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Comment le mouvement ouvrier américain, parfois considéré comme apolitique à cause de l’absence de parti travailliste, s’est-il construit pour devenir un acteur politique central aux États-Unis ? L’ouvrage de Serge Denis retrace les fondements, les bouleversements et les idéologies de l’action politique syndicale depuis son émergence au XIXe siècle afin d’expliquer le caractère singulier et exceptionnel du syndicalisme américain. À partir d’une analyse chronologique du mouvement ouvrier et de son rapport au pouvoir au sein du système bipartisan, l’auteur propose un regard dense et fouillé de l’histoire politique travailliste aux États-Unis.

Il cherche ainsi à en montrer l’évolution séquencée, criblée de bonds et d’agitations, afin de cerner l’implication syndicale dans le développement politique du pays et en parallèle des luttes sociales contemporaines. Pour ce faire, l’auteur situe l’action du mouvement ouvrier dans deux rapports politiques : avec l’État à travers les présidences successives au cours du siècle, et avec la composition des chambres du Congrès. Si l’action politique syndicale américaine s’est construite dans le refus de l’élaboration d’un parti distinct, elle a tout de même consolidé sa place comme force politique incontournable des développements politiques, électoraux et sociétaux depuis 1938.

L’ouvrage débute par un questionnement sur l’exceptionnalisme américain relatif à l’absence de parti travailliste, permettant à l’auteur d’exposer les prémices de son interrogation sur les formes si particulières du mouvement ouvrier aux États-Unis. L’analyse se découpe ensuite en quatre grandes périodes historiques, chacune composée de trois chapitres, qui suivent les conjonctures politique et sociétale américaines qui ont simultanément façonné et été façonnées par le syndicalisme.

La première partie retrace l’évolution et les actions politiques de ses acteurs du XIXe siècle jusqu’à 1948. La formation de l’American Federation of Labor (AFL) en 1886 marque le premier événement notable de cette histoire. Ce sont les traditions de cet organisme syndical qui détermineront le développement subséquent du mouvement ouvrier, qui demeure teinté de l’idéologie non partisane, économique et « volontariste » du fondateur de l’AFL et pionnier du syndicalisme américain Samuel Gompers (p. 6). Cet axe permettra au syndicalisme de se frayer une place à la table des négociations avec le patronat américain, mais entachera toute impulsion de création d’un parti travailliste et d’une transformation normative de la société.

Les deuxième et troisième chapitres retracent l’évolution du syndicalisme industriel et des transformations sociales, du krach boursier de 1929 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils mettent en avant le rôle crucial joué par les travailleurs dans les avancements sociaux en parallèle de l’expansion du capitalisme américain et la droitisation de l’American Federation of Labor (p. 44). Néanmoins, malgré l’impulsion grandissante des organisations ouvrières de gauche, l’action politique exclut toujours la création d’un parti travailliste (p. 104) et encourage plutôt le développement de négociations en « privé » avec le patronat (p. 141).

La seconde partie de l’ouvrage couvre la période des Trente Glorieuses aux États-Unis et se penche sur l’institutionnalisation et la bureaucratisation du syndicalisme américain. Rythmée par les élections présidentielles, cette section interroge les rapports de force entre État et syndicat, ainsi que l’influence de l’orientation partisane des institutions gouvernantes sur les actions politiques du mouvement ouvrier, notamment avec l’élection de Dwight D. Eisenhower en 1952 et celle de John F. Kennedy en 1961. L’engagement actif des travaillistes dans le cycle électoral et les campagnes présidentielles a consolidé l’importance de cet acteur dans les coulisses du système bipartisan.

L’analyse des rapports entre organisations syndicales, Congrès et Maison-Blanche permet à Denis d’expliquer l’évolution de la position du mouvement ouvrier dans la société, conjointement avec les développements politiques de l’époque. On note par exemple l’influence de la menace communiste sur la consolidation du compromis social entre syndicats et patronat, et l’émergence du libéralisme corporatif des années 1960 (p. 187). L’analyse de l’institutionnalisation du mouvement et de son développement proche du parti démocrate, qui l’établit comme l’un des principaux acteurs politiques du pays (p. 289), posa les bases pour mieux cerner les modalités du lobbyisme et de l’intervention électorale des syndicats dans les élections de Kennedy et du Congrès américain. Enfin, l’émergence des nouveaux mouvements sociaux des années 1960 entraînera une reconsidération de la nature du syndicalisme par les acteurs de gauche et une réorientation du mouvement, de son action et de ses idéologies dans un contexte de grandes transformations sociales et sociétales (p. 453).

Si la deuxième partie de l’ouvrage se penche sur l’émergence de l’esprit de gauche dans les luttes aux États-Unis, la troisième section fait état d’un revirement par la droite de l’action politique de classe. La section s’ouvre sur la fin des années 1960 et la consolidation des mouvements féministes, antiracistes, pacifistes et travaillistes, dont les avancements seront remis en question par une décennie de transition politique. L’émergence de nouvelles revendications et contestations, comme l’opposition à la guerre du Vietnam ou les émeutes urbaines, donna simultanément un élan à de nouveaux courants conservateurs et réactionnaires (p. 640).

Dans cette section, l’auteur s’attarde sur les transformations idéologiques, politiques et sociales qui ont marqué les luttes et le mouvement ouvrier, faisant émerger de nouvelles forces et de nouvelles rationalités dans l’espace politique. Il utilise l’élection de Ronald Reagan comme repère historique pour expliquer la transformation du syndicalisme sous cette nouvelle droite conservatrice et capitaliste, fondée sur des idéaux de traditionalisme socioculturel, de libertarisme économique et d’anticommunisme, qui participera à la dislocation des conditions des travailleurs et de l’héritage libéral des Trente Glorieuses (p. 830).

La dernière partie se penche sur l’émergence d’un syndicalisme réformé. Douze années de conservatisme républicain et la faiblesse du parti démocrate en matière de représentation des ouvriers auront balisé l’action politique du mouvement, jusqu’à rendre « inadmissible » l’action collective militante (p. 1100). C’est ainsi que l’entrée dans un nouveau siècle et la résurgence de luttes de gauche, notamment l’antiracisme, l’environnementalisme et les mouvements féministes, aideront à transformer le visage du syndicalisme, qui jouera par la suite un rôle primordial dans l’élection de Barack Obama en 2008 (p. 1227). Émerge alors la problématique de la « classe ouvrière blanche », née d’une discordance entre vote syndical et préférences idéologiques et partisanes des ouvriers, qui transformera également le visage du mouvement, loin des considérations progressistes des autres luttes sociales.

Enfin, l’auteur s’interroge sur la relance du mouvement ouvrier « par en bas », dans un contexte de polarisation bipartisane exacerbée aux États-Unis. L’ouvrage termine avec un regard contemporain sur les évolutions possibles du syndicalisme, notamment avec l’exemple de la campagne californienne des « poor workers’ unions » et la popularité croissante du démocrate Bernie Sanders. L’auteur conclut par une réflexion sur l’exceptionnalisme américain, problématique sous-jacente de l’ouvrage, insistant notamment sur la singularité de la polarisation bipartisane et idéologique aux États-Unis et ses conséquences sur l’action politique et les luttes sociales contemporaines (p. 1329).

Mouvements ouvriers, partis politiques et luttes populaires aux États-Unis est d’une richesse indéniable et remplit avec brio sa mission de faire comprendre l’évolution du caractère politique du mouvement ouvrier. Alternant théorisation et faits historiques, Serge Denis y livre une étude factuelle et documentée des rationalités idéologiques et édificatrices du mouvement qui permettent de comprendre le visage contemporain des luttes sociales et travaillistes, en ce qui a trait par exemple à la fissure bipartisane entre progressistes et classe ouvrière blanche, ou encore à la difficile transformation normative de la société américaine.

Cependant, cet ouvrage de référence peut paraître complexe et ésotérique, tant la précision des faits historiques relatés et les quelque 1300 pages offrent un regard dense sur l’histoire américaine. Bien que chaque chapitre soit construit de manière à pouvoir être lu et compris seul, la complexité de l’ouvrage, l’utilisation considérable de sigles et d’allers-retours historiques obscurcissent par moment la compréhension générale des phénomènes sociopolitiques. Notons également que la période étudiée est en réalité plus longue qu’annoncée, puisque l’ouvrage débute presque un siècle plus tôt, en 1828, avec l’émergence des premières coalitions syndicales.

L’ouvrage offre néanmoins une contribution indéniable à l’étude de l’exceptionnalisme américain, mettant en lumière les espaces, les acteurs et les enjeux qui constituent la riche histoire de la vie sociale et politique aux États-Unis.