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Invitée à présenter les résultats de ma recherche doctorale lors d’une conférence devant un public étudiant en sciences sociales, dans une université montréalaise, je décide de consacrer ma communication à l’analyse des injustices épistémiques vécues par les femmes musulmanes, dans le cadre des débats publics portant sur la laïcité au Québec. Cette intervention mobilise différents concepts issus des épistémologies féministes décoloniales, ainsi que des théories critiques de la race. À la suite de mon intervention, un étudiant vient me voir et me recommande la lecture d’un auteur qui apporterait, selon lui, un éclairage important à mes travaux, me questionne de façon répétitive sur mon choix dans la constitution d’un cadre théorique mobilisant la race et m’interpelle sur le fait que l’utilisation de ce concept dans mon travail n’a rien d’anodin mais constitue, à ses yeux, un acte politique et que cela va à l’encontre de toute neutralité scientifique de ma part.

De nombreux chercheur·e·s racisé·e·s[2] – ainsi que des chercheur·e·s Noir·e·s et Autochtones – pourront témoigner du fait de s’être retrouvé·e·s, à plusieurs reprises au cours de leur carrière universitaire, comme j’en fais le témoignage, dans ce genre de situations qui – loin d’être anecdotiques – sont symptomatiques d’une remise en question plus large de leurs savoirs au sein des sphères universitaires. Les chercheur·e·s Noir·e·s et racisé·e·s contribuant à la théorie critique de la race au Québec sont confronté·e·s à des contextes politiques et universitaires où les concepts mêmes de « race » et de « racisme » posent problème (Thompson 2008). Ainsi, non seulement les travaux critiques sur la race, qui constituent une composante des savoirs dits minoritaires, sont invisibilisés et discrédités au sein de l’université, mais les chercheur·e·s participant au développement de ces savoirs – particulièrement si ielles appartiennent à des groupes minoritaires – sont « prétendu·e·s incompétent·e·s » et illégitimes sur le plan scientifique (Gutiérrez y Muhs et al. 2012)[3].

Comment appréhender les dynamiques de pouvoir inhérentes à la production des savoirs collectifs et leurs impacts sur les personnes productrices de ces savoirs au sein des milieux universitaires ? L’objectif de cet article est d’examiner les liens entre l’épistémologie, le genre et la blanchité au sein de la science politique, afin de comprendre les rapports entre le pouvoir et la production des savoirs. J’avance l’argument que les savoirs minoritaires sont discrédités au sein de l’institution universitaire, car ils remettent en question les positionnements épistémologiques historiquement dominants en sciences sociales. Ce processus de discréditation expose des formes de résistance épistémique et d’ignorance blanche institutionnalisée, qui tendent à marginaliser ces savoirs au profit des perspectives hégémoniques.

Après une mise en contexte des controverses publiques entourant la question de la « race » au sein des sphères politiques et universitaires québécoises, j’examinerai les liens entre épistémologie, genre et blanchité en science politique et particulièrement les phénomènes de discréditation des savoirs minoritaires et des personnes Noires et racisées en contexte universitaire. Je proposerai, enfin, d’engager une réflexion sur les avenues d’adoption d’une épistémologie de l’humilité.

Construire des savoirs critiques sur la « race » en contexte de luttes épistémiques

Au Québec, les personnes Noires et racisées oeuvrant dans le domaine des études critiques de la race se heurtent à des contextes politiques et universitaires où les concepts de « race » et de « racisme systémique » sont marginalisés en tant qu’outils politiques et cadres d’analyse. Cette marginalisation de la production des connaissances dominantes[4] les empêche de se tailler une place parmi les ressources épistémiques existantes, tant dans les sphères politiques qu’universitaires. Après avoir retracé le contexte politique actuel entourant ces termes, je présenterai l’effacement historique des travaux sur la race en sciences sociales, et particulièrement en science politique.

Sur la scène politique québécoise, diverses controverses ont souligné le refus des autorités gouvernementales de reconnaître publiquement le racisme systémique, ce qui a contribué à en faire un sujet de débat contesté ou à sa « discutabilité » au Québec (Taher, 2024). Que ce soit lors des débats publics sur la laïcité et la diversité ethno-raciale et religieuse, certain·e·s représentant·e·s politiques québécois·es en place ont réfuté la nature systémique du racisme, préférant parler de comportements individuels discriminants (voir Radio-Canada 2017 ; Chouinard 2019 ; Sioui 2021). À la suite du décès de Joyce Echaquan, une femme Atikamekw, à l’hôpital Saint-Charles-Borromée en septembre 2020, le rapport d’enquête sur sa mort indique que le « racisme et les préjugés auxquels Mme Echaquan a fait face ont certainement été contributifs à son décès » (Josselin 2021). Le rapport recommande, à cet effet, que le gouvernement québécois reconnaisse « l’existence du racisme systémique au sein de [ses] institutions et pren[ne] l’engagement de contribuer à son élimination » (ibid.). Malgré la publication de ce rapport, le premier ministre François Legault (Coalition Avenir Québec) déclare, le 5 octobre 2021, que si le racisme systémique était « toléré par les autorités » (Sioui 2021) au sein des pensionnats Autochtones, le racisme n’est désormais plus systémique au Québec, arguant qu’« on ne peut pas prétendre que le système dans son ensemble [soit] raciste » (ibid.).

Cette absence de reconnaissance du racisme se retrouve également au sein des sphères universitaires. En septembre 2020, la suspension temporaire d’une chargée de cours d’histoire de la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa, à la suite de plaintes du corps étudiant concernant son usage répété du mot en « n » en classe, suscite de vives réactions au Québec. Cette controverse sur l’utilisation du mot en « n » dans un cadre pédagogique ravive les débats public et universitaire sur la censure et la liberté académique, relançant ainsi une discussion nationale sur la « culture du bannissement » et le mouvement dit « woke de gauche ». Certaines voix se font ainsi entendre sur les traditions théoriques critiques et notamment les théories critiques de la race et l’emprise idéologique qu’elles recèleraient au sein des universités québécoises et particulièrement des départements de sciences sociales (voir Baillargeon 2021). Dans ce contexte politique, le racisme est conceptualisé comme un non-racisme (Lentin 2018), amenant à invisibiliser les matérialisations quotidiennes de la domination raciale et contribuant ainsi au maintien de récits post-raciaux effaçant et niant l’existence du racisme systémique et du colonialisme en tant que phénomènes sociaux et politiques au Québec (Mahrouse 2008 ; Mookerjea 2009 ; Austin 2010 ; Leroux 2010 ; Benhadjoudja 2022), comme au Canada (Wilson 1993 ; Razack 2002 ; Jiwani 2006 ; Reitz et Banerjee 2007 ; Thobani 2007 ; Banting et Thompson 2016 ; Maynard 2017)[5].

Cette négation publique des injustices raciales et cet effacement politique de la race, tant au Québec qu’au Canada, sont à mettre en parallèle avec la marginalisation historique des rapports sociaux de race au sein des sciences sociales, particulièrement en science politique. Cette mise à la marge de la race reconduit ainsi le mythe de la société post-raciale et alimente le déni du racisme à travers l’adoption d’approches théoriques et méthodologiques indifférentes aux différences raciales (Vickers 2002a ; 2002b ; Smith 2003 ; Thompson 2008 ; Nath 2011). La politologue Jill Vickers explique que malgré une meilleure représentation des femmes au sein des départements de science politique ces dernières décennies, les approches et les théories féministes ne sont pas parvenues à transformer la science politique comme discipline. Ainsi, si les approches féministes en science politique permettent d’apporter un point de vue nouveau sur la conceptualisation et l’étude de l’exploitation, de l’oppression, de l’injustice, des luttes et mobilisations sociales (Vickers 1997), pourtant, elles n’ont pas abouti, jusqu’à présent, à une remise en question significative des épistémologies dominantes présentes au sein de la discipline (Vickers 2015). Particulièrement, selon l’autrice, les approches féministes ne sont pas parvenues à un « changement transformateur » de la discipline, car cela aurait demandé « l’intégration réussie des connaissances sur la manière dont la politique est genrée et l’inclusion du genre comme catégorie d’analyse » (ibid., 752). La catégorie d’analyse du genre a été historiquement marginalisée et effacée de la discipline de la science politique (Vickers 2002b ; Coenga-Olivieira et Anctil Avoine 2023) et il en va de même pour la race. Bien que différents travaux mobilisent la race comme outil analytique des phénomènes politiques, la discipline en tant que telle et les épistémologies dominantes sur lesquelles elle est fondée ne sont ni remises en question, ni transformées. Comme le soulignent Jane Jenson et Éléonore Lépinard (2009, 183), bien que « la science politique reste une des disciplines les plus fermées aux études sur le genre », il est particulièrement notable que « l’intersectionnalité du genre avec d’autres rapports sociaux (race, classe, ethnicité, nationalité, religion, pour n’en nommer que quelques-uns) […] est encore peu développée dans le champ de la science politique, alors qu’elle est plus présente en sociologie ou dans les études culturelles, par exemple » (ibid., 199).

Si les travaux critiques sur la race, comme d’autres savoirs minoritaires, se trouvent discrédités au sein de l’université, les chercheur·e·s qui participent activement au développement de ces connaissances, particulièrement si ielles appartiennent à des groupes minoritaires, font également l’objet de ces processus de discréditation. De récents travaux ont ainsi documenté la sous-représentation des chercheur·e·s Autochtones, Noir·e·s et racisé·e·s dans la composition du corps professoral et dans les postes de haute direction au sein des universités au Canada (Ramos et Li 2017 ; Université Canada 2019). Un rapport de 2019 portant sur les universités canadiennes révèle que 48,9 % des postes de haute direction de ces universités sont occupés par des femmes (Universités Canada 2019, 11), bien que peu d’entre elles occupent des postes de cheffe d’établissement ou de vice-rectrice d’université (ibid., 15). Les personnes racisées, quant à elles, occupent 8,3 % des postes de haute direction, alors qu’elles constituent 20,9 % du corps professoral à temps plein, 30,5 % des titulaires de doctorat et 22 % de la population générale (ibid., 11). Les personnes Autochtones, enfin, occupent 2,9 % des postes de haute direction et elles représentent 1,3 % du corps professoral, 0,9 % des titulaires d’un doctorat et 4,9 % de la population en général (ibid.). Le rapport d’Universités Canada souligne également que « parmi les hauts dirigeants universitaires, le Québec a la plus faible proportion de femmes, de personnes racisées et de personnes qui déclarent appartenir à au moins deux groupes minoritaires désignés » (ibid., 16). Par une analyse quantitative, la politologue Malinda S. Smith (2017) met en lumière la sous-représentation de la race, de l’indigénéité et du genre dans la composition du corps professoral au sein des départements de science politique du Canada de l’Ouest. Elle avance que cette sous-représentation témoigne de « la blanchité hégémonique de la discipline, de la persistance résolue de l’évitement de son propre héritage colonial, et de la persistance tenace de la connaissance canonique qui provient principalement de l’Europe et des États-Unis » (ibid., 261).

Au-delà de l’absence relative et significative des chercheur·e·s Autochtones, Noir·e·s et racisé·e·s, cette sous-représentation numérique s’accompagne de dynamiques historiques d’effacement et de discréditation des travaux critiques sur la race et l’indigénéité, ainsi que des chercheur·e·s qui s’inscrivent dans ces traditions théoriques au sein des sphères universitaires (Green 2009 ; Ibrahim et al. 2022). Dans le contexte canadien, Malinda Smith (2017) documente notamment la sous-représentation des travaux portant sur la race, l’indigénéité et le genre parmi des lectures obligatoires composant les syllabus de cours, ainsi qu’à travers le nombre d’articles produits au sein des revues canadiennes de science politique, soulignant ainsi que la race et l’indigénéité demeurent relativement moins bien représentées que le genre sur ces différentes dimensions. Carle E. James et Selom Chapman-Nyaho (2017) rapportent les récits de chercheur·e·s Autochtones, Noir·e·s et racisé·e·s qui témoignent des défis auxquels ielles sont confronté·e·s au sein de l’université. Ces défis incluent le fardeau constant de prouver leurs compétences scientifiques à leurs pairs, ainsi qu’à leur institution. De plus, ielles portent le fardeau d’exemplarité pour la plus jeune génération d’étudiant·e·s Autochtones, Noir·e·s et racisé·e·s. Frances Henry et Audrey Kobayashi (2017) décrivent les impacts en termes de sous-représentation des chercheur·e·s Autochtones, Noir·e·s et racisé·e·s sur les sentiments de solitude et d’isolement, ainsi que sur les pratiques d’instrumentalisation des savoirs et des expériences qui s’exercent sur elleux au sein de l’institution universitaire. Ils mettent particulièrement en lumière la manière dont l’eurocentrisme et les canons disciplinaires masculins, blancs et occidentaux exercent leur domination au sein de diverses traditions scientifiques. Cela se manifeste notamment dans la constitution des listes de lectures de cours, et dans les processus de promotion et de recrutement des futur·e·s chercheur·e·s, façonnant ainsi les contours des connaissances considérées comme valides et scientifiquement reconnues. Ces dynamiques de pouvoir et de marginalisation sont également observables dans les dimensions épistémologiques de la connaissance scientifique.

Épistémologie, genre et blanchité en science politique

Après une définition des savoirs minoritaires et une présentation des formes d’effacement et de discréditation qu’ils subissent, j’analyse, dans cette section, les liens entre l’épistémologie, le genre et la blanchité en sciences sociales en exposant l’épistémologie du positionnement situé, ainsi que les liens entre l’épistémologie de l’ignorance et la résistance épistémique.

Savoirs minoritaires, chercheur·e·s racisé·e·s et processus de discréditation

Les études féministes, queer, ethniques, postcoloniales et décoloniales, ainsi que les travaux portant sur l’intersectionnalité, les rapports sociaux de race ou encore l’indigénéité constituent des savoirs minoritaires au sein des institutions universitaires. Ces traditions théoriques sont « reliées aux identités sociales et ont émergé des mouvements sociaux de libération » (Alcoff et Mohanty 2006, 7). Ces savoirs minoritaires, au sens de « savoirs assujettis » (Bilge 2015, 18), le sont d’un point de vue conceptuel car ils visent à comprendre des positions et des identités non dominantes, d’un point de vue politique, car ils se focalisent sur des identités qui sont contestées et qui ne bénéficient pas de l’égalité de pouvoir et de statut avec d’autres, ainsi que d’un point de vue institutionnel, car ils ont été exclus du coeur de ce que constituent les disciplines scientifiques et la sphère universitaire en général (Alcoff et Mohanty 2006, 8).

Différents travaux ont ainsi documenté les processus d’effacement et les stratégies de discréditation scientifique des savoirs minoritaires en sciences sociales (Thompson 2008 ; Benhadjoudja 2015 ; Bilge 2015 ; Smith 2017 ; Berthelot-Raffard 2018 ; Belkacem et al. 2019 ; Lépinard et Mazouz 2019). Cet effacement et cette discréditation passent notamment par la façon dont certain·e·s auteur·rice·s, certaines traditions intellectuelles et certaines régions du monde sont absents des syllabus de cours et des enseignements (Minnich, 1990 ; Mohanty 2004 ; Outlaw 2007). Ces processus se manifestent également dans la manière dont certaines méthodes et certains designs de recherche, notamment positivistes, sont enseignés comme scientifiquement neutres, contrastant avec la perception de biais sur le plan de la neutralité scientifique attribuée à certains savoirs minoritaires (Sampaio 2006 ; Zuberi et Bonilla-Silva 2008). Cet effacement des savoirs minoritaires renvoie aux processus historiques par lesquels les savoirs occidentaux se sont institutionnalisés, s’inscrivant et renforçant, de ce fait, une dynamique coloniale d’effacement des savoirs non occidentaux. La fondation de ces savoirs institutionnels est ainsi le produit de nombreux épistémicides en tant que destruction et suppression délibérées de savoirs issus de traditions non occidentales et elle reconduit la colonialité du pouvoir (Quijano 2007 ; Grosfoguel 2013). Dans le contexte de l’université néolibérale, marquée par cette colonialité des savoirs et par la marchandisation du savoir et la compétitivité orientée sur la rentabilité économique, l’institution universitaire se trouve au coeur des questionnements contemporains sur la place de la décolonisation, l’autochtonisation et l’internationalisation des savoirs (Henry et al. 2017).

Cette discréditation des savoirs minoritaires renvoie à ce que Smith appelle les « silences disciplinaires », c’est-à-dire les concepts et les théories qui forment rarement le coeur du savoir qui est enseigné à l’université, mais qui, pour le peu de fois où ils sont enseignés, le sont – la plupart du temps – dans une perspective masculine et blanche (Thompson 2008 ; Smith 2017). Si, parfois, ces savoirs minoritaires sont célébrés dans le milieu universitaire, « c’est au prix fort d’un double blanchiment » (Bilge 2015, 19), car les personnes productrices de ces savoirs sont mises à la marge pour laisser la place à d’autres issues des groupes dominants blancs « qui vont travailler pour faire du champ une science respectable (blanche) en recourant même aux “pères fondateurs” disciplinaires, blancs » (ibid.). Ce blanchiment se produit également parce que l’institutionnalisation des savoirs minoritaires dans les sphères universitaires participe de leur dépolitisation (ibid., 18) :

Les savoirs minoritaires qui sont les produits des marges et leurs théories radicales connaissent désormais une ascension relative qui les vide en même temps de leur substance politique. La théorie radicale devient un objet de consommation, une marchandise, qui circule comme badge de prestige dans un environnement élitiste néolibéral, alors qu’elle était l’oeuvre des savoirs engagés dans des projets de justice sociale et d’émancipation.

Mohanty 2013, 971

Cette dynamique de blanchiment s’inscrit dans le cadre plus large de la blanchité comme structure de domination. Développée au sein des Whiteness studies, la blanchité comme concept théorique correspond à une catégorie d’analyse construite ou catégorie de pratique structurant les rapports sociaux « et dont les effets de pouvoir et de classement sont réels » (Ahmed 2007, 150). La blanchité ne s’attarde pas aux facteurs biologiques – comme la couleur de la peau –, mais correspond avant tout à un positionnement social au sein des rapports de pouvoir (Mills 1997). La blanchité constitue ainsi une « norme invisible », faisant en sorte que les personnes blanches qui bénéficient du système de domination raciale auquel elles participent ne se perçoivent pas comme bénéficiaires de celui-ci et ne reconnaissent pas les privilèges qu’elles retirent de ce système (Kolber 2017). La blanchité constitue, de ce fait, une norme structurante souvent impensée des travaux sur la race, car les processus de racisation marquent des groupes par la différence raciale tout comme ils construisent les groupes dominants racisés comme blancs[6]. Étudier les processus de production des savoirs implique donc de tenir compte de ces logiques racisantes.

Si les savoirs sont invisibilisés et s’ils subissent des processus de blanchiment (Nash 2014), les personnes productrices de ces savoirs sont également discréditées au sein des universités. Plusieurs travaux se sont intéressés à documenter les formes de micro-agressions raciales pouvant se produire au sein des campus universitaires, mais également d’injustices épistémiques subies par les chercheur·e·s Noir·e·s et racisé·e·s et les contraintes systémiques qui les empêchent de participer à la production des savoirs (Henry et Tator 2009 ; Henry et al. 2017). Des travaux se sont ainsi penchés sur les défis auxquels font face les chercheur·e·s Noir·e·s et racisé·e·s, notamment l’exclusion épistémique, qui se manifeste par une forme de discréditation de leurs contributions, tant de la part d’autrui que d’elleux-mêmes (Settles et al. 2020).

Plus particulièrement, les expériences des femmes chercheures Noires et racisées produisant des travaux sur leurs propres communautés et les formes de discrédit qu’elles subissent quant à leurs compétences et leur neutralité scientifique constituent un objet de recherche en soi à investiguer (Gutiérrez y Muhs et al. 2012 ; Niemann, Gutiérrez y Muhs et Gonzalez 2020). Au Québec, différents travaux ont soulevé la façon dont la position de la chercheure universitaire Noire et racisée peut instaurer une relation complexe entre les sujets de la recherche et soi, allant d’un accès privilégié aux participantes à la reproduction de certains rapports de domination (Traoré 2015 ; Jahangeer 2020). D’autres ont décrypté les formes de confusion opérée entre la posture de la chercheure racisée musulmane et ses sujets de recherche – les femmes musulmanes –, faisant en sorte de créer le soupçon sur la neutralité scientifique de la première et autorisant également la reproduction de stéréotypes orientalistes genrés à son égard et d’injonctions à la transparence, en raison de la communauté à laquelle elle est associée (Benhadjoudja 2015). Plusieurs chercheures musulmanes relatent comment, parmi certaines théoriciennes féministes occidentales, l’idée d’un Islam antiféministe est cultivée, faisant de la possibilité pour des chercheures musulmanes de travailler sur les féminismes musulmans et l’agentivité des femmes musulmanes un défi politique et scientifique important, car l’idée même de l’existence de ce féminisme est niée (Abu-Lughod 2002 ; Ahmed 2011 ; Benhadjoudja 2015).

Épistémologie du positionnement, ignorance et résistance épistémiques

L’épistémologie du positionnement situé (standpoint epistemology), particulièrement les épistémologies féministes du positionnement, explorent les liens entre le pouvoir et la production des savoirs, et plus particulièrement les relations entre objets de savoir et producteur·rice de celui-ci. Ces épistémologies soutiennent que nous sommes constitutif·ve·s des savoirs que nous produisons, en ce sens que le savoir est produit d’un positionnement social, car celui-ci a des effets sur notre expérience du monde social, les connaissances et les interprétations de ce monde auxquelles on a accès, ainsi que celles que l’on produit sur celui-ci, découlant de ce fait des structures historiques coloniales, raciales, sexuelles et genrées (Alcoff et Potter 1992 ; Ahmed et Stacey 2001 ; Lugones 2008). C’est ainsi que se développent des épistémologies du « positionnement des femmes Noires » (Collins 1990) ou encore celles du « positionnement des femmes Autochtones » (Moreton-Robinson 2014).

Les épistémologues féministes du positionnement rappellent l’importance de tenir compte et d’inclure les savoirs minoritaires et le point de vue des personnes dominées au sein des institutions, universitaires notamment, afin de complexifier notre regard sur le monde social et tenir compte des perceptions et des expériences de ce monde qui déconstruisent les rapports de pouvoir et de domination historiques (Harding 1991). Ainsi, la présence des savoirs minoritaires au sein de l’université remet en question les prémisses épistémologiques dominantes qui y sont historiquement reconduites. Cela inclut notamment l’idée de l’objectivité scientifique et le détachement du·de la producteur·rice du savoir de son objet de recherche. En outre, cette présence défie, d’une certaine manière, les perspectives sur le monde des groupes dominants qui, sans remettre en question les rapports de pouvoir et de domination, participent insidieusement, et parfois indirectement, à les maintenir en place.

Ainsi, l’accusation d’analyses présumées partiales et non scientifiques, visant à discréditer les savoirs minoritaires, met en lumière l’existence de résistances épistémiques et la perpétuation de l’ignorance blanche. Cette ignorance épistémique blanche a historiquement restreint la reconnaissance et la crédibilité des études critiques de la race et des travaux produits par les chercheur·e·s Noir·e·s et racisé·e·s. Développée par Charles W. Mills (1997), l’épistémologie de l’ignorance, comme cadre conceptuel, permet de saisir les mécanismes par lesquels l’ignorance blanche se construit et se maintient. Elle correspond à des « dysfonctionnements cognitifs localisés et globaux (qui sont psychologiquement et socialement fonctionnels) » (Mills 1997, 18). Ces dysfonctionnements déforment les perceptions de la réalité sociale des individus blancs, les « empêchent de comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes mis en place » (ibid.) et les structures d’oppression qui construisent des groupes privilégiés et des groupes non privilégiés. L’ignorance blanche est ainsi « une ignorance, un non-savoir qui n’est pas contingent, mais dans lequel la race – le racisme blanc et/ou la domination raciale blanche et leurs ramifications – joue un rôle causal crucial » (Mills 2007, 20). Rappelant que la race constitue un processus de construction socio-politique, Mills explique que « les mécanismes causaux qui produisent et maintiennent l’ignorance blanche […] sont socio-structurels et non pas physio-biologiques » (ibid.).

Se basant sur le concept d’épistémologie de l’ignorance de Mills, José Medina propose une lecture de l’ignorance active et ses liens avec les résistances épistémiques. D’après lui, tandis que l’ignorance passive est définie par l’absence de croyances vraies et la présence de croyances erronées, l’ignorance active ajoute à cela des obstacles épistémiques à l’acquisition de croyances justes. Ces obstacles peuvent prendre différentes formes, qu’elles soient d’ordre cognitif (comme les préjugés ou les lacunes conceptuelles), affectif (comme le désintérêt pour l’apprentissage) ou corporel (comme des formes d’anxiété), ainsi que des mécanismes de défense (comme le déplacement de la charge de la preuve) (Medina 2017, 250). Lorsqu’il s’agit de formes d’ignorance active, les processus d’apprentissage visant à acquérir des connaissances exactes et à déconstruire cette ignorance se heurtent à diverses contraintes. L’ignorance active blanche, par exemple, implique pour le groupe dominant blanc une indifférence et un manque d’attention envers les expériences, les problèmes et les aspirations des groupes racialement dominés, ainsi qu’une incapacité à faire sens de leurs discours et leurs actions (ibid.). Cette ignorance blanche reconduit alors la discréditation des savoirs minoritaires qui viennent remettre en question les positions épistémologiques dominantes au sein des universités.

Percevoir les épistémologies à travers la catégorie d’analyse de la race permet de comprendre la façon dont les épistémologies dominantes blanches, par le discrédit qu’elles portent sur les épistémologies du positionnement et par leur prétention à incarner et à produire des savoirs universels, sont co-constitutives de la résistance et de l’ignorance épistémiques blanches.

Proposer des épistémologies de l’humilité

Tout comme la vignette en début de cet article le suggère, il est crucial de se questionner sur les mécanismes par lesquels les savoirs sur la race et les personnes Noires et racisées sont discrédités au sein des universités. Les travaux critiques sur la race, à l’instar d’autres savoirs minoritaires, contestent les perspectives épistémologiques dominantes blanches, mettant ainsi en lumière les résistances et l’ignorance épistémiques blanches présentes au sein de l’institution universitaire.

Ces dynamiques de pouvoir entre les savoirs soulignent la nécessité d’adopter une épistémologie de l’humilité pour les appréhender. L’humilité épistémique implique de saisir les façons dont les rapports de pouvoir et le privilège blanc conditionnent la production et la constitution des savoirs dominants et de proposer un positionnement épistémique pour déconstruire de telles dynamiques. Elle représente une posture intellectuelle qui reconnaît le caractère non figé du savoir, sa capacité à être constamment révisé, les biais et les limites inhérents à chaque perspective épistémologique, ainsi que la valorisation de la multiplicité des perspectives et des connaissances nécessaires afin de saisir les phénomènes complexes composant le monde social. Comme l’a conceptualisé Medina (2013, 43), l’humilité épistémique constitue une vertu épistémique permettant de « qualifier ses croyances et opérer des distinctions plus fines ; identifier ses lacunes cognitives et déterminer ce qu’il faudrait pour les combler ; être capable de formuler des questions et des doutes pour soi-même et pour les autres ». Selon Medina, l’humilité épistémique participerait ainsi à déconstruire les normes et les représentations raciales et coloniales dominantes et à valoriser les épistémologies critiques de la race, subalternes et décoloniales au sein des institutions dominantes de production des savoirs.

Adopter une posture d’humilité consiste, avant tout, à tenir compte de son positionnement situé, reconnaître les limites de ce que nous pouvons produire comme connaissances sur le monde et ce que nous pouvons percevoir comme connaissances sur celui-ci. Il s’agit également d’admettre que nos connaissances sont sujettes à des évolutions constantes et être ouvert·e·s à une pluralité de positionnements épistémologiques sur la réalité sociale. L’humilité épistémique exige, plus spécifiquement, que les groupes privilégiés reconnaissent les limites de leurs connaissances et leurs cadres épistémologiques pour comprendre les expériences des groupes minoritaires. Une épistémologie de l’humilité vise ainsi à réduire l’écart épistémique entre les groupes sociaux en accordant davantage de légitimité épistémique aux minorités et en diminuant celle des groupes privilégiés (Medina 2013 ; Goetze 2018). Cela implique notamment la valorisation épistémique des savoirs expérientiels. Au sein de l’université néolibérale, l’humilité épistémique se traduit par une réévaluation de la « gouvernance épistémique » au sein de l’institution (Walker et Martinez-Vargas 2022, 576). Cette réévaluation nécessite de déconstruire l’idée que chaque individu et chaque groupe bénéficient d’une liberté épistémique universelle, ainsi que de remettre en question les épistémologies dominantes qui perpétuent des lacunes herméneutiques au sein de l’université (Sriprakash, Tikly et Walker 2019).

En conséquence, une telle posture d’humilité, en tant que vertu individuelle, permet d’acquérir davantage de privilèges épistémiques (Mills 1997 ; hooks 2017), c’est-à-dire des privilèges de connaissance que détiennent les personnes marginalisées – informés par leur position sociale – à l’égard des personnes privilégiées. En effet, les premières, en ayant conscience du point de vue dominé, développent une compréhension et une perspective uniques sur le monde. Ceci est également le cas des personnes et des groupes dominés par le genre comme structure d’oppression, comme l’ont décrit les féministes du point de vue situé (Harding 1991 ; 2004). Nourrir cette vertu de l’humilité permettrait ainsi aux personnes bénéficiant du privilège blanc de sortir d’une ignorance blanche produisant des dysfonctionnements cognitifs (Mills 1997, 18), d’acquérir une meilleure confiance et d’étendre leurs connaissances acquises jusqu’à présent et informées par leur position dominante. C’est ce que bell hooks (2017, 60) qualifie de « vision oppositionnelle du monde – une façon de voir inconnue de la plupart de nos oppresseurs, qui nous a soutenus, qui nous a aidés dans notre combat pour surmonter la pauvreté et le désespoir, qui a renforcé notre perception de nous-mêmes et notre solidarité ».

Si les épistémologies du positionnement sont nécessaires pour complexifier la connaissance et engager une production des savoirs qui tienne compte de la multiplicité des points de vue, particulièrement de ceux des groupes dominés, nous pouvons aspirer à l’introduction des épistémologies de l’humilité au sein des milieux universitaires afin de réduire les processus de discréditation des savoirs minoritaires et des chercheur⋅e⋅s qui les portent. Ainsi, cette épistémologie de l’humilité doit s’incarner en tant que vertu épistémique individuelle, tout en aspirant à une transformation de la culture institutionnelle universitaire vers une intégration structurelle de cette humilité.