Abstracts
Résumé
L’article étudie les parcours d’élu·es participationnistes dans trois villes françaises, de 1990 à 2020. Il montre en quoi leurs prétentions à « faire participer » relèvent d’un leadership paradoxal, où la revendication d’une dilution du pouvoir contribue à sa concentration. Si la démocratie participative est une ressource, les conditions de son usage comme capital politique s’avèrent liées à leurs trajectoires sociales, en faisant un capital spécifique. En dernière instance, les frictions dans leur prise de rôle dénotent les rappels à l’ordre représentatif, et ce, d’autant plus dans un système politique municipal délégataire et majoritaire. Ces aspects ramènent aux incompatibilités entre démocratie participative et gouvernement représentatif.
Mots-clés :
- gouvernement local,
- élus locaux,
- maires,
- démocratie participative,
- leadership politique,
- capital politique
Abstract
The article studies the careers of pro-participation elected officials in three French cities between 1990 and 2020. It shows how they perform a paradoxical leadership through their participatory claims. Their claim in favour of a dilution of decision-making power actually reinforces its personification. If participatory democracy is a resource, the conditions of its use as political capital are linked to their social trajectories, and such capital remains specific. Despite their pro-participation act, they must cope with the norms of political representation. Such observation is especially relevant given the delegative and majoritarian biases in the French local government system. All this further highlights the irreducibility between participatory and representative democracy.
Keywords:
- local government,
- local councillors,
- mayors,
- participatory democracy,
- political leadership,
- political capital
Article body
Représenter pour faire participer
L’article s’intéresse aux parcours d’élu·es qui s’engagent volontairement dans la démocratie participative municipale[1]. Ces élu·es, notamment des maires, mettent au centre de leur mandat leur volonté de faire participer les habitant·es. Un tel engagement fait écho à un contexte général : « impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer 2002) ou « tournant participatif » (Bherer, Dufour et Montambeault 2018), mais aussi à des enjeux locaux de « fabrique d’une alternance » (Mazeaud 2010). Ces maires ont en commun de revendiquer la mise en oeuvre d’une démocratie participative (Blondiaux 2008), à travers une offre de participation (Gourgues 2013) qui ouvre pour les citoyen·nes la possibilité d’un engagement participatif (Petit 2017). C’est pour cette raison que je les qualifie d’élu·es participationnistes.
Cet article se centre sur les trajectoires de trois maires de petite commune pour interroger leurs dispositions à « faire participer ». Je fais l’hypothèse qu’au-delà de la référence à la démocratie participative, la capacité de ces maires à inscrire leur carrière politique dans le champ politique local dans la durée repose en fait sur d’autres ressources, liées à leur parcours et leurs expériences. Ce faisant, l’analyse amène à constater que dans un contexte municipal, en France, où le pouvoir reste fortement concentré dans les mains du maire (Le Bart 2003 ; Kerrouche 2005), la posture participationniste renforce le pouvoir mayoral et sa personnalisation. Je propose la notion de leadership paradoxal pour désigner ce phénomène, que je définis comme la revendication d’un partage du pouvoir qui contribue en fait à en renforcer la concentration ; ou, plus généralement, comme un refus du pouvoir qui donne davantage de pouvoir. Ainsi, il y a leadership paradoxal quand une prise de position collective et participative renforce une position personnelle et élective ; ici la tension se joue entre la démocratie participative municipale et le pouvoir mayoral. La posture de leadership paradoxal est donc loin d’affaiblir leur capital symbolique dans le champ politique, puisque c’est à partir d’elle que ces maires fondent leur légitimité à occuper leur mandat, voire à les cumuler dans le temps.
Il s’agit donc de comprendre ce qui permet à ces maires d’affirmer leur leadership et en quoi celui-ci s’avère paradoxal. Je relève comment, à travers leur ancrage local, leur lignée familiale, leurs expériences militante, associative, professionnelle, ces maires associent leur nom propre à une entreprise collective.
Revue de littérature : élu·es locaux, styles de leadership et contexte institutionnel
Les élu·es ont beau en être des acteurs incontournables, cette catégorie est rarement l’objet principal des études sur la démocratie et la participation (Petit 2020). Les analyses convergent pour en faire des acteurs le plus souvent peu dialogiques (Lefebvre 2007), qui confondent démocratie participative et démocratie de proximité (Nonjon 2005). Cependant, dans la hiérarchie municipale les adjoint·es à la participation apparaissent assez fréquemment comme étant en position faible (Lefebvre, Talpin et Petit 2020). Plus généralement, le système représentatif et ses agents s’avèrent être en pleine capacité d’absorber, d’instrumentaliser et de neutraliser la participation (Koebel 2006 ; Blatrix 2009 ; Lefebvre 2012 ; Talpin 2020). D’ailleurs, la prégnance des maires dans les réformes participatives a pu être observée dans d’autres contextes que la France, par exemple au Brésil (Wampler 2004), au Salvador (Garibay 2015) ou au Québec (Gauthier et al. 2020).
Outre son inscription dans la littérature sur la démocratie participative et l’offre de participation publique, la présente contribution se situe à l’intersection de la sociologie du pouvoir local (Douillet, Lefebvre 2017) et des études sur le leadership politique (Elcock 2001 ; Smith et Sorbets 2003 ; Getimis et Hlepas 2006 ; Haus et Sweeting 2006 ; Hlepas, Chantzaras et Getimis 2018), dont certaines discutent de notions proches, comme la « gouvernance collaborative » (Torfing et Ansell 2017) ou le « leadership interactif » (Sørensen et Torfing 2018). Pour compléter ces apports, je propose d’étudier le lien entre posture participationniste et leadership politique, en adoptant une perspective de science politique empirique tenant compte de la trajectoire des élu·es. Ainsi, le détour biographique éclaire les conditions d’un engagement en représentation par et pour la participation.
Une typologie des systèmes de gouvernements locaux européens (Heinelt et Hlepas, 2006) restitue le cas français comme ayant un maire fort dans ses relations avec le conseil municipal et l’administration, mais avec un échelon municipal aux compétences moindres. Un autre chapitre de ce même ouvrage propose de considérer deux axes d’exercice du pouvoir (autoritaire ou coopératif) et d’orientation du leadership (proactif ou conservateur) pour distinguer quatre styles de leadership : visionnaire, consensuel, patron ou protecteur (Getimis et Hlepas 2006, 182-183). Les maires français sont sondés comme principalement « visionnaires » (45 %)[2]. Cette mesure est expliquée par le fait qu’ils « coopèrent avec des niveaux de gouvernement supérieurs, ne serait-ce que par le biais du cumul des mandats [en français dans le texte], tout en développant une orientation stratégique (de long terme) » (ibid., 187)[3] ; néanmoins si le « modèle du maire fort y est dominant, des maires faibles qui reproduisent le statu quo sans chercher à promouvoir leurs stratégies peuvent aussi être détectés » (ibid., 185). Il a également pu être avancé que « si les élus prééminents n’ont pas disparu, le mode d’exercice de leur leadership a été profondément modifié [impliquant] de plus en plus [la] capacité à déléguer et à respecter les prérogatives de chaque élu dans sa sphère de compétence, territoriale ou sectorielle » (Sawicki 2003, 85). La référence fréquente à une nécessaire transversalité de la démocratie participative irait en partie à l’encontre de cette tendance, pour aller dans le sens d’une concentration et d’une personnalisation au fondement du leadership paradoxal.
L’apport de cet article à la littérature sur les formes de leadership des maires est double : il confirme le poids des configurations institutionnelles, mais il incite à tenir compte de trajectoires biographiques constitutives de dispositions individuelles. Ces typologies permettent de situer l’idée de leadership paradoxal dans un espace logique, entre consensus facilitator et visionnary, subissant parfois des rappels à la norme du city boss. Dans une perspective proche, des chercheurs néerlandais mesurent comment une majorité de maires se décrivent comme des tisseurs de liens plutôt que comme des agents performants (bridging-and-bonding mayors rather than get-it-done mayors). Ils résument ainsi leur analyse : « Don’t call me a leader, but I am one », autrement dit : « ne dites pas de moi que je suis un leader, mais j’en suis tout de même un » (Karsten et Hendriks 2017). La notion de leadership paradoxal trouve ici un équivalent direct, mais dans un contexte « d’aversion culturelle pour la notion de leadership » (ibid., 155), marqué par une tradition consensualiste plus forte, où les maires ne sont pas directement élus, et où prévaudrait un style « d’animateur du consensus » (30 % contre 7 % en France, d’après Getimis et Heplas 2006, 186). Par la transposition dans un contexte institutionnel très différent, la présente analyse contribue à la généralisation de ces résultats.
Présentation des terrains d’enquête : les politiques de démocratie participative dans trois petites villes durant les années 1990-2010
Je m’appuie sur une enquête de terrain menée dans trois villes françaises de 20 000 habitants entre 2012 et 2016 (Petit 2017). Dans ces villes, des rassemblements politiques locaux organisés autour d’une personnalité ont conquis la mairie avec l’objectif de promouvoir la démocratie participative dans la gestion municipale. Ces trois villes, Lanester (Morbihan), Bruz (Ille-et-Vilaine) et Arcueil (Val-de-Marne) présentent des caractéristiques sociodémographiques variées, qui font de l’offre de participation leur principal point commun dans l’analyse.
Les mandats des maires ont été exercés entre 1995 et 2020 : un à Bruz (2008-2014), trois à Lanester ([2004]-2020), quatre à Arcueil ([1997]-[2016])[4]. À Bruz, où le maire ne réalise qu’un mandat, la ville était jusque-là traditionnellement gouvernée à droite, par des notables locaux durablement installés. La victoire en 2008 de la liste « Bruz, Cap à Gauche » (BCAG) est acquise à la faveur de la division de la droite locale dans le contexte d’une succession disputée. L’alternance par la démocratie participative y est une parenthèse inédite et peu durable. Lanester et Arcueil sont deux territoires emblématiques du communisme municipal (Bellanger et Mischi 2013). Dans ces deux villes, des maires affiliés au Parti communiste français (PCF) ont effectué de très longs mandats après la Seconde Guerre mondiale. À Lanester, le rassemblement politique local, « Lanester Nouvelle Citoyenneté » (LNC), conquiert la mairie contre le PCF en 2001. À Arcueil la transition par l’intermédiaire d’« Entente citoyenne » (EC) est négociée à partir de 1997, suivant la trajectoire politique du maire. Dans ces villes, la référence à la démocratie participative vient compenser la démonétisation d’une identité localiste, ouvrière et communiste (Biland 2006 ; Nez et Talpin 2010). Au-delà de la référence à la démocratie participative, l’élection de ces maires reflète l’évolution sociodémographique de ces villes : à Bruz avec une croissance et l’arrivée d’une population plus urbaine et plus diplômée, à Lanester avec un vieillissement et des changements dans les modes de sociabilité communautaire (Retière 1994), à Arcueil avec une proximité de plus en plus forte à Paris. D’ailleurs l’offre de participation peut viser à intéresser et à intégrer ces nouvelles populations, qui en constituent un public cible.
Dans ces trois villes, les offres de participation sont volontaristes : leur mise en oeuvre dépend pleinement de la bonne volonté des élu·es. Par exemple, depuis 2002, les villes françaises de plus de 80 000 habitants sont légalement tenues d’organiser des conseils de quartier. Ces villes sont en deçà du seuil, mais leurs élu·es devancent et surclassent l’obligation légale. Elles font partie de la première vague de mobilisation institutionnelle en faveur de la démocratie participative municipale. Les formes de participation qui y sont proposées oscillent entre des assemblées et des conseils de quartier installés dans la durée à Arcueil et à Lanester et des groupes de consultation accolés à un projet à Bruz[5].
Les conditions de ma rencontre avec ces trois maires éclairent leur caractère participationniste volontariste. J’ai accédé à ces terrains en raison d’une position[6] occupée dans le champ des professionnels de la participation (Bherer et al. 2017). La mairie de Bruz a financé, par le biais d’un marché public, une formation à destination des élu·es et des fonctionnaires. Cette prestation a été réalisée par le cabinet-conseil dans lequel je travaillais comme consultant-chercheur doctorant. La maire de Lanester a rencontré le gérant de ce même cabinet par réseautage grâce à une association nationale d’élu·es locaux en matière de transport. C’est par ce biais que nous avons été mis en relation. Enfin, le maire d’Arcueil se prévaut de liens avec différents universitaires spécialistes de ces sujets, dont mon directeur de thèse, ce qui m’a permis de prendre contact. Ainsi, les conditions d’accès disent bien quelque chose de ces maires, qui, bien qu’à la tête d’une petite ville en région ou en banlieue, sont connectés au milieu parisien de la concertation, dans ses versants marchands, institutionnels ou universitaires. Cette connexion est la marque de leur volontarisme et d’un engagement sur la scène nationale qui les renforce localement dans leur posture participationniste.
Ce trait volontariste est donc un critère à part de la sélection. Ce qui m’a avant tout intéressé dans ces cas, c’est d’essayer de comprendre les logiques d’acteurs qui ont mis au centre de leur action politique la démocratie participative, et en quoi cette proposition fait écho à leurs propres trajectoires. Cette perspective suppose une double focale sur la généalogie de la démocratie participative, car « sans un contexte structurel favorable, il serait certes impossible d’expliquer pourquoi autant d’initiatives ont pu prendre simultanément dans des contextes fort divers. Mais réciproquement, sans des réseaux concrets d’acteurs, on ne saurait appréhender la façon dont tel dispositif fut mis en place dans tel endroit et pas tel autre » (Bacqué et Sintomer 2011, 19).
La présente contribution s’appuie sur des observations des coulisses des dispositifs et de réunions de travail, des entretiens avec les élu·es, maires et adjoint·es à la démocratie participative, et leurs soutiens. Parmi l’ensemble des données produites, les plus centrales sont les entretiens approfondis avec les maires et les adjoint·es [7]. Une telle source ne fait cependant pas mystère d’un biais déclaratif et d’une certaine propension à l’illusion biographique (Bourdieu 1986). Ces aspects font partie de l’objet en tant que tel, car la performance du rôle d’élu·e participationniste sous-entend cette part de mise en scène dans la prise de rôle (Lefebvre 2011).
La construction de la vocation de maire participationniste et l’importance des ressources initiales
Les parcours biographiques des maires donnent à voir différentes modalités de la construction d’une vocation participationniste. Ils mettent en lumière l’importance de leurs parcours familial, associatif et professionnel, qui s’avèrent déterminants pour comprendre leur propension à faire participer, à agir et à se revendiquer localement comme maire participationniste. L’analyse illustre aussi en quoi la référence à la démocratie participative ne suffit pas, mais vient plutôt s’articuler à d’autres ressources. Je présente successivement les parcours des maires de Lanester, d’Arcueil et de Bruz. Chaque parcours incarne une ressource principalement mobilisée dans leur stratégie de conquête du pouvoir et leur carrière politique comme maire participationniste. Ces ressources sont familiales, associatives ou professionnelles et renvoient à leurs socialisations primaire et secondaire et leurs trajectoires sociales.
La conversion d’un héritage familial pour « se faire un nom »
À Lanester, le communiste Jean Maurice reste maire durant quarante-trois ans avant de passer la main à son adjoint, en 1996, qui effectue le dernier mandat sous majorité PCF. Le rassemblement politique local « Lanester Nouvelle Citoyenneté » gagne l’élection de 2001, avec à sa tête un dissident communiste, Jean-Claude Perron, ancien premier adjoint, engagé dans le monde associatif et technicien au chantier naval, dont « l’endocratie ouvrière » fournissait de nombreux membres au conseil municipal (Retière 1994). Perron, maire élu en 2001, met fin à ses jours en 2004. Ainsi, la maire de Lanester, d’abord première adjointe déléguée à la démocratie participative, signe de l’importance de la thématique pour LNC, le devient par succession en 2004, puis est réélue pour plusieurs mandats, jusqu’en 2020.
Thérèse Thiéry est fortement prédisposée à ce rôle de maire participationniste. Elle ancre le récit de sa volonté de faire participer dans sa socialisation primaire et fait, dès le début de notre entretien, ce parallèle : « Mon expérience de la démocratie participative, ça m’évoque une conviction… [blanc] J’allais dire une manière… si je peux me permettre ce côté très personnel, une manière de voir ma vie. Je pense que je fais ça depuis que je suis petite quoi [rires] […] Et je pense que c’est ce parcours-là […] qui fait que naturellement, je m’exprime dans une démarche politique de cette nature. Et c’est la seule démarche politique dans laquelle je me retrouve[8]. »
Elle énumère les différentes instances de socialisation politique dans son parcours : Jeunesse ouvrière chrétienne, Confédération syndicale des familles. Surtout, elle cite en arrière-plan la carrière politique de ses parents, « eux-mêmes des militants de gauche ici. Lanestériens ». Son histoire familiale fait d’elle l’héritière de la gauche catholique locale, fille du premier adjoint socialiste invité au titre « d’ouverture et de progrès » par le maire communiste dans les années du programme commun. Elle appartient à la lignée des Le Drian. Son frère, au Parti socialiste (PS), succède à son père comme député de Lorient, ville-centre de l’agglomération, dont il est également maire, avant d’entamer une carrière politique régionale, nationale et internationale comme président de la région Bretagne depuis 2004, et comme ministre de la Défense, puis des Affaires étrangères à partir de 2012. En tant qu’héritière, Thérèse a la possibilité de faire concorder son histoire familiale et l’histoire du territoire lanestérien. Elle y distingue deux branches : les origines syndicales et ouvrières, traduites dans le communisme municipal, et une branche catholique de gauche, socialiste. « Et mes parents ont fait partie des gens qui ont contribué à réunir les deux, parce que mes parents étaient des cathos de gauche. C’est leur histoire. Et elle a marqué Lanester. »
Elle-même opte pour l’étiquette participative plutôt que le support de l’appareil socialiste. Elle conclut sur ce point : « Ma passion pour la démocratie participative et ma vision de cette réponse politique elle est là. Dans mon histoire, dans mes racines. » Elle cherche à investir cette thématique comme une marque distinctive par rapport aux anciennes majorités, tout en cherchant à « se faire un nom » : « J’ai été longtemps plus connue comme étant la soeur de Le Drian que comme Thérèse Thiéry, donc encore une fois c’était pas gagné d’avance… […] J’ai fait la démonstration que j’étais en capacité de… Mon idée n’était pas de me faire un nom, mais la réalité a été celle-là. » Sa recherche d’une identité politique va trouver un écho auprès d’associations nationales comme l’Association pour la démocratie et l’éducation locale et sociale (ADELS).
On a dès cette époque cette approche politique particulière de dire : la politique n’appartient pas aux élu·es, elle est l’affaire de tous… Donc réunions de quartier, beaucoup d’intelligence collective quoi. Et donc ça, et à la même époque […] Patrick Viveret, Serge Depaquit, des gens comme ça, parlent de démocratie participative […] et je me suis dit : ce qu’il écrit, nous c’est ça [plus tard elle montre le livre largement surligné] […] On s’est finalement reconnu […] L’ADELS vient travailler avec nous, vient nous aider à préparer les municipales […] Et nous on dit que notre angle d’attaque il est là. Le corpus politique de Lanester Nouvelle Citoyenneté, c’est la démocratie participative.
La démocratie participative fournit un corpus politique alternatif, tout en présentant de fortes affinités avec la socialisation catholique de gauche de la maire. Elle mobilise pour ce faire les ressources intellectuelles offertes par ces réseaux : « Lanester ça a quand même été l’icône de l’ADELS […] ils ont vécu une aventure extraordinaire, ils ont fait basculer le vieux système socialo-communiste sur la base d’un projet démocratique […] ils ont participé au forum des conseils de quartiers, amené des délégations complètes au forum de la démocratie locale[9]. »
Les ressources personnelles de cette élue sont ce qui lui permet de porter la démarche participative ; plus que l’inverse. Suivant ses termes, ce « corpus idéologique » est venu équiper et donner sens à sa pratique. Son cas illustre en quoi le participationnisme contribue à la valorisation localisée d’un capital politique, tout en s’inscrivant dans un mouvement plus général à l’échelle nationale.
L’ancrage associatif local et la compétence professionnelle : d’enfant du pays à père de la démarche
Le maire d’Arcueil, Daniel Breuiller, présente quelques caractéristiques similaires. S’il n’est pas un héritier politique à proprement parler, il incarne aussi un ancrage local : « Les gens votaient Daniel B. c’est clair. Et c’est un petit d’Arcueil. Il est né à Arcueil. Sa mère était gérante des bains-douches municipaux. Il a beaucoup milité dans le mouvement sportif […] C’est au stade qu’on s’est connu. On se connaît depuis longtemps[10]. » Ainsi, les réseaux d’interconnaissance associatifs locaux sont sa première assise. Il entre à ce titre au conseil municipal dans le cadre de l’ouverture prônée par le maire communiste, Marcel Trigon, resté maire durant trente-trois ans. Il remporte ses dernières élections sous une étiquette réformatrice, en rupture avec la ligne du PCF, et passe rapidement la main. Daniel Breuiller occupe d’abord le poste d’adjoint à la jeunesse et à l’éducation, puis premier adjoint, avant de devenir maire par succession en 1997. Il est issu d’un milieu populaire, il a grandi dans un logement HLM (habitation à loyer modéré) d’une ville voisine. Dans son discours lorsqu’il reçoit l’insigne de la Légion d’honneur en 2013, il évoque un « parcours que la destinée sociale rend improbable » et rappelle l’influence qu’a eue pour lui le fait « d’être né dans une famille ouvrière qui a fait [ses] valeurs » et d’avoir un père « ouvrier électricien, syndicaliste, militant communiste ».
Il reste maire durant dix-neuf ans. Il est aussi conseiller général du Val-de-Marne, où il occupe la vice-présidence à la démocratie participative. Dans un jeu de renforcement mutuel, il investit ce mandat pour légitimer sa compétence sur la thématique participative sur la scène municipale, et vice versa. Le maire « sait faire », d’autant plus qu’il a accès à des démarches « innovantes » portées par les agents d’un département reconnu en la matière[11]. Néanmoins, alors qu’il adhère à Europe-Écologie Les Verts (EELV) en 2010, il est alors démis de sa vice-présidence au département par la majorité communiste, marquant la prévalence de l’adhésion partisane sur la revendication participationniste.
Daniel Breuiller illustre un cumul de différentes légitimités : ancrage local, socialisation militante, engagement associatif, mais aussi compétences directes sur la thématique participative, d’abord dans le domaine de l’animation socioculturelle, puis par sa position de vice-président à la démocratie participative du conseil général du Val-de-Marne. Comme le résume un habitant, « Cette idée de démocratie participative c’est Daniel B. […] La ville telle qu’on la voit, c’est Daniel B.[12] », ou comme le dit une adjointe, « Il a incarné tout ce qui était innovation en matière de démocratie participative au niveau du conseil général, en étant VP au conseil général du Val-de-Marne, donc c’est son sujet. C’est sa matrice, ça le constitue… Enfin, je veux dire il est l’exemplarité par rapport à ça[13]. » Il démissionne comme maire en 2016 pour se consacrer à son mandat métropolitain dans le cadre du Grand Paris, mais cette fois sans transférer sa posture participationniste à cette échelle.
La consécration alternative d’une carrière de quasi-professionnel de la participation
À Bruz, le parcours de Philippe Caffin présente une situation contrastée. La ville n’est pas ancrée localement à gauche, et lui-même est originaire de la région parisienne. À défaut d’ancrage local, il convertit dans la position de maire participationniste des ressources accumulées au fil de sa carrière professionnelle. Il détaille un « parcours professionnel qui n’est pas sans rapport avec le fait d’être maire », mais plus exactement d’être maire participationniste : « En fait de formation je suis animateur professionnel, j’ai un seul diplôme qui est le DEFA [diplôme d’État relatif aux fonctions d’animation […] J’ai commencé par faire de la formation d’animateur, et j’ai été directeur d’un organisme national de formation à Paris[14]. »
Ce récit de carrière est déroulé tout au long de l’entretien pour souligner la constance de sa prétention à faire participer, qui l’amène à vivre « très bien dans [s]on rôle d’animateur de la démarche », dans le cadre de la création du rassemblement politique citoyen BCAG, qui a « regroupé entre 60 et 80 personnes pendant sept ans », et forme une liste candidate aux élections en 2001, puis élue en 2008.
Il résume son parcours comme « le truc classique » : parent d’élève, adhérent à la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Il détaille sa connaissance des réseaux dans l’agglomération : « Moi je connais bien ce secteur-là si tu veux, professionnellement ça fait trente ans que je travaille dans tous ces réseaux… d’autres réseaux locaux… et c’est vrai que c’est peut-être aussi pour ça que les collègues ils m’ont choisi. » Il a notamment été directeur du Centre régional d’information jeunesse Bretagne, puis directeur du Service jeunesse à la mairie de Rennes, avant de devenir directeur d’un organisme parapublic dans le champ de l’action sociale et du logement. Par ailleurs, il s’est engagé dans la vie associative locale en créant, avec son épouse, une association d’insertion professionnelle.
C’est donc le cumul de ces différentes expériences qui l’amène à être reconnu comme « porteur de la démarche ». La façon de faire campagne, qui annonce formellement les futurs groupes participatifs, et son lexique (animation, groupe de travail, groupes-projets, enquête sociale, observatoire sociologique) laissent transparaître un parcours similaire à celui de professionnels de la participation (Nonjon 2006) et marquent la proximité entre les domaines de l’animation socioculturelle et les élu·es participationnistes de petites villes (Bilella 2019).
Quand je le rencontre à l’occasion de la « formation-action » qu’il a lui-même commandée auprès d’un cabinet-conseil spécialisé dans l’animation de dispositifs participatifs, il confie : « C’est pour ça que je me retrouve assez bien dans ce que vous animez ici [sourires]. » Il évoque différents « projets pour [s]a retraite, qu’[il n’a] évidemment pas pu réaliser… », voire se positionne ironiquement comme un concurrent potentiel : « Si j’avais pas été élu j’aurais travaillé dans ce domaine, j’avais d’autres projets autour de la citoyenneté […] des trucs comme ça, peut-être qu’ils vous auraient concurrencé aussi[15] ! »
La vocation de maire participationniste est aussi la consécration alternative d’une carrière professionnelle. Il incarne pleinement cette posture, jusqu’à en constituer l’archétype, en fusionnant les postures d’élu et de praticien.
À ce stade de l’analyse, il semble que ces maires ne se différencient pas tant du fait qu’ils s’engagent dans la mise en oeuvre d’une offre de participation volontariste, mais c’est plutôt parce qu’ils se différencient qu’ils s’y engagent. Ces élu·es ont eu un intérêt à investir la thématique participative à un moment de leur carrière politique et elles ou ils y ont lié leur possible élection, voire ré-réélection. Néanmoins, leur biographie ne fait pas mystère d’une certaine continuité. C’est à Bruz que la rupture est la plus claire, mais c’est aussi là que l’alternance par et pour la démocratie participative s’avère moins pérenne. Ce cas confirme qu’en l’absence d’un ancrage local ou d’un appui sur un appareil partisan, la démocratie participative ne constitue pas une ressource suffisante pour consolider une alternance politique durable. Le doute prévaut ainsi largement quant à l’hypothèse d’un gain électoral par l’offre de participation. Ce n’est que dans les villes sociologiquement acquises à un camp politique et où les maires capitalisent sur des ressources individuelles autochtones que ces élu·es participationnistes parviennent à associer durablement leur nom à une démarche de démocratie participative municipale.
L’évolution des postures participationnistes saisie à travers les nominations des adjoint·es
Avec les maires, les adjoint·es à la démocratie participative sont concernés au premier chef par les dispositifs participatifs. Ces élu·es engagés en représentation pour et par la participation renforcent le récit autour du leadership de leur maire. Par ailleurs, les choix qui président à leur nomination renseignent en creux sur l’évolution de la posture participationniste et les différentes légitimités (associatives, partisanes, participatives) liées à l’accès à la délégation.
L’appui sur un binôme privilégié : la voix de son maire
Une caractéristique fréquente de ces adjoint·es est d’être fortement tournés vers la figure du maire. Ces adjoint·es sont en position d’agir comme de fervents promoteurs de son action. En plus d’être redevables de leur nomination, elles et ils s’engagent sur une thématique transversale qui les amène à devoir fréquemment se tourner vers les autres adjoint·es thématiques ou vers différents services. Il leur est alors pratique d’habiter leur rôle en se faisant les relais de la volonté mayorale. Les adjoint·es sont ainsi au premier rang pour défendre ces maires, et louer leur engagement dans une démarche encore jugée difficile et à contre-courant. L’élue d’Arcueil décrit comment elle use de cet avantage afin de pouvoir mener à bien sa feuille de route auprès des services : « C’est un paquebot, l’institution, l’administration française […] on me dit “oula, c’est compliqué” […] Il y a aussi une volonté de ne pas laisser réussir. On le voit même nous à notre petit niveau […] Comprenez que l’avantage qu’on a c’est d’avoir Daniel Breuiller comme maire[16]. » À Lanester, l’élue confie son enthousiasme sur un ton élogieux et admiratif : « il y avait un homme, qui était Jean-Claude Perron, qui avait de la posture, qui était vraiment… qui en imposait et qui était vraiment bien quoi. Et derrière tu avais une femme comme Thérèse Thiéry qui croyait vraiment à la démocratie participative et qui y croit toujours […] Moi j’ai beaucoup aimé ça, [dès le début] j’ai fait partie des fameux groupes de travail[17]. »
De fait, le qualificatif d’élu·e participationniste rend avant tout compte du mandat de ces élu·es qui sont sélectionnés sur la base de leur croyance et sur une certaine affinité élective avec le maire. En effet pour les autres membres du conseil municipal, au-delà de quelques alliés de circonstances, la référence à la participation est souvent plus lointaine, quand elle n’est pas simplement assimilée à une contrainte inutile. Dans ces villes, ce binôme a même tendance à renforcer la centralité de la figure mayorale.
Mon rôle a évolué aussi par la place qu’a prise la démocratie dans l’équipe […] Le maire y tient beaucoup, l’équipe y tient beaucoup, ça sera un des critères d’évaluation […] J’étais pas sur la liste d’avant […] Faut dire aussi, c’est un aparté, mon choix d’aller dans l’équipe il est aussi lié au maire, qui je le sais avait une sensibilité très forte sur ce sujet-là. Pour moi ma fonction me plaît, c’est quelque chose qui me taraudait cette fameuse démocratie[18].
L’importance de ce binôme maire-adjoint·e est renforcée par la place de leader fort du maire dans le contexte municipal français et par le positionnement transversal de la délégation à la démocratie participative.
Devenir élu·e adjoint·e à la participation : variations d’un cursus honorum localisé
Cette centralité permet de poser une piste de recherche : les logiques prévalant à leur nomination dénotent la portée donnée à la participation au fil des mandats des maires. Le tableau 2 liste des marques de légitimité des adjoint·es : soutien des premières heures, membre de partis politiques désormais associés à la majorité, ancrage ancien dans la vie associative locale ou ascension et politisation par la participation aux dispositifs participatifs. Il indique aussi leur éventuelle position élective postérieure.
Il ressort d’abord l’importance de la variable « membre fondateur » du rassemblement politique local. Ainsi, la thématique participative reste largement adossée à la dynamique de lancement. Les adjoint·es à la participation sont désignés parmi les premiers fidèles, en accord avec l’idée de binôme privilégié. Néanmoins seuls les individus qui adhèrent à une organisation partisane inscrivent leur carrière politique dans le temps. Le fait d’y être venu par la voie associative ou les dispositifs participatifs n’offre pas un support durable à l’engagement politique local. Les parcours dits d’ouverture sont aussi ceux qui se referment le plus vite.
Arcueil présente la configuration la plus diverse avec le passage d’une légitimité associative à une légitimité partisane, suivant en cela les choix de carrière politique du maire, qui prend la double étiquette EC et EELV durant son troisième mandat. Cela renforce la place des militant·es liés à un parti dans la gestion municipale, à l’encontre d’un engagement citoyenniste se voulant apartisan. La première adjointe, recrutée comme « parent d’élève un peu remuante », témoigne clairement en ce sens : « J’ai du mal à accepter et à vivre les arrangements politiques ou les calculs de sièges, c’est quelque chose qui m’horripile […] [aller chez les Verts] je trouve que c’est dommage […] C’est vrai que c’est un choix qu’il a fait, que je n’aime pas beaucoup[19]. » Elle-même décrit son propre parcours au strict inverse de cette logique, en insistant sur sa légitimité associative et sur le fait de ne plus avoir occupé de mandat ensuite. Son témoignage se situe totalement à l’opposé de l’élue PS qui occupe cette délégation en 2014. Elle aussi démarre sa carrière locale comme parent d’élève et membre remarquée au sein du conseil d’école, mais son engagement se situe d’emblée dans un cadre partisan. La suite de son parcours confirme largement ses propos, puisqu’elle devient plus tard adjointe à l’éducation, puis à l’urbanisme.
[Au PS] j’ai pris ma carte en 2005 […] j’ai toujours été une militante active […] [À Arcueil] je me suis engagée dans l’école, après j’ai fini par être présidente des parents d’élèves de l’école […] Mais je n’étais jamais allée dans une assemblée de quartier en tant qu’habitante… Non. Je me suis retrouvée élue direct […] J’étais tout à fait décalée, j’étais pas prête du tout, j’étais pas du tout… je savais pas du tout… je pense que j’ai changé pour le coup [rires][20].
De façon très explicite, durant le troisième mandat, la délégation est divisée entre « la démocratie » et « le quartier ». Le premier ensemble est pris en charge par le premier adjoint, membre fondateur d’EC, proche du maire, avec qui il adhère à EELV et à qui il succède comme maire en 2016. De l’autre côté, les « assemblées de quartier » sont prises en charge par un élu, issu de la vie associative et habitant référent des assemblées de quartier, dont c’est le seul mandat. Cette division acte l’importance croissante de la légitimité partisane. Au fur et à mesure des mandats, la délégation « démocratie » semble devenir un meilleur support d’une capacité à obtenir durablement des mandats locaux et d’autres délégations. Dès lors, par le truchement des négociations, l’appartenance partisane, PS ou EELV, devient une condition nécessaire pour y accéder, tandis que les profils issus de la vie associative ou des dispositifs participatifs se voient plutôt confier la délégation « quartier ».
Un participationnisme contraint par les institutions de la représentation
Chacun·e de ces élu·es présente une trajectoire qui dispose à endosser un rôle d’élu·e participationniste et à construire une vocation attenante. Mais pour celles et ceux qui s’installent dans la durée, leur trajectoire illustre une certaine continuité du champ politique local davantage qu’une rupture. Dans cette discussion, je reviens sur deux aspects importants du leadership paradoxal des maires participationnistes. D’abord, le fait que leur prise de rôle révèle des difficultés quant aux attendus d’un rôle de maire décideur et stratégique. Ces maires tirent cependant un bénéfice de la posture participationniste, qui agit bien comme un capital politique en ce qu’elle leur permet de valoriser des ressources familiales, militantes ou professionnelles. Mais ce capital politique est spécifique et localisé.
Les anecdotes de frictions dans la prise de rôle, le leadership paradoxal contre les habitudes instituées
Les maires sont les premiers à défendre l’idée d’un leadership paradoxal, d’abord en mettant en avant leur non-désir de devenir maire, en tant qu’aspect qui les pousse vers une posture d’animation. Il est vrai que deux d’entre eux le sont d’abord devenus par succession. Cette position de leadership paradoxal s’exprime concrètement, en situation, dans leurs difficultés à appréhender un rôle de représentant plus traditionnel. C’est sans doute Philippe Caffin, maire de Bruz de 2008 à 2014, qui dans sa compréhension du rôle exprime et incarne le mieux une posture de maire « facilitateur du consensus [qui] suggère un agenda ouvert, partage le pouvoir et identifie le meilleur chez les autres » (Getimis et Hlepas 2006, 183). Il confie cette anecdote significative d’un électeur le rappelant à ses devoirs : « Tout le monde sait bien que c’est moi qui suis porteur, enfin initiateur, de cette place de la démocratie locale dans notre projet […] je reverrai toujours une réunion publique où une personne au fond m’avait dit “Mais monsieur le maire, c’est pour ça que vous avez été élu, décidez vous-même !” Moi ça m’est resté, toujours… » Daniel Breuiller tient un propos similaire en confiant, en aparté : « Mais ça déplaît à énormément de mes collègues, ça c’est un sujet… [rires] Ils me disent “tu abandonnes ta responsabilité !” » À ce propos, il rappelle sa faible légitimité élective, n’ayant été « élu que par un quart à peine… 20 % des habitants lors des élections ». Il lui semble donc nécessaire de chercher une légitimité citoyenne pour pallier le déficit du dispositif électoral.
Il y a par ailleurs des gains à avoir la force de « décider de ne pas décider ». Le maire d’Arcueil l’illustre avec « une histoire de parking », soit sa première expérience de référendum décisionnaire.
La première fois c’était une histoire de parking dans un quartier, qui je trouvais améliorait beaucoup la vie du quartier. Et des gens n’en voulaient pas. Et on a fait une consultation et il y avait eu deux tiers contre le parking. Et une journaliste m’avait appelé : “Alors, vous avez perdu ?” Mais j’ai rien perdu moi, j’ai décidé que ce serait aux gens de décider […] Donc j’ai rien perdu, c’était deux ans avant les municipales, et dans ce quartier on a gagné 15 points[21].
Si je rassemble ici ces anecdotes, c’est en accord avec l’idée[22] qu’elles constituent « un des leviers les plus puissants de l’entretien ethnographique […] un récit plus ou moins court d’une situation sociale vécue qui permet de placer immédiatement l’entretien du côté des pratiques sociales en vigueur […] l’anecdote autorise l’enquêté à évoquer des phénomènes au contenu profondément sociologique » (Beaud 1996, 241). Ces anecdotes aident à penser le noeud central du leadership paradoxal pour ces maires participationnistes : leur difficulté à habiter un rôle, et à le faire accepter par des agents socialisés à l’ordre représentatif (cet électeur, ces autres élu·es, cette journaliste…), et qui s’en font, inconsciemment ou non, les défenseurs.
À l’inverse, des consultants intéressés à défendre une position participationniste s’enthousiasment pour ce maire qui les prend au sérieux :
Bruz c’est le seul endroit où on arrive à travailler avec un collectif d’élus aussi important, ailleurs quand on fait une réunion on a un élu, qui n’est pas le maire, qui est un peu la minorité de la majorité, et après il va falloir remonter au maire, aux adjoints qui sont pas d’accord… là on a une chance inouïe de travailler avec des vrais collectifs sans devoir convaincre ceux qui n’y croient pas au-dessus. Je trouve ça juste génial[23].
Mais ces élu·es participationnistes semblent difficilement concevoir leur rôle de représentation autrement qu’à travers la démarche de faire participer. Par ailleurs, ces habits taillés sur mesure peuvent s’avérer peu ajustés sans l’accès aux pouvoirs conférés par le mandat mayoral. Par exemple, une fois revenu dans l’opposition, le maire de Bruz démissionne en annonçant la réactivation de ses dispositions de militant associatif : « Je n’ai jamais prétendu faire carrière en politique. J’ai d’abord été un militant associatif et je souhaite laisser la place et me consacrer à ces engagements[24]. » L’adjoint à la démocratie participative suit son exemple : « J’avais un peu le sentiment d’être en sous-régime [dans l’opposition] […] très attaché à la démocratie participative, j’avais mené des chantiers où l’on expérimentait beaucoup […] Je me suis toujours considéré comme un conseiller municipal de base de passage, et je préfère désormais mes engagements associatifs[25]. »
Le leadership des maires participationnistes peut ainsi prendre les atours transgressifs d’un non-leadership et c’est aussi en cela qu’il est paradoxal. Les analyses pointent dans une même direction : les élu·es participationnistes n’en restent pas moins des élu·es au suffrage universel, et les exigences qui vont avec ce rôle peuvent s’avérer limitatives. Par leur croyance dans une démocratie plus participative, ces élu·es se distinguent par un certain rapport au cadre représentatif. En outre, cette position n’est pas qu’une posture. Le maire de Bruz s’est ainsi attaqué à un aspect central du métier d’élu, la question des indemnités (Demazière et Le Saout 2021). Il le résume en entretien : « en plus du contenu, il y avait quand même un style derrière […] on a partagé à égalité, entre tout le monde, toutes les indemnités. Donc on a tous la même indemnité », maire y compris. Ces élu·es apparaissent ainsi comme des originaux : « Il en faut de l’utopie, en discutant avec mes collègues, il y a peu d’autres communes qui font ça. »
La constitution d’un capital politique spécifique à la transférabilité limitée
Ces élu·es ont réussi à associer leur nom à une proposition politique originale. C’est de là qu’ils fondent leur légitimité à occuper leur mandat, voire à les cumuler dans le temps, même quand cela les dispose à critiquer la professionnalisation politique. Néanmoins, c’est bien de leurs positions antérieures et de leurs expériences préalables dont découlent leur vocation participationniste et leur prétention à faire participer. Ainsi, les points communs qui unifient ces alternances par la démocratie participative sont nombreux : la temporalité, la forme de rassemblements politiques, le lien aux pratiques politiques précédentes, l’importance des individualités. L’ancrage sociohistorique des offres de participation et les parcours de leurs promoteurs restent des dimensions explicatives de l’émergence de ces propositions politiques. Une telle analyse est partagée réflexivement par la maire de Lanester : « N’empêche que la question qu’il faut se poser c’est : si ça marche ici, est-ce que c’est pertinent de répéter les choses autour ? Ou bien est-ce que c’est le hasard qui fait que… ? Le hasard de l’histoire ou l’histoire particulière d’un territoire ? Ou l’histoire particulière d’élu·es ? »
Ces maires ont converti des ressources préalables pour légitimer une forme d’alternance participative et la lier à leur personne. De fait, parler de leadership nécessite de considérer les individus (Elcok 2001, 6) ; plus largement il s’agit de « faire sens de ce que font les municipalités, et pour cela de se référer aux cadres symboliques qui donnent sens à des institutions symboliques » (Haus et Sweeting 2006, 268). Thérèse Thiéry, par exemple, extrapole son engagement à une forme de reconquête d’une dignité collective, contre les représentations sociales courantes vis-à-vis des habitants d’une ville ouvrière.
La mise en récit de l’alternance par la démocratie participative par ces élu·es s’articule donc toujours avec leur trajectoire. Les positions antérieures sont reliées à la conquête d’un exécutif local et la gestion d’une municipalité par la mise en place de dispositifs participatifs. Autrement dit, leur carrière politique est fondée sur la constitution d’un capital politique spécifique par la mise au centre de l’offre de participation. S’il est discutable que l’espace politique local constitue un champ (Koebel 2012), il y a bien ici une relative autonomie, au sens où une ressource s’y trouve pleinement liée et n’a pas de valeur au-delà. « Parler de capital spécifique, c’est dire que le capital vaut en relation avec un certain champ, donc dans les limites de ce champ, et qu’il n’est convertible en une autre espèce de capital que sous certaines conditions » (Bourdieu 2002, 114). Ce capital politique spécifique permet l’emprise de ces maires sur des fiefs locaux, ainsi qu’en atteste la durée de leurs mandats, mais à condition que le maire ne revendique pas uniquement cette « compétence participative » et puisse fonder sa légitimité sur d’autres ressources (familiales, associatives, partisanes…).
Dès lors, la poursuite de la démocratie participative devient l’équivalent de la poursuite de leur carrière. La fin du mandat individuel risque toujours de signer la fin de l’offre de participation, rappelant que ce mouvement de démocratie participative municipale relève en fait d’une très faible institutionnalisation, au sens d’une dynamique de long terme et impersonnelle (Petit 2018). Ainsi, les liens entre offre de participation, mobilisation des réseaux locaux et constitution de clientèles sont nombreux. Mais l’absence de socle idéologique fixe et la forte personnalisation de ces mouvements qui existent avant tout par et pour la figure mayorale semblent rendre des dynamiques extramunicipales peu viables.
Le leadership paradoxal peut aussi restreindre la transférabilité du capital. En cela la carrière politique des maires participationnistes recoupe des caractéristiques de maires dont la carrière est tournée exclusivement vers une vocation locale (Dodeigne, Krukowska et Lazauskienė 2018). Ainsi la maire de Lanester fait part de son choix de ne pas trahir sa posture d’élue participationniste en refusant la possibilité qui lui est offerte d’accéder à la députation, via son frère et les tractations des réseaux socialistes. « J’ai fait le choix d’une vie normale. » Si elle en revient rapidement à l’intrication du familial et du politique, elle confirme aussi la spécificité de son capital politique.
Conclusion : l’irréductibilité du participationnisme à l’ordre représentatif
Dans chacun des cas étudiés, s’intéresser au lien entre la démarche participative et le parcours politique des maires qui l’incarnent revient à étudier la mise en place d’un leadership paradoxal au fondement d’une carrière politique locale. Ces politiques de participation sont fortement personnalisées et régulièrement ramenées à la personnalité du maire. Elles leur permettent de valoriser des ressources préalables pour constituer un capital politique spécifique et s’ancrer localement pour constituer des fiefs locaux. Ainsi la démocratie participative municipale ne bouscule ni la personnalisation du pouvoir mayoral ni la tendance au cumul des mandats. Par ailleurs, les autres ressources nécessaires (familiales, associatives, professionnelles) relativisent la force intrinsèque du participationnisme municipal. Dans la présente étude, le maire le plus exclusivement participationniste est celui qui fait le moins carrière ; plus le leadership est paradoxal, moins on accumule de capital politique.
Plus largement, les limites de la possible démocratisation des politiques municipales en France se manifestent de diverses manières : dans la non-superposition entre l’espace municipal de la participation et l’espace intercommunal de la décision, dans l’inaboutissement démocratique d’un conseil municipal marqué par la faiblesse de l’opposition, dans la norme du cumul des mandats ou dans l’absence de procédures d’interpellation contraignantes. Dans ce contexte d’inachèvement démocratique, la posture de maire participationniste relève nécessairement d’un leadership paradoxal. Les élu·es affichent une posture collective et délibérative à contre-courant des attentes liées à la figure mayorale.
Ces résultats confirment des enquêtes européennes réitérées qui soulignent que « les maires qui évoluent dans des systèmes de gouvernement local avec un modèle de maire fort affichent un soutien plus fort pour la démocratie participative » (Vetter, Heinelt et Rose 2018, 202). Cette posture est minoritaire, mais croissante : « en Belgique et en France, le soutien à la démocratie participative a fortement augmenté, tandis que le support pour le modèle représentatif a diminué » (ibid., 201). D’autres travaux affirment que « de nos jours les maires européens adoptent un exercice du pouvoir ouvert et plus coopératif, au lieu de la voie autoritaire. Dans le même temps, [leurs] résultats montrent que les prédispositions au leadership stratégique ont considérablement augmenté [depuis 2003], et qu’un style de leadership visionnaire est devenu le plus courant » (Hlepas, Chantzaras et Getimis 2018, 236).
Les apparentes contradictions de ces mesures quantitatives marquent des tendances à l’oeuvre, qui s’incarnent dans les observations qualitatives et se retrouvent dans les frictions relevées à l’échelle individuelle. La notion de leadership paradoxal y trouve une pertinence renforcée, pour rendre compte des prises de position de ces maires qui cherchent à infléchir leur rôle, tout en devant tenir leur rang; à promouvoir un modèle participatif, tout en étant redevables du modèle électif. Les élu·es participationnistes s’inscrivent ainsi dans ces tendances générales, tout en ayant une trajectoire personnelle les y prédisposant.
Les élu·es participationnistes se distinguent par un certain rapport au cadre représentatif, qui cependant les contraint. Cette inversion de la perspective rappelle que la possibilité de faire participer ne se comprend jamais à part d’un encastrement de la participation dans le système électif et représentatif, lui-même de plus en plus désencastré de sa base sociale (Petit 2017, 694-699). Ce fait justifie d’ailleurs, stratégiquement, le recours à d’autres formes de légitimité pour supporter la posture participationniste. Ainsi, il ne s’agit pas de conclure que la démocratie participative contribue nécessairement à la personnalisation du pouvoir. Il faut contextualiser et historiciser ce constat pour rappeler que c’est en l’état du pouvoir local et des institutions politiques que vaut ce résultat. En toute fin, le parcours de ces élu·es rappelle que les enjeux de démocratisation ne se situent pas tant dans l’adjonction de modalités de participation que dans la subversion des modalités de la représentation.
Appendices
Note biographique
Guillaume Petit est docteur en science politique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, associé au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) et chercheur postdoctoral à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, au sein du groupement d’intérêt scientifique Démocratie et Participation. Ses travaux de recherche portent sur la démocratie, la citoyenneté, l’engagement participatif, les inégalités sociales dans la participation politique et la critique du gouvernement représentatif. Il a soutenu sa thèse de doctorat, Pouvoir et vouloir participer en démocratie. Sociologie de l’engagement participatif, en novembre 2017. Il a récemment publié « Les élu·es aiment-elles et ils la démocratie ? », Participations, 2020/1-2, p. 7-40.
Notes
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[1]
J’adresse mes meilleurs remerciements aux élu·es qui ont accepté de prendre part à l’enquête. Je remercie les évaluateur·rices anonymes de leurs suggestions qui ont aidé à améliorer cet article. Merci également à Camille Bedock, Rémi Lefebvre et Marion Paoletti pour leurs retours sur une version antérieure de ce texte, ainsi qu’à Alice Mazeaud pour sa discussion à la suite d’une première présentation lors du colloque « Les élu·e·s aiment-ils la démocratie ? » à l’Université de Lille en novembre 2018. Un merci tout particulier à Nina Haerter pour son précieux soutien.
-
[2]
Ils sont un quart à être « city boss » et un quart à être « consensus facilitator », la part de « protector » étant présentée comme négligeable. Ces données reposent sur 188 réponses pour le cas français, dont les trois quarts dans des villes de 10 000 à 30 000 habitants et aucune dans des villes de moins de 10 000 habitants ; elles doivent donc être interprétées prudemment.
-
[3]
Les citations tirées de publications en langue anglaise sont traduites par moi-même.
-
[4]
Les crochets signalent des successions ou démissions en cours de mandat.
-
[5]
Pour une présentation détaillée des offres de participation dans ces villes, voir Petit 2017, 91-94.
-
[6]
Pour une présentation détaillée de la posture de recherche, voir Petit 2017, 105-126.
-
[7]
Pour une présentation détaillée de la biographie des maires, voir Petit 2017, 180-182 ; 184-187 ; 190-192. Pour la suite, sauf mention contraire, les citations des maires sont tirées de nos entretiens.
-
[8]
Entretien, Lanester, octobre 2013, Thérèse, 61 ans, retraitée, institutrice, maire, LNC, 2004-2020.
-
[9]
Entretien, Paris, février 2015, Jacques Picard, 59 ans, consultant, ancien salarié de l’ADELS.
-
[10]
Entretien, Arcueil, avril 2015, Gilbert, 62 ans, fonctionnaire, référent assemblée de quartier, EC.
-
[11]
Sa charte est régulièrement citée dans le milieu des professionnels de la participation et il accueille la première édition nationale des « rencontres nationales des professionnels de la participation » en 2011.
-
[12]
Entretien, Arcueil, mars 2015, Michel, 62 ans, retraité, infographiste, référent assemblée de quartier, EC.
-
[13]
Entretien, Arcueil, mars 2015, Sophie, 38 ans, assistante politique, PS, élue référente d’assemblée de quartier 2008-2014 ; adjointe à la démocratie participative, 2014-2016 ; à l’enseignement, 2016-2020 ; à l’aménagement 2020--.
-
[14]
Entretien, Bruz, septembre 2012, Philippe, 65 ans, retraité, directeur d’établissement public, maire, BCAG 2008-2014.
-
[15]
Il évoque ici un « institut de la citoyenneté » qui aurait pris en charge des formations et des activités similaires à celles que met en oeuvre un cabinet de « professionnels de la participation ».
-
[16]
Entretien, Arcueil, mars 2015, Sophie, adjointe à la démocratie participative, 2014-2016.
-
[17]
Entretien, Lanester, novembre 2013, Sonia, 43 ans, praticienne en laboratoire, LNC, élue adjointe à la démocratie participative, 2004-2014.
-
[18]
Entretien, Bruz, juin 2012, Jean-François, 49 ans, enseignant, BCAG, adjoint à la démocratie participative 2008-2014.
-
[19]
Entretien, Arcueil, avril 2015, Anne, 60 ans, fonctionnaire, EC, adjointe à la démocratie participative 1997-2008.
-
[20]
Entretien, Arcueil, mars 2015, Sophie, adjointe à la démocratie participative 2014-2016.
-
[21]
Entretien, Arcueil, juin 2014, Daniel, 62 ans, retraité, animateur socioculturel, rédacteur, maire, EELV, EC 1997-2016.
-
[22]
Merci à William Arhip-Paterson de me l’avoir confiée.
-
[23]
Carnet de terrain, Paris, avril 2013, réunion d’équipe, Judith, Damien, cabinet Missions Publiques.
-
[24]
Journal Ouest-France, 27 mars 2017.
-
[25]
Journal Ouest-France, 13 octobre 2017.
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