Recensions

Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, de Pierre Dardot et Christian Laval, Paris, Éditions La Découverte, 2020, 736 p.[Record]

  • Jonathan Durand Folco and
  • Emanuel Guay

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  • Jonathan Durand Folco
    Professeur à l’École d’innovation sociale, Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul
    jdurand@ustpaul.ca

  • Emanuel Guay
    Candidat au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal
    guay.emanuel@courrier.uqam.ca

Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval ont publié ensemble plusieurs ouvrages marquants, dont La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale (La Découverte, 2009) et Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014). Leur projet intellectuel vise tant à élaborer une critique de l’organisation actuelle de nos sociétés qu’à proposer des stratégies pour favoriser le développement des communs et réduire l’emprise dont les marchés et les États disposent sur nos vies. Leur livre Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident se concentre pour sa part sur la souveraineté, qui désigne « la domination exercée, à l’intérieur d’un territoire donné, par une puissance étatique sur la société et sur chacun de ses membres. Autrement dit, c’est le concept d’une forme spécifique de domination, celle de l’État moderne. » (p. 17) Face à l’augmentation des inégalités sous le néolibéralisme avancé, au recul important des libertés démocratiques et au « renforcement des moyens réglementaires, judiciaires, policiers et parfois militaires de la domination » (p. 28), Dardot et Laval soutiennent deux thèses : « en premier lieu, que l’État émerge tardivement dans l’histoire humaine, en second lieu, que les deux traits par lesquels Bodin caractérise la souveraineté (“absoluité” et “perpétuité”) valent exclusivement de l’État moderne au lieu de valoir de tout État » (p. 36). Les auteurs offrent ensuite une enquête généalogique sur la formation de la souveraineté étatique moderne, en esquissant également les contours d’une souveraineté populaire que nous devrions approfondir afin d’affronter les défis de notre époque. Dardot et Laval affirment, en s’inspirant des travaux de l’historien Ernst Kantorowicz, que c’est la « souveraineté pontificale sur l’Église qui servit de modèle direct à la construction de la souveraineté étatique » (p. 85). Dans le contexte de la révolution papale du XIe siècle, Grégoire VII a rédigé le Dictatus papae qui défendait une conception absolutiste du pouvoir, basée sur l’autorité suprême du pape, ce dernier disposant du droit exclusif de « faire de nouvelles lois selon les besoins du temps » (p. 96). Parallèlement, l’élaboration du droit canon et d’un système administratif complexe a donné à l’Église la forme d’un proto-État : « L’Église exécutait aussi ses lois au moyen d’une hiérarchie administrative à travers laquelle le pape gouvernait comme un souverain moderne gouverne à travers ses représentants. » (p. 110) La révolution papale a mené au développement des « royaumes territoriaux séculiers », qui ont pris des formes diverses en Sicile, en Angleterre, en France et dans le Saint-Empire romain germanique (p. 112 et suiv.). Les tensions entre l’Église et l’État se sont aggravées durant cette période, ce qui a encouragé l’émergence du « pontificalisme royal », qui peut être lié au désir des États de renforcer leurs prérogatives face à la papauté (p. 199), à la montée de la corporatio comme fiction juridique (p. 265) et aux enjeux entourant le prélèvement des impôts (p. 266). Le développement d’une « monarchie administrative » au sein des États modernes a inspiré la théorisation de la souveraineté proposée par Jean Bodin, qui la définit comme la « puissance absolue et perpétuelle » d’une chose publique (p. 280). Ce transfert progressif de la souveraineté entre l’Église et l’État ne s’est pas effectué seulement du point de vue conceptuel, mais aussi avec une « rationalité gouvernementale » et des pratiques politiques associées à la raison d’État (p. 304). La centralisation du pouvoir et la « quête illimitée de puissance » sont également liées aux enjeux stratégiques entourant la « balance des forces » dans le monde westphalien en devenir (p. 322-324). Dardot et Laval …