Recensions

La généalogie du déracinement. Enquête sur l’habitation postcoloniale, de Dalie Giroux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2019, coll. « Terrains vagues », 221 p.[Record]

  • Jérôme Melançon

…more information

Comment le capitalisme et le colonialisme structurent-ils l’existence contemporaine ? Fidèle à la phénoménologie, Dalie Giroux n’approche pas ces systèmes directement, mais plutôt de biais, en passant par l’expérience vécue où ils prennent leur sens et, plus particulièrement, l’expérience de l’habitation telle qu’elle est vécue par le segment majoritaire de la population canadienne : la classe moyenne, les colons (settlers). Cette expérience se vit sur le mode du déracinement, plus précisément comme mise en mouvement sans cesse accélérée et comme prise de terre. La première section du livre, « Habiter le capitalisme », se concentre sur l’expérience de la vie économique des classes moyennes en milieu urbain. La routine y est décrite minutieusement dans ce qu’elle ouvre à une compréhension de l’être-circulé, où la circulation et la dépense des énergies des producteurs et productrices s’imposent à eux plutôt que d’être choisies et vécues comme leur étant propres. Le capitalisme contemporain apparaît comme une accélération de la circulation des biens, des personnes et du capital. Cette accélération fait de l’espace une matière, de la matière une énergie, et de l’énergie une valeur. Elle dépend d’accumulateurs de puissance, comme les métropoles, qui permettent une concentration de ce mouvement d’accélération et captent chaque élément pour le transformer. Plutôt que de déployer une histoire des modes de production, l’autrice s’arrête sur un moment de redéfinition du rapport à l’espace qui eut lieu entre les deux grands conflits européens et mondiaux du vingtième siècle. Ce sont ainsi Martin Heidegger avant tout, ainsi qu’Edmund Husserl et Carl Schmitt, qui offrent un cadre théorique à Giroux, qui s’empare de leurs idées pour saisir davantage que les seuls bouleversements du rapport à l’espace auxquels étaient confrontés ces penseurs, à savoir les conséquences contemporaines de ces bouleversements. Dans une seconde section, « L’architecture de la captivité », l’autrice montre que l’État vise lui aussi une accumulation, celle du pouvoir répressif, vers une monopolisation des sources de vie. L’État semble pour elle toujours être un État colonial, la distinction entre la forme générale et une forme plus particulière de l’État étant absente du livre – peut-être seulement parce qu’il s’agit d’une étude de la vie en Amérique du Nord. Elle montre que la prise de terre fut pensée au moment où son étendue concrète par un système d’impérialismes était à son apogée, mais seulement en termes abstraits, par des philosophes inquiets de la réification de l’espace. Giroux gagne néanmoins de cette lecture des outils conceptuels qui permettent de surmonter l’oubli de l’espace et la délocalisation de l’existence humaine, qu’elle retourne ensuite vers la formation culturelle états-unienne, dans une perspective critique. La méthode phénoménologique vise ici à mettre au jour les fondations de la politique, que ce soit en relation aux politiques déployées vers l’espace en urbanisme, en relation à l’expérience du paysage, ou en relation à l’État lui-même. Elle permet de montrer le poids de l’acquiescence individuelle à des mouvements qui, après tout, dépassent les limites des choix individuels. L’imaginaire est une source d’analyses par le biais de témoignages, de récits autobiographiques, de films et de chansons du folklore. Le mythe et plus généralement la culture forment la jonction du matériel et du symbolique, exprimant la communauté et le rapport à la nature, tandis que l’imaginaire est plus généralement le lieu d’une justification de la violence et de la terreur qui ont été le fait de l’appropriation du territoire américain. Ce que Giroux nomme une articulation cosmologique – la définition de la réalité et la prescription des rituels et des usages qui en découle – est le fondement de l’ordre politique et ainsi le centre de toute transformation …