Article body

La mine Jeffrey a fermé ses portes en 2013, faisant du Québec la dernière province à exploiter l’amiante en sol canadien. Pourtant, dès 1906, des études indiquent un lien entre l’exposition prolongée à l’amiante et des problèmes de santé respiratoire. Quant à son potentiel cancérigène, il est découvert dès les années 1940 (Douguet et al. 1997 ; McCulloch et Tweedale 2008). Il a ainsi fallu plusieurs décennies pour que les savoirs scientifiques sur la dangerosité de l’amiante se reflètent dans la réglementation en la matière. C’est à cet écart entre données scientifiques et politiques publiques que nous nous intéressons ici. Alors que la dangerosité de l’exposition au minerai était scientifiquement établie, comment un tel décalage réglementaire a-t-il pu être légitimé par l’État québécois ?

Le rôle important joué par l’industrie de l’amiante dans l’économie mondiale du XXe siècle la rend plutôt centrale au développement économique des États extracteurs (McCulloch et Tweedale 2008, 104). Meneur mondial de la production d’amiante et territoire de dix des treize mines d’amiante canadiennes (ibid., 18), le Québec joue un rôle de premier plan à ce titre. L’industrie est un moteur clé de son développement économique, et ce, particulièrement dans les régions où se situent les mines telles que Thetford Mines ou l’éponyme Asbestos. Cas révélateur compte tenu de l’importance du produit pour son économie, le Québec est d’un intérêt particulier pour montrer les obstacles au dialogue entre connaissances scientifiques et politiques publiques en matière d’amiante. Si plusieurs recherches se sont intéressées à la question de l’amiante, notamment pour le cas français (Lenglet 1996 ; Pezerat 2002 ; Henry et Henry 2003 ; Henry 2003 ; 2004 ; 2005 ; 2009 ; entre autres), les travaux sur le cas québécois sont à ce jour peu nombreux (David 1969 ; Trudeau 1970 ; Tanguay 1985 ; Dallaire 2002). Parmi ces derniers, aucun ne s’intéresse spécifiquement au rôle de l’État. Dans une tentative de combler cette faille dans la littérature, la recherche présentée ici tente de relever des facteurs qui ont nui à la compréhension de l’amiante comme un enjeu de santé et ont contribué à invisibiliser ses dangers au fil du temps.

Dans le présent article, nous cherchons plus spécifiquement à répondre à la question suivante : Devant l’accumulation de données montrant la dangerosité de l’amiante, quelles stratégies ont été mises en oeuvre par l’État québécois afin de légitimer sa production ? À l’aide de la notion de stratégies de redéfinition, nous procédons à l’analyse historique des discours de l’État. Nous montrons que trois stratégies de redéfinition de l’enjeu de l’amiante se superposent au fil du temps. Nous illustrons de surcroît que ces stratégies ont contribué à l’invisibilisation des problèmes de santé vécus par les travailleurs. D’abord, dès les années 1960, alors que la problématique de l’amiante est de plus en plus appréhendée comme un enjeu de classe, ce dernier est stratégiquement reformulé en tant qu’enjeu national. Ensuite, durant la décennie 1970, alors que l’enjeu est de plus en plus médicalisé, il est stratégiquement reformulé en tant qu’enjeu technique. Enfin, dans les années 1980, l’enjeu est stratégiquement dépolitisé et évacué de l’espace politique. Cette troisième reformulation s’effectue en parallèle à un jeu de coulisses visant à légitimer l’exploitation de l’amiante aux yeux des élites politiques internationales. En définitive, l’histoire politique de l’amiante est le lieu constant d’une subordination des enjeux de santé aux impératifs de développement économique.

État, science et industrie de l’amiante

La plupart des travaux empiriques sur les relations entre science et politique sont ancrés dans des théories qui conçoivent l’État en tant qu’arbitre de la pluralité des intérêts. Que ce soit dans les débats entourant les changements climatiques (Skolnikoff 1999 ; Hess 2007 ; Farrell 2016), l’industrie du tabac (Oreskes et Conway 2011), la qualité de l’air en zone urbaine (Crenson 1971), l’industrie du sucre et l’obésité (Schillinger et al. 2016 ; Thacker 2017) ou encore l’usage des glyphosates en agriculture (Gould, Brown et Kuzma 2018 ; Robin 2018), certaines industries seraient en mesure de détourner les sciences à leur avantage (Vigoureux 2020) et parviendraient à « pénétrer l’État » (Crenson 1971, 5) afin d’imposer leurs intérêts et d’influencer les politiques. Celles-ci agiraient également à titre de « marchants de doute » (Oreskes et Conway 2011), faisant succomber l’État à des tentatives de leur part visant à remettre en cause les consensus scientifiques établis. En parallèle, un ensemble de travaux centré sur le concept de politique fondée sur les faits (evidence-based policy) met l’accent sur la difficulté de traduire les données scientifiques en politiques publiques comme l’un des facteurs expliquant la tension entre État et communauté scientifique (Oliver, Lorenc et Innvaer 2014 ; Cairney 2016 ; Montpetit 2018). Les écarts entre réglementation et données scientifiques seraient ainsi le résultat d’un contexte d’information limité (Cairney 2016, 76) ou encore de diverses limites institutionnelles à l’intégration des données au sein des débats politiques (Inwood et Johns 2014). Dans le premier comme dans le second cas, l’État – perçu comme arbitre public des intérêts privés – devient la victime d’une controverse organisée et se fait prendre au jeu.

D’autres travaux s’interrogent davantage sur le rôle actif de l’État au sein des controverses sociotechniques comme celle de l’amiante. Un premier ensemble d’approches, centré sur les réseaux d’acteurs (Frickel et Moore 2006 ; Montpetit, Rothmayr et Varone 2007), met surtout l’accent sur l’agentivité de personnes ou d’organisations au sein de l’État dont le pouvoir (au sens wébérien[1]) permettrait de perpétuer ces controverses. Dans cette perspective, le concept d’ignorance stratégique (McGoey 2019) met de l’avant la manière dont certains acteurs en position de pouvoir (en politique comme dans l’industrie) mobilisent des incertitudes scientifiques afin de nier leur responsabilité quant aux torts commis. Sans user explicitement de ce concept, l’analyse de Jock McCulloch et Geoffrey Tweedale (2008) sur le cas de l’amiante s’inscrit également dans cette perspective.

Si l’influence de ces facteurs est sans équivoque, l’écart historique de plus de 70 ans entre l’émergence de données sur le potentiel cancérigène de l’amiante et la cessation des activités minières nous pousse à croire que des éléments structurels s’ajoutent aux facteurs conjoncturels à l’oeuvre. Or, les travaux qui inscrivent les controverses sociotechniques dans des perspectives structurelles sont à notre connaissance plutôt rares. D’une part, en mobilisant des approches constructivistes ou d’inspiration foucaldienne, certains des travaux sur les drogues et les déviances mettent en lumière le caractère systématique de la sélection de données par l’État afin de légitimer un contrôle continu des populations marginalisées (Bonnie et Whitebread 1974 ; Bergeron et Castel 2014, 271-326 ; Vitale 2018, 129-155). D’autre part, en mobilisant plutôt une approche marxiste, Andreas Malm (2016) souligne en quoi le positionnement de l’État produit les conditions économiques nécessaires au maintien d’industries contestées comme celle des énergies fossiles. Enfin, Benjamin J. Pauli (2019) analyse la gestion de la crise de l’eau à Flint, au Michigan, à la lumière des conditions qui structurent le rapport de force entre l’État et les mouvements de justice environnementale. Une volonté de dépasser la vision de l’État comme un acteur neutre et de comprendre les controverses sociotechniques dans une perspective structurelle traverse ces travaux. Souscrivant à cette volonté, c’est dans ce dernier ensemble d’approches que nous situons le présent article.

À ce titre, nous approchons la question de l’amiante au Québec à l’aide de l’approche stratégique-relationnelle de Bob Jessop (2008). D’entrée de jeu, l’idée selon laquelle l’État est un acteur situé au-dessus de la société et dont la fonction est d’arbitrer les intérêts privés est rejetée. À l’instar de Jessop, nous croyons que l’État est plutôt un acteur situé dans la société et dont l’action est à la fois stratégique face à des contraintes objectives et relationnelle à celle des autres acteurs sociaux. Il n’est pas question d’imposer un contenu ou une posture préalable à l’État, mais plutôt de comprendre ses positionnements à la lumière des impératifs matériels et des conjonctures auxquelles il est confronté. En plus des fonctions proprement économiques liées à l’accumulation capitaliste, l’État assume un rôle culturel, c’est-à-dire qu’il contribue activement à la construction du sens des impératifs et des contradictions économiques qui émergent (Jessop 2004). Cette dimension sémiotique de l’action de l’État contribue par ailleurs à répondre à son propre impératif de légitimation (Panitch 1977 ; Poulantzas 2013).

Dans le cadre de cet article, c’est précisément à la dimension sémiotique de l’action étatique que nous nous intéressons, c’est-à-dire à la manière dont l’État construit le sens de son action politique. Nous postulons qu’une contradiction émerge entre 1) l’accumulation de données scientifiques montrant la dangerosité de l’amiante, 2) l’impératif matériel de reproduire l’importante activité minière liée à l’amiante et 3) le contexte politique d’une démocratie libérale où les droits individuels, notamment le droit à la sécurité, sont présentés comme inaliénables. Vis-à-vis cette contradiction, nous soutenons que l’État a avant tout intérêt à préserver une industrie qui permet d’assurer sa croissance économique, d’assurer des revenus et de préserver des emplois. Ces impératifs revêtent une importance particulière puisqu’ils sont concentrés dans des espaces géographiques d’accumulation qui sont économiquement dépendants de l’industrie (Harvey 2018 ; 2019), tels qu’Asbestos et Thetford Mines.

Tensions entre science et industrie

Les obstacles historiques au développement de l’industrie de l’amiante sont de nature essentiellement scientifique. Bien que les premières données rapportant la possibilité d’un lien entre l’exposition à l’amiante et certains problèmes médicaux remontent au tout début du XXe siècle (Dewinck 2012, 281), Jock McCulloch et Geoffrey Tweedale (2008, 9) déterminent trois vagues majeures de découvertes au sujet des problèmes de santé liés à l’amiante. Dans un premier temps, l’asbestose, cette fibrose pulmonaire spécifique à l’exposition à la poussière d’amiante, apparaît dans la littérature en 1927 et est validée au cours des années 1930 (Douguet et al. 1997). Dans un deuxième temps, ils citent les recherches de Kenneth M. Lynch et W. Atmar Smith de 1935, qui font le lien entre l’exposition des travailleurs à l’amiante et le développement du cancer du poumon. Dès les années 1940, ce lien fait de plus en plus consensus au sein de la recherche médicale (Thériault et Grand-Bois 1978). Dans un dernier temps, ils abordent la découverte du mésothéliome pleural par J. Christopher Wagner en 1959, une tumeur causée par l’exposition à l’amiante, est le véritable signal d’alarme pour l’industrie. Confirmant les données de Wagner, des recherches à grande échelle comme celles d’Irving J. Selikoff et ses collègues dans les années 1960 portent de nouveaux coups durs aux entreprises minières.

L’industrie québécoise, regroupée dès 1931 au sein de l’Association des producteurs d’amiante du Québec (APAQ)[2], opte pour le financement d’études servant de contrepoids aux données qui s’accumulent contre elle (McCulloch et Tweedale 2008, 50). De cette manière, l’industrie se fait « marchande de doute » (Oreskes et Conway 2011) en se servant de contre-études pour légitimer son activité. L’un des mythes les plus profitables et durables construits à travers de telles études est à l’effet que les problèmes de santé connus par les travailleurs de l’amiante à l’international ne sont pas ou très peu vécus par les travailleurs québécois, ce qui suppose une sorte de spécificité de l’amiante québécoise. Cette affirmation, qui paraît dès 1930 dans la littérature, demeure un élément clé de l’argumentaire pro-industrie pendant des décennies (McCulloch et Tweedale 2008, 64). Des recherches influentes réalisées au Québec comme celles de l’équipe de John Corbett MacDonald de l’Institute of Occupational and Environmental Health (OIEH) de l’Université McGill sèment pendant longtemps la controverse scientifique nécessaire (recherches citées par McCulloch et Tweedale 2008 ; et The Canadian Press 2012a ; 2012b). Conduites entre 1966 et 1972, ces dernières mènent à la publication d’une série d’études dès 1971. Si elles ne nient pas complètement les liens précédemment établis, ces études laissent entre autres entendre que l’exposition faible et contrôlée à l’amiante est plutôt sécuritaire. Cette dernière ne serait donc pas d’une dangerosité absolue, mais bien relative à la durée de l’exposition ainsi qu’à la quantité à laquelle un individu est exposé. Pour ces recherches, MacDonald reçoit notamment un financement personnel provenant de l’industrie qui totalise près d’un million de dollars (The Canadian Press 2012a ; 2012b).

Cette intervention de l’industrie dans la recherche au Québec et ailleurs a un impact politique majeur, puisqu’elle sert de contrepoids politique aux études existantes. Les données de MacDonald, lesquelles sont promues par l’industrie, sont ainsi largement utilisées dans la construction des politiques de l’amiante québécoises au cours des années 1970 et 1980. Une étude de MacDonald parue en 1989 réajuste cependant le tir sur certains des résultats précédents (cité dans Congrès du travail du Canada 2015). Cette publication témoigne de la fin de la controverse scientifique au sujet de l’amiante.

Malgré les quelques études financées par l’industrie, le lien entre amiante et problèmes de santé est plutôt certain dès les années 1950 (McCulloch et Tweedale 2008, 8), et la multiplication des études corroborant le lien de causalité dans les années 1960 et 1970 le rend tout simplement inéluctable. On observe pourtant un délai entre l’émergence d’un consensus scientifique relatif et la prise en compte des données dans le cadre des réglementations, ce qui nous mène à croire que les explications centrées sur les actions de l’industrie sont insuffisantes. Dans ce contexte, il s’agit de déterminer par quelles stratégies l’État québécois a évité cette contrainte et contribué à la légitimation de l’exploitation de l’amiante sur son territoire.

Pratique sémiotique et stratégies de redéfinition

La science n’étant pas un bloc monolithique, diverses propositions scientifiques et interprétations des données peuvent être mises en concurrence dans la fabrique d’une politique publique (Hess 2016, 41, 72). Notons par ailleurs que l’existence de données scientifiques sur un enjeu n’implique pas forcément qu’elles seront mobilisées dans le processus (McGoey 2019). Si la nature même de l’enjeu peut indiquer quelles données seront appelées ou non à être légitimées, le sens accordé à l’enjeu est un tout aussi bon indicateur. C’est précisément sur cet aspect du processus que l’évolution des pratiques sémiotiques de l’État en matière d’amiante peut s’avérer une piste analytique intéressante.

À l’aide de l’approche stratégique-relationnelle développée par Jessop (2008), nous souhaitons rendre compte des manières dont l’État a légitimé l’exploitation de l’amiante dans son discours. Afin d’adapter l’approche stratégique-relationnelle – une approche essentiellement théorique – à l’étude empirique des pratiques de construction du sens de l’amiante, nous proposons d’analyser les discours à l’aide de la notion originale de stratégies de redéfinition. Par cette expression, nous entendons les divers moyens discursifs qu’emploie explicitement ou implicitement l’État afin de reformuler historiquement la question de l’amiante. Nous distinguons d’emblée cette notion de celle de cadrage. Au contraire du cadrage, il n’est pas question de rendre compte de la sélection (concurrentielle ou non) d’éléments pour traiter d’une réalité politique à un moment donné par les acteurs (Entman 1993 ; Matthes 2012)[3], mais plutôt d’analyser la pratique historique de construction même de cette réalité politique liée à l’amiante par l’État. Ainsi, par l’emploi de la notion de stratégies de redéfinition, nous inscrivons notre démarche dans un ensemble de travaux qui privilégient l’analyse des pratiques discursives à l’échelle macro-analytique, que l’on pense aux travaux qui mobilisent les notions de stratégies discursives (Foucault 1969 ; Kim, Croidieu et Lippmann 2016), de désignations symboliques (Gusfield 1967 ; 1968) de constructions discursives (Hay 1996) ou de narratifs politiques (Grube 2012).

Le caractère spécifiquement stratégique des redéfinitions mises en lumière réside quant à lui dans les adaptations de la pratique sémiotique de l’État aux discours dominant l’espace public à un moment donné. En d’autres mots, des moyens discursifs sont prioritairement énoncés par l’État en vue d’évacuer stratégiquement la définition dominante de l’enjeu au profit d’une nouvelle définition qui convienne davantage aux impératifs de reproduction de l’industrie. À l’instar des écrits d’Emmanuel Henry (2009), de telles redéfinitions de l’enjeu de l’amiante permettent également une invisibilisation du caractère médical de l’enjeu, détournant ainsi l’attention des problèmes de santé vécus notamment par les travailleurs. À terme, l’usage historique de ces stratégies par l’État résout au moins partiellement la tension présentée entre données scientifiques, impératif de reproduction de l’activité minière et droit inaliénable à la sécurité. En produisant historiquement un sens de l’enjeu de l’amiante qui masque la question médicale et en posant des actions politiques qui le réaffirment, l’État peut en effet évacuer à la fois les données scientifiques contre l’industrie et la question des droits individuels.

Cette approche conceptuelle originale permet de comprendre le rôle structurel de l’État dans l’évolution des conceptions de l’amiante. Celle-ci peut ainsi servir de complément aux analyses centrées sur l’industrie (McCulloch et Tweedale 2008). En soutenant que les stratégies ne sont pas nécessairement employées de manière explicite, cette approche permet également de penser la subordination d’intérêts humains tels que la santé des travailleurs sans imaginer pour autant la malveillance politique ou le complot délibéré entre élites comme l’une de ses conditions nécessaires.

Méthode

Au sein d’une analyse des trajectoires historiques (process tracing) centrée sur l’État québécois, nous mettons en exergue trois stratégies de redéfinition successives de l’enjeu de l’amiante. Pour ce faire, nous procédons à une analyse documentaire et d’archives à l’aide de NVivo. Notre corpus est composé d’un total de 70 documents recueillis pour une période s’étendant de 1950 à 2015. Le corpus est formé de rapports institutionnels (n=20), de conférences de presse (n=18), d’articles de journaux (n=13), d’articles scientifiques (n=12) et de monographies (n=7). À partir de l’analyse exploratoire du corpus (par thèmes, par périodes, par acteurs, etc.), nous construisons une périodisation de manière inductive. Cette chronologie en trois temps est axée sur les ruptures historiques jugées cruciales dans les manières d’aborder l’enjeu. Si cette périodisation nous permet de présenter les résultats de la manière la plus cohérente et organisée possible, nous reconnaissons qu’une telle méthode laisse place à des choix arbitraires (Davis 2018, 18). La périodisation suggérée ici conçoit également chacune des périodes non pas comme des ensembles mutuellement exclusifs, mais comme des moments qui se superposent historiquement.

En premier lieu, si l’enjeu de l’exploitation de l’amiante avait été saisi dès la grève de 1949 comme un enjeu de classe opposant les travailleurs aux patrons, il est reconstruit comme un enjeu national par les gouvernements du Québec de la Révolution tranquille. En deuxième lieu, en période de diffusion de plus en plus marquée des données médicales sur l’amiante dans les années 1970, l’enjeu est redéfini comme un enjeu technique. En troisième lieu, alors que les données médicales ne font plus aucun doute et que les pressions internationales se font de plus en plus grandes dans les années 1980 et 1990, l’enjeu est dépolitisé et évacué de l’espace politique. Cela permet au problème de perdre en saillance médiatique et d’être relativement enterré jusqu’au début des années 2010, malgré une prise en charge des élus en coulisses.

D’enjeu de classe à enjeu national

L’industrie de l’amiante devient un enjeu politique de premier plan au cours de l’année 1949. Comme suggéré par le développement historique des connaissances scientifiques, il existe encore à l’époque quelques zones grises au sujet des problèmes de santé engendrés par le travail dans les mines. S’ajoute à cela une association entre amiante, sécurité et modernité dans la période de l’après-guerre (McCulloch et Tweedale 2008, 29), laquelle rend difficile toute remise en question de l’industrie. C’est dans ce contexte que s’inscrit le rejet patronal de treize revendications ouvrières lors de la négociation des conventions collectives, menant à une grève des mineurs de la ville d’Asbestos (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977). Rapidement déclarée illégale, elle s’attire peu de sympathie de la part des notables locaux et encore moins de la part du gouvernement de l’Union nationale de Maurice Duplessis (David 1969). Cette grève est menée parallèlement à une refonte des lois sur le travail à l’échelle québécoise et le cas d’Asbestos devient une véritable figure de proue du mouvement ouvrier de l’époque (Trudeau 1970). Malgré l’absence de gains syndicaux substantiels pour les travailleurs, l’événement marque néanmoins les imaginaires. Il contribue en ce sens à définir l’enjeu comme un enjeu de classe, où le conflit entre patronat et travailleurs de l’amiante est exacerbé.

Un conflit semblable éclate une quinzaine d’années plus tard, en 1975, entre les travailleurs unis par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et le patronat uni par l’Association québécoise des mines d’amiantes (AQMA). La grève de 1975, d’une durée de sept mois, concerne cette fois plus spécifiquement les conditions de salubrité des usines (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977, 242). La principale demande syndicale est alors la réduction des seuils d’empoussièrement dans les mines. Cette grève peut être vue comme un point tournant des débats sur l’amiante puisqu’elle contribue à mettre de l’avant l’aspect médical de l’enjeu. Pour appuyer ses démarches, la CSN commande entre autres un rapport de recherche à l’équipe d’Irving J. Selikoff. Le rapport met l’accent sur les dangers pour la santé de l’exposition à la poussière d’amiante pour les travailleurs (Garneau 2007). La presse écrite participe activement à cette redéfinition de la nature de l’enjeu, alors que les problématiques de santé liées au travail dans les mines commencent à être mises de l’avant par les journaux dès les années 1970 (Le Citoyen 1973 ; Manevy 1973 ; Parenteau 1974). Le conflit se résorbe par un important gain des travailleurs, la Loi sur l’indemnisation des victimes d’amiantose ou de silicose dans les mines et les carrières de 1975. Un règlement parallèle adopté le 1er mai 1975 invalide le permis de travail des ouvriers ayant de sérieux problèmes respiratoires, les jugeant trop à risque (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977, 242).

La tendance à mettre de l’avant les conditions vécues par les travailleurs comme principale définition de l’enjeu est même reprise au sein de l’appareil gouvernemental, notamment par le dépôt d’un rapport sur la qualité de l’air dans la ville d’Asbestos en 1972 (Denizeau 1973). Cette définition de l’enjeu sera pourtant rapidement surpassée par une redéfinition nationaliste dès le début des années 1970. L’association de l’identité nationale à certains secteurs clés de l’activité économique qui en montrent la capacité à se réaliser est certes un élément primordial de sa construction (Gagnon et Montcalm 1992). Le contexte de la Révolution tranquille, propice à une construction de mythes nationaux, est en conséquence fort propice à une telle redéfinition de l’enjeu. Comme pour d’autres politiques publiques de l’État, il devient stratégique d’inscrire la production d’amiante dans cette mouvance nationaliste.

Si l’amiante est avant tout un enjeu de classe dès 1949, la montée en force d’un sentiment national à compter des années des années 1960 crée donc ce climat favorable à l’association entre industrie de l’amiante et nation québécoise. Par ailleurs, au cours des années 1970, l’exploitation de l’amiante au Québec est à son apogée. Le marché québécois représente en effet entre le tiers et la moitié de la production mondiale, et l’industrie emploie près de 10 000 travailleurs en sol québécois au cours de la décennie (Alexandre 1975). L’importance du secteur constitue sans doute un élément stratégique à mobiliser pour construire un discours économique qui donne sens aux revendications nationales. Par ailleurs, bien que s’opposent avant tout ouvriers et patrons dans le cadre des négociations, un clivage entre francophones et non-francophones lui est superposable. L’industrie est à l’époque dominée par des entreprises étrangères des États-Unis et de la Grande-Bretagne, notamment la compagnie Canadian Johns-Mainville. L’exploitation de l’amiante devient ainsi à la fois source de fierté nationale et élément phare de la construction d’un « Nous » politique. Les figures publiques sympathisantes à l’indépendance du Québec jouent un rôle non négligeable dans la redéfinition de l’amiante en tant qu’enjeu national. Parmi celles-ci, René Lévesque se prononce en 1974 sur le sujet dans le cadre d’une chronique au Journal de Montréal : « Quant à l’amiante, chacun sait que c’est NOTRE ressource par excellence dans le domaine minier : avec 40 % de la production mondiale, le Québec est dans ce secteur le géant de l’Occident. Mais un géant bien ligoté par un cartel étranger dont le “leader” est la Johns-Mainville. » (Lévesque 1974 ; l’auteur souligne)

Le développement d’un sentiment national fort vis-à-vis de l’industrie conduit certains groupes à suggérer sa nationalisation partielle ou totale. C’est le cas du Conseil régional de développement de l’Estrie qui suggère un office national de mise en marché (La Tribune 1974). La proposition connaît un certain succès politique, le Parti québécois l’intégrant à son programme en vue de l’élection de 1973 (Dauphin 1979). Hormis le Parti québécois, la posture favorable à l’autodétermination en matière d’amiante est également celle du ministère des Richesses naturelles, et ce, dès 1975 (Alexandre 1975, 176). Les divers syndicats des travailleurs de l’amiante soutiennent également l’idée, comme en témoigne notamment la publication commune du document intitulé Notre amiante en 1974 (Perrault 1974). En définitive, dès la moitié de la décennie 1970, l’amiante devient avant tout un enjeu national.

La prise de pouvoir par le Parti québécois est un moment déterminant pour la conception nationaliste de l’amiante. Une politique québécoise officielle de l’amiante est mise sur pied en 1977, par laquelle est créé entre autres le Bureau de l’amiante. Le Bureau est chargé de diriger les activités de la nouvelle Société nationale de l’amiante, une société d’État consacrée à l’exploitation de l’amiante et à la recherche industrielle. Il est également responsable de veiller à l’application des lois en la matière et d’assurer globalement la vitalité de l’industrie (Bérubé 1977). Cette gestion active des dimensions économique et réglementaire de l’enjeu réduit la distance critique de l’organisme vis-à-vis l’une ou l’autre de ces responsabilités. Cela contribue en retour à structurer la posture de défenseur de l’amiante que joue l’État québécois à partir de ce moment, tout en réconciliant les impératifs d’accumulation et de légitimité sous l’égide du discours nationaliste. La création d’un tel organisme consacre également une certaine responsabilité collective vis-à-vis l’industrie et limite sa remise en question. En effet, si l’amiante, auparavant surtout celle de grandes entreprises étrangères anglophones, est désormais « notre » amiante, comment l’État peut-il appréhender son exploitation de manière critique ?

Savoir médical et classes sociales

Le récit ouvrier construit dès 1949, auquel se superpose le récit national à partir des années 1970, impose un constat vis-à-vis des données scientifiques qui émergent. Cette idée que le « savoir médical [constitue] autant de barrières pour rejeter le peuple hors des sphères de décision, hors des sphères de pouvoir » (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977, 11) se fait sentir à l’heure de la publication des grandes études sur la santé des travailleurs de l’amiante. Le savoir médical pose un problème pour les ouvriers, qu’il remette en doute les conséquences sur la santé des travailleurs (comme chez MacDonald) ou qu’il expose le danger réel du contact avec l’amiante (comme chez Selikoff).

D’un côté, en remettant en doute les revendications ouvrières, les études de MacDonald créent un clivage fort entre savoirs scientifiques des chercheurs et savoirs profanes des citoyens (Moore 2006 ; Bérard 2018 ; Pauli 2019). À défaut d’avoir les connaissances scientifiques nécessaires pour contredire les experts, les citoyens directement impliqués sont néanmoins en mesure d’évaluer la crédibilité des experts en leur opposant une expérience réelle (Hess 2016, 134-135). Ainsi, si les ouvriers ne disposent pas du langage technique pour décrire leurs conditions vécues, ils disposent d’une connaissance unique de ce que l’exposition répétée à l’amiante leur fait subir ainsi qu’à leurs proches. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à la CSN en 1974 que les recherches de MacDonald ne constituent ni plus ni moins qu’« une farce » (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977). Cette forte tension entre savoirs scientifiques et profanes est déjà perçue lors du recrutement de participants pour les études de Selikoff au Massachussetts Institute of Technology (MIT) de Boston et celles de MacDonald à l’Université McGill. La CSN, parmi d’autres groupes syndicaux, est réticente à l’embauche des travailleurs en tant que cobayes pour ces études (Le Progrès de Thetford 1973b). Il y a là une véritable méfiance vis-à-vis de l’expertise scientifique, qui est vue comme écrasante à l’endroit de l’expertise profane des ouvriers. Les études sur des travailleurs québécois seront néanmoins réalisées, et des rapports de recherche publiés.

De l’autre côté, les études montrant la dangerosité de la substance sont également porteuses de conflits, et leur multiplication dans le temps n’atténue pas la situation. Si l’impératif économique lié à l’industrie se prête à la définition de l’enjeu en tant qu’enjeu national, il n’en demeure pas moins que chez les travailleurs, l’amiante est intimement liée à des conditions matérielles d’existence. Les villes où l’on exploite l’amiante – dont Asbestos ou Thetford Mines – sont pour la plupart des villes mono-industrielles. D’une certaine manière, les habitants sont spatialement captifs de l’industrie puisqu’ils sont économiquement dépendants du sort de celle-ci. La conversion de l’enjeu proprement ouvrier à un enjeu national renforce encore davantage cette dépendance en lui ajoutant une dimension subjective : les ouvriers et leurs familles sont non seulement dépendants du travail de l’amiante, mais ils sont également fiers de contribuer à une industrie qui fait rayonner le Québec à l’international. C’est ainsi que la méfiance règne à l’égard des rapports soulignant la dangerosité de l’amiante, et les médias locaux se rangent du côté de l’industrie. Le Progrès de Thetford (1973a), parmi d’autres journaux, énonce clairement cette posture : « Malgré certains rapports contradictoires, il faut bien se rendre à l’évidence cependant, que la poussière contenue dans l’air n’est pas nuisible à la santé des résidents de la région. »

À la lumière de ces tensions entre travailleurs et experts, la réception des études sur la santé des travailleurs est mitigée. Si l’exposition à l’amiante fait vivre des conditions parfois misérables aux travailleurs retraités de l’industrie, il demeure que si l’industrie venait à disparaître, les ouvriers se trouveraient inévitablement en situation d’insécurité économique. Cette tension révèle bien la dynamique à l’oeuvre : l’exploitation de l’amiante va à l’encontre de l’intérêt objectif des travailleurs, mais cela est invisibilisé à la fois par le rapport de nécessité économique et par le rapport subjectif d’attachement que ces derniers entretiennent envers l’industrie.

D’enjeu de santé à enjeu technique

La décennie 1970 est le théâtre d’un nombre croissant d’interventions des experts et des médias soulignant l’enjeu de santé lié à l’exposition à l’amiante. La redéfinition nationaliste de l’enjeu ne s’avère conséquemment plus suffisante pour résoudre la contradiction entre science et activités minières. Parallèlement, l’industrie de l’amiante est au coeur de sa plus grande phase d’expansion (McCulloch et Tweedale 2008, 84). La remise en question de la dangerosité de l’amiante par les études de MacDonald, dont on ne soupçonne pas encore le caractère frauduleux, offre l’occasion politique de faire appel à cette controverse scientifique pour légitimer l’exploitation de l’amiante.

À l’instar de MacDonald, l’État redéfinit l’enjeu comme un enjeu technique plus que comme un enjeu de santé : l’amiante n’est pas conçue comme inconditionnellement nocive, mais sa dangerosité peut être contrôlée. En ce sens, des solutions techniques peuvent être mises en place pour rendre son utilisation sécuritaire et responsable. La discussion devient centrée sur les problèmes d’« hygiène » dans les mines – les seuils d’empoussièrement, essentiellement – plutôt que sur les problèmes de santé des travailleurs. S’adressant à l’industrie lors de la Troisième Conférence internationale sur la physique et la chimie des minéraux d’amiante en 1975, le discours du ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles de l’époque, Jean Cournoyer (1975, 12), témoigne de cette logique : « La production d’à peu près toutes les matières premières s’accompagne de problèmes d’hygiène industrielle et de protection ou de restauration de l’environnement. Dans le cas de l’amiante, cependant, l’existence et la gravité de l’amiantose donnent encore lieu à des controverses dans les milieux scientifiques. »

Le comité Beaudry

Pour répondre à certaines des inquiétudes ouvrières soulevées dans le cadre la grève de 1975, le nouveau gouvernement du Parti québécois met sur pied le Comité d’étude sur la salubrité dans l’industrie de l’amiante – le comité Beaudry –, qui sera actif en 1976 et 1977. Comme il s’agit d’un secteur important sur les plans économique et politique, l’État n’a pas intérêt à remettre en cause l’exploitation de l’amiante, mais a plutôt intérêt à minimiser les dommages collatéraux de ce secteur d’activité. De manière correspondante, bien que les responsables du comité reconnaissent que le danger de l’amiante est un fait avéré (Beaudry et al. 1976b, 298), ils adoptent une perspective résolument technique à propos de l’enjeu, et disqualifient du même élan la perspective médicale :

On semble, également, vouloir « médicaliser » le problème de la salubrité de l’amiante. Il y avait, cependant, depuis quelques années toutes les données médicales nécessaires pour entreprendre des actions exhaustives sur le contrôle des poussières par l’approche technologique. L’emphase [sic] mise sur la recherche médicale est louable, mais elle l’aurait été davantage si elle s’était accompagnée de recherches aussi importantes sur le contrôle de l’empoussiérage par l’approche technologique.

Ibid., 39

Parallèlement, un doute important est émis à propos du caractère systématique du développement de troubles de santé liés à l’exposition à l’amiante. On s’appuie en ce sens sur l’individualisation des conditions vécues, en remettant en question la possibilité de généraliser les études : « Parmi un groupe d’individus exposés à la même dose de poussières d’amiante, certains développent la maladie, d’autres pas. De plus, alors que certains individus exposés à des doses relativement faibles de l’agent nocif développent la maladie, d’autres exposés à des doses beaucoup plus fortes ne la développent pas. Ceci s’explique par les différences de susceptibilités individuelles. » (Ibid., 113)

L’essentiel du rapport du comité Beaudry porte sur l’établissement de normes jugées acceptables pour le déroulement des activités industrielles. La norme concernant l’empoussièrement étant la moins sévère de toutes les autres normes internationales qui servent à la comparaison (ibid., 286), on y remarque la nécessité de revoir à la hausse les contraintes imposées à l’industrie. L’impact le plus notable des travaux du comité Beaudry est l’instauration d’une norme sur le taux d’empoussièrement dans les mines, à l’instar de leur recommandation :

Nous croyons qu’une diminution des poussières totales respirables et du contenu en amiante des poussières totales respirables à un niveau constamment inférieur ou au maximum égal à une mesure en comptage de fibres de 2 fibres d’amiante plus longues que 5 microns par centimètre cube en moyenne pourrait raisonnablement être un niveau toléré si en plus les travailleurs exposés abandonnaient complètement le tabagisme et respectaient des mesures d’hygiènes [sic] appropriées.

Ibid., 128

Un régime d’invisibilisation étatique

Une dizaine d’années plus tard, en 1984, la définition technique de l’enjeu promulguée par le comité Beaudry est reprise par le Service de l’économie minérale dans un document d’évaluation (Laurent et Trottier 1984). Cette publication met de l’avant les ressources techniques disponibles pour minimiser les effets de l’exposition aux dépens des données médicales sur ses impacts tangibles chez les travailleurs. Contredisant la plupart des études sur le sujet à propos des effets de l’amiante sur la santé, le rapport va même à l’encontre de rapports produits par d’autres ministères, notamment celui d’Environnement Québec (Goyer 1980).

En 1986, le colloque « La recherche technologique et l’amiante – Bilan et perspectives » regroupe des acteurs importants de l’industrie et se donne la mission de discuter des pratiques et des techniques minières optimales. Le colloque, organisé par le Centre de recherches minérales de l’Université de Sherbrooke, se veut avant tout une plateforme de communication pour que l’industrie exprime ses besoins à l’État. Si les actions publiques de l’industrie de l’amiante sont privatisées dès 1985 devant l’échec financier sans équivoque de la Société de l’amiante (Freeman 1985 ; Tanguay 1985 ; Chipello 1992), l’État ne déserte pas pour autant la protection de l’industrie. Le colloque se solde à cet effet par l’appui clair et vocal de l’État québécois à l’endroit de l’industrie. L’intervention d’Onil Roy, alors sous-ministre associé au Secteur des mines du ministère de l’Énergie et des Ressources, montre bien cet appui incontesté : « Il me semble qu’on ait atteint un consensus remarquable sur le besoin de la recherche et du développement pour venir au secours de notre industrie de l’amiante. » (Centre de recherches minérales 1986, 417) Le sous-ministre réitère : « Parmi les collaborateurs scientifiques ou administratifs de votre industrie, tout au moins au niveau du ministère de l’Énergie et des Ressources et du Secteur mines en particulier, vous avez de bons alliés. » (Ibid., 422)

En concordance avec les travaux d’Emmanuel Henry (2017b), la redéfinition de l’amiante en tant qu’enjeu technique contribue à l’émergence d’un régime d’invisibilité, dans le cadre duquel le recours aux considérations scientifiques masque les conditions des travailleurs. Par ailleurs, le langage technique, caractérisé par son vocabulaire spécialisé, devient un frein à la compréhension de l’enjeu en tant qu’enjeu politique (Henry 2003). Selon cette redéfinition stratégique de l’enjeu, la preuve scientifique devient le centre des discussions, et on y évacue la dimension proprement humaine (Thébaud-Mony 2012). En outre, les acteurs comme les syndicats peuvent se sentir contraints de se plier aux nouveaux termes des débats s’ils veulent être entendus (Collectif intersyndical sécurité des universités – Jussieu 1977). Si la CSN avait formulé le droit à la santé au travail comme priorité, sa demande au comité de 1976 fut simplement d’abaisser le seuil d’empoussièrement à un taux jugé raisonnable plutôt que de l’éliminer complètement, comme l’avait formulé la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) (Beaudry et al. 1976b, 21-25). Ainsi, la redéfinition de l’enjeu par l’État a également des répercussions sur la manière dont d’autres parties prenantes cherchent à influencer les décisions. À terme, cela contribue à une invisibilisation complète de la dimension médicale, puisque tous les acteurs de premier plan (État, industrie, syndicats) intègrent la redéfinition de l’enjeu à leur propre discours.

En l’espace d’une décennie, si les débats scientifiques à propos de l’amiante mettent de plus en plus en évidence les conditions de santé des travailleurs, l’État redéfinit stratégiquement les termes du débat en mettant de l’avant un discours technique par lequel l’enjeu de santé est désormais invisible. Cette redéfinition étatique de l’enjeu s’impose comme une seconde stratégie pour réduire la contradiction énoncée entre santé des travailleurs et exploitation de l’amiante. Roger Lenglet (1996, 91) souligne pour le cas de la France que les réglementations de 1977 et 1978 sur les taux d’empoussièrement avaient eu un effet « anesthésique » sur l’opinion publique, alors que tant les journalistes que le public considéraient que le problème était réglé. Une observation similaire peut sans doute être transposée au cas québécois, compte tenu de la similarité des dynamiques politiques à l’oeuvre et de la séquence des événements (Durand de Bousignen 1996 ; Garneau 2007).

D’enjeu technique à non-enjeu

Si le comité Beaudry de 1976-1977 et le colloque de 1986 avaient mis de l’avant des solutions techniques aux problèmes de santé vécus par les travailleurs, l’enjeu est par la suite complètement évacué de la sphère politique par l’État québécois dès le milieu de la décennie 1980. À défaut de toute légitimation possible de l’exploitation de l’amiante devant un consensus scientifique de plus en plus fort, le problème est en dernier recours étouffé. Durant cette période, l’acceptation du statu quo relève effectivement d’un déni de la part de l’État plus que d’un accès restreint aux données scientifiques existantes.

L’évitement de la question de la santé est cependant accompagné d’une entreprise de revalorisation de l’industrie de l’amiante, tant au Québec qu’à l’échelle internationale. C’est entre autres par la promotion des « bonnes pratiques » en matière d’amiante que le gouvernement redéfinit le sens de son activité. L’Institut de l’amiante (renommé plus tard Institut du chrysotile) sera un allié de taille à cet effet. Ce groupe de recherche, cofondé en 1984 par le gouvernement du Canada et l’industrie et hautement financé par le gouvernement du Québec (Bonneau 1984, 41), se met essentiellement au service de l’industrie en promouvant un contre-discours aux études médicales portant sur les dangers de la substance. Son rapport de 1986, répondant à un règlement sur l’amiante proposé par l’Environmental Protection Agency (EPA) américaine, est un exemple type de la posture adoptée par l’institut :

La cause de l’amiante doit être entendue de façon impartiale et équitable, tout particulièrement pour s’assurer que le public ait l’occasion d’examiner les résultats des nouvelles études et de se manifester, et aussi, pour s’assurer que les faits justifient réellement toute réglementation qui pourrait être proposée […] Aujourd’hui, les produits utilisant l’amiante chrysotile ne présentent aucun risque significatif et encore moins déraisonnable.

Nash 1986, 7, 18

Ne faisant référence à aucune étude scientifique au sujet de l’amiante, le manque de rigueur du document est sans équivoque. À juste titre, son directeur de l’époque, l’économiste Gary Nash, ne dispose a priori d’aucune autorité scientifique en matière d’amiante. L’autorité scientifique légitime, reconnue notamment par les diplômes dans le champ d’intervention, est pourtant souvent le critère principal de la reconnaissance politique de l’expertise (Bérard 2018). Or, l’absence d’autorité ou de rigueur scientifique de l’institut ne semble pas poser problème à l’État québécois qui le finance. Ces aspects ne semblent pas non plus considérés par les syndicats de l’amiante, dont l’appui et l’implication parallèles se révèlent également indispensables à la mission d’influence de l’institut (Bdioui 2009).

Le rôle privilégié de l’Institut de l’amiante dans la formulation des orientations de l’État s’inscrit dans le contexte d’émergence et de consolidation de l’État néolibéral, au Québec comme ailleurs, dans les années 1970 et 1980. L’abandon partiel par l’État des questions de science et d’expertise au profit d’organismes privés financés par le public témoigne de l’émergence d’un nouveau mode de gouvernance privatisé (Deneault 2013). Dans le cas précis de l’amiante, ce changement à la fois qualitatif et quantitatif de l’intervention étatique sert l’industrie. Cette dernière n’a plus à se mesurer directement aux fonctionnaires-chercheurs du ministère de l’Énergie et des Ressources, mais plutôt à des chercheurs privés dont l’appui à l’industrie est inconditionnel. La privatisation de l’expertise en matière d’amiante s’inscrit aussi dans le contexte de redéfinition stratégique de l’enjeu en tant que non-enjeu : l’État se dédouane en effet de toute responsabilité active dans la réflexion sur le rôle de l’industrie ou les conditions des travailleurs.

L’amiante et les élites politiques internationales

La stratégie de déni de la part de l’État – ou la redéfinition de l’amiante en tant que non-enjeu – se traduit également par des actions concrètes de la part des élus québécois dans un contexte international défavorable à l’industrie. La fin des années 1990 et le début des années 2000 sont marqués par de fortes pressions internationales afin de mettre fin aux activités minières, notamment avec son interdiction dès 1997 en France et dès 2005 au sein de l’Union européenne. Face à ces pressions, l’État québécois continue pourtant de soutenir l’industrie et des réglementations qui ne suivent pas les nouvelles exigences adoptées en Occident.

En marge de l’interdiction française de l’amiante, le gouvernement du Parti québécois de Lucien Bouchard et le Bloc québécois de Gilles Duceppe adoptent une stratégie pour revaloriser celle-ci. Les syndicats des travailleurs, avant tout engagés envers les intérêts économiques immédiats des syndiqués, forment également un appui considérable. En 1996, en prévision de l’absorption du coup dur de l’interdiction française, des porte-parole syndicaux s’adressent directement au premier ministre Bouchard dans un appel à l’aide : « Il est urgent d’avoir une concertation de tous les milieux et nous requérons votre implication afin de faire le lobbying et les représentations nécessaires pour permettre aux mandataires de l’industrie et des travailleurs la possibilité de démontrer au gouvernement français que l’utilisation sécuritaire de l’amiante est possible et reconnue entre autres par le Bureau international du travail. » (Garneau 2007, 96)

Duceppe répond à cet appel de l’industrie en organisant une rencontre avec plusieurs représentants internationaux aux installations minières de Black Lake (Thetford Mines) en juin 1998 :

Vous le savez sans doute, depuis plusieurs mois, tant sur le plan national qu’international, la question de l’utilisation de l’amiante chrysotile suscite de nombreuses interrogations. Ce dossier tient à coeur à tous les députés et députées du Bloc québécois. C’est pourquoi nous avons invité une quinzaine de diplomates et représentants de pays étrangers, en poste à Ottawa, à une visite de votre région, le jeudi 2 juin prochain. En collaboration avec des intervenants de l’industrie de l’amiante de votre région, ces diplomates pourront visiter certaines installations et être sensibilisés aux nouvelles réalités liées à l’utilisation sécuritaire de l’amiante.

Garneau 2007, 98

Cette implication d’élus et de syndicats envers la cause de l’amiante montre le déni de l’État et d’autres parties prenantes à partir de la fin des années 1990. Notons que cette opération de revalorisation se déroule une dizaine d’années après la publication en 1989 de l’étude de MacDonald qui résout en grande partie la controverse scientifique sur la dangerosité de l’exposition à la substance. Elle se déroule par ailleurs au cours d’une période de mise à l’agenda mondial des problématiques de santé liées à l’amiante, alors que des États européens légifèrent. Tant l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1998 (World Health Organisation 1998), que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2000, que l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2006 (Congrès du travail du Canada 2015) se prononcent contre l’utilisation de l’amiante. Au pays, le Conseil du travail du Canada (CTC) recommande quant à lui l’interdiction dès 2003. Plus aucun doute n’est possible : l’amiante est cancérigène et ne devrait plus être exploitée dans une province qui fait la promotion des droits individuels, dont le droit à la sécurité. Plus important encore : toute partie prenante de la controverse est en mesure d’être pleinement informée des données existantes et des réponses d’autres États en la matière.

Au tournant des années 2000, les mines cessent leurs activités les unes après les autres. Dans ce contexte de lente agonie pour l’industrie, le gouvernement du Parti québécois formule la Politique d’utilisation accrue et sécuritaire de l’amiante chrysotile (2002), dont le but est « d’accroître l’utilisation sécuritaire de l’amiante chrysotile et de produits qui contiennent de l’amiante chrysotile » (Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles 2002, 4). On mise encore une fois sur la « gestion du risque » (ibid. : 7) dans un contexte où l’on sait pertinemment que le risque ne peut être adéquatement pris en charge par des moyens techniques. Dans ce contexte, les exigences réglementaires pour l’utilisation de l’amiante sont à nouveau présentées comme une solution aux possibles problèmes de santé qui en découlent. Les précautions servent à minimiser le danger et à légitimer une politique dont l’objectif avoué est la croissance de l’utilisation de l’amiante, notamment dans l’industrie de la construction.

Une dizaine d’années plus tard, cette politique est couplée d’une tentative de relance de l’industrie minière par le gouvernement du Parti libéral. Le gouvernement de Jean Charest promet en effet 58 millions en investissements à Balcorp en vue de la reprise des activités à la mine de Jeffrey en 2011 (Côté 2012). La réplique au projet est virulente. Notamment, des regroupements de médecins internationaux (Frank et al. 2011) demandent au président du Collège des médecins, Charles Bernard, de signifier son opposition au projet, « devant la gravité d’une telle menace pour la santé publique, qui constituerait un véritable déshonneur tant pour le Québec, que pour la profession médicale québécoise » (Notebaert et al. 2011). Cette position ferme est également tenue par des organismes tels que l’Institut national de santé publique (Georges et Perrault 2009 ; Bourgault et Belleville 2010). La relance est pour le moins énigmatique, mais témoigne du déni de l’État qui paraît désormais normalisé. Charest tente même de légitimer l’investissement en proclamant à tort que l’exploitation sécuritaire d’amiante est appuyée par l’OMS (Info Radio-Canada 2010). Il faudra attendre l’élection du Parti québécois de Pauline Marois en 2013 pour que le Québec mette fin aux activités de la mine Jeffrey, la dernière mine qui était encore active en territoire canadien.

Conclusion

L’analyse de l’évolution de l’enjeu de l’amiante au Québec présentée ici révèle les tensions pouvant exister entre savoirs scientifiques, impératifs économiques et droits individuels. Il a principalement été question d’examiner les stratégies de redéfinition par lesquelles l’État a pu résoudre cette contradiction à des moments clés entre 1949 et 2013. Confronté à des données scientifiques de plus en plus incriminantes pour l’industrie de l’amiante, l’État québécois a en effet redéfini l’amiante en tant qu’enjeu national, en tant qu’enjeu technique, puis en tant que non-enjeu. Si les stratégies employées ne relèvent pas forcément d’une volonté malveillante des élites politiques, elles témoignent néanmoins de l’importance de l’impératif de reproduction de l’activité minière dans la construction du sens de l’enjeu et dans la formulation des politiques.

La notion de stratégies de redéfinition mobilisée ici permet de souligner le rôle spécifique occupé par l’État dans la construction du sens de l’enjeu. Comme nous l’avons souligné, cette pratique de construction de sens a souvent eu des effets significatifs sur la perception qu’avaient les autres acteurs de l’enjeu. Il convient toutefois de noter une de ses limites. Bien que cette notion nous permette de mettre de l’avant l’action stratégique de l’État vis-à-vis d’autres acteurs (ex : industrie, syndicats, etc.), elle ne nous permet pas de relever suffisamment les tensions existantes au sein même de l’État. L’État est lui-même la cristallisation d’un rapport social et incarne ainsi des conflits sociaux existants (Poulantzas 2013). Dans cette perspective, les travaux subséquents sur la question auraient avantage à mettre de l’avant la multiplicité des discours existant au sein des différents organes étatiques.

L’exploitation de l’amiante est essentiellement chose du passé en Occident[4]. La question de l’amiante pose néanmoins de nouveaux défis pour l’État québécois. Un récent rapport d’enquête du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) met l’accent sur l’enjeu de la gestion des résidus miniers amiantés. Le BAPE (2020, 267) propose entre autres « la création d’une entité administrative vouée à la gestion et à l’élimination sécuritaires de l’amiante » afin d’assurer la cohérence avec certains des principes formulés au cours de son mandat. La réparation des torts causés pour les personnes exposées à l’amiante au travail est également un enjeu de premier plan. Or, dans les dernières années, des institutions étatiques ont contesté des demandes d’indemnité d’anciens travailleurs, et elles ont eu gain de cause dans plusieurs cas (Dufresne 2017).

Si l’exploitation de l’amiante a officiellement été bannie en 2018 au Canada (Environnement et Changement climatique Canada 2018), les problématiques de santé industrielle similaires à celles de l’amiante ne sont pas pour autant moins fréquentes. Que l’on pense à l’arsenic dans l’air de Rouyn-Noranda au Québec (Deshaies 2019) ou au chromite dans l’eau de Sault-Sainte-Marie en Ontario (Beaumont 2020), les exemples d’industries dont les coûts humains sont assumés par les travailleurs et les citoyens ne sont pas réservés qu’aux pays en développement ni aux régimes autoritaires, et ce, même au XXIe siècle. La présente étude, si elle ne couvre pas toute la complexité sociale, historique et géographique de l’exploitation de l’amiante au Québec, permet néanmoins d’exemplifier la manière dont les impératifs économiques structurent l’action politique et le sens que l’État donne à celle-ci. Ultimement, cette étude révèle en quoi la science est souvent le terrain de débats, où les ambiguïtés servent d’armes stratégiques dans des processus éminemment politiques (Henry 2017a, 207-208).