolienne, le gouvernement du Québec adopte des orientations en matière d’aménagement à l’enseigne du DD et rédige un guide[8] dont plusieurs éléments touchent directement l’AS. Mentionnons une série de conférences organisées par le groupe média très en vue Les Affaires sur la notion d’AS entre 2012 et 2017. Cet événement invitait des praticiens et des experts à faire le point sur l’état de la situation au Québec[9]. Enfin, au cours des dernières années, plusieurs décisions rejetant des projets importants ou le développement de filières par le gouvernement référaient directement à l’absence ou à l’insuffisance d’AS rencontrée. Au-delà de ces marqueurs divers de la montée en importance de l’AS, un lieu de rencontre incontournable en matière d’environnement et de participation au Québec où se fabriquent de manière récurrente des principes et des pratiques en la matière depuis plus de quarante ans, le BAPE, permet de saisir l’émergence et l’évolution de l’AS au Québec.

Le BAPE : espace récurrent d’échange d’idées, de principes et de pratiques

Le BAPE est un organisme public et indépendant qui jouit d’une réputation internationale. Prévu par la Loi sur la qualité de l’Environnement (LQE), il mène des enquêtes et des audiences publiques en matière d’environnement et notamment de grands projets[10]. Les travaux de chacune des commissions du BAPE sont une occasion de rencontres des acteurs clés du développement économique, de l’aménagement du territoire et de la protection de l’environnement du Québec. Les audiences publiques du BAPE sont non seulement un lieu privilégié d’apprentissage et de mise à jour des connaissances et des pratiques pour l’ensemble des parties prenantes, dans toutes les régions, et concernant une grande diversité de projets, mais surtout, pour les fins qui nous intéressent, un espace qui témoigne comme aucun autre pour la société québécoise de l’évolution d’un vaste secteur d’activité (Gauthier et Simard 2017). Depuis sa création en 1978, le BAPE a examiné plus de 400 projets. Les audiences publiques, ouvertes à tous, comportent deux parties (une première de recherche d’information et d’enquête et une seconde d’expression des points de vue) et conduisent à la production de rapports qui rendent compte de manière très structurée et détaillée des enjeux et des discussions qui se sont déroulées au regard des projets à l’étude et émettent des recommandations et des avis. C’est l’occasion de sensibiliser les promoteurs de projets, les ministères et la population en général à toute une série de notions et de principes qui sont aujourd’hui pris en considération dans la manière de concevoir et de réaliser les grands projets (Baril 2006 ; Gauthier et Simard 2011). L’AS est donc une notion qu’il est possible de retracer et d’analyser à travers les activités du BAPE, ce qui permet de constater qu’elle est au coeur de ses travaux depuis sa fondation.

Tableau 2

Liste des projets du BAPE étudiés 1978-2019

Liste des projets du BAPE étudiés 1978-2019

Tableau 2 (continuation)

Liste des projets du BAPE étudiés 1978-2019

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En passant en revue plus de 75 projets couvrant les 40 ans d’activités du BAPE, en faisant une recherche par mots clés (acceptabilité, acceptation, sociale, sociales) parfois au hasard, parfois en privilégiant des projets importants et ayant connu une grande visibilité, nous avons retenu 25 projets pour lesquels l’AS était abordée de manière significative. Les rapports du BAPE analysés offrent une bonne représentation (types de projets, régions, périodes) des discussions et des pratiques concernant les grands projets au Québec. Nous avons choisi ici d’organiser l’analyse en quatre périodes correspondant chacune à une décennie et nous avons sélectionné des extraits des rapports afin d’illustrer et de retracer l’évolution de la notion, tant pour ce qu’elle signifie que pour l’importance qui lui a été accordée dans les échanges rapportés, les analyses, les recommandations et les avis des commissaires.

1978-1989 : Émergence, aspects socio-économiques et compensations

Cette première période se caractérise par la montée des préoccupations sociales dans l’évaluation des projets et rapidement la notion d’AS apparaît un élément important. Dès 1979, on y fait allusion et elle est mentionnée directement dès 1983. On constate par exemple l’importance des aspects sociaux pour la décision dans le rapport numéro 0 sur les battures de Beauport (1978)[11]. Dans le rapport suivant qui porte sur un projet de gazoduc Québec-Atlantique (BAPE 1979, no 1, A-18), il est question de rendre le projet socialement acceptable et conforme aux exigences québécoises en matière d’environnement et de patrimoine culturel : « il faut viser à diversifier l’expérience québécoise et à optimaliser les retombées socio-économiques du projet pour rendre celui-ci économiquement rentable et socialement acceptable dans le milieu où il doit s’incarner ».

Dès 1983, l’AS est utilisée et mise en lien avec des ententes de compensation et différents mécanismes de consultation dans le cadre de projets (poste Des Cantons et lignes Nicolet et Nouvelle-Angleterre). « La formule de compensation et tous les mécanismes qui l’entourent sont une des clés de l’acceptabilité sociale[12] des projets. Tant que les projets servaient aux besoins locaux, ça passait encore. Mais maintenant qu’il s’agit de construire des lignes pour faire du commerce à l’étranger, la notion d’appartenance se change en notion d’aliénation. » (Commission de la protection du territoire agricole du Québec. BAPE 1983, no 14, 20)

Un projet de marina à La Baie en 1988 aborde quant à lui l’AS en termes de qualité de vie, comme notion qui permet de trancher sur la base des avantages et des inconvénients. « Finalement, en quels termes se pose la balance des inconvénients entre l’importance des impacts et la justification du projet du site de Grande-Baie ? Est-ce que le projet tel que présenté constitue l’option de moindre impact ? Et finalement quelle est l’acceptabilité sociale du projet ? Améliore-t-elle la qualité de vie des personnes et de la collectivité ? » (BAPE 1988, no 24, 6)

Les années 1980 laissent donc voir l’importance de la dimension sociale lors de l’étude des projets ; en témoignent des sections entières consacrées aux préoccupations du milieu et aux critères sociaux de la décision. Tout au long de la décennie, l’AS s’impose dans tout type de projet et se présente comme un élément central de l’analyse et des avis du BAPE. L’AS permet de statuer sur la justification générale des projets et plusieurs éléments se conjuguent avec l’atteinte ou non de l’AS, comme les projets étudiés le montrent, notamment en ce qui a trait aux retombées socio-économiques et aux éléments de compensation et de mitigation des projets. De plus, la présence d’ententes est déjà signalée comme une condition à l’AS des projets.

1990-1999 : Institutionnalisation et condition essentielle

La décennie suivante montre une « institutionnalisation » de l’AS. On observe pendant cette période une montée en importance des principes de participation publique et de DD. Par exemple en 1990, lors d’importantes audiences sur les déchets dangereux, l’AS apparaît, dans le cadre d’une recommandation, comme premier critère pour la localisation des futurs sites. « Que le MENVIQ [ministère de l’Environnement du Québec] et le comité du suivi prennent comme guide, pour fins d’élaboration du plan de localisation des installations, la grille de critères suivante, selon l’ordre de priorités indiqué : 1° acceptabilité sociale ; 2° sécurité environnementale ; 3° efficacité technique ; 4° viabilité économique. » (BAPE 1990, no 39a, 252 et 484)

Elle est ensuite proposée comme notion pouvant faire la synthèse de l’examen pour l’avis général dans le cas des plages du lac Memphrémagog : « C’est à partir de ces deux rapports [du BAPE et du MENVIQ] que le ministre de l’Environnement soumet ses recommandations au Conseil des ministres quant à l’acceptabilité du projet. Il appartient alors au gouvernement de prendre la décision d’autoriser le projet, avec ou sans condition, ou de le refuser[13]. » (BAPE 1992, no 55, 8)

Il en va de même pour deux autres projets hydroélectriques majeurs, qui s’avèrent acceptables ou inacceptables de manière générale aux yeux des commissaires du BAPE.

Projet d’aménagement hydroélectrique Sainte-Marguerite-3 – La commission est d’avis qu’un aménagement hydroélectrique de la rivière Sainte-Marguerite seule, sans détournement de tributaires de la rivière Moisie, pourrait être acceptable socialement et s’avérer un moindre risque environnemental.

BAPE 1993, no 60, 376

Projet d’aménagement hydroélectrique de Val-Jalbert – Par ailleurs, la commission a été à même de constater à plusieurs reprises le faible niveau de confiance qu’accorde la population aux promoteurs et à la SEPAQ [Société des établissements de plein air du Québec], l’actuel propriétaire des lieux. Plusieurs participants ont fait état de la méconnaissance du dossier et des enjeux dont fait preuve la SEPAQ. La commission constate que le projet de M.C.Q. Hydro-Canada inc. a été sérieusement contesté par la population et qu’il est inacceptable socialement.

BAPE 1994, no 82, 81

Dans un projet d’établissement d’un lieu d’enfouissement de matières résiduelles en 1998 à Saint-Théodore-d’Acton, il est précisé que la responsabilité de l’AS revient au promoteur : « À l’évidence, la démarche n’a pas permis de considérer la question de son acceptabilité sociale, car il y a eu, en plus des 500 requêtes d’audience publique adressées au ministre de l’Environnement et de la Faune, une pétition de près de 1100 signatures d’opposants recueillies entre le 10 mars et 17 avril 1998. » (BAPE 1998, no 130, 31)

Le sujet de l’AS devient à certaines occasions une rubrique à part entière des rapports du BAPE, au même titre que la dimension environnementale ou économique. L’AS en arrive à être présentée comme la première condition ou la condition ultime pour aller de l’avant avec un projet. En outre, comme les projets étudiés le montrent, la responsabilité d’atteindre l’AS revient au promoteur.

2000-2009 : Consécration et élément de synthèse

Le début des années 2000 traduit un renforcement de la notion d’AS en tant que nouvelle norme consacrée ou condition sine qua non pour qu’un projet soit recommandé par le BAPE. Les rapports du BAPE retenus et étudiés pour la période consacrent systématiquement des chapitres entiers à la question. L’absence d’AS dans deux projets importants conduira les commissions à ne pas les recommander : la ligne à haute tension de Grand-Brûlé-Vignan en Outaouais (BAPE 2001, no 148) et le projet de réfection de la rue Notre-Dame à Montréal (BAPE 2002, no 162).

Bien que le projet de ligne Grand-Brûlé-Vignan devrait permettre d’améliorer davantage la sécurité de l’alimentation du poste Vignan, la commission est d’avis que l’utilisation de la ligne projetée à des fins d’échanges commerciaux d’électricité serait le seul élément qui pourrait justifier un investissement de cette nature. Une telle décision devrait être mise en balance avec les importantes difficultés d’acceptabilité sociale que soulève le projet, tant du point de vue de sa raison d’être qu’à l’égard du tracé proposé.

Lettre de transmission du président de la commission au président du BAPE. BAPE 2001, no 148, XX

L’acceptabilité sociale du projet repose sur le caractère durable et harmonieux de la solution qui sera retenue. C’est pourquoi la commission estime qu’il importe que le projet de modernisation de la rue Notre-Dame soit réexaminé par le ministère des Transports du Québec de concert avec la Ville de Montréal.

BAPE 2002, no 162, 94

En 2003, une audience générique[14] sur la production porcine (BAPE 2003, no 179) traite en profondeur de la question de l’AS. Près de 50 % du rapport qui en résultera sera d’ailleurs consacré à cette question et aura pour titre « Vers une production porcine socialement acceptable ». L’avis no 4 de la commission précise que pour que ce secteur d’activité soit durable, les entreprises doivent être acceptées socialement. En toute fin de conclusion de son rapport, la commission, s’inspirant du mémoire du ministère de la Santé et des Services sociaux déposé dans le cadre des audiences, précise :

« le concept de santé intègre maintenant toute la dimension psychologique, communautaire et sociale de l’activité humaine » (SANTE2, p. x) […] De façon à mieux prendre en compte la dimension sociale des communautés dans une perspective de développement durable des productions animales dans les régions et les localités : […] Considérant : […] – que l’acceptabilité sociale constitue une condition essentielle au concept d’agriculture durable.

BAPE 2003, no 17, 234

Le développement de la filière éolienne est aussi l’occasion de constater l’importance de la notion d’AS, par exemple lors de l’analyse du projet de parc éolien à Murdochville. La question des retombées locales et régionales et de leur relation avec le milieu d’accueil apparaît comme une condition obligatoire à l’AS des projets éoliens : « Au regard des aspects socio-économiques, la commission est d’avis que les promoteurs devraient faire preuve de leadership et s’associer avec les organismes du milieu afin de concrétiser leur prévision de retombées locales et régionales. Il s’agit là d’une condition sine qua non à l’acceptabilité des projets par le milieu d’accueil. » (BAPE 2004, no 190, 69)

Il en va de même pour les barrages hydroélectriques, par exemple dans le cas du projet d’aménagement hydroélectrique de la chute Allard et des rapides des Coeurs : « La commission constate que l’importance des retombées économiques attendues durant la construction et les sommes découlant des ententes compensatoires sont des éléments majeurs pour l’acceptabilité sociale. » (BAPE 2005, no 206, 58)

Dans l’important projet de port méthanier Rabaska prévu à Lévis, un chapitre entier du rapport du BAPE est consacré à l’AS et concerne notamment les risques associés au projet et l’intégration de celui-ci dans le milieu. « Par ailleurs, il ressort des travaux de la commission deux enjeux majeurs visant le projet, soit celui des risques qui lui sont associés et celui de l’intégration de ses installations portuaires et riveraines dans son milieu d’insertion. Il s’agit en l’occurrence de deux considérations qui exercent une influence majeure en matière d’acceptabilité sociale du projet au sein de la communauté. » (BAPE 2007a, no 241, 2).

Par ailleurs, un projet de lieu d’enfouissement technique à Danford Lake (BAPE 2007b, no 246) en Outaouais suscite un avis négatif de la commission en lien avec l’AS.

La commission conclut qu’il n’est pas souhaitable d’autoriser le projet. Elle convie les autorités et les citoyens de la région de l’Outaouais à trouver une solution optimale pour la gestion de leurs matières résiduelles, qui serait socialement acceptable […] Selon ce principe, il s’avérerait donc essentiel que la population de l’Outaouais soit aussi partie prenante au processus d’élaboration d’une solution régionale de gestion des matières résiduelles. Aux yeux de la commission, c’est là une condition préalable à l’acceptabilité sociale de toute solution régionale.

Lettre de transmission du rapport de la présidente de la commission au président du BAPE. BAPE 2007, no 246, 77

À l’égard de ce dernier, le gouvernement refuse par un décret d’autoriser le projet en raison de l’absence d’AS.

Enfin, une autre dimension directement en lien avec l’AS des projets génère certaines controverses à la fin des années 2000 et concerne les ententes entre les promoteurs et les municipalités ou propriétaires en amont des audiences publiques. Un projet très en vue au Québec illustre cette dimension : le complexe hydroélectrique de la Romaine (BAPE 2009a, no 256)[15]. La commission jugera plutôt sévèrement la pratique du promoteur qui consiste à ratifier des ententes avec les élus locaux et régionaux afin qu’ils s’engagent à promouvoir le projet en promettant des montants importants aux municipalités et aux municipalités régionales de comté (MRC), en amont des audiences publiques du BAPE.

Un autre montant de six millions de dollars était destiné à un fonds d’insertion du projet « afin de permettre la mise en place de programmes et d’initiatives destinés à favoriser l’acceptation sociale et l’intégration du projet Romaine dans son milieu d’accueil » (BAPE 2009a, no 256, 156).

La commission d’enquête ne s’exprimera pas sur l’à-propos d’ententes entre le promoteur et des communautés locales ni sur le moment où elles peuvent être négociées et conclues, car elle estime que cela relève plutôt des parties qui signent ces ententes. Quant à leur caractère confidentiel, la commission estime que la transparence permet un débat plus éclairé et qu’elle prévient ordinairement les comportements de méfiance et les insinuations, même si elle ne mène pas nécessairement à une meilleure acceptation d’un projet.

Ibid., 168

Ainsi, au cours de cette période, nous appuyant sur les projets analysés, nous pouvons conclure que l’AS continue de demeurer une condition essentielle à l’obtention d’un avis favorable par le BAPE, et parfois également par le gouvernement, sans quoi les projets ne sont pas autorisés. La notion fait également des avancées du côté d’autres domaines comme la santé et l’agriculture en lien avec le développement durable. L’AS apparaît toujours directement reliée aux retombées économiques des projets à l’échelle locale et régionale et certaines manoeuvres des promoteurs peuvent susciter la controverse. En effet, la séquence et la transparence des actions pour atteindre l’AS importent. Cette dernière se conjugue de plus en plus avec une participation réelle des citoyens et l’accord des municipalités envers les projets.

2010-2019 : Confirmation et critère ultime

La dernière décennie montre une confirmation de la tendance des décennies précédentes. L’AS devient la notion clé pour la décision qui synthétise la conformité au DD des projets et cela semble être reconnu par les différentes catégories d’acteurs. Dans le cas d’un projet de parc éolien à Saint-Valentin, la commission rapporte que la majorité des citoyens et plusieurs maires et ministres concernés estiment que l’AS est une condition essentielle. En conséquence, le BAPE émet un avis défavorable lorsqu’il remarque le manque de recherche d’AS du promoteur :

Avis – La commission d’enquête est d’avis que, dans le développement du parc éolien de Saint-Valentin, les rencontres publiques de même que les rencontres individuelles étaient axées davantage sur un échange unidirectionnel que sur la recherche d’une acceptabilité sociale qui aurait impliqué l’adaptation du projet à la lumière des préoccupations soulevées à l’intérieur d’une participation réelle.

BAPE 2011b, no 279, 72

Le gouvernement expliquera, à la suite de l’avis négatif du BAPE, son refus d’autoriser le projet en raison du manque d’AS, principale motivation à sa décision.

Le dossier du gaz de schiste, un pan important de l’histoire de l’évaluation environnementale au Québec, a donné lieu à une production sans précédent de connaissance et d’expertise sur toutes les dimensions de la filière, et notamment sur l’AS dans deux rapports du BAPE (BAPE 2011a, no 273 et BAPE 2014, no 307) faisant près de 1000 pages au total[16]. Il est notamment question des seuils d’acceptabilité, de l’importance de l’échelle régionale et de la fonction de synthèse de la notion pour la décision. Le BAPE, dans son rapport de 2011, formule deux avis sur le sujet :

Avis – La commission d’enquête est d’avis qu’une démarche de planification basée sur la transparence et le respect et s’appuyant sur une approche participative favoriserait une meilleure acceptabilité sociale du développement de l’industrie du gaz de shale au Québec. Ceci devrait aussi se faire à l’intérieur d’un processus intégré avec la gestion du territoire.

BAPE 2011a, no 273, 229

Avis – La commission d’enquête est d’avis que la participation publique et la prise en compte des préoccupations des collectivités locales nécessaires à l’acceptabilité sociale devraient intervenir dès les premières phases d’exploration.

Ibid., 232

Dans la conclusion du premier rapport, la commission propose un dispositif afin de pouvoir obtenir le point de vue des élus locaux à l’échelle régionale afin de statuer sur l’AS des projets :

Le ministre des Ressources naturelles et de la Faune et le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs devraient évaluer la possibilité de confier à la commission régionale des ressources naturelles et du territoire, instituée au sein de la conférence régionale des élus de chaque région concernée, le mandat de réaliser cette concertation. Après l’analyse, la commission régionale devrait donner son avis sur l’acceptabilité du projet au ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs.

BAPE 2011, no 273, 245

Des extraits du deuxième rapport (BAPE 2014, no 307) portant sur l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste dans le shale d’Utica des basses-terres du Saint-Laurent mettent en lumière plusieurs dimensions : le consensus et non l’unanimité, la responsabilité du promoteur, l’importance des acteurs locaux et régionaux et l’AS comme condition essentielle pour aller de l’avant.

L’acceptabilité sociale d’un projet se traduirait non pas par l’assentiment général, mais plutôt par un consensus des parties prenantes à travers la consultation et les échanges.

Ibid., 350

De plus, le qualificatif « social » revêt des formes complexes et multiples (voisinages, parties prenantes, groupes d’intérêt ou autres). Dans le cas des projets énergétiques, l’acceptabilité sociale intégrerait un nombre important d’acteurs locaux et régionaux ainsi que leur articulation avec les dynamiques territoriales.

Ibid., 351

Avis – La commission d’enquête est d’avis que la mise en place, au sein de chacune des entreprises gazières impliquées dans l’exploitation du gaz de schiste au Québec, d’un cadre de référence en responsabilité sociale portant sur les pratiques et les engagements des entreprises en matière d’éthique et de gouvernance, de relations avec les communautés et d’environnement, y compris de gestion des risques, pourrait favoriser une meilleure acceptabilité sociale.

Ibid., 359

Au surplus, la commission d’enquête a constaté que l’acceptabilité sociale de l’exploration du gaz de schiste, condition essentielle pour aller de l’avant, selon le gouvernement, la majorité des intervenants en audiences publiques et les entreprises gazières elles-mêmes, était loin d’être acquise.

Ibid., 396

Dans le cas de la mine Arnaud d’apatite, qui a fait grand bruit sur la Côte-Nord, et d’où origine le Chantier sur l’AS du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles (MERN), l’AS se présente comme un passage obligé et commande le consensus pour pouvoir aller de l’avant.

Obtenir l’acceptabilité sociale pour un projet constitue aujourd’hui pour de nombreux promoteurs un passage obligé et du même coup un facteur de risque qui s’ajoute à tous les autres. Le processus d’acceptabilité sociale est souvent raisonné et géré comme une démarche volontaire de la part d’un promoteur qui cherche à s’adapter au contexte du milieu et surtout à obtenir un certain aval populaire à l’aide de techniques de communication et de consultation […] Ainsi, dans la société québécoise, le concept d’acceptabilité sociale est de plus en plus intégré dans la planification de la gouvernance des entreprises.

BAPE 2013, no 301, 122

Le rapport du BAPE sur les enjeux de la filière uranifère au Québec, une importante audience de type générique[17], est également une source d’information riche au sujet de l’AS. Trois sections portent sur le sujet, ainsi que le dernier chapitre du rapport.

En raison des incertitudes, des lacunes et des limitations parfois importantes dans la connaissance scientifique et technologique, le dossier est loin de susciter un consensus social et politique, ce qui se traduit au Québec par une très faible acceptabilité. Dans les communautés autochtones des territoires conventionnés de la Baie-James et du Nunavik ainsi que du Québec méridional, le rejet de la filière uranifère est quasi unanime. [C]oncrètement, l’acceptabilité sociale exige l’émergence d’un consensus minimal.

BAPE 2015, no 308, xiii, rubrique « L’acceptabilité sociale », et 414

Un autre projet majeur, celui de l’agrandissement de la mine aurifère Canadian Malartic et de déviation de la route 117 à Malartic (BAPE 2016, no 327), contient des éléments intéressants : la commission en appelle à des modifications légales pour une meilleure acceptabilité sociale.

[L]es lois et les règlements du Québec ne prévoient pas de distances minimales à respecter entre les activités des mines à ciel ouvert et les résidences les plus proches, ce qui permettrait de créer une zone tampon. Une modification réglementaire ou administrative s’impose afin de remédier rapidement à la situation. Il en va d’une cohabitation harmonieuse et de l’acceptabilité sociale des projets miniers de cette nature par les communautés d’accueil.

Ibid., 217

Enfin, dans le cas des consultations pour le réaménagement de la voie ferrée traversant le centre-ville de Lac-Mégantic (BAPE 2017, no 338), à la suite du terrible accident survenu en 2013, et en vue de développer des approches pour favoriser la participation citoyenne, la commission du BAPE a notamment administré un questionnaire d’enquête sur l’AS des options. Dans ce cas, la prise en compte de l’AS devra faire partie de l’étude d’impact et il est même envisagé que l’option retenue, si elle apparaît socialement acceptable, puisse aller à l’encontre de certaines dimensions du DD.

Cette dernière période confirme une fois de plus l’importance et la montée en force de l’AS dans les pratiques de planification et de gestion, que ce soit pour le promoteur ou pour l’ensemble des parties prenantes en lien avec les projets. À ce sujet, Gendron (2014, 125) affirme : « Comme l’expliquent les chercheurs américains, c’est bien en amont du projet lui-même que s’établissent les bases de l’acceptabilité sociale, à travers la construction d’une relation de confiance entre le décideur et la société civile. » Le nécessaire consensus à leur endroit, notamment aux échelles locale et régionale (Yates et Arbour 2016), se doit d’être recherché bien en amont, tout comme avec les communautés autochtones. Ce ne sont pas que des projets qui sont refusés par manque d’AS par le gouvernement, mais dorénavant des filières entières (gaz de schiste et uranifère). Des aménagements légaux sont aussi demandés pour mieux prendre en compte l’AS et valider sa primauté par rapport aux autres composantes du DD.

Plusieurs constats ressortent de cette analyse :

  1. Si au départ la notion est associée essentiellement au volet social et aux impacts socio-économiques des projets, l’AS devient au fil des ans et des projets la notion qui synthétise les avantages et les inconvénients des projets et qui permet de faire un lien avec la décision à prendre à l’issue du processus. Concrètement, l’AS prend une place de plus en plus importante dans la rédaction des rapports du BAPE. De simple évocation, elle devient rapidement une sous-section, une rubrique et un chapitre entier, souvent le dernier du rapport et parfois le plus volumineux. Progressivement, l’AS apparaît comme une condition première à la recommandation des projets et donc comme un résultat qui doit être atteint pour aller de l’avant, tant pour les commissions du BAPE que pour le gouvernement.

  2. Les échelles locale et régionale sont particulièrement déterminantes, notamment les municipalités et les communautés autochtones, le consensus apparaît comme le degré à atteindre et d’autres secteurs d’activités connexes à l’environnement (agriculture et santé) sont aussi concernés.

  3. Il est de la responsabilité des promoteurs de faire en sorte que leurs projets soient socialement acceptables ; l’AS s’inscrit dans les pratiques de planification et de gestion, et certaines manoeuvres nuisent à l’AS des projets, alors que des modifications légales sont attendues pour une meilleure prise en compte de l’AS.

Le Chantier sur l’AS : consultation, livre vert et commission parlementaire[18]

Bien que la notion d’AS soit présente dans l’univers des grands projets au Québec depuis le début des années 1980 et qu’elle n’a cessé de monter en importance, plusieurs s’entendent pour dire qu’au tournant des années 2000, avec le projet de la centrale du Suroît, s’ouvre une nouvelle ère pour l’AS au Québec[19] (Desjardins et Gariépy 2005 ; Batellier 2015 ; Fournis et Fortin 2015 ; Gauthier, Chiasson et Robitaille 2015 ; Batellier et Maillé 2017). Ce projet est souvent caractérisé comme le premier d’une liste qui s’étire jusqu’à ce jour et qui consacre la notion d’AS comme nouvel enjeu de société[20]. Plusieurs de ces projets ont été réalisés, certains abandonnés et d’autres non autorisés par le gouvernement, notamment pour insuffisance ou absence d’AS sociale. En 2013, l’avis formulé par la commission du BAPE sur le projet de mine d’apatite à Sept-Îles (mine Arnaud) invite le gouvernement à réfléchir à un cadre d’orientation de l’acceptabilité sociale :

Avis – La commission d’enquête est d’avis que le ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs devrait mettre sur pied un groupe de réflexion et de travail, comprenant des acteurs sociaux, pour élaborer un cadre d’orientation de l’acceptabilité sociale. Un tel cadre pourrait doter le Québec des grands principes et des lignes directrices générales tout en laissant place à la prise en compte des contextes, des conjonctures et des particularités locales et régionales.

BAPE 2013, 126

Le Chantier sur l’AS est lancé en novembre 2014 par le MERN seul et suivra en 2015 la publication d’un document de réflexion, « Favoriser l’acceptabilité sociale des projets de mise en valeur du territoire public ainsi que des ressources énergétiques et minérales » (MERN 2015). Un mandat est confié aux firmes Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT) et Transfert Environnement et Société (TES) pour mener des consultations et produire un rapport. En octobre 2015, le rapport « Conciliation des usages lors de la mise en valeur du territoire dans une perspective d’acceptabilité sociale » (RCGT et TES 2015) distingue cinq thèmes : 1) un diagnostic interne au MERN ; 2) une analyse de huit projets ; 3) une analyse comparative de trois juridictions ; 4) les faits saillants des consultations ; et 5) des pistes de réflexion pour le MERN[21]. Ce document amènera le MERN (2016) à publier un livre vert, « Orientations du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles en matière d’acceptabilité sociale », en février 2016. Le document (de 25 pages) énonce cinq orientations : 1) les responsabilités du MERN en matière de planification du territoire ; 2) la transparence et le caractère participatif des mécanismes de planification ; 3) les processus d’information et de consultation d’un projet ; 4) les bénéfices des projets pour les communautés d’accueil ; 5) la capacité d’analyse du MERN, pour la prise en compte des facteurs d’acceptabilité sociale.

Au cours d’une commission parlementaire de quelques jours en mars et en avril 2016, une trentaine de personnes et d’organisations font valoir leurs points de vue oralement (21) ou en déposant un mémoire (29) sur le livre vert. Cette autre étape du Chantier sur l’AS est une occasion de scruter comment l’AS est perçue par une diversité de catégories d’acteurs[22]. Une analyse des mémoires permet de dégager quelques constats généraux :

  • le besoin de s’entendre sur une définition largement acceptée de l’AS et d’instaurer un cadre réglementaire et des processus administratifs spécifiques et à cet égard ;

  • une description de l’AS en termes de processus ou de résultat selon, respectivement, les intérêts économiques ou environnementaux défendus ;

  • l’AS se situe en termes d’exigence entre l’information, la consultation et la co-construction également en fonction des intérêts défendus, respectivement économiques ou environnementaux ;

  • l’AS se rapporte le plus souvent aux communautés d’accueil des projets ;

  • il existe un questionnement sérieux relativement à l’impact du double mandat (juge et partie) du MERN sur le rôle qu’il peut véritablement jouer dans le dossier de l’AS ;

  • l’État doit se positionner comme leader dans le dossier de l’AS des projets.

Enfin, en janvier 2017, le MERN publie un document qui clôt le Chantier sur l’AS et qui reprend les cinq orientations du livre vert en les déclinant en 12 objectifs et 31 actions[23].

Si cette réflexion sur l’AS est sans précédent et marque la montée en importance de la notion, plusieurs ne manqueront pas de critiquer la démarche et la portée de celle-ci en la qualifiant du « chantier pour les amis » (Batellier et Maillé 2017, 17). Premièrement, cette initiative est menée en solo par le MERN. Ni le gouvernement dans son ensemble ni le ministère responsable de l’environnement ne sont concernés. Deuxièmement, la consultation au départ s’organise à huis clos, les observateurs et les médias ne sont pas admis. Troisièmement, les délais de participation à plusieurs étapes sont courts et tous ne sont pas invités. Quatrièmement, les présentations du rapport des firmes RCGT et TES, comme le livre vert, ont été faites en primeur auprès d’associations patronales par le ministre. Enfin, la portée des orientations est limitée. Ces dernières ne concernent essentiellement que les activités qui relèvent du MERN, ayant pour cibles les promoteurs, les différentes parties prenantes et les citoyens. Somme toute, cette deuxième illustration et étape de la trajectoire de l’AS qui au départ montre une importante visibilité se traduira finalement par une démarche limitée et aura une faible portée en termes de changements formels (administratifs ou légaux)[24].

La confirmation juridique de l’AS : l’affaire Strateco et la Cour supérieure

La troisième illustration et étape dans la trajectoire de l’AS au Québec est son inscription juridique par le jugement de la Cour supérieure dans le cadre de la poursuite de la firme Strateco contre le gouvernement du Québec. Ce dernier refuse d’émettre les autorisations nécessaires à l’exploitation d’une mine d’uranium en raison d’une AS insuffisante en lien avec ce projet phare du Plan Nord. L’entreprise a rencontré une opposition ferme de la communauté crie directement touchée par le projet situé à Matoush, à 250 kilomètres au nord de Chibougamau, en territoire conventionné de la baie James. La communauté crie de Mistassini a exprimé ses préoccupations par rapport à une série de thèmes (effets sur l’environnement, risques de pollution des rivières, déchets radioactifs, transport, garanties financières, participation des Cris aux activités, etc.). Après plusieurs rencontres qui s’étirent sur plusieurs années entre Strateco, les Cris et le gouvernement du Québec, le Grand Conseil des Cris déclare en août 2012 un moratoire permanent sur l’exploration d’uranium sur son territoire. En septembre 2012, le Parti québécois est porté au pouvoir et les échanges se poursuivent entre les parties jusqu’en mars 2013, alors que le BAPE est mandaté pour mener des audiences génériques sur la filière uranifère. Le ministre responsable de l’Environnement annonce à ce moment qu’aucun certificat d’autorisation (CA) ne sera émis avant le dépôt du rapport du BAPE. En novembre 2013, à la suite de l’insistance de Strateco pour que le ministre produise le CA, le ministre rejette le projet en raison du manque d’AS de la part de la communauté crie. En décembre 2014, Strateco dépose une réclamation en dommages de près de 200 millions de dollars en Cour supérieure contre le gouvernement du Québec. Plus spécifiquement, Strateco demande de déclarer illégale la décision qui repose sur l’absence d’AS suffisante, ce terme n’ayant pas de fondement législatif et réglementaire.

En juin 2017, la Cour reconnaît dans son jugement[25] qu’il s’agit bien d’une décision qui relève du pouvoir discrétionnaire du ministre et qu’il pouvait considérer l’AS pour refuser d’émettre le CA[26]. À la question : le ministre pouvait-il considérer l’AS pour refuser le CA recherché par Strateco ? Le juge répond : « tel que le souligne la demanderesse, le terme “acceptabilité sociale” n’apparaît pas expressément dans la loi. Par contre, l’examen de l’article 152 de la LQE laisse clairement voir l’importance pour le ministre de considérer un tel facteur. Le concept d’acceptabilité sociale englobe les principes prévus à la Loi. » (Cour supérieure du Québec 2017, 93) Le jugement considère que l’article 152[27] de la LQE prescrit notamment que le ministre doit accorder une attention à une série de principes qui sont englobés par l’AS (la protection de l’environnement, du milieu social, la protection des Autochtones, de leurs sociétés, la participation des Cris à l’application du régime de protection de l’environnement et du milieu social, etc.)[28]. Le jugement retient que l’AS se mesure par son résultat. « S’en tenir strictement au processus mène à un non-sens alors que le ministre serait invité à donner son aval à un projet nettement rejeté par la communauté locale. » (Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec : 94) Le jugement signale aussi que plusieurs projets ont déjà été rejetés en raison d’une absence d’AS. Mentionnons également la référence à la Loi sur le développement durable qui à l’article 2 précise que le DD s’appuie sur une vision à long terme qui prend en compte le caractère indissociable des dimensions environnementale, sociale et économique des activités de développement. Le « Règlement sur l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement et le milieu social dans le territoire de la Baie-James et du Nord québécois » se réfère aussi à la protection du milieu social et tant l’esprit que le texte même de la « Convention de la Baie-James et du Nord québécois » (Gouvernement du Québec, 1998) ainsi que celui de la « Paix des braves » évoquent l’importance de considérer les communautés locales. Le juge considère qu’à compter de juin 2012, il y avait absence d’AS et que cela n’était pas un prétexte pour refuser le projet ; c’était une réalité et, dès lors, il appartenait au ministre de soupeser les différents facteurs, dont celui de l’AS : « il avait le devoir de la considérer » (Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec : 110). Le jugement précise : « La communauté crie n’a pas de droit de veto. Il appartenait au ministre de décider de l’ensemble des facteurs à considérer, dont l’absence d’acceptabilité sociale de la communauté crie au projet. » (Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec : 101) Ainsi, l’importance comme la portée juridique de l’AS se trouvent confirmées. On observe également la légitimité de l’appréciation par le gouvernement, sa définition en termes de résultat et enfin son ancrage au DD.

Conclusion

L’objectif de cet article était de proposer une conception de l’AS, de retracer son évolution dans le contexte québécois afin de valider la proposition théorique de départ, à savoir, de considérer l’AS comme un instrument d’action publique de type normatif (Lascoumes et Le Galès 2014), et contribuer ainsi à la réflexion de nature théorique. Véritable « nouvelle » norme de l’action publique, l’AS a connu au Québec une montée en force au fil des années, témoignant d’un changement notable dans le champ des grands projets en lien avec l’environnement. Présente depuis le début des années 1980, elle devient incontournable et apparaît progressivement comme le critère ultime de décision. D’ailleurs l’absence d’AS de certains projets devient explicitement un motif de plus en plus fréquent de refus de la part non seulement du BAPE (avis négatifs), mais du gouvernement. Le Chantier sur l’AS (2014-2015), la commission parlementaire (2016) et les actions prises par la suite (depuis 2017) apparaissent comme une autre étape de son institutionnalisation et, bien que des divergences puissent persister entre les catégories d’acteurs et que la nature comme la portée de la démarche en laissent plusieurs déçus, certains points récurrents sont constatés. C’est le cas notamment de l’appel à l’intervention de l’État sur la question, la mise en place d’un cadre spécifique à cette fin et la reconnaissance de la prise en considération des communautés directement touchées par les projets. Enfin, les jugements de deux cours (Cour supérieure du Québec 2017 ; Cour d’appel du Québec 2020) qui confirment le fondement légal de l’AS et la légitimité politique, même le devoir qui revient au décideur de prendre en considération l’AS, soutiennent fortement la proposition d’une nouvelle norme d’action publique.

Ces trois illustrations sont autant d’étapes menant à l’institutionnalisation de l’AS comme norme pour l’action publique et permettent aussi de confirmer les éléments de définitions proposés dans la deuxième partie de l’article. Premièrement, la conception de l’AS comme étant d’abord un résultat bien qu’elle puisse être souvent le fruit d’un processus. Deuxièmement, le degré d’acceptabilité correspondant se situant entre l’acquiescement actif à la co-appropriation et se traduisant par l’obtention d’un consensus. Troisièmement l’importance des instances locales, communautaires, régionales, voire territoriales, par leurs représentants, comme étant des acteurs déterminants pour statuer de l’AS des projets. Enfin, l’AS qui, comme le principe de DD, se doit d’être considérée de manière contextuelle et temporelle, comme une norme qui doit être adaptée à l’espace et qui peut évoluer dans le temps au fil des événements. Comme le précisent Jason Prno et D. Scott Slocombe (2012, 348), l’AS « is time- and context-specific and thus reflective of local social, economic, and environmental conditions ; community priorities, capacities, and expectations will vary depending on the setting ».

L’acceptabilité sociale apparaît comme une norme, appliquée et appréciée par l’autorité gouvernementale. À la fois technique et social, ce type d’IAP propose donc la coordination, la coopération et la prévisibilité comme bases d’élaboration et de décision pour les grands projets par des ajustements entre les parties prenantes face à un État garant d’un résultat légitime. Facteur de stabilisation de l’action collective, l’AS comme IAP agit en cadrant et réduisant la tension et les éventuels conflits dans une société complexe et pluraliste, témoignant ainsi d’un changement significatif, jusqu’à atteindre récemment une portée plus coercitive.

Selon nous, la spécificité fondamentale de l’AS est qu’elle se situe à la frontière de la démocratie participative et de la démocratie représentative. Elle représente un idéal à atteindre pour la première et revient à être appréciée par la deuxième ; bref, l’AS apparaît comme le chaînon manquant entre les deux. Si au cours des deux dernières décennies nous avons observé une montée en importance de la démocratie participative, la démocratie représentative conserve la responsabilité de la décision. D’ailleurs, des auteurs bien en vue des travaux sur la démocratie participative sont clairs sur ce point : « la plupart de ses tenants [de la démocratie participative] admettent en effet que la prise de décision politique elle-même reste le monopole des élus (Bacqué, Rey et Sintomer 2005, 36), et « la démocratie participative n’a pas vocation à produire directement de la décision » (Blondiaux 2008, 108-109).