Abstracts
Résumé
Cet article vise à comprendre les représentations des hommes en situation d’itinérance dans les politiques sociales au Québec, ainsi que leurs limites quant à la façon d’appréhender ce phénomène. À partir du concept de masculinité hégémonique, une analyse de différents documents politiques (plans d’action, cadres de référence, portraits de services, politique nationale) portant sur l’itinérance et la santé et le bien-être des hommes a été réalisée. L’analyse a permis d’identifier trois points de tension dans les représentations des hommes en situation d’itinérance : 1) entre majoritaire et non exclusive ; 2) entre homogène et hétérogène ; 3) entre exclusion et auto-exclusion. Cette analyse montre que ces tensions s’articulent autour des conceptions hégémoniques et plurielles des hommes en situation d’itinérance. Ce constat révèle l’influence de la conception normative et homogène de l’hégémonie masculine sur le phénomène de l’itinérance au Québec, ainsi que la tentative de s’en écarter pour laisser place à une reconnaissance plurielle des visages et des réalités de ces hommes.
Mots-clés :
- itinérance,
- hommes,
- politiques sociales,
- masculinité hégémonique
Abstract
This article aims to understand the representations of men experiencing homelessness in Quebec social policies, as well as the limitations in apprehending this phenomenon. An analysis of different policy documents (action plans, guidelines, portraits, provincial policy) focused on men’s homelessness and health and well-being was conducted, mobilizing the concept of hegemonic masculinity. The analysis identified three points of tension in the representations of men experiencing homelessness: 1) between majority and non-exclusive; 2) between homogeneous and heterogeneous; and 3) between exclusion and self-exclusion. This analysis shows that these tensions revolve around both hegemonic and plural conceptions of men experiencing homelessness. This finding reveals the influence of the normative and homogeneous conception of homelessness in Quebec, as well as the attempt to move away from it to a plural recognition of identities and realities of these men.
Keywords:
- homelessness,
- men,
- social policies,
- hegemonic masculinity
Article body
Depuis les dernières années, différentes politiques sociales ont vu le jour afin de lutter contre l’itinérance au Québec. Le concept de politiques sociales peut désigner l’ensemble des mesures législatives, administratives et économiques prises par les gouvernements pour résoudre les problèmes sociaux (Nelson et al. 2021). En ce qui concerne l’itinérance, le gouvernement du Québec a mis en place un cadre de référence (MSSS 2008), trois plans d’action interministériels (MSSS 2010 ; 2015 ; 2021), une politique nationale (MSSS 2014) et une stratégie d’accès aux services de santé et aux services sociaux pour les personnes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir (MSSS 2018). En plus de ces actions provinciales, toutes les régions au Québec ont élaboré, au fil des années, des plans d’action, des portraits de situation, des analyses diagnostiques, des cadres de référence ou des stratégies d’accès afin de mieux comprendre et mieux organiser les services auprès des personnes en situation d’itinérance. Malgré ce déploiement d’initiatives et d’orientations gouvernementales, l’itinérance continue d’affecter un grand nombre de personnes, notamment les hommes (Latimer et Bordeleau 2019).
La Politique nationale de lutte à l’itinérance (MSSS 2014) définit cette dernière comme la combinaison de facteurs structurels, institutionnels et interpersonnels inscrits dans le parcours de vie des personnes menant à un processus de désaffiliation sociale qui se manifeste par la difficulté d’obtenir ou de maintenir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre. Si cette définition a l’avantage d’appréhender l’itinérance comme une expérience complexe caractérisée par un processus d’exclusion sociale (Roy 1995), elle met aussi en lumière comment ce phénomène est de plus en plus marqué par une détérioration des conditions de vie à long terme et par une aggravation des difficultés auxquelles les personnes sont exposées (Roy et Hurtubise 2007). La complexification de ce phénomène concerne l’ensemble des visages de l’itinérance, notamment celui des hommes qui sont particulièrement touchés par ce processus de désaffiliation sociale (Gaetz et al. 2016). Bien que certains travaux documentent l’influence des politiques sociales sur la conception de l’itinérance (Dwyer et al. 2015 ; Clifford, Wilson et Harris 2019), peu d’entre eux se concentrent spécifiquement sur les représentations de l’itinérance qui teintent ces politiques sociales, en particulier celles des hommes.
Recension des écrits
Les travaux sur l’itinérance chez les hommes se concentrent principalement sur les facteurs de risque, sur les problèmes de santé et sur le recours aux services. Pour ce qui est du passage à l’itinérance, la précarité économique sous forme d’un faible revenu, de la perte d’emploi et d’une augmentation des coûts de logement peut conduire les hommes à s’endetter pour payer leur loyer (Hanratty 2017). Devant cette réalité, les hommes peuvent fuir leur situation d’endettement en quittant de façon impromptue leur logement, sans ressources financières pour se stabiliser (Elbogen et al. 2021). En plus de cette précarité économique, les expériences d’incarcération sont identifiées comme un facteur de risque important d’instabilité résidentielle chez les hommes (Herbert, Morenoff et Harding 2015 ; To et al. 2016). À la sortie d’un établissement carcéral, ces derniers peuvent rencontrer des difficultés pour se trouver un emploi en raison de discrimination et des réticences de la part des employeurs à embaucher des personnes ayant fait un passage en prison (Umamaheswar 2022). La honte de retourner dans leur famille à la suite d’une période d’incarcération fait en sorte que certains hommes se retrouvent isolés, sans réseau social pour les aider (Adler 2021).
Au volet des problèmes de santé, la littérature révèle qu’une grande proportion d’hommes en situation d’itinérance rapporte vivre des traumas crâniens (Topolovec-Vranic et al. 2014), de la dépression (Roche et al. 2018 ; Brown et al. 2019), des troubles psychotiques (Brown et al. 2019) et des troubles de stress post-traumatique (Pope, Buchino et Ascienzo 2020). À titre explicatif, les ruptures conjugales (Harding et Roman 2017) ou le décès de partenaires intimes (Crane et Warnes 2010) entraînent de la détresse psychologique chez les hommes, les incitant à abandonner leur logement. Pour compenser ces difficultés psychologiques, certains mobilisent la consommation de substances comme stratégie palliative (Brown et al. 2019 ; Reitzel et al. 2020), ce qui peut amplifier leurs difficultés de santé mentale (Fletcher et Reback 2017). Ces différents problèmes de santé sont susceptibles d’engendrer de la stigmatisation et de pousser les hommes à s’isoler (Winetrobe et al. 2017).
En ce qui concerne le recours aux services, les hommes utilisent peu les services disponibles (Amato et MacDonald 2011 ; Chelvakumar et al. 2017), sinon seulement dans un contexte d’urgence (Barman-Ahikari et al. 2016). Le non-recours aux services chez les hommes en situation d’itinérance peut s’expliquer par les conditions d’accès limitatives aux ressources, par exemple l’exigence de la sobriété (Flores-Aranda et Toussaint 2018). Inspirés par le concept de masculinité hégémonique (Connell 1995) que nous expliciterons dans le cadre conceptuel, des travaux relèvent que certains hommes en situation d’itinérance tentent de démontrer leur autonomie et leur indépendance en souhaitant régler par eux-mêmes leurs problèmes de santé (Amato et MacDonald 2011 ; Dej 2018). Ils peuvent alors attendre d’être au pied du mur, dans l’urgence, pour demander de l’aide et pour consulter les services disponibles (Turchetto 2012 ; Desgagnés 2016). Certains travaux concluent que l’internalisation des normes hégémoniques de la masculinité fait en sorte que les hommes en situation d’itinérance présentent une attitude négative à l’égard de l’aide des professionnel·les de la santé (Nguyen et al. 2012 ; Turchetto 2012). C’est dans ce contexte que certains hommes déploient des stratégies d’adaptation axées sur la criminalité, telles que la vente de drogues, pour subvenir à leurs besoins (Ferguson, Bender et Thompson 2015).
En se concentrant sur les facteurs explicatifs et les défis rencontrés, ces travaux laissent dans l’ombre « l’effet structurant » des politiques sociales (Groleau 1999) sur la conception du phénomène de l’itinérance chez les hommes et sur la configuration des services qui leur sont accessibles. Au Québec, les travaux qui analysent les politiques sociales sur l’itinérance se concentrent soit sur les enjeux de judiciarisation (Bellot et Sylvestre 2017), de santé mentale (Namian 2012) ou d’urbanisation (Parazelli et al. 2013), soit sur des populations spécifiques comme les femmes (Bellot et Rivard 2017), les personnes aînées (Burns et al. 2012) ou les personnes autochtones (Margier 2014). Par conséquent, les représentations des hommes sont peu prises en considération parmi les travaux qui analysent les politiques sociales sur l’itinérance. Comme les politiques sociales peuvent être comprises comme des outils de régulation et de pouvoir, elles révèlent la façon dont les États définissent les problèmes sociaux et les solutions pour y remédier (Lemieux 1989). En se concentrant sur l’analyse des documents politiques, cet article vise à appréhender la façon dont les instances publiques conceptualisent les réalités des hommes en situation d’itinérance et les services qui leur sont destinés.
Cadre conceptuel
À l’instar de Raewyn W. Connell, Jeff Hearn et Michael Kimmel (2005), le présent article s’inscrit dans la perspective théorique des études critiques sur les hommes pour tenter de comprendre les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et entre les hommes eux-mêmes. Dans ce contexte, le cadre conceptuel s’articule autour de la notion de masculinité hégémonique développée par Connell (1995). Initialement, celle-ci s’est élaborée à partir de la notion « d’hégémonie » proposée par le philosophe Antonio Gramsci pour saisir les idéologies dominantes au sein des pratiques quotidiennes qui sont acceptées comme allant de soi (Hearn 2004). Issu de cette conceptualisation, le concept de masculinité hégémonique est défini comme « la configuration de pratiques de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat, garantissant (ou étant censée garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (Connell 1995, 77).
En opposition à un modèle unique et essentialiste de la masculinité, le concept de masculinité hégémonique reconnaît la diversité des significations et la variabilité des formes de masculinités selon les contextes historiques, sociaux et institutionnels. Ancrée dans une lecture dynamique et relationnelle des masculinités, cette perspective théorique tient compte des rapports de pouvoir qui s’inscrivent à la fois dans la domination des hommes sur les femmes et dans la hiérarchisation des différentes formes de masculinités (Connell et Messerschmidt 2015). Pour capter cette pluralité de masculinités en rapport avec la forme dominante, Raewyn W. Connell (1995) identifie trois formes distinctes : la masculinité « complice » qui désigne la reproduction de la masculinité hégémonique sans l’appropriation de toutes les caractéristiques ; la masculinité « subordonnée » qui renvoie aux caractéristiques qui ne correspondent pas à la masculinité valorisée selon l’idéologie dominante (comme les comportements considérés féminins chez certains hommes) ; la masculinité « marginalisée » qui décrit les rapports entre les masculinités des différentes classes sociales (comme les hommes en situation d’itinérance) ou des différents groupes ethniques dominants et subordonnés. Certains travaux basés sur le concept de masculinité marginalisée de Connell (1995) montrent comment les hommes en situation d’itinérance tendent à performer une masculinité hégémonique, comme de blâmer les femmes pour leur situation, de faire preuve d’agressivité et de vouloir compter sur eux-mêmes, pour compenser la perte de caractéristiques sociales dominantes, comme l’accès à un emploi ou l’indépendance financière (Desgagnés 2016 ; Dej 2018).
Dans la foulée de cette conceptualisation, Jeff Hearn (2004) introduit l’idée de l’hégémonie des hommes pour désigner la position de domination du genre masculin dans les sociétés patriarcales. Reprenant cette idée d’hégémonie des hommes, certains travaux mobilisent la notion de « prétention universaliste » pour capter l’invisibilité du genre masculin comme point de référence pour l’ensemble des pratiques sociales (Easthope 1986 ; Bretherton 2017). Par conséquent, le concept de masculinité hégémonique ne vise pas seulement l’identification des formes de masculinités, mais il renvoie aussi à l’étude de la construction de la domination des hommes dans le monde social et la façon dont les hommes sont formés dans un système hégémonique de genre (Hearn 2004). Dans le cadre de cet article, cet ancrage théorique permet de poser un regard critique sur la façon dont les politiques sociales conceptualisent l’itinérance chez les hommes à la lumière des rapports de genre et de la position dominante du genre masculin. L’objectif est de comprendre les représentations des hommes en situation d’itinérance dans les politiques sociales au Québec, ainsi que leurs limites quant à la façon d’appréhender ce phénomène. Finalement, cet article propose quelques pistes de réflexion pour repenser les politiques sociales sur l’itinérance chez les hommes.
Méthodologie
Le présent article s’inscrit dans une plus vaste étude qualitative et participative portant sur la pluralité des trajectoires de vie des hommes en situation d’itinérance (Côté et al. 2023). À partir de la méthode de l’analyse de documents (Altheide et al. 2008 ; Bowen 2009), l’objet consiste en une analyse des représentations produites par les politiques sociales sur l’itinérance et les hommes. De façon générale, la méthode de l’analyse de documents consiste en une procédure systématique de collecte, de révision et d’interprétation du matériel issu de documents imprimés ou électroniques, comme des mots ou des images, afin d’en dégager le sens, le contexte et les processus sociaux (Altheide et al. 2008 ; Bowen 2009). Selon David Altheide Michael Coyle, Katie DeVriese et Christopher Schneider (2008), cette méthode est tout désignée pour étudier les représentations des phénomènes sociaux au sein des politiques sociales, puisqu’elle met l’accent sur la découverte et la description plutôt que sur les relations quantitatives entre des variables.
Le corpus à l’étude s’est organisé ici autour de deux catégories de documents : 1) ceux concernant le phénomène de l’itinérance et 2) ceux concernant la santé et le bien-être des hommes. Pour chacune de ces catégories, différents types de documents ont été consultés, soit des plans d’action régionaux et interrégionaux, des politiques nationales, des cadres de référence, ainsi que des portraits des services effectués par les différents centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) au Québec. Dans l’optique de couvrir le plus largement possible les réflexions politiques menées au Québec sur l’itinérance chez les hommes, les documents ont été collectés à travers l’ensemble des dix-sept régions administratives de la province. Pour y parvenir, la sélection des documents a été réalisée, dans un premier temps, à partir d’une recherche de mots clés sur Google, tels que « plan d’action », « cadre de référence », « plan communautaire », « stratégie d’accès », « itinérance » et « homme ». Dans un deuxième temps, une prise de contact avec différentes personnes responsables des dossiers liés à l’itinérance et à la santé des hommes au sein du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec a permis d’obtenir les documents manquants.
Au total, 85 documents ont été collectés. De ce nombre, 54 ne comportaient aucune mention du phénomène de l’itinérance (N = 45, au sein des documents concernant la santé et le bien-être des hommes) ou des enjeux spécifiques chez les hommes (N = 9, au sein des documents concernant l’itinérance), ce qui fait en sorte que ceux-ci ont été exclus des analyses. Le tableau 1 présente le corpus final qui contient 31 documents, dont 28 provenant des documents concernant l’itinérance et trois provenant de ceux relatifs à la santé et au bien-être des hommes. Les dates de publication des documents consultés varient de l’année 2008 à l’année 2021 (moyenne = 2016 ; médiane = 2019). Le plus grand nombre des documents consultés ont été publiés par le gouvernement du Québec (N = 8) sous forme de cadre de référence, de politique nationale ou de plan d’action interministériel. Trois régions du Québec n’ont pas fait mention des hommes ni de l’itinérance dans les documents consultés, soit Chaudière-Appalaches, Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et Bas-Saint-Laurent.
Pour cet article, l’analyse des documents s’est inspirée de la méthode d’analyse thématique proposée par Glenn A. Bowen (2009). Cette démarche visait à thématiser la façon dont les hommes en situation d’itinérance sont décrits et présentés dans les politiques sociales. Il ne s’agissait pas ici d’analyser les distinctions entre les thèmes mobilisés pour l’ensemble des groupes sociaux, mais de se concentrer uniquement sur les représentations des hommes en situation d’itinérance dans les documents politiques. Dans un premier temps, tous les segments textuels se rapportant aux hommes (au sein des documents concernant l’itinérance) ou à l’itinérance (au sein des documents concernant la santé et le bien-être des hommes) ont été sélectionnés et placés dans un fichier séparé pour chacun des documents consultés. Dans un deuxième temps, l’ensemble de ces segments textuels a été regroupé de manière inductive à l’intérieur de grands thèmes pour organiser le matériel collecté, tels que les réalités des hommes en situation d’itinérance, le rapport des hommes aux services d’aide, les problématiques vécues par ces hommes et les pistes de solutions proposées. Dans un troisième temps, pour chaque thème identifié, les segments textuels ont été comparés afin de faire émerger des catégories conceptualisantes pour qualifier les représentations de l’itinérance chez les hommes au sein des documents politiques. Pour ce travail de conceptualisation, ce processus s’est inspiré de la méthode de Pierre Paillé et Alex Mucchielli (2012, 316) qui définit cette étape comme une « production textuelle se présentant sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche ». Pour soutenir la description des résultats, des extraits des documents consultés sont présentés à titre d’exemple.
Résultats
L’analyse de données a permis d’identifier trois points de tension dans les représentations des hommes en situation d’itinérance : 1) entre majoritaire et non exclusive ; 2) entre homogène et hétérogène ; 3) entre exclusion et auto-exclusion. Ces tensions illustrent toute la complexité des représentations de l’itinérance chez les hommes au sein des politiques sociales au Québec.
Une tension entre une représentation majoritaire et une représentation non exclusive des hommes en situation d’itinérance
Les documents révèlent une tension entre une représentation majoritaire et une représentation non exclusive des hommes en situation d’itinérance. D’un côté, les hommes sont décrits comme étant le groupe social « le plus fortement touché » par l’itinérance. Les documents mobilisent une démarche numérique pour évoquer cette présence accrue des hommes en contexte d’itinérance comparativement aux autres groupes sociaux. Pour étayer ce constat, les documents s’appuient sur des données provenant d’enquêtes quantitatives antérieures (ex. : l’étude de Chevalier et Fournier 1998), de rapports sur le dénombrement des personnes en situation d’itinérance (de 2015 et de 2018) et de rapports internes des organismes sur la fréquentation de leurs services (ex. : le Plan communautaire en itinérance Montérégie 2014-2019). « Sur le territoire de la Montérégie-Centre, une majorité de personnes en situation d’itinérance visible sont des hommes, ce qui concorde avec les tendances observées antérieurement. La plupart de ceux-ci sont entre 30 et 64 ans, c’est-à-dire une tranche d’âge où le potentiel de contribution sociale est important. » (Montérégie, Analyse diagnostique régionale CISSS de la Montérégie-Centre 2019, 4)
D’un autre côté, les documents présentent les hommes comme une catégorie sociale parmi d’autres au sein de l’itinérance. En effet, quelques documents consultés proposent une diversification des visages de l’itinérance au Québec. Ces documents mentionnent que ce phénomène n’est plus considéré comme une réalité exclusive aux hommes. Ils font valoir l’importance de tenir compte des besoins particuliers des autres groupes sociaux, comme les femmes, les jeunes, les personnes aînées, les familles, les personnes autochtones et les personnes LGBTQ+, afin de capter la complexité de l’itinérance : « Les besoins observés sont diversifiés considérant que l’itinérance n’est plus une problématique exclusive aux hommes, il y a des besoins identifiés chez les femmes, les jeunes, les personnes âgées, les familles, etc. » (Capitale-Nationale, Stratégie de partenaires de lutte contre l’itinérance 2011-2014, 21)
Lorsque les hommes sont mentionnés dans les documents, il n’est pas rare qu’ils soient décrits en comparaison aux autres groupes sociaux pour appréhender les variations du phénomène de l’itinérance. En effet, les hommes sont dépeints comme le groupe social de référence pour distinguer les différents enjeux et réalités liés à l’itinérance au sein des autres populations, comme les femmes et les « personnes ayant une identité de genre autre ». Ces points de comparaison portent, entre autres, sur les types d’itinérance (chronique/épisodique, caché/visible), les parcours de vie (violence, pauvreté, décrochage scolaire), les défis rencontrés (soutien social, isolement, enjeux de santé, dépendance) et les stratégies d’adaptation mobilisées entre les hommes et les autres groupes sociaux : « Si l’itinérance est majoritairement une problématique masculine, les femmes n’y échappent malheureusement pas. En plus des facteurs de vulnérabilité (pauvreté, santé mentale et dépendance) qu’elles partagent avec les hommes, les femmes en situation d’itinérance présentent généralement un lourd passé de violence. » (Laval, Plan d’action régional en itinérance 2014-2019, 19)
Une tension entre une représentation homogène et une représentation hétérogène des hommes en situation d’itinérance
Au sein de plusieurs documents, il est possible de constater une tension entre une représentation homogène et une représentation hétérogène des hommes en situation d’itinérance. En effet, les documents consultés évoquent principalement la catégorie d’hommes adultes cisgenres âgés de 30 à 60 ans pour illustrer l’itinérance au masculin. Selon les documents, ce groupe d’hommes serait surtout caractérisé par une itinérance visible et chronique. De façon générale, les documents font référence au fait que les hommes sont principalement connus pour leur présence marquée dans l’espace public, ainsi que pour une situation d’itinérance à long terme ou répétée : « L’itinérance chez les hommes se démarque par une itinérance plus visible et chronique comparativement à celle des femmes et des jeunes. » (Montréal, Stratégie d’accès aux services, 2019, 6)
En plus de ces caractéristiques, les documents révèlent des facteurs communs du passage et du maintien en itinérance chez les hommes. Il est entre autres question de la précarité économique, comme la pauvreté et un faible revenu, ainsi que d’une instabilité domiciliaire, notamment l’insalubrité des logements et des situations d’expulsion. Les documents présentent différentes formes de ruptures institutionnelles qui jalonnent les trajectoires de vie des hommes, comme le décrochage scolaire et les sorties d’établissement carcéral et/ou hospitalier, qui peuvent les mener vers l’itinérance. Enfin, l’isolement social chez ces hommes est décrit comme un facteur important de vulnérabilité dans leurs parcours de vie, notamment sous la forme d’un faible réseau social et de ruptures conjugales. Ce cumul de ruptures sociales et institutionnelles s’expliquerait entre autres par une « culture masculine du repli sur soi » qui pousserait les hommes à s’isoler.
Ils [les hommes] auront pourtant été beaucoup plus nombreux dans leur parcours de vie à décrocher de l’école, à être arrêtés, à développer des problèmes de dépendance et à se retrouver seuls, sans le soutien d’un réseau social. C’est un énorme défi que d’infléchir cette culture masculine du repli sur soi, mais ne rien tenter ne fait pas partie de nos options. Si nous voulons éviter que les hommes les plus vulnérables se retrouvent à la rue, il faut s’attaquer au problème.
MSSS, Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020, 9
À l’opposé, les documents consultés présentent les hommes en situation d’itinérance comme un groupe hétérogène. On mentionne que l’itinérance chez les hommes est caractérisée par un enchevêtrement de multiples défis individuels et structurels qui influencent leurs trajectoires de vie. Dans certains cas, les documents précisent qu’il n’existe pas de trajectoire unique de l’itinérance chez les hommes. Certains font référence au fait que les hommes en situation d’itinérance peuvent présenter des problèmes de santé physique (ex. : maladies chroniques, musculaires ou squelettiques), des problèmes de santé sexuelle (ex. : infections transmissibles sexuellement et par le sang) et des situations de handicap moteur et/ou intellectuel. Les documents mobilisent les termes « juxtaposition », « problèmes croisés », « multiples » et « dynamique » pour désigner cet enchevêtrement de défis dans les trajectoires de vie des hommes : « Les hommes adultes ont représenté et représentent encore aujourd’hui une part importante de la population itinérante. La majorité d’entre eux se retrouvent dans les abris et les refuges. Leur profil est fortement associé à la juxtaposition, à des degrés divers, de problèmes d’alcoolisme, de toxicomanie et de santé mentale. » (MSSS, Politique nationale de lutte à l’itinérance, 2014, 19)
Si les hommes sont souvent campés dans une forme d’itinérance visible et chronique, un seul document mentionne la présence d’une itinérance cachée et nomade. Celui-ci soulève l’idée de la difficulté à comptabiliser ces autres formes d’itinérance pour justifier le fait que ce sont surtout les formes visible et chronique qui sont associées aux hommes. Ces types d’itinérance seraient tout particulièrement présents chez les hommes qui se retrouvent éloignés des grands centres urbains : « Concernant l’itinérance cachée, l’ampleur de ce phénomène est plus difficile à mesurer. Nous savons toutefois que ce type d’itinérance est bien présent, autant chez les femmes que chez les hommes du territoire, ainsi que chez les jeunes. » (Capitale-Nationale, Stratégie de partenaires de lutte contre l’itinérance 2011-2014, 4)
Pour tenir compte de cette hétérogénéité, certains documents recommandent de cibler des groupes spécifiques d’hommes afin d’adapter les interventions selon leurs réalités. À titre d’exemple, il est mentionné l’importance de cibler les hommes autochtones afin « de faciliter leur réinsertion sociale dans leur communauté d’origine ou toute autre communauté de leur choix », les jeunes hommes afin de favoriser « l’émergence d’un réseau social », et les pères en difficulté afin de leur offrir un hébergement permettant « un encadrement plus soutenu ». Il est également proposé de développer des actions adaptées aux contextes des différentes régions au Québec. Par exemple, il est suggéré de poursuivre des actions de repérage auprès des hommes en situation de vulnérabilité, comme ceux en contexte de rupture conjugale ou de perte d’emploi : « Poursuite des actions régionales pour l’adaptation des services à la clientèle masculine afin de repérer des hommes en situation de vulnérabilité, notamment en contexte de rupture d’union, de perte d’emploi, etc., et d’intervenir précocement auprès d’eux. » (MSSS, Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020, 15)
Une tension entre une représentation d’auto-exclusion et une représentation d’exclusion des services chez les hommes en situation d’itinérance
L’analyse des documents illustre une tension entre une représentation en termes d’auto-exclusion et d’exclusion quant aux recours des services chez les hommes en situation d’itinérance. D’un côté, les documents consultés révèlent que les hommes en situation d’itinérance tendent à s’exclure des services qui leur sont offerts durant leur parcours de vie. Ces documents présentent ces hommes comme étant peu enclins à demander de l’aide et préférant chercher par eux-mêmes des solutions à leurs difficultés. Un tel repli sur soi les conduirait à utiliser les services dans une logique d’urgence. Ces documents décrivent par ailleurs les hommes comme de grands utilisateurs des ressources d’hébergement d’urgence ou des services de première ligne : « Les hommes, notamment, auront plutôt tendance à chercher des solutions par eux-mêmes et à demander de l’aide tardivement ou en période de crise, ce qui pourra engendrer une situation de décrochage, que ce soit scolaire, familial ou social. » (MSSS, Plan d’action interministériel en itinérance 2010-2013, 17)
D’un autre côté, les documents mentionnent des barrières institutionnelles qui excluent les hommes en situation d’itinérance du réseau de services. Ces documents décrivent que certaines régions au Québec font face à une offre limitée de services pour les hommes, notamment en matière d’hébergement et de lieu d’accès à « bas seuil ». Ce manque de services forcerait les hommes en situation d’itinérance à se déplacer vers d’autres régions pour obtenir l’aide souhaitée, ce qui, par conséquent, viendrait amplifier leur isolement social. Également, les documents font état d’inadéquation des services disponibles aux besoins des hommes en situation d’itinérance : « L’inadéquation des ressources disponibles qui n’arrivent pas à accueillir correctement les hommes et à leur offrir une aide qu’ils perçoivent comme pertinente, utile et efficace. » (Montréal, Stratégie d’accès, Profil de la population montréalaise, 2019, 11)
D’autres documents décrivent l’importance de miser sur l’accompagnement pour soutenir les hommes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir afin de réduire l’exclusion des services. Cette suggestion d’accompagnement prend la forme d’un soutien lors des périodes de transition à la sortie des établissements, lors de situations soudaines d’appauvrissement ou dans les milieux de vie des hommes. La pertinence d’intégrer des équipes spécialisées au sein des ressources d’hébergement pour offrir des soins en santé physique et psychologique aux hommes est entre autres mentionnée.
La clinique de santé physique de la Mission Old Brewery est un projet concret de rapprochement des services de santé auprès de la population itinérante […] Ce sont les psychiatres qui se rendent directement au refuge pour offrir les soins requis. Du même coup, les hommes référés sont accompagnés par les intervenants du refuge dans une démarche d’insertion sociale visant à les aider à sortir de la rue.
MSSS, Politique nationale de lutte à l’itinérance, 2014, 39
Discussion
L’objectif de cet article était de comprendre les représentations des hommes en situation d’itinérance au sein des politiques sociales au Québec, ainsi que leurs limites quant à la façon d’appréhender ce phénomène. L’analyse qualitative fait ressortir différentes tensions dans les représentations de ce groupe social parmi les documents politiques. Ancrée dans une perspective théorique des études critiques sur les hommes (Connell, Hearn et Kimmel 2005), cette analyse illustre que ces tensions s’articulent autour des conceptions hégémoniques et plurielles des hommes en situation d’itinérance. Ce constat révèle l’influence de la conception normative et homogène de l’hégémonie masculine sur le phénomène de l’itinérance au Québec, ainsi que la tentative de s’en écarter pour laisser place à une reconnaissance plurielle des visages et des réalités de ces hommes.
À l’instar de la notion d’hégémonie (Hearn 2004), les politiques sociales semblent décrire les hommes comme étant le point de référence pour comprendre et penser le phénomène de l’itinérance. En s’appuyant sur les enquêtes quantitatives, les documents les présentent comme étant le groupe social le plus touché par l’itinérance. Or, cette représentation majoritaire des hommes en situation d’itinérance est fortement critiquée par certains travaux qui dénoncent les lacunes méthodologiques de ces dénombrements (Burnes et DiLeo 2016 ; Schneider, Brisson et Burnes 2016). Selon ces études critiques, les enquêtes quantitatives tendent à se limiter à une conception visible et chronique de l’itinérance, ce qui engendre une surreprésentation de certains profils de personnes en situation d’itinérance, dont les hommes, qui occupent majoritairement l’espace public. Cette hégémonie numérique des hommes entraîne un cercle vicieux qui tend à maintenir et à renforcer le fait que l’itinérance est conceptualisée et définie au prisme du genre masculin (Bellot et Rivard 2017 ; Bretherton 2017). Comme Sophie Watson (2000) l’a démontré, cette représentation numériquement majoritaire des hommes fait en sorte que les services sont pensés et orientés vers les besoins de ce groupe social, ce qui, par conséquent, peut expliquer la raison pour laquelle les hommes sont surreprésentés dans les estimations de l’ampleur de l’itinérance.
Cette hégémonie masculine est également révélée dans l’absence de référence aux hommes en situation d’itinérance au sein de plus de la moitié des documents consultés. En effet, 54 documents sur les 85 identifiés dans la présente analyse (soit 63 % du corpus) n’ont fait aucune mention de l’itinérance chez les hommes. Contrairement à certains groupes sociaux, comme les femmes et les personnes LGBTQ+, où leur invisibilisation au sein des politiques sociales sur l’itinérance ont été dépeintes comme un déni de reconnaissance de leurs droits (Bellot et Rivard 2017 ; Norris et Quilty 2021), l’effacement des hommes semble plutôt ici évoquer la « prétention universaliste » de la catégorie masculine (Bretherton 2017). Dans les études critiques sur les hommes, cette notion de prétention universaliste renvoie au fait que la masculinité hégémonique constitue le point de référence invisible de l’humanité tout entière (Easthope 1986). Appliquée à l’itinérance, cette prétention universaliste soulève l’idée qu’il n’est pas nécessaire de nommer explicitement les hommes au sein des politiques sociales sur l’itinérance, car ils sont considérés socialement et administrativement comme la figure normative du phénomène (Bowpitt et al. 2011). En négligeant de nommer les hommes comme catégorie sociale parmi d’autres, les politiques sociales font obstacle à une conception structurelle de l’itinérance caractérisée par des rapports d’oppression. Cet effacement des hommes en situation d’itinérance réintroduit l’oppression du sexisme où le genre masculin est considéré comme intrinsèquement supérieur aux autres genres et, par conséquent, est présenté comme le modèle de référence pour penser l’itinérance.
L’existence de cette conception hégémonique est aussi démontrée par la tendance, au sein des politiques sociales, à brosser un portrait homogène des hommes en situation d’itinérance. Cette vision uniforme et figée fait écho aux travaux qui tendent à réduire l’itinérance chez les hommes à un groupe d’adultes cisgenres, telle que documentée par Stephen Gaetz, Billy O’Grady, Sean Kidd et Kaitlin Schwan (2016). Cette conception homogène fait en sorte de se concentrer sur certains facteurs communs aux hommes pour appréhender l’itinérance, tels que la précarité économique, les ruptures institutionnelles et l’isolement social, qui sont d’ailleurs bien documentés dans les travaux scientifiques (Hanratty 2017 ; Winetrobe et al. 2017 ; Brown et al. 2019 ; Reitzel et al. 2020 ; Adler 2021 ; Elbogen et al. 2021). Si ces facteurs sont importants pour saisir le passage et le maintien en itinérance chez les hommes, ils ne mettent toutefois pas de l’avant les spécificités propres aux différents visages de ce groupe social, comme les hommes de la diversité sexuelle, les hommes trans, les hommes jeunes ou âgés, les hommes racisés, les hommes en situation de handicap et les hommes issus de l’immigration. Par conséquent, cette conception homogène des hommes tend à reproduire les systèmes d’oppression du sexisme, du racisme, du cisgenrisme, de l’âgisme et du capacitisme dans la façon de saisir l’itinérance chez ce groupe social. À l’instar des analyses de Connell (1995), cette vision homogène de l’itinérance masculine au sein des politiques sociales s’ancre dans une perspective unique et essentialiste du genre où les hommes sont présentés comme un groupe unifié par le partage de caractéristiques communes. Ultimement, l’effacement des hommes derrière cette vision « générique » laisse peu de place à comprendre la spécificité et la diversité de l’itinérance chez ce groupe social.
À l’opposé, les documents analysés illustrent une volonté de rompre avec cette conception hégémonique en présentant une conception plurielle de l’itinérance chez les hommes. En effet, les documents illustrent que l’itinérance n’est pas exclusive aux hommes, mais que d’autres groupes sociaux sont aussi touchés par cette situation de vie, comme les femmes, les jeunes ou les personnes âgées, les familles, les personnes autochtones et les personnes LGBTQ+. Ces documents évoquent la complexité de ce phénomène pour rendre compte de la pluralité des visages, cela faisant écho aux travaux qui soulèvent la détérioration et l’aggravation des difficultés vécues en contexte d’itinérance (Roy 1995 ; Roy et Hurtubise 2007). Toutefois, comme notre analyse se concentrait sur la façon dont les hommes sont représentés dans les politiques sociales, il nous est apparu assez surprenant que ces derniers soient discutés à l’aune d’autres catégories sociales. Si cette stratégie semble traduire une volonté de rompre avec une conception normative du genre masculin, cette comparaison soulève néanmoins l’idée que les réalités des hommes en situation d’itinérance constituent l’étalon de mesure de l’itinérance. Cette technique de comparaison semble donc reproduire l’idée de l’hégémonie des hommes comme conception dominante de l’itinérance, tout en présentant les autres groupes sociaux comme marginaux dans la compréhension de ce phénomène.
Cette conception plurielle est aussi présente dans le fait que certains documents reconnaissent une diversité de profils chez les hommes en situation d’itinérance. Au-delà de la représentation homogène et figée des hommes adultes cisgenres en situation d’itinérance, quelques documents témoignent d’une hétérogénéité dans le vécu des réalités chez les hommes, comme l’existence de l’itinérance cachée et d’un enchevêtrement de multiples défis individuels et structurels dans leurs trajectoires de vie. D’ailleurs, certains documents évoquent la nécessité d’adapter les différents services aux besoins des pères, des hommes autochtones et des jeunes. Cette prise en considération d’une pluralité d’expériences chez les hommes en situation d’itinérance renvoie à la perspective théorique de Connell (1995) qui reconnaît la diversité des significations et la variabilité des formes de masculinités. Toutefois, cette représentation plurielle des réalités chez les hommes en situation d’itinérance est peu conceptualisée en termes de rapports de pouvoir au sein des politiques sociales. Si les pères, les hommes autochtones et les jeunes éprouvent des besoins différents, c’est qu’ils sont exposés à des expériences de privilèges et d’oppression distinctes des hommes adultes allochtones cisgenres (Hartog et Sosa-Sanchez 2014). Or, ces distinctions entre ces différents visages de l’itinérance masculine ne sont pas discutées au sein des politiques sociales. Bien que ces documents révèlent les différents problèmes vécus par les hommes en situation d’itinérance, ils négligent de lier ces statuts minorisés aux enjeux structurels qui participent à leur processus de désaffiliation sociale.
La conception plurielle est également illustrée dans les documents qui présentent l’itinérance comme une condition de marginalisation chez les hommes. Sans en faire mention explicitement, les politiques sociales tendent à décrire l’itinérance comme une situation de vie dévalorisante qui contraint les hommes à faire l’expérience d’une masculinité marginalisée, telle que décrite par Connell (1995). Faisant écho à certains travaux scientifiques (Winetrobe et al. 2017 ; Adler 2021), les politiques sociales mettent de l’avant que la « culture masculine du repli sur soi » pousserait les hommes à s’isoler socialement. Cette réflexion sur la culture masculine montre que les politiques sociales appuient l’idée d’une pluralité de formes de masculinités, ainsi que des rapports de hiérarchisation entre ces configurations, comme Connell (1995) le soutient. En mobilisant le concept de culture masculine, ces documents rendent compte de la figure hégémonique de la masculinité, marquée notamment par les images de pourvoyeur, de débrouillardise et d’autonomie, auxquelles les hommes en situation d’itinérance arrivent difficilement à correspondre en raison de leurs conditions de vie marginalisées (Amato et MacDonald 2011 ; Turchetto 2012 ; Desgagnés 2016 ; Dej 2018). Cette conception de la masculinité marginalisée se manifeste d’ailleurs dans les politiques sociales lorsqu’il est mentionné que les hommes en situation d’itinérance tendent à s’organiser par eux-mêmes pour démontrer une certaine autonomie, jusqu’à retarder le plus longtemps possible la consultation des services. À l’instar des travaux d’Erin Dej (2018), cette description d’une culture masculine révèle donc que les conditions de vie de l’itinérance entraînent la création d’une image stigmatisante de l’homme défavorisé et disqualifié qui pousse les hommes à mettre en place des stratégies pour compenser cette masculinité marginalisée.
Cependant, cette notion de culture masculine dans des documents politiques évoque une conception normative du genre où, comme le propose Connell (1995), la masculinité correspondrait à des rôles sociaux qui doivent être incarnés par les hommes. Sans référence à la notion de « rapport de pouvoir », cette analyse en matière de culture masculine peut tomber dans le piège d’une psychologisation des traits masculins, comme le repli sur soi (Connell et Messerschmidt 2015), plutôt qu’une conception de l’itinérance masculine basée sur les pratiques structurelles et institutionnelles qui permettent de prolonger des rapports de domination et de marginalisation entre les hommes. Concrètement, en ne définissant pas cette notion de culture masculine, les politiques sociales peuvent laisser croire que tous les hommes sont affectés de la même façon par le modèle hégémonique de la masculinité, ce qui ne tient pas compte d’une conception plurielle qui reconnaît la diversité des privilèges et des oppressions vécues par les hommes aux statuts minorisés. D’ailleurs, les recommandations émises dans les politiques sociales n’abordent pas l’importance de lutter contre les rapports inégaux de genre comme stratégie de prévention et d’intervention à l’égard de l’itinérance chez les hommes.
À la lumière de ces constats, nous souhaitons proposer quelques pistes de réflexion pour bonifier les politiques sociales concernant les hommes en situation d’itinérance. La présente analyse fait voir l’importance de nommer explicitement les hommes dans les politiques sociales en itinérance, sans toutefois introduire des rapports de comparaison avec les autres groupes sociaux. Cette recommandation ne vise pas à réintroduire le masculin comme hégémonie de l’itinérance, mais à illustrer justement que ce phénomène n’est pas uniquement l’apanage des hommes et que chaque groupe social comporte des enjeux et des besoins spécifiques et dynamiques. Également, les constats de la présente étude pointent vers la nécessité d’inclure une conception de l’itinérance ancrée dans une analyse des rapports de genre. Si l’analyse différenciée selon le genre (ADS et ADS+) constitue un outil pertinent pour appréhender, développer et bonifier les politiques sociales (Secrétariat à la condition féminine 2023), cette analyse sur la base du genre est pratiquement mobilisée juste pour mettre en lumière les rapports d’oppression vécus par les femmes (Bowpitt et al. 2011). Ce type d’analyse permettrait de cibler des actions structurelles pour lutter notamment contre l’oppression du patriarcat afin de mieux prévenir l’itinérance, tant chez les hommes que chez les autres groupes sociaux touchés par ce phénomène.
Conclusion
Dans le cadre de la présente étude, la méthode de l’analyse de documents a permis d’appréhender différentes tensions dans les représentations des hommes en situation d’itinérance au sein des politiques sociales au Québec. À partir des études critiques sur les hommes (Connell, Hearn et Kimmel 2005), l’analyse qualitative illustre que les politiques sociales s’articulent en tension autour des conceptions hégémoniques et plurielles des hommes en situation d’itinérance. Tout en s’intéressant à la pluralité des réalités des hommes et de l’influence de l’itinérance sur la masculinité marginalisée, les politiques sociales tendent parallèlement à reproduire une figure unique et figée du phénomène au prisme du genre masculin. Si les politiques sociales semblent vouloir s’écarter d’une conception normative et homogène de l’itinérance chez les hommes, la position de domination du genre masculin dans les sociétés patriarcales s’insère cependant dans la façon dont les documents étatiques appréhendent ce phénomène. À l’instar de certains travaux (Bellot et Rivard 2017 ; Bretherton 2017), cette conception hégémonique de l’itinérance masculine dans les politiques sociales soulève l’idée que l’État québécois tend à planifier ses réponses et ses services en se basant sur les caractéristiques et les besoins des hommes adultes cisgenres allochtones. Ce faisant, il est à craindre que cette conception hégémonique perpétue un cycle de domination où les autres visages de l’itinérance continuent de se retrouver invisibilisés dans les services publics. La présente étude soulève l’importance de mieux intégrer une analyse en termes de rapports de genre au sein des politiques sociales afin de rompre avec une conception où les hommes sont présentés comme la figure hégémonique de l’itinérance.
Appendices
Notes biographiques
Philippe-Benoit Côté (Ph.D.) est professeur au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur l’accès et les barrières structurelles aux services de santé sexuelle chez les jeunes en situation d’itinérance, ainsi que sur les trajectoires de vie expliquant le passage et le maintien des personnes en situation d’itinérance (jeunes, LGBTQ+, femmes, hommes). Il a dirigé le projet de recherche « La pluralité des trajectoires de vie chez les hommes en situation d’itinérance : mieux comprendre pour mieux arrimer les activités de prévention et d’intervention à leurs besoins ».
Ariane Brisson (B.A.) est étudiante à la maîtrise au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal. Son mémoire porte sur la planification et l’évaluation d’une formation pour amener les personnes intervenantes à aborder la sexualité de façon globale, positive et anti-oppressive avec les jeunes en situation d’itinérance.
Sue-Ann MacDonald (Ph.D.) est professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle mène des travaux sur différentes problématiques vécues par les personnes en situation d’itinérance, comme la santé mentale, la judiciarisation, l’accès aux services et la prévention.
Pierre Pariseau-Legault (Ph.D.) est professeur au Département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais. Il travaille sur la judiciarisation de la déviance et des problèmes sociaux, ainsi que sur le travail relationnel en contexte de coercition.
Annie Fontaine (Ph.D.) est professeure à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval. Elle mène des travaux sur le travail de rue, l’action communautaire jeunesse, les différentes réalités vécues par les jeunes en situation de vulnérabilité et les transitions à la vie adulte.
Lisandre Labrecque-Lebeau (Ph.D.) est chercheuse au CREMIS-CAU (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté – Centre affilié universitaire) et professeure affiliée au Département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais. Elle s’intéresse à la normativité sociale et aux formes quotidiennes de la conformité.
Dahlia Namian (Ph.D.) est professeure à l’École de service social de l’Université d’Ottawa. Elle effectue des travaux sur l’analyse des problèmes sociaux et des pratiques d’intervention en contexte de vulnérabilité, d’exclusion et de marginalité avancée.
Jorge Flores-Aranda (Ph.D.) est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Il réalise des recherches sur le mieux-être et la santé des minorités sexuelles et de genre.
Céline Bellot (Ph.D.) est professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle dirige depuis vingt ans différentes recherches sur les questions entourant l’itinérance qui ont été conduites le plus souvent dans une perspective participative ou partenariale.
Carolyne Grimard (Ph.D.) est professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle réalise des travaux sur l’extrême pauvreté, ainsi que sur les processus de fidélisation aux dispositifs d’aide.
Catherine Chesnay (Ph.D.) est professeure à l’École de travail de l’Université du Québec à Montréal. Elle effectue des travaux sur les expériences et les sanctions des personnes en situation de marginalité et d’exclusion.
Élisabeth Greissler (Ph.D.) est professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle réalise des travaux sur l’itinérance, les actions collectives et les conditions d’accès au logement auprès des populations marginalisées.
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