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Au Québec, plusieurs débats polarisés, comme ceux sur les accommodements raisonnables (2006-2008), sur la loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État) ou sur le racisme systémique, ont mis en visibilité l’expression de plus en plus décomplexée et banalisée de discours néoracistes, populistes identitaires et complotistes dans l’arène publique, autant dans la presse d’opinion mainstream que dans les médias sociaux, où les groupes ultranationalistes et extrémistes se sont multipliés depuis 2006 (Potvin 2008 ; 2017a ; Potvin et Mathelet, 2019; Nadeau, Geoffroy et Hiba 2021). Des discours considérés offensants et marginaux il y a quinze ans ont progressivement pénétré les médias d’information mainstream, en participant à la construction de polémiques et de « paniques morales » (Cohen, 2002) par divers cadrages polarisants. Ce phénomène est en partie attribuable à la place grandissante qu’occupent les discours d’opinion dans tous les médias – chroniques, blogues, plateformes –, ce qui accentue la part de subjectivité et d’affects par rapport aux formes journalistiques plus factuelles. Si, par « déférence épistémique », les tâches de nomination de l’actualité et de filtrage de l’information sont encore déléguées à des experts et à des journalistes professionnels par les citoyens (Kaufmann 2006), les médias et le Web mêlent davantage les voix des profanes et des experts. On assiste à l’érosion d’une frontière claire entre discours marginal et discours dominant (Barkun 2015 ; Mandeville 2022). Des idées stigmatisées se retrouvent sur des canaux qui touchent un public de masse et entrent dans le mainstream des médias traditionnels et dans la culture dominante (Barkun 2015). Ainsi, la place grandissante de l’opinion et d’Internet, la méfiance populaire envers les autorités, l’élimination des « sentinelles » qui filtrent l’information et les processus de convergence et de multipostages auraient facilité la migration de discours populistes et complotistes vers les médias dominants et la sphère politique, avec des effets de pseudo-confirmation et de légitimation (ibid.).

Afin d’illustrer la dé-marginalisation des discours populistes de droite, le présent article s’intéresse à la convergence sémantique entre le discours d’un chroniqueur néoconservateur dans un média mainstream – Mathieu Bock-Côté (MBC), dans ses chroniques au Journal de Montréal (JDM) – et la rhétorique de trois groupes populistes identitaires, marginalisés par les médias eux-mêmes : La Meute, la Fédération des Québécois de souche (FQS) et Horizon Québec Actuel (HQA). Plutôt marginalisé il y a quinze ans, MBC intervient désormais dans les médias dominants où ses discours contribuent à démarginaliser le populisme et l’imaginaire complotiste, notamment par son récit mythique de la nation québécoise et ses cadrages polarisants et victimaires.

Leurs discours respectifs lors de deux polémiques publiques survenues entre 2017 et 2020 sont analysés : la Commission sur le racisme systémique et la loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État). Ces polémiques ont mis en visibilité à quel point le racisme est un concept politiquement contesté au Québec, faisant l’objet de luttes symboliques récurrentes dans les débats publics et les rapports de « concurrence nationale » Québec–Canada (Potvin 2017b ; Pierre et Bosset 2020). Deux objectifs sont visés : 1) analyser la présence d’éléments discursifs des rhétoriques populiste, néoraciste et complotiste dans les chroniques de Mathieu Bock-Côté lors de ces deux débats, en relevant les principaux cadrages ; et 2) dégager d’éventuelles convergences avec les cadrages et les rhétoriques des administrateurs de pages Facebook des trois groupes ultranationalistes sur ces débats, groupes qui structurent l’agenda setting de leurs plateformes. À notre connaissance, il n’existe pas d’analyse des convergences entre les discours de MBC dans un média mainstream et ceux de groupes marginalisés dans l’espace public au Québec. Cette analyse permet donc de questionner le déplacement de la « norme » d’acceptabilité sociale des discours offensants, ainsi que les rhétoriques qui lient les néoconservateurs, l’extrême droite et les mouvances complotistes, qui se nourrissent mutuellement et se co-constituent[2] (Amarasingam et Argentino 2020 ; Crawford et Keen 2020).

L’article rappelle d’abord le contexte des deux débats et le profil des interactants (MBC et les trois groupes). Il expose ensuite le cadre d’analyse, qui repose sur la théorie de l’agenda setting et des « cadrages discursifs », ainsi que sur les principes élémentaires des rhétoriques populiste, néoraciste et complotiste. Par la suite, il présente le corpus étudié et l’analyse des discours, en faisant ressortir, pour chaque débat, les principaux éléments de ces rhétoriques et les convergences, ou non, des discours.

Rappel des deux débats et du profil des interactants à l’étude

En mai 2016, des intellectuels et des citoyens demandent au gouvernement du Québec de tenir une Commission d’enquête sur le racisme systémique au Québec (CERSQ). Le gouvernement refuse d’abord, mais fait volte-face en décembre 2016. Le 20 juillet 2017, la démarche est officialisée et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) est chargée de son organisation. Ce projet de commission d’enquête suscite un vif débat public, au moment où la CDPDJ vit des problèmes de gouvernance. Le gouvernement retire le mandat à la CDPDJ et décide de rebaptiser l’exercice « Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination », évacuant toute mention au racisme systémique. Cette question n’a d’ailleurs pas été abordée lors du forum (en décembre 2017). Insatisfaits, des groupes communautaires ainsi que la Ville de Montréal lancent ensuite leurs propres consultations sur le racisme systémique. Depuis, le débat sera réanimé à plusieurs reprises dans les médias, soit en raison d’événements racistes[3], soit par des chroniqueurs populistes qui accusent leurs adversaires d’être des « wokistes », ou soit parce que le Premier ministre François Legault refuse obstinément d’utiliser le concept et de reconnaître son existence au Québec.

Le projet de loi 21 s’inscrit quant à lui dans la continuité d’une série de débats sur la laïcité et la neutralité religieuse de l’État au Québec depuis 2006, année où l’enjeu des « accommodements raisonnables » se transforme en « crise », et donne naissance dans l’urgence à la commission Bouchard-Taylor (Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles) en 2007. En 2013, le projet de « Charte des valeurs québécoises » du gouvernement du Parti québécois, qui n’a pas été adopté, prévoit l’interdiction du port de signes religieux « ostentatoires » et l’obligation du « visage à découvert » à tous les employés de l’État, ce qui ravive les tensions identitaires. Le Parti libéral dépose en 2016 le projet de loi 62, moins restrictif, qui force l’octroi de services publics « à visage découvert ». En 2018, la Coalition Avenir Québec (CAQ) remporte une victoire électorale décisive et fait adopter, en juin 2019, la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21), qui prévoit notamment l’interdiction du port de signes religieux par les employés de l’État « en position d’autorité » dans l’exercice de leurs fonctions. Elle reprend les recommandations du rapport Bouchard-Taylor, qui suggéraient l’interdiction de signes religieux pour les policiers, les juges et les gardiens de prison, mais la loi ajoute le personnel enseignant et les directions d’écoles. La loi 21 est adoptée sous bâillon et son caractère discriminatoire est tellement établi qu’il impose au gouvernement d’avoir recours à la clause dérogatoire (qui soustrait la loi aux chartes québécoise et canadienne des droits et libertés pour cinq ans) afin d’échapper à des poursuites en raison de la discrimination qu’elle opère. Le gouvernement use ainsi de procédés antidémocratiques pour porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux de certaines minorités, en s’appuyant sur les « caractéristiques propres de la nation québécoise » telles qu’affirmées dans le « Préambule » de la loi, excluant du coup de la nation ces personnes jugées « inassimilables ». À la veille du dépôt, plusieurs syndicats et centres de services scolaires annoncent qu’ils n’appliqueront pas la loi, et des municipalités demandent d’en être exemptées. Des poursuites devant les tribunaux sont toujours en cours et, le 20 avril 2021, le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure rend un jugement qui reconnaît en partie la constitutionnalité de la loi 21, mais qui critique fermement, aux paragraphes 768 à 770, le choix du législateur québécois de recourir à la clause dérogatoire, qui suspend les droits et libertés. La Cour reconnaît par ailleurs l’inconstitutionnalité de l’article 8 de la loi, qui stipule qu’un « membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage découvert », car il contrevient à l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, lequel prévoit que « [t]out citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales[4] ». La Cour conclut aussi que la loi 21 viole l’article 23 de la charte canadienne, qui accorde des droits constitutionnels aux minorités linguistiques dans la gestion de leurs écoles[5].

Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté a beaucoup participé à ces polémiques entre 2017 et 2019, notamment dans ses chroniques hebdomadaires au Journal de Montréal et au Journal de Québec. Il collabore par ailleurs à l’émission La Joute à TVA et fait de nombreuses apparitions sur divers plateaux de télévision (Radio-Canada, LCN, TVA) et sur les ondes de stations radio (ICI Première et QUB). Il est également très actif en France : il publie dans Le Figaro, anime une émission hebdomadaire sur la chaîne CNews et une autre sur la chaîne de radio Europe 1. En 2018, le magazine L’actualité classait le chroniqueur au 61e rang des « 100 personnalités les plus influentes » du Québec (L’actualité 2018). Il a plusieurs publications à son actif, et deux essais lui ont été consacrés (Fortier 2019 ; Mercier 2012). Ses interventions sont largement relayées dans les médias sociaux par les groupes ultranationalistes, dont la Fédération des Québécois de souche, La Meute et Horizon Québec Actuel, desquels MBC a souvent cherché à se dissocier, notamment après l’attentat à la mosquée de 2017. Nous avons choisi pour notre analyse ces trois groupes en raison de leur visibilité durant la période 2017-2019 : échos dans les médias traditionnels, nombre de membres, manifestations et forte présence sur le Web, notamment lors des polémiques à l’étude[6]. D’abord, la FQS, lancée sous forme de site Web en 2007, à l’occasion de la crise des accommodements raisonnables, est ouvertement inspirée de forums néonazis (dont Stormfront aux États-Unis) et du Mouvement national-socialiste français (MNSF). La FQS prône un « nationalisme blanc » (de l’Église, 2016 ; Nadeau, Geoffroy et Hiba 2021) et n’hésite pas à s’associer à d’autres groupes suprémacistes, comme Atalante Québec et Légion nationale[7]. Elle se veut d’abord une plateforme idéologique ultranationaliste rassemblant divers groupes suprémacistes blancs du Québec. Son action prend principalement la forme d’actes de propagande, via sa page Facebook, son site Web, le magazine Harfang et, parfois, des campagnes d’affichage. La FQS organise également des conférences, notamment avec l’écrivain et suprémaciste blanc Jared Taylor (2013), et des représentants du parti fasciste italien CasaPound (en 2015 et 2016)[8]. Le groupe a organisé des manifestations à Montréal et à Trois-Rivières avec d’autres groupes, mais à partir de 2013 il se consacre davantage à ses activités culturelles et de propagande en ligne[9].

La Meute, fondée en 2015, est animée par des vétérans des Forces armées canadiennes, qui s’inquiètent de l’« islamisation de la société » québécoise, canadienne et occidentale[10]. Son existence politique est ponctuée de manifestations, comme celle du 20 août 2017 à Québec contre l’arrivée des demandeurs d’asile et celle du 25 novembre 2017 contre la Commission d’enquête sur le racisme systémique. En 2017 et 2018, La Meute enchaîne une série d’actions locales et nationales : intrusions lors d’événements politiques ou scientifiques, manifestations devant les parlements de Québec et d’Ottawa, défilés en voiture dans les rues. Lors de la campagne électorale québécoise de 2018, des membres vandalisent des locaux électoraux de Québec solidaire, du Parti libéral et du Parti québécois (Thivierge 2018). Durant cette période, La Meute se déploie sur plusieurs plateformes Facebook, dont des groupes privés et un groupe public, où des nouvelles sont affichées[11]. Enfin, La Meute lance en 2018 un manifeste regroupant ses revendications, entre autres la fin de l’immigration « illégale », l’interdiction du port du hijab et du niqab, et l’importance de faire passer les « Québécois d’abord », par le biais de programmes d’aide aux aînés et aux vétérans.

Enfin, Horizon Québec Actuel est mis sur pied en 2016 par deux ex-militants du Parti québécois, Alexandre Cormier-Denis et Philippe Plamondon, dont la ferveur pour le Front national (maintenant Rassemblement national) avait été rendue publique (Agence QMI 2016). Les principaux collaborateurs d’HQA disposent de nombreuses tribunes, dont la chaîne YouTube Nomos.TV, leur propre site Internet et la plateforme médiatique Vigile.net. Sorte de branche québécoise du Rassemblement national, HQA s’en prend principalement à l’« immigration de masse » et au « multiculturalisme canadien ». Bien que Cormier-Denis se soit présenté aux élections partielles dans la circonscription de Gouin, en mai 2017, le groupe est d’abord une organisation de propagande, qui tente de faire la promotion d’un ultranationalisme sur ses plateformes (Radio-Canada 2017). HQA a des affinités avec QAnon (Nadeau, Geoffroy et Hiba 2021), qui a joué un rôle central dans l’assaut du Capitole américain du 6 janvier 2021, ce qui témoigne de liens entre groupes populistes identitaires et mouvances complotistes à travers le monde (Bond et Neville-Shepard 2021).

Cadre conceptuel et approche

Pour analyser ces discours sociaux, notre cadre théorique puise dans une approche constructiviste du néoracisme, du populisme et du complotisme, de leurs articulations et rhétoriques, ainsi que dans l’analyse critique du discours (Wodak 2009) et la théorie des cadrages (Entman 1993 ; 2004).

Depuis Colette Guillaumin (1972) et Albert Memmi (1994) jusqu’aux théoriciens de la critical race theory aujourd’hui, l’approche constructiviste définit le racisme comme un processus de construction sociale de différences arbitraires (réelles ou imaginaires), essentialisées et dévalorisées, découlant d’un rapport de pouvoir et servant à justifier une infériorisation, une exclusion ou une agression de l’Autre (le minoré) pour assurer ou légitimer une dominance. Comme les catégories (ou marqueurs) de racisation sont socialement construites et historiquement contingentes, certains groupes sont devenus racisés dans des contextes sociohistoriques donnés, alors que d’autres ont graduellement cessé de l’être en gagnant leur admission dans la nation (et la « blanchité ») (Hage 2000 ; Eid 2018). Le fondement de ce processus est souvent émotionnel, lié à un sentiment d’être menacé dans ses privilèges, son prestige, ses biens, sa sécurité, son identité et qui se traduit par la haine, la colère ou le désir de détruire, d’inférioriser ou d’exclure la menace pour défendre son « dû », réel ou potentiel (Potvin 2017b).

En raison de l’illégalité et de l’illégitimité du racisme à l’ère des droits de la personne, le discours du « néoracisme » est plus implicite, indirect et symbolique, fondé sur des critères de différenciation à l’apparence plus légitime (Balibar 1988 ; Potvin 2017a ; 2017b). Il se veut aujourd’hui égalitaire, démocratique, « respectable » et « raisonnable » (Antonius 2002 ; Meddaugh et Kay 2009), parlant non plus de « races », mais d’ethnicité et de nation (Guillaumin 2002 ; Eid 2018). Le néoracisme condamne les formes flagrantes de racisme, jugées socialement inacceptables au regard des droits de la personne, mais explique les rapports sociaux « problématiques » par des différences culturelles « inassimilables » et trouve ses justifications dans des arguments puisés à même la conception universaliste et libérale[12]. Il réduit le racisme à des cas pathologiques et isolés, en occultant les rapports inégaux de pouvoir et leurs effets systémiques. Les minoritaires ne sont plus construits comme biologiquement inférieurs mais comme inassimilables[13], porteurs de différences pathologiques, irréductibles et naturalisées. Ses logiques de différenciation et d’infériorisation servent moins aujourd’hui à justifier l’exploitation économique ou la colonisation qu’à exclure ou dégrader des pratiques culturelles pour préserver la nation et son identité, les droits « acquis » par l’histoire, la « blanchité » et les valeurs démocratiques (Potvin, 2017b). Le néoracisme se déploie davantage sur un mode symbolique et imaginaire, sans contacts réels entre les membres des différents groupes.

Populisme et complotisme puisent dans le néoracisme. Ils s’alimentent mutuellement et partagent des principes communs, visibles dans leur rhétorique. Pierre-André Taguieff (2006 ; 2007) appréhende autant le racisme que le populisme et le complotisme comme des processus sous forme de continuums, qui vont de la peur (le racisme « ordinaire », inconscient et éclaté) à des formes plus idéologiques (racisme élaboré), lorsqu’ils reposent sur des explications et des justifications rationalisantes, totales et donc rassurantes. Les affects y jouent un rôle central. Ainsi, la rhétorique populiste s’appuie sur la peur du déclassement du rang social de sa communauté, une conviction que l’identité traditionnelle est menacée par l’immigration ou par un groupe particulier, et que le système politique est incapable de traiter les demandes sociales du peuple (Wieviorka 1993). Cette peur se manifeste particulièrement chez ceux qui vivent des processus de chute sociale et qui se sentent sans pouvoir ou impuissants face à leur destinée ou à l’anomie. Cette rhétorique repose sur le sentiment d’une distance entre le peuple et les pouvoirs et condamne les élites corrompues et détachées des intérêts du peuple. Pour abolir cette distance, il mythifie le passé et l’identité nationale en une communauté « unitaire », qui résiste à l’anomie et à la déstructuration du social par la logique de marché, la mondialisation, l’immigration et le pluralisme. Le discours populiste propose de recomposer ce qui se défait, pour (re)fusionner le social, le politique et le culturel, ce qui crée souvent des leaders charismatiques, capables de concilier discursivement ces contradictions de façon mythique et d’incarner une synthèse du passé et de l’avenir, de l’identité et du changement. Cette opposition entre le peuple et les élites réapparaît « quand un rapport social est inégalitaire […] quand la démocratie échoue à offrir un espace d’échanges libres » (Kaufmann 2019). Certains citoyens se croient ainsi en « état de légitime défense », luttant contre l’imposition d’un pouvoir qui empêcherait la voix du peuple et qui décomposerait l’identité nationale, les valeurs et les (droits) acquis de l’histoire (Potvin 2017b).

Le discours populiste puise donc clairement dans la rhétorique néoraciste et la « grammaire de la stigmatisation » (Brugidou et Kaufmann 2020). En plus de réduire une personne réelle en un exemplaire catégoriel (la marque), le processus de stigmatisation discursive dépersonnalise, dégrade ou disqualifie, en articulant une opposition entre le normal et le déviant. La marque (Guillaumin 2002) ou le stigmate est en fait la manifestation d’un rapport social asymétrique entre deux collectifs : le Nous, le peuple ou la nation, et le Eux, cette « masse interchangeable et homogène des anonymes… » (Brugidou et Kaufmann 2020, 34).

Mais la rhétorique populiste repose souvent sur une logique néoraciste plus différentialiste qu’inégalitaire, cherchant moins à inférioriser un groupe qu’à l’exclure pour conserver une unité culturelle présumée[14], se défendant ainsi d’être raciste (disclaimer). Priscilla M. Meddaugh et Jack Kay (2009) ont analysé ces mutations dans le discours de groupes extrémistes qui opèrent une « cyber transition » entre le discours de haine traditionnel et le néoracisme, « raisonnable » ou « respectable » (Antonius 2002), un discours tempéré ou euphémisé pour attirer le public. La négation du racisme est l’un des mythes du néoracisme : il repose sur l’idée que le racisme est une forme pathologique, portée par un individu malade, un acte isolé et volontaire, une violence marginale et non systémique (Potvin 2004 ; 2017b ; Eid 2018 ; Romani 2020). Cette conception colour blind de vivre dans une société postraciale, où le racisme ne peut donc être systémique, tend à occulter les rapports inégaux de pouvoir, d’oppression et de domination, qui perdurent sous des formes inconscientes, subtiles ou occultées. Au Québec, cette conception s’appuie notamment sur un récit national des Canadien·nes français·es ayant été historiquement « minorés·es » et constituant une minorité postcoloniale subalterne au Canada (Potvin 2017b). Elle explique aussi l’émergence d’un nationalisme plus conservateur, qui pose davantage le groupe majoritaire en « victime » de ses minorités (Eid 2018), tout en attribuant au multiculturalisme canadien la responsabilité historique de cette « menace », en plus des échecs référendaires.

[L]es réactions épidermiques que suscitent au Québec les lectures systémiques du racisme s’expliquent aussi par le souci du groupe majoritaire de préserver une image « nationale » de soi positive dans un contexte où, au cours des dernières décennies, le racisme a été fréquemment présenté, dans la presse anglo-canadienne, comme une composante inhérente au nationalisme québécois et, par extension, à la « culture » québécoise, un procédé naturalisant relevant, ironiquement, de la racisation (Potvin, 1999)

Eid (2018, 136)

Le populisme comporte aussi en « latence » les éléments du complotisme, lorsque la peur se transforme en paranoïa, en fantasme et en des formes plus mythiques. Ces constructions mentales visent à donner à des événements « un semblant de logique », à « mettre de l’ordre » (Barkun 2015), et font du complot la matrice interprétative de tout événement. P.A. Taguieff (2006), inspiré de Michael Barkun (2003), distingue quatre principes élémentaires structurant l’imaginaire et les discours conspirationnistes : 1) il n’y a pas vraiment de hasard ou de coïncidence ; 2) des intentions mauvaises, malveillantes et cachées programment les événements ; 3) tout est caché, invisible et malhonnête – il faut tout démasquer ; 4) tout, ou presque, est lié par des interconnexions dissimulées. Ces principes se déclineraient sous quatre formes ou paliers : la peur, l’hypothèse, l’idéologie et le mythe du complot (ibid.). La peur du complot latent est souvent rapidement relayée par l’hypothèse du complot, reposant sur le doute (la démonie du soupçon insatiable), qui devient ensuite un modèle explicatif, « faisant entrer dans l’ordre de l’explicable et du rationnel des événements qui paraissent relever du hasard » (Taguieff 2006, 62) et qui créent un biais de confirmation et une prophétie autocréatrice. Pour sa part, l’idéologie du complot « se fonde sur la conviction que les processus sociaux, ceux qui sont censés engendrer la misère dans le monde ou les malheurs de l’humanité, s’expliquent nécessairement par des manipulations dues à des groupes occultes » (ibid.). Le complot devient ensuite mythologie lorsqu’il constitue la clé ou le moteur de l’Histoire (ibid.). L’imaginaire moderne du complot est toujours hybride, car « tout fait historique est réductible à une intention et à une volonté subjective » et c’est là que « précisément se réintroduit la pensée mythique » (Zawadzki 2010, 49).

Le discours complotiste s’appuie sur un grand manichéisme à saveur populiste : il oppose aussi le « peuple » à une « élite » détenant le pouvoir, qui agirait de manière concertée et secrète à son encontre – et c’est cette concertation et sa « nuisance » volontaire qui servent d’explication à un grand nombre d’événements. Les groupes d’élites « tapis dans l’ombre auraient produit, grâce à des moyens, des pouvoirs ou des manipulations spécifiques, des effets visibles et diaboliques dont la plupart des gens ignorent la véritable cause » (Barkun 2015, 168). L’imaginaire du complot manifeste d’abord et avant tout « la réalité d’un rapport social et de sa “trahison” » (Kaufmann 2019, 1).

Les rumeurs de complots expriment les émotions de peur ou de défiance que le Nous des petits […] nourrit à l’égard de Eux […] qui multiplieraient les stratégies occultes, les mensonges et les manipulations pour Nous faire taire. En dotant les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont elles sont victimes d’une cause intentionnelle, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, celles et ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’action.

ibid., 12

Le rapport social des accusations complotistes est, selon Laurence Kaufmann (2019, 2), « le symptôme de la déception et de la défiance que suscitent des institutions démocratiques qui sont censées agir au nom et au service du public et qui transgressent pourtant, dans les coulisses du pouvoir, les normes qu’elles affichent officiellement ». C’est un épiphénomène des démocraties modernes, plongeant ses racines dans « l’imaginaire démocratique du pouvoir », pouvoir qui est à prendre, car il est « une sorte de lieu vide » (ibid.). Dès lors, les croyances et les théories du complot s’opposent à l’orthodoxie et sont incompatibles avec les explications officielles ou dominantes (Barkun 2015) ; elles représentent des visions ou croyances antagoniques, alternatives ou déviantes par rapport aux discours normatifs ou institués. Elles se situent dans un « champ de connaissance stigmatisée » (ibid., 169). En plus de certains mécanismes qui caractérisent le complotisme – comme les biais de confirmation, une forme de discours paranoïaque et le refus de « prise en compte des principes de validation scientifique des données » (Ceuille 2020, 11) –, le caractère machiavélique des théories du complot crée chez les adhérents un certain prosélytisme (Mathelet et Camus 2021) s’appuyant sur l’illusion de découvrir les secrets du complot et l’hyperrationalisation.

Au regard des éléments du néoracisme, du populisme et du complotisme exposés, notre analyse des discours est soutenue par les concepts de cadrages, et par l’analyse critique du discours (ACD). Le cadrage renvoie à la construction du sens qui s’opère autant chez le locuteur que dans l’esprit du récepteur. Selon Robert M. Entman (1993, 52): « To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described. »

L’ACD s’intéresse aux contenus implicites des discours et à la manière dont ceux-ci reflètent, légitiment et reproduisent les rapports de pouvoir existants au sein d’une société (Wodak 2009). Les principes élémentaires du champ lexical des rhétoriques néoraciste, populiste et complotiste seront donc appréhendés dans les discours sous trois angles : celui des cadrages, celui des rapports de pouvoir dont ils témoignent, et celui des « mécanismes sociocognitifs » (Windisch 1978), qui font appel à des affects et s’imbriquent très souvent discursivement : la dichotomisation négative Nous-Eux, qui repose sur des mécanismes d’homogénéisation et d’infériorisation/stigmatisation générant une diabolisation de l’Autre (transformé en ennemi) et une victimisation de soi, menant au catastrophisme et à l’appel au politique pour l’expulsion, l’exclusion, voire la destruction de l’Autre (Potvin 2008 ; 2017a ; 2017b). Ces mécanismes produisent des cadrages ou des angles explicatifs (conflictuel, d’injustice, des droits) par les interactants dans des contextes particuliers et qui révèlent les rapports asymétriques de pouvoir. Ces mécanismes, qui seront dégagés au fil de l’analyse, reposent dans la rhétorique populiste et complotiste sur la construction d’une subjectivité « peuple », porteuse de demandes politiques et d’une frontière antagonique, qui distingue ce peuple (ou nation) d’une altérité « ennemie », responsable de l’incapacité du peuple à réaliser ses espérances (Laclau et Mouffe 2019). Cette frontière se déploie généralement à l’aide de couples conceptuels (peuple–élite, majorité–minorité, pro–anti Québec, vrais–faux Québécois, bons–mauvais immigrants). Ces termes constituent des signifiants vides ou signifiants flottants (Laclau 2008) qui, par les « jeux de langage » et la « nomination », sont performatifs et construisent le Nous (la nation) comme totalité symbolique et mythique (Taguieff 2006 ; 2013).

Aspects méthodologiques

Nous avons priorisé l’analyse des pages Facebook publiques des trois groupes afin d’observer les publications destinées au « grand public » plutôt qu’aux membres uniquement. Nous avons opté pour les groupes Facebook « La Meute publique » et « Fédération des Québécois de souche[15] », ainsi que le site Web officiel d’Horizon Québec Actuel (leur groupe Facebook officiel ayant été supprimé par les autorités en août 2018)[16]. Leur site Web renferme le même contenu (archivé) que celui présenté sur Facebook. Pour chacun des deux débats sélectionnés, nous avons relevé des périodes de forte intensité de la couverture médiatique. Dans le cas de la Commission sur le racisme systémique (CERSQ), il s’agit des mois de janvier à mars 2017 et de juillet à décembre 2017. Quant au projet de loi 21, les mois de septembre à novembre 2018 et de mars à mai 2019 ont été les plus intensifs. À l’intérieur de ces périodes, nous avons choisi les nouvelles à l’aide de mots clés associés à chaque débat[17]. Au total, ce sont 77 nouvelles avec des commentaires/cadrages des administrateurs de pages Facebook qui ont ainsi été sélectionnées pour les deux événements à l’étude[18], soit 13 nouvelles sur la CERSQ (4 de HQA, 8 de la FQS et 1 de La Meute) et 64 nouvelles sur la loi 21 (35 HQA, 21 La Meute et 8 FQS)[19].

Nous avons procédé à la recension des articles de Mathieu Bock-Côté dans le Journal de Montréal, pour la même période (2017-2019), à partir de son site Web et des bases de données Eureka et Canadian Major Dailies (ProQuest) à l’aide de mots clés[20]. Concernant la Commission sur le racisme systémique, nous avons sélectionné 158 textes d’opinion[21] publiés dans le JDM, dont 36 signés par Mathieu Bock-Côté. Quant au projet de loi 21, ce sont 171 textes d’opinion extraits du JDM, dont 20 chroniques signées par MBC. Au total, nous avons donc analysé 56 chroniques de ce dernier.

L’analyse sociodiscursive des discours a été effectuée sans logiciel. Elle a permis de dégager les principaux cadrages et mécanismes d’une rhétorique populiste et complotiste (frontière antagonique, diabolisation de l’Autre, victimisation de soi, catastrophisme) ainsi que les convergences (ou non) des discours sur les deux événements.

Analyse des cadrages récurrents sur les deux événements

Commission sur le racisme systémique au Québec

À la lecture des discours sur la CERSQ, nous constatons rapidement la récurrence de cadrages populistes et complotistes, reposant sur une frontière antagonique, chez La Meute, la FQS et HQA. L’utilisation de l’image du « procès » des Québécois et celle de la « torture » pour décrire la consultation sont transversales chez les trois groupes :

Dans la torture, la flagellation est souvent un préliminaire à d’autres tortures. Le nombre de coups est généralement très élevé. Si les coups infligés sont trop nombreux, ils peuvent conduire à la mort. Au niveau d’un peuple cela peut conduire à la mort de son identité propre, de ses racines et de ses valeurs. Le fouet a été utilisé par toutes les civilisations et est encore employé dans certains pays ou régions, comme ceux appliquant la charia. Ici le gouvernement libéral fait office de fouet acéré avec lequel Couillard et Trudeau assouvissent leur déviation perverse.

La Meute 29-09-2017

En silence, derrière des portes closes, des sympathisants d’associations terroristes sont payés par VOUS pour faire VOTRE procès sans que VOUS n’ayez aucun mot à dire. D’ailleurs, VOUS ne voulez pas de cette commission. VOUS l’avez dit, VOUS n’avez pas été respectés ! Démocratie, vous dites ? Notre premier [sic] ministre qui s’est enrichi en Arabie [s]aoudite [sic];, pour ensuite placer cette richesse dans des paradis fiscaux, est VENDU !

FQS 22-09-2017

Honteux et coupables d’exister en dehors des balises canadian [sic], c’est ainsi que cette initiative toxique voudrait voir les Québécois se présenter devant un tribunal qui sera moins soucieux des faits que des crimes putatifs qui pourraient leur être imputés.

HQA 30-07-2017

Ainsi, La Meute (1 nouvelle) utilise la métaphore d’une séance de torture et de flagellation pour décrire la Commission ; la FQS (8 nouvelles) estime que c’est un procès, une manière de « traiter les Québécois de racistes » (10-09-2017 ; 22-09-2017 ; 06-12-2017), qui manquerait de transparence (21-10-2017) et dont les coûts trop élevés reviendront aux contribuables (22-09-2017 ; 23-09-2017 ; 28-09-2017). HQA (4 nouvelles) reproduit aussi l’idée de « procès », mais inscrit la consultation (et la notion de racisme systémique) dans le cadre d’une offensive politique concertée et d’une stratégie. Le 28 mars 2017, HQA décrit les notions de racisme systémique et d’islamophobie comme le « cheval de Troie » d’une « islamisation par le bas » de notre société ; le 30 juillet 2017, la consultation est une potentielle victoire de « nos ennemis politiques » ; le 7 octobre 2017, c’est une « offensive fédéraliste » des « anti-Québec » et le 12 octobre 2017, une stratégie visant à « tuer dans l’oeuf » la « fronde populaire ».

Tous ces cadrages interprétatifs, que cristallise l’image du procès, constituent un mécanisme de dichotomisation Nous-Eux, de victimisation de soi collective et de diabolisation de l’ennemi (qui a « du pouvoir » et agit dans l’ombre contre le peuple) : la Commission est un prétexte pour « Nous » accuser injustement, nous torturer (La Meute) ; un processus injuste et illégitime. Ces cadrages sont également présents dans les chroniques de Mathieu Bock-Côté au JDM, qui accuse la Commission des droits, des « personnalités » et le gouvernement de vouloir faire « le procès des Québécois » :

Ne croyons pas un instant à une enquête neutre. La CDPDJ a souvent eu l’occasion de soutenir que le racisme systémique gangrenait la société québécoise. De même, plusieurs des personnalités associées à cette entreprise sont aussi connues pour leur conception particulièrement extrémiste du multiculturalisme. Elles voient du racisme partout et ceux qui ne le voient pas avec eux sont accusés de racisme à leur tour […] Soyons sérieux : nous nous préparons à une redoutable séance de Québec bashing. Elle aura cela de particulier qu’elle sera commanditée par le gouvernement québécois, qui se retourne ici contre son propre peuple. Nous pouvons désormais nous passer du Canada anglais pour nous diaboliser […] Posons-nous la question : comment réagiront le PQ et la CAQ ? Critiqueront-ils timidement cette manoeuvre d’intimidation idéologique ? […] Oseront-ils dire : nous en avons assez de nous faire traiter de racistes[22] ?

LE PROCÈS DES QUÉBÉCOIS [Titre] Dans ce contexte, celui qui parviendra à canaliser l’exaspération populaire devant ce procès injuste pourrait s’imposer politiquement. Celui qui demandera aux Québécois : « vous n’en avez pas assez de vous faire traiter de racistes ? » pourrait susciter la sympathie politique du très grand nombre[23].

Ces cadrages d’injustice, victimaires (procès injuste, illégitimité de la consultation), au caractère stratégique (une « manoeuvre d’intimidation idéologique »), s’articulent dans les chroniques de MBC autour de trois principaux mécanismes néoracistes : 1) le Québec n’est pas raciste / la notion de racisme systémique est illégitime ou ne s’y applique pas[24] ; 2) c’est au contraire les antiracistes qui seraient racistes[25] ; et 3) l’antiracisme est une manoeuvre de censure et d’intimidation idéologique à l’égard de l’identité québécoise[26]. Il fait à son tour le procès des multiculturalistes ou des « élites diversitaires », dépeints comme des idéologues, traîtres à la Nation, qu’il accuse d’accuser le peuple, mais qui seraient « minoritaires », donc décrédibilisés.

En ce qui concerne la dénégation du racisme : 1) (« le Québec n’est pas raciste ») MBC estime, dans un langage religieux, qu’il s’agit d’un mal typiquement américain, étranger et expié de l’identité québécoise : « Il est complètement délirant de prétendre que le racisme représente ici une ligne de fond de notre histoire, comme il l’est au sud de la frontière. Le racisme est le péché originel de la nation américaine. Ce n’est pas celui de la nation québécoise[27]. » Ainsi, « le racisme est chez nous un phénomène marginal qui n’a rien de systémique[28] ». Le racisme serait l’affaire de quelques individus déviants porteurs de préjugés, dans une société postraciale. Puisque le phénomène serait pratiquement inexistant au Québec, en parler et s’y attarder reviendrait à « racialiser » notre société, à le créer et à l’inventer. 2) « Étrange paradoxe : nos pseudo-antiracistes nous invitent à tout penser en termes raciaux alors que c’est l’honneur de notre société de ne pas le faire[29]. » 3) La Commission (CERSQ) est une manoeuvre idéologique visant à combattre et nier l’identité québécoise : « En gros, l’accusation de racisme servira à diaboliser la question pourtant essentielle de la survie du peuple québécois et de son identité[30]. » Selon MBC, l’usage du concept de racisme systémique est une attaque à la nation, une invention des élites et de militants, minoritaires et marginaux.

Le cadrage principal de ce débat, chez MBC et les trois groupes populistes, repose sur une frontière antagonique forte entre accusateurs et accusés, le Nous et le Eux. Pour la FQS, le « Nous » de la nation réfère aux « Québécois de souche », francophones et blancs. Le 10 septembre 2017, ce groupe partage un communiqué officiel du gouvernement annonçant la composition du comité-conseil pour la mise en place de la Commission. Dans le commentaire de l’administrateur, le cadrage est antagonique et victimaire : « Voici donc les membres de ce comité, presque exclusivement étrangers. Les Québécois de souche sont inexistant [sic] et pourtant, ils seront jugés à huis clos lors de cette consultation. » Or, les membres de ce comité sont majoritairement nés au Québec de groupes minorisés (Natasha Kanapé-Fontaine est originaire de Pessamit, Émilie Nicolas est née à Gatineau, Will Prosper à Montréal). Pour la FQS, « l’étrangéité » relève d’un nationalisme ethnique : ils et elles ne sont pas « Québécois de souche ». La construction identitaire de la FQS est explicite. Ce n’est pas le cas d’HQA, qui évite le terme « Québécois de souche », préférant des signifiants plus fuyants, tels que « le peuple » (à 4 reprises), « Nation » ou « nation » (4 reprises), ou simplement la « population québécoise » (1 seule fois) ou « société québécoise » (2 reprises). La Meute (1 nouvelle) utilise aussi le dénominateur « peuple ».

De même, Mathieu Bock-Côté qualifie les membres du comité mis en place de « pseudo-experts » pour les décrédibiliser, les mettant en opposition avec le Nous (les Québécois), sur un ton aussi victimaire : « Plusieurs l’ont noté : il suffit de consulter la liste des pseudo-experts mobilisés par le gouvernement pour savoir quels seront les résultats de cette enquête : les Québécois seront encore coupables[31]. » Cette qualification de « pseudo-experts – sans explication – a le même effet que la publication de FQS, soit de créer un clivage entre « les Québécois » et les membres du comité. Ces derniers seraient des « élites diversitaires », concept fourre-tout qui met dans le même sac les élus fédéralistes à Ottawa, les militants antiracistes, les universitaires qui travaillent sur ces questions, le parti Québec solidaire, voire certains médias. Sa chronique du 22 juillet 2017 montre que la Commission est interprétée comme une forme d’autosabotage et de trahison du gouvernement, « qui se retourne ici contre son propre peuple. Nous pouvons désormais nous passer du Canada anglais pour nous diaboliser[32]. » Pour Bock-Côté, les « natifs » sont victimisés : « Au nom de la diversité, on explique aux natifs qu’ils sont de trop. S’ils protestent, on les accusera de racisme. Comme d’habitude[33]. » Dans le même texte, le chroniqueur utilise le terme « Québécois à l’ancienne » pour désigner ces « natifs », soit les Québécois francophones blancs. Le caractère ethnique est indéniable : il ne peut pas s’agir des personnes racialisées nées au Québec, puisque MBC oppose les « natifs » ou « Québécois à l’ancienne » aux personnes pouvant bénéficier des programmes de discrimination positive. Un tel cadrage antagonique présente alors la notion de racisme systémique comme un « procès » contre les Québécois francophones blancs. Dans ses chroniques, le « Nous » national a un contenu positif fuyant, qui dépend largement de la construction des figures de l’altérité. Ces dernières sont désignées par un ensemble de termes qui ne sont pas mutuellement exclusifs, mais appartiennent à ce grand tout diversitaire qu’il dénigre : les libéraux multiculturalistes d’un côté, la « gauche radicale », Québec solidaire, les antiracistes et les « wokistes » de l’autre, vus comme « des militants aussi fanatiques qu’incultes, plaquant sur la réalité québécoise des concepts venus de la gauche radicale américaine, [qui] ont ainsi accusé le Québec d’être une société fondamentalement discriminatoire[34] ».

Quant au gouvernement libéral de l’époque, sa prise de position en faveur d’une Commission sur le racisme systémique témoignerait de son antinationalisme québécois et de son parti pris à l’égard des minorités, que partagerait Québec solidaire[35]. La « gauche radicale » et le Parti libéral s’allieraient dans une même entreprise : « javéliser » la nation, voire « faire le procès de l’Occident en général »[36]. Cette entreprise est caractérisée par le signifiant « multiculturel » (élites diversitaires), qui désigne les militants antiracistes, la gauche universitaire et le Parti libéral du Québec, donc qui rassemble un ensemble de positions différentes :

Laissons de côté la polémique minable, mesquine, grossière, odieuse et artificielle qui occupe ces jours-ci notre vie publique et qui permet aux multiculturalistes les plus excités de faire un procès en racisme à la société québécoise[37].

Le Parti libéral, celui de la droite néolibérale et affairiste, confirme son alliance avec la gauche multiculturaliste, associée à Québec solidaire. Au-delà de leurs divergences, tout ce beau monde a en commun son adhésion décomplexée au multiculturalisme et son rejet de tout nationalisme assumant la défense de l’identité québécoise[38].

Elle est aussi portée par une partie de la sociologie universitaire, convertie au multiculturalisme[39].

Dans le débat sur le racisme systémique, la nation subirait donc le « procès » des multiculturalistes. L’antiracisme jouerait le jeu du gouvernement fédéral, s’inscrivant dans le multiculturalisme, compris comme idéologie et stratégie assimilationnistes (de « Remplacement »).

Cette dichotomie est la même chez HQA : « S’appuyant sur la doctrine du multiculturalisme, la classe politique québécoise tente de bâillonner les patriotes. » (12-10-2017) « L’acharnement que révèle l’intention de tenir cette commission, c’est celui de pousser le multiculturalisme jusqu’à son ultime aboutissement. » (7-10-2017) Et enfin : « Sortir de l’alliance avec la gauche multicul [sic] commencera d’abord par une contestation radicale de la bien-pensance antiraciste. » (30-07-2017) Pour HQA, les « thèmes multiculturalistes canadiens », portés par le « camp progressiste », amalgament des thématiques associées traditionnellement à la gauche, dont « l’ultra-féminisme » et la défense des minorités sexuelles : « Devant l’alignement du camp progressiste québécois sur les thèmes multiculturalistes canadiens – défense systématique de la diversité ethnique, de l’immigration massive, des revendications des minorités religieuses et sexuelles, de l’ultra-féminisme etc. » (30-07-2017)

Ainsi, les éléments de cadrages relevés dans les discours sur le racisme systémique révèlent la mise en place d’une frontière antagonique bien précise, séparant le « Nous » peuple, nation, Québécois de souche (FQS), et le « camp multiculturaliste » des diversitaires anti-occidentaux, très hétéroclite. Leurs différences sont recouvertes par le signifiant multiculturalisme, qui désigne les ennemis du nationalisme identitaire, qui empêchent le « peuple » (le Québec) d’accéder à ses demandes. Pour MBC, le multiculturalisme est une « inversion du principe d’intégration » ; s’intégrer à la majorité francophone (c’est-à-dire, « devenir Québécois ») signifie être opposé au multiculturalisme :

Au coeur du multiculturalisme, on trouve un principe central : l’inversion du devoir d’intégration. Traditionnellement, c’était la responsabilité de l’immigré de prendre le pli identitaire de la société d’accueil. Désormais, c’est la société d’accueil qui doit se transformer pour s’adapter à la « diversité » […] La véritable intégration, au Québec, consiste à adhérer, puis à s’identifier à la majorité historique francophone. Cela consiste à apprendre à dire Nous avec elle, en s’appropriant ses moeurs, sa culture et son histoire. Il s’agit en fait d’adhérer au destin singulier de notre peuple et de faire sien son combat, même s’il y a évidemment plusieurs manières de le mener. Celui ou celle qui accepte cela deviendra Québécois[40].

Cette définition perméable du multiculturalisme permet d’identifier toute tentative « d’adaptation de la société québécoise à la diversité » à une altération de « l’identité québécoise ».

La loi 21

Tant pour La Meute que pour la FQS et HQA, l’arrivée au pouvoir de François Legault en 2018 incarne la victoire de la majorité francophone blanche. Cette victoire, et la loi 21, sont considérées comme une « reconquête », une revanche de la majorité. Après l’élection, le ton est victorieux chez les trois groupes identitaires :

À partir d’aujourd’hui, je peux enfin dire que j’ai retrouvé la foi en nos élus. À partir d’aujourd’hui, je comprends vraiment ce que veux [sic] dire : Je suis fier d’être [Q]uébécois !

La Meute 01-04-2019

(#Reconquête) Le pouvoir ça se prend, le respect ça s’impose. Les juges ne sont pas d’accord ? Changeons les juges.

FQS 03-10-2018

Plus on parle de nationalisme, plus il se propage. Moins on en parle, plus les Québécois souffrent de son absence. La solution ? L’application totale des mesures nationalistes de la CAQ, surtout si cela doit mener à l’expulsion des ingrats et des parasites qui refusent le modèle de la société québécoise. Il faut faire pression pour que le gouvernement Legault maintienne le cap et que nous débutions notre reconquête nationale.

HQA 08-10-2018

La Meute considère que la loi 21 – et la victoire de la CAQ aux élections – est une avancée pour leur groupe :

Sur 9 revendications de compétence provinciale contenues dans notre manifeste, 7 viennent directement du programme de la CAQ. Non pas parce que nous sommes partisans de la CAQ, mais parce que justement nous avons des valeurs en commun, que ça te plaise ou non Frank [François Legault] […] M. legault [sic], la Meute vous félicite pour vos prises de positions [sic]et votre projet de loi 21.

02-04-2019

HQA et la FQS, aussi en faveur du projet de loi 21, considèrent qu’il s’agit toutefois du « minimum » :

Même si la [L]oi sur la laïcité de l’État de François Legault demeure très molle, les forces de l’[a]nti-Québec sortent de l’ombre pour tenter d’intimider le gouvernement.

FQS 12-04-2019

Le compromis trouvé entre laïques et conservateurs se cristallise dans une synthèse que l’on pourrait qualifier de « catho-laïcité ». C’est d’ailleurs ce compromis qui est proposé avec quelques nuances à la fois par le Parti québécois et la Coalition avenir Québec […]. Leur position est loin d’être idéale – il faudrait interdire les signes religieux ostentatoires pour toute la fonction publique ainsi que le niqab dans l’espace public – mais c’est largement suffisant pour créer une véritable hystérie au Canada anglais.

HQA 10-09-2018

HQA souhaite en effet que le Québec sorte du cadre fédéral et qu’il mette en place des mesures anti-immigration, en plus de renouveler son attachement aux symboles et à l’héritage catholiques. Cette catho-laïcité est partagée par la FQS, qui soutient que retirer le crucifix serait une attaque à l’identité nationale.

Les trois groupes ont aussi en commun une diabolisation des opposants à la loi. Des mécanismes de dichotomisation et le cadrage antagonique sont constamment mobilisés par la FQS et HQA, le « Québec » (pro-loi 21) devant faire face aux « anti-Québec » (anti-loi 21). Pour La Meute (21 nouvelles), la loi 21 incarne la volonté de la « majorité silencieuse » face à une minorité caricaturée et peu crédible à leurs yeux ; ses administrateurs affirment, sans citer leurs sources, que 80 % des Québécois y seraient favorables (05-04-2019), alors que seulement 2 % y seraient défavorables (05-04-2019), voire 1 % (06-04-2019). Cette minorité serait constituée de la gauche (antifas, anticapitalistes, contre-manifestants) et de musulmans « extrémistes ». Pour montrer que La Meute est antiraciste, ils affirment que « Les musulmans sont ici depuis longtemps et veulent vivre en paix ! Une poignée d’extrémistes s’attaque à notre système et on devrait les laisser faire ? » (05-04-2019).

La notion de « majorité » est maniée à partir des sondages d’opinion, qui rationalisent l’appui de la « majorité » des Québécois à la loi 21, et qui distingue en outre les « bons musulmans » des « radicaux ». La Meute se présente comme favorable aux personnes musulmanes, à condition qu’elles « s’intègrent » et « acceptent nos valeurs » (06-04-2019), mobilisant même des témoignages de musulman·es (« trois Québécois·es originaires de l’Algérie », 10-10-2018 ; et « Karim[41] », 06-04-2019). Dans ce discours, le voile est un symbole d’altérité radicale : « Le voile islamique est incompatible avec nos valeurs d’égalité de la femme, de libertés et des droits fondamentaux de la personne, et nos valeurs démocratiques. Le voile est incompatible avec le vrai féminisme. Le voile est incompatible avec notre identité et notre culture, point. » (13-05-2019) Opposant le « vrai féminisme » au féminisme anti-projet de loi 21, leur approche, que nous qualifions de « fémonationaliste » (Farris 2017), dépeint le Québec comme une société attachée aux valeurs d’égalité et d’antisexisme, et qui doit se défendre contre les symboles de l’oppression des femmes.

Les opposants à la loi 21 constituent également les principaux antagonistes de la FQS (8 nouvelles) : « Au Québec, la gauche radicale, les libéraux et les intégristes [islamique] [sic] font alliance contre la laïcité. » (28-04-2019). « Nous verrons bien si Legault a des couilles ou encore s’il s’écrasera devant le lobby multiculturaliste. » (04-10-2018). Le 20 mars 2019, la FQS déplore le retrait du crucifix de la salle du conseil municipal de la Ville de Montréal, fruit de la complicité de la gauche multiculturelle et des minorités culturelles pour « effacer les références culturels [sic] et identitaires des Canadiens français ».

Enfin, les musulmans forment le principal bouc émissaire d’HQA, plus spécifiquement les femmes qui portent le voile. Sur 35 nouvelles, 16 comportent le terme « musulman » ou « musulmane ». Quant aux manifestations contre la loi 21, elles seraient « islamistes », et le voile est à lui seul synonyme de radicalité. HQA cible aussi les multiculturalistes, terme qui désigne les médias, Québec solidaire (infiltré par un « lobby islamiste »), l’extrême gauche, le gouvernement fédéral, les juges, les élus de la Ville de Montréal, le professeur Charles Taylor et la CSN (Confédération des syndicats nationaux). Selon leur cadrage de la frontière antagonique, les personnes favorables à la loi 21 sont « pro-Québec » et font partie de la majorité ; les opposants sont « anti-Québec », minoritaires et décrédibilisés.

Les multiculturalistes, minoritaires sur le plan démographique, mais dominants sur le plan médiatique, principalement composés des médias, de militants fédéralistes, de l’extrême gauche « antiraciste ».

10-09-2018

Par conséquent, on devrait se sentir encore plus libre de passer outre aux diktats de juges nommés par Ottawa, et dont la mission est de nous imposer le multiculturalisme canadien.

6-10-2018

Le militant multiculturaliste Charles Taylor attaque encore le Québec français : Legault réplique.

20-10-2018

L’école québécoise endoctrine la jeunesse au multiculturalisme canadien.

05-03-2019

Québec solidaire adopte officiellement le multiculturalisme canadien.

30-03-2019

Malgré la propagande multiculti [sic], 64 % des Québécois en faveur du projet de loi 21.

09-05-2019

La CSN rejoint l’Anti-Québec : le syndicat se soumet au multiculturalisme.

16-05-2019

Il en va de même chez Bock-Côté, qui mobilise un cadre d’interprétation de la victoire de la CAQ similaire à celui des groupes identitaires : c’est une victoire de la « majorité historique francophone » : « L’élection de la CAQ fut une forme de révolte identitaire tranquille. La majorité historique francophone, qui se dispersait exagérément depuis quinze ans, s’est finalement rassemblée politiquement. C’était une victoire pour le Québec[42]. » « Majorité historique francophone », « Québécois de souche » et « Québec » sont ici substituables au « peuple » et à la « nation » : « François Legault, manifestement, se perçoit comme le chef d’une nation. Surtout, les Québécois le voient ainsi. Ils misent sur lui pour défendre leurs intérêts, et plus encore, leur identité[43] » ; « la loi 21 […] a su répondre à une aspiration profonde de notre peuple[44] ». La loi 21 est moins associée à la laïcité par MBC qu’à l’affirmation nationale. La « majorité historique francophone » affirme ainsi son identité : « Les Québécois disent à nouveau : maîtres chez nous[45] ! » « Certes, le peuple québécois a remporté une grande victoire avec la loi 21[46]. »

En résumé, le chroniqueur et les groupes étudiés réorganisent la subjectivité « peuple » et les frontières de la nation autour de l’appui ou non à la loi 21. L’analyse semble ainsi confirmer la porosité du signifiant « multiculturalisme », la rigidité de la frontière antagonique et la construction d’une subjectivité forte autour de la « majorité », jugée favorable à la loi 21, qui constituerait le « véritable » Québec. Puisque la loi 21 est cadrée comme une expression de l’identité de la « majorité historique francophone », s’opposer à la loi revient à s’opposer à l’existence politique de la nation québécoise. MBC reprend avec récurrence les mécanismes discursifs de la rhétorique populiste classique, stigmatisante, diabolisante et victimaire dans ses chroniques au JDM, associant les critiques de la loi 21 à une élite ou à un corps étranger, qu’il soit canadien ou islamiste : « Quand elle peine à soulever le peuple, la gauche multiculturaliste le dédaigne et prend alors la pose d’une aristocratie militante regardant de haut le commun des mortels enfoncé dans ses préjugés[47]. » Le complotisme s’articule ici au populisme dans la construction de « l’ennemi » : « Libéraux, Solidaires et intégristes religieux s’étaient liés dans une étrange coalition soudée par une adhésion aveugle à l’idéologie multiculturaliste et par un mépris ouvert à l’endroit de la majorité historique francophone, accusée de céder à la tentation de l’intolérance[48]. » Cet extrait a une ressemblance frappante avec le commentaire de la FQS du 28 avril 2019, cité plus haut (« Au Québec, la gauche radicale, les libéraux et les intégristes [islamique] [sic] font alliance contre la laïcité »). En associant à « l’idéologie multiculturaliste » des acteurs aussi hétérogènes, Bock-Côté réitère l’importance du signifiant « multiculturaliste » dans la construction d’une figure d’altérité, opposée à la nation québécoise. Voici d’autres exemples en lien avec la loi 21 :

Les croisés de l’anti-laïcité s’imaginent en lutte pour sauver la démocratie et les droits des minorités alors qu’ils ne font que se mobiliser pour se porter à la défense du multiculturalisme canadien[49].

Pire encore : alors qu’il [le PQ] devait défendre l’identité québécoise, il s’est montré timoré, comme s’il craignait de subir les foudres du multiculturalisme radio-canadien[50].

Avec la loi 21, le gouvernement a marqué sa rupture avec l’idéologie multiculturaliste […] Il [le cours d’ECR] entend convertir la jeunesse au multiculturalisme[51].

Le multiculturalisme est une religion[52].

C’est à travers elle [la loi 21] que nous avons rompu symboliquement avec le multiculturalisme canadien[53].

Le multiculturalisme est donc partout : il est diffusé par les médias (Radio-Canada), inculqué aux élèves dans le cours d’éthique et culture religieuse (ECR) à cette époque, et porté par les militants les plus « radicaux ». Dans ce contexte, le cadrage antagoniste de la loi 21 est double : elle est à la fois affirmation nationale et rupture radicale avec le multiculturalisme en tant qu’idéologie dominante. MBC se défendra d’être raciste ou de voir dans la loi 21 des effets discriminatoires, usant d’arguments qui montrent comment opère le néoracisme colour blind, qui nie le racisme : la majorité des Québécois soutiennent cette loi et ils ne peuvent pas tous être racistes ; cette loi n’est pas raciste, car elle vise tous les signes religieux ; la religion n’est pas une race ; etc.[54]. Enfin, Bock-Côté réitère les enjeux chers aux groupes populistes dans ses chroniques : la timidité de la loi 21 et l’importance de s’attaquer aux seuils d’immigration pour la survie de la nation : « La loi 21, même si elle manquait un peu de mordant, répondait globalement aux attentes des Québécois[55] » ; « [François Legault] veut aussi déterminer seul la politique d’immigration au Québec et le nombre d’immigrés que nous recevons par année : c’est une revendication essentielle, même vitale, probablement la plus importante pour la survie et l’avenir du peuple québécois[56] ».

Regard synthèse sur les rhétoriques populiste et complotiste dans les discours

Notre analyse des discours des trois groupes et des chroniques de MBC lors des deux débats souligne la prévalence d’une rhétorique commune, s’appuyant sur des cadrages dans un même champ lexical, soit les principes élémentaires du populisme, du néoracisme et du complotisme, et sur les mêmes mécanismes sociocognitifs, qui témoignent d’une grande convergence discursive. En effet, les deux débats sont mobilisés pour réaffirmer la construction d’une frontière antagonique forte entre « Nous » (le peuple, la nation) et « Eux », définis par la triade libéraux/fédéralistes–gauche radicale–islamistes. À travers la sélection d’éléments politiques et historiques réifiés, une construction mythique et fuyante de l’identité, de l’histoire et du peuple québécois se déploie, et est rendue possible grâce à un « Autre » diabolisé, un cadrage que l’on retrouve dans les deux débats. Par ailleurs, notre analyse montre qu’un signifiant vide englobe ces positions antagonistes et les transcende : le multiculturalisme (et ses dérivés, les « élites diversitaires »), jamais défini, qui agit en tant que mécanisme de capture de la constellation des positions stratégiques d’opposition au « Nous », tel que construit par les discours populistes identitaires des ultranationalistes. Paul Carls (2017, 872) affirme, dans sa critique du livre de MBC : « En parlant du multiculturalisme, Bock-Côté évoque […] Mai 68, le progressisme, l’universalisme des droits de l’homme, ou bien la déconstruction, des mouvements qui favorisent tous la diversité d’une manière ou d’une autre, mais qui rentrent parfois en contradiction et ne peuvent pas tous être réduits au marxisme. »

Ainsi, trois éléments récurrents du complotisme ressortent des discours sur les deux événements : 1) les élites diversitaires ou multiculturalistes : l’alliance libérale et progressiste ; 2) l’islamophobie : une tentative de censure ; et 3) l’imaginaire du grand remplacement.

Les élites diversitaires ou multiculturalistes : l’alliance libérale et progressiste. La critique du multiculturalisme de Bock-Côté, « [opposant] l’identité à un multiculturalisme qui serait responsable de tous les maux » (Martin 2017, 42), participe d’une rhétorique complotiste, qui suppose une élite malveillante et agissant de façon concertée (Taguieff 2006). Associant tous les partis « pro-diversité » au multiculturalisme et aux « élites diversitaires » qui travaillent contre l’identité québécoise, MBC délégitime la gauche antiraciste en la nouant aux intérêts fédéralistes et aux « islamistes radicaux ». Ils sont tous, dans son imaginaire complotiste, au mieux les idiots utiles du gouvernement fédéral et, au pire, des opposants actifs à l’existence nationale du peuple québécois. Cette manoeuvre contribue, par effet d’exclusion, à lier le « vrai » projet indépendantiste québécois au nationalisme identitaire conservateur. « Ce constat permet à l’auteur de situer son éthos sur deux axes : celui d’un intellectuel dont les idées seraient dépositaires de la véritable pensée majoritaire et celui d’un conservateur censuré par le “consensus progressiste”. » (Mercier 2012, 241). Les élites diversitaires condamnées par MBC permettent de construire un récit mythique, s’adaptant à des contextes variables. Le signifiant vide « multiculturalisme » permet d’amalgamer et de dénoncer à la fois une idéologie « dominante », un fait social qui l’irrite (le pluralisme de la société), sa reconnaissance politico-juridique, l’adaptation des institutions à la diversité, les droits de la personne et leur interprétation par les juges, les militants, la gauche et les universitaires dits antiracistes ou wokistes.

Cette vision complotiste est reconduite par HQA, la FQS et La Meute, qui partagent l’idée d’une malveillance des élites médiatiques et libérales, qui entretiendraient une inquiétante proximité avec « l’islamisme ». Les trois groupes relient aussi une grande gamme d’acteurs qui ont, a priori, peu de choses en commun, et les diabolisent. Pour HQA, il y a une convergence entre le « lobby islamiste » et Québec solidaire (04-10-2018). Libéraux, progressistes et « islamistes » sont réunis sous la bannière des anti-Québec : « Les multiculturalistes, minoritaires sur le plan démographique, mais dominants sur le plan médiatique, principalement composés des médias, de militants fédéralistes et de l’extrême gauche antiraciste […] » (10-09-2018). HQA souligne aussi les liens qu’entretiendrait Philippe Couillard, à l’époque Premier ministre du Québec, avec l’islam : « Couillard est un islamophile convaincu. [Il] a travaillé pour l’Arabie saoudite où il a appris l’arabe et s’est tellement intéressé au Coran que ses collègues saoudiens ont cru qu’il s’était converti à l’islam […] » (22-10-2017). La FQS utilise elle aussi un vocabulaire relié à la manipulation et à l’obscurité pour désigner les opposants à la loi 21 : « Même si la loi sur la laïcité […] demeure très molle, les forces de l’Anti-Québec [sic] sortent de l’ombre pour tenter d’intimider le gouvernement » (12-04-2019). Et comme vu précédemment, la Commission sur le racisme systémique est cadrée comme une machination, un procès envers les Québécois, qui sont des victimes : « En silence, derrière des portes closes, des sympathisants d’associations terroristes sont payés par VOUS pour faire VOTRE procès… » (22-09-2017) La malveillance des élites libérales est aussi soutenue par La Meute. Le 29 septembre 2017, le groupe compare la Commission sur le racisme systémique à une séance de torture envers la majorité francophone. Les trois groupes reconduisent donc ici les caractéristiques mythiques des discours complotistes : ils se positionnent comme les défenseurs de la « Nation » face à une élite « anti-Québec », composée de groupes reliés ensemble et diabolisés, tous solidaires dans leur hostilité envers « les Québécois » et la « Nation ».

L’islamophobie : une tentative de censure. Comme la motion M103 sur le racisme systémique et la discrimination religieuse, débattue à la Chambre des communes en février et mars 2017, visait à « condamner l’islamophobie et toutes les formes de racisme et de discrimination religieuse systémiques[57] », la notion d’islamophobie a cristallisé cette vision des élites libérales et multiculturalistes qui conspireraient afin de favoriser l’avancement de « l’islamisation » de la société. HQA verse particulièrement dans cette rhétorique :

Ce mot fourre-tout à l’origine de bien des confusions a été brandi par les islamistes pour faire taire leurs opposants au tout début de la Révolution islamique en Iran en 1979. Recyclé par la gauche multiculturaliste, le concept refait surface avec l’affaire [Salman] Rushdie, dix ans plus tard, avec pour objectif de limiter le débat public […] Après la fusillade de Québec, les entrepreneurs communautaristes ont repris ce concept à leur compte pour le retourner contre nous […] Ils prétendent que le Québec souffre d’une montée en puissance de l’islamophobie […] Alors, ils nous accablent pour mieux nous guérir à coup de commissions et de campagnes contre le racisme. L’islamophobie est un business lucratif qu’on subventionne avec de l’argent public à coup de propagande et de fabrique idéologique.

30-01-2018

Pour HQA, il s’agit encore une fois d’une preuve de l’infiltration « islamique » : « Il est tout à fait justifié de se demander si par la voix d’Iqra Khalid, la motion M103 ne procède par [sic] d’une volonté des lobbies islamistes de museler toute critique de l’islam politique en instrumentalisant de manière excessive les notions de racisme et de discrimination religieuse “systémique”. » (28-03-2017) La FQS a aussi cadré le débat comme une tentative masquée de faire taire les « critiques de l’islam » (FQS, 03-03-2017). La Meute considère aussi que la motion M103 est un « pas de géant vers l’arrière et l’affaiblissement de notre liberté d’expression » (14-02-2017). Selon elle, les débats sur l’islamophobie seraient reliés à un complot des « musulmans extrémistes », citant l’animateur de télévision Asif Javaid, qui aurait fait valoir que le gouvernement « fait écho à l’ordre du jour des islamistes et des extrémistes islamiques en Amérique du Nord […] profitant de la tragédie de la ville de Québec pour faire avancer l’agenda international des Frères musulmans pour faire taire toute critique de l’islamisme » (14-02-2017).

L’imaginaire du grand remplacement. L’imaginaire du grand remplacement est présent de manière transversale dans notre analyse des discours de MBC et des trois groupes. L’idée d’un « remplacement » de la majorité (blanche, nationale, catholique, occidentale) par une altérité radicale (musulmane, communiste, juive) est ancienne (Roudinesco 2021) et se situe précisément à la jonction du complotisme et du populisme identitaire, puisqu’elle suppose une opération de remplacement de la majorité, orchestrée par des élites diabolisées aux desseins maléfiques, et par l’aliénation de la majorité. MBC reprend dans son livre le thème du « grand remplacement » en parlant de la « disparition programmée des Québécois », conséquence supposée de la hausse des seuils d’immigration, mais aussi de la « conversion » au multiculturalisme :

La culture nationale perd son statut : elle n’est plus qu’un communautarisme parmi d’autres. Elle devra toutefois avoir la grandeur morale de se dissoudre pour expier ses péchés passés contre la diversité […] Le multiculturalisme est la dynamique idéologique dominante de notre temps […] Chez les élites, il suscite la même admiration béate ou la même passion militante. Il propose toujours le même constat : nos sociétés […] doivent se convertir à la diversité pour enfin renaître, épurées de leur part mauvaise, lavées de leurs crimes […] Le multiculturalisme […] se radicalise [car] les nations historiques [refusent] de s’y convertir. Il faudra alors rééduquer les populations pour transformer leur identité […] On cherchera à culpabiliser les peuples pour les pousser à enfin céder à l’utopie diversitaire[58].

HQA souligne, à propos de la loi 21, qu’il faut « surtout stopper le Grand Remplacement des Québécois » (10-09-2018), car la « majorité historique » francophone blanche se fait submerger par une « immigration massive » (ibid.). Bien que l’élection de la CAQ et l’adoption de la loi 21 constitueraient des moments de « réaffirmation nationale », HQA mentionne constamment qu’il faut réaliser l’indépendance du Québec et mettre en place des politiques anti-immigration : « les immigrants arrivant en nombre massif contribuent à dissoudre le tissu social québécois et favorisent la canadianisation progressive du Québec » (09-08-2017), ce qui servirait les desseins de l’élite fédéraliste canadienne : « Qu’on le veuille ou pas, les immigrants représentent le plus sûr électorat du camp fédéraliste… » La FQS reprend aussi l’imaginaire du grand remplacement, mais la rhétorique affirme plus implicitement l’idée d’un complot secret des élites, en mobilisant son envers : la « reconquête » (03-10-2018), terme utilisé pour parler de la loi 21, vue comme une riposte de la majorité (francophone, catholique), qui serait en péril : « Le message est plus que claire [sic], ce que l’on tente de faire c’est effacer les références culturels [sic] et identitaires des Canadiens français. » (FQS, 20-03-2019).

Conclusion

En observant la transversalité de certains cadrages et mécanismes discursifs au sein des discours identitaires de Mathieu Bock-Côté, La Meute, la FQS et HQA, nous dégageons une certaine convergence idéologique et des principes élémentaires d’une rhétorique populiste, néoraciste et complotiste dans leurs discours. Les exemples de mythification de l’identité (« majorité historique francophone »), de diabolisation des élites diversitaires/multiculturalistes, et de « l’islamisme radical » convergent avec les discours marginalisés des groupes populistes et se déploient en toute légitimité dans le Journal de Montréal, un média mainstream lu par 3,5 millions de Québécois.

Le principal cadrage apparaît sous forme d’une frontière antagonique entre le « peuple » et les « élites », qui se déploie à partir de signifiants vides (Laclau 2005), au coeur des rhétoriques populiste et complotiste. Dans ses chroniques, MBC utilise et amplifie tous leurs mécanismes, aussi repris par les groupes ultranationalistes : une forte dichotomisation négative Nous–Eux (la frontière antagonique), une infériorisation et une diabolisation de ce qui fait obstacle à la nation (« multiculturalistes », « élites diversitaires », « islamistes » aux desseins maléfiques), une victimisation du majoritaire, un catastrophisme (« javellisation » et disparition de « l’identité québécoise »), un appel à la légitimation politique (« faut s’affirmer et se défendre ! ») et à l’expulsion de ceux qui ne veulent pas s’assimiler et prendre le pli de la majorité. Le rapport social de déshumanisation qui caractérise la stigmatisation à laquelle oeuvre sans relâche la rhétorique de MBC et de ces trois groupes réduit ainsi les « anti-Québec » à un trait identitaire qui les essentialise et les dégrade. Un tel rapport de stigmatisation est parfois implicite, mais souvent explicite, affirmant avec force le dégoût de ceux qui sont perçus comme des traîtres/anti-Québec. Son discours comporte explicitement les principes du complotisme : la diabolisation des élites diversitaires, élites qui amènent vers le grand remplacement, qui « javélisent » l’identité nationale des Québécois, les culpabilisent, suppriment les repères moraux, nationaux et le patrimoine, inculquent aux jeunes l’idéologie des droits de la personne au détriment des droits de la majorité. Ces éléments se retrouvent dans les discours des groupes populistes analysés, qui estiment comme MBC que le peuple québécois ignore la conspiration, alors qu’eux sont conscients et tentent de révéler la vérité au peuple.

Pour les deux débats à l’étude, des signifiants vides parsèment les deux côtés de la frontière antagonique Nous–Eux, effet stratégique qui permet de capturer un ensemble de positions idéologiques ennemies dans un même terme tout en définissant, par la négative, un « Nous » totalisant. Les termes sont aussi politisés pour conflictualiser le Nous et le Eux, et instrumentalisés pour accuser et délégitimer les positions des adversaires. Les discours de MBC et des trois groupes entretiennent aussi la vision d’une société postraciale et d’une nation québécoise qui serait bonne, accueillante et généreuse, alors qu’elle serait encore victime d’oppression. Trois tendances de la rhétorique complotiste se dégagent donc clairement : 1) Les élites diversitaires, constituées d’une alliance entre libéraux et progressistes, visent, par leur idéologie hégémonique multiculturaliste, à empêcher le peuple québécois d’exister, de s’exprimer (l’accusant d’être raciste et islamophobe), voire à le remplacer. 2) Ces élites font alliance avec les islamistes dans cette entreprise. 3) Seule la défense d’une identité forte par les ultranationalistes permettra de combattre cette idéologie.

Les discours néoracistes, populistes identitaires et complotistes sont donc loin de se cantonner à une présence sur le Web de groupes marginalisés. Ils traversent désormais les médias mainstream, permettant à ces discours de sortir de la marginalité et de les rendre plus légitimes. Ils tirent le jeu politique constamment vers les enjeux identitaires et radicalisent l’opinion publique, pouvant miner les fondements de la vie démocratique. Jean-Pierre Faye avait emprunté analogiquement à Noam Chomsky la notion « d’acceptabilité » afin de rendre compte de la façon dont le discours nazi avait fini par se rendre acceptable, d’abord à l’ensemble de l’extrême droite, ensuite à une grande partie de la nation allemande (voir Favre 1976). Voulant saisir les processus sous-jacents aux discours idéologiques, il constatait que le récit de l’action est plus agissant dans la construction de l’Histoire que l’action elle-même. Dans la grande circulation discursive qu’il décrit, il n’y a pas de corpus clos, mais beaucoup de signifiants vides et polysémiques, qui influencent les représentations sociales par les récits, rendant possible l’emploi d’un langage totalitaire : « Le récit définit le champ de possibilité des discours et des actions… l’acceptabilité des discours prononcés ou à prononcer et les actions effectuées ou à venir. » (ibid., 602).

Il faut donc entretenir une vigilance démocratique face à la normalisation de discours populistes identitaires qui, au Québec, cherchent à remplacer le « Grand Récit » en déclin du néonationalisme québécois, dont la posture critique des années 1970 était nettement plus porteuse de progrès social, d’un Nous inclusif et d’un « principe d’espérance » (Ernst Bloch) que les discours de Bock-Coté et de ses adeptes.