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Introduction

En 2011-2012, 413 951 personnes ont été admises aux services correctionnels provinciaux, territoriaux et fédéraux canadiens. De ce nombre, 259 635 ont été incarcérées et 154 316 ont été confiées aux services de surveillance communautaire (probation, sursis et libération conditionnelle) (Perreault, 2014). Chaque année, environ 20 000 Canadiens sont soumis à une ordonnance de sursis (Perreault, 2014). Le sursis permet à une personne qui aurait normalement dû être incarcérée, pour une période de moins de deux ans, de purger sa peine dans la communauté lorsqu’il est jugé qu’elle ne met pas en danger la sécurité de celle-ci. Cette peine prévoit, habituellement, une période d’assignation à domicile 24h/24, des couvre-feux ou toute autre condition permettant d’assurer « le bon comportement » de la personne contrevenante. Sur un continuum de sévérité des peines, le sursis se situe entre l’incarcération et la probation (Roberts, 2004).

Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’efficacité des sanctions pénales, on mesure généralement la récidive des personnes contrevenantes. La mesure la plus souvent utilisée est la commission d’une nouvelle infraction et la reconnaissance de culpabilité pour cette infraction (Friendship, Street, Cann et Harper, 2004). Une peine jugée efficace est celle qui est suivie du plus bas taux de récidive. Au Canada, par exemple, 31 % des personnes qui ont été incarcérées entre 2003-2006 ont été réincarcérées dans l’année qui suit leur libération en raison d’une récidive, alors que 11 % des personnes suivies dans la communauté ont récidivé (Johnson, 2006)[2]. Cet écart important entre la récidive des incarcérés et des personnes suivies dans la communauté a également été observé en Nouvelle-Zélande (New Zealand department of corrections, 2003); en Grande-Bretagne (Sheperd et Whiting, 2006) et aux États-Unis (Langan et Levin, 2002). On sait également que les personnes qui participent à des interventions visant la réhabilitation (en prison ou dans la communauté) ont des taux de récidive nettement plus bas que celles qui n’ont pas reçu d’aide thérapeutique (Andrews, Bonta, Gendreau et Cullen, 1990).

De surcroît, on a désormais identifié « ce qui marche » dans les traitements psychosociaux pour réduire la probabilité d’une récidive (Gendreau, Goggin, Cullen et Andrews, 2002; Landenberger et Lipsey, 2005). Or, ce qui demeure méconnu, c’est « comment ça marche », ou plutôt comment cesse-t-on de contrevenir aux lois pénales? Comparativement aux études axées sur la récidive, celles qui se centrent sur le désistement du crime sont jugées émergentes (Craig, 2015), mais l’on reconnaît déjà qu’elles sont prometteuses pour l’administration de la justice pénale (Maguire, 2007), ainsi que pour la pratique des intervenants sociopénaux (McNeill, Farrall, Lightwoler et Maruna, 2012). Or, comme la peine de sursis attire bien peu l’attention de la communauté scientifique (F.-Dufour, Brassard et Guay, 2009; Roberts, 2004), aucune étude portant sur le désistement du crime des sursitaires n’a été répertoriée. C’est pourquoi l’étude décrite dans le présent article avait l’objectif de saisir de quelle manière des contrevenants soumis à une peine d’emprisonnement avec sursis au Québec se sont désistés du crime.

Recension des écrits

À l’origine, l’étude du désistement du crime se situait en opposition avec les études centrées sur la réhabilitation des contrevenants, car elle portait justement sur le changement spontané qui se produisait chez certains contrevenants sans l’aide d’un agent de réhabilitation (Maruna, Immarigeon et LeBel, 2004). Or, il est désormais admis que les personnes qui se désistent avec l’aide d’une intervention visant la réhabilitation et celles qui le font « spontanément » connaissent des trajectoires semblables (Maruna et al., 2004). Dans les deux cas, il apparaît que ces personnes ne changent pas dans un vacuum et au-delà de leur propre initiative ou de l’aide consentie dans le cadre d’une intervention. Elles doivent également pouvoir compter sur le soutien et l’aide informelle qui leur provient d’ami (e)s, de connaissances, de la famille, des voisins et de toutes les autres personnes significatives (Farrall, 2002).

La définition du désistement

La plus grande difficulté associée à l’étude du désistement demeure l’impossibilité d’affirmer avec certitude que la carrière criminelle d’un contrevenant est terminée. Pour certains auteurs, une durée d’abstinence d’un an est suffisante pour distinguer les persisteurs des désisteurs (Maruna, 1998, 2001). Pour d’autres, une réduction de la gravité et de la fréquence des actes criminels indique que le désistement a été amorcé (Aiyer, Williams, Tolan et Wilson, 2013; Zdun et Scholl, 2013) alors qu’à l’inverse, pour d’autres auteurs encore, seule la mort du contrevenant peut confirmer qu’il s’est définitivement désisté du crime (Bushway, Piquero, Mazerolle, Broidy et Cauffman, 2001). Autre difficulté, on constate progressivement que les carrières criminelles ont une trajectoire en « zigzag » où s’alternent des périodes d’activités criminelles et d’accalmie (Laub et Sampson, 2003; Piquero, 2004), d’où l’impossibilité de statuer d’une durée d’abstinence qui témoignerait de l’arrêt complet des activités criminelles. Comme il devient presque impossible d’établir une ligne de démarcation claire qui assure le désistement, Maruna, Immarigeon et Lebel (2004, p. 19) proposent de scinder le processus de désistement du crime en deux phases distinctes :

Primary desistance would take the term desistance at its most basic and literal level to refer to any lull or crime-free gap in the course of a criminal career. Because every secondary deviant experiences a countless number of such pauses in the course of a criminal career, primary desistance would not be a matter of much theoretical interest. The focus of desistance research, instead, would be on secondary desistance: the movement from the behaviour of non-offending to the assumption of the role or identity of a ‘changed person’. In secondary desistance, crime not only stops but ‘existing roles become disrupted’ and a “reorganisation based upon a new role or roles will occur”

Lemert, 1951:56

L’explication ontogénique du désistement

Les premières explications du désistement renvoient au processus naturel de maturation ou encore à la forte association entre l’âge et la fin de la carrière criminelle. En effet, depuis Quételet (1833), on observe que le nombre de délits commis par un individu augmente à l’adolescence pour progressivement décliner à la vie adulte, et ce, pour toutes les personnes sans égard au sexe, à l’appartenance ethnique, au type de délit commis ou encore à la durée des activités délictuelles (Gottfredson et Hirschi, 1990). Or, une analyse plus fine des courbes d’attrition naturelle a mis en lumière deux contre-phénomènes. D’abord, on constate que lorsque l’on tient compte de la nature des délits commis, du genre (Fagan et Western, 2005) ou du statut socioéconomique (Males et Brown, 2014) des individus, on peut observer des différences importantes dans les courbes d’attrition. On constate aussi qu’un nombre grandissant d’individus commet un premier délit autour de la trentième année (« late blooming offenders ») (Krohn, Gibson et Thornberry, 2013, p. 183). En plus de rendre difficile l’explication de ces phénomènes, ce type d’interprétation n’est pas jugé utile dans la mesure où il n’indique rien sur les mesures que l’on peut prendre pour faciliter l’amorce ou soutenir le processus de désistement du crime (Maruna, 2001).

Le désistement comme le résultat d’une pression structurelle

Le deuxième groupe de recherches qui a tenté d’expliquer le désistement du crime se situe dans une perspective structurelle où l’on conçoit que la société, par le biais de normes et de sanctions, va en quelque sorte « contraindre » les individus à se désister du crime. Les travaux « structurels » les plus connus sont ceux de Laub et Sampson (2001; 2003; Sampson et Laub, 1993; 2003) qui ont suivi une cohorte de 500 jeunes délinquants et de 500 non-délinquants nés entre 1922 et 1929, ayant été originellement étudiés par Glueck et Glueck (1950). Les Glueck avaient débuté cette étude longitudinale en 1939 avec l’objectif de connaître les déterminants sociaux qui conduisent certains adolescents à adopter des comportements délinquants. Au cours des années 1990 à 2000, Laub et Sampson ont, d’abord, conduit de nouvelles analyses sur les données amassées par les Glueck et par la suite colligé de nouvelles données auprès des répondants originaux par la voie de questionnaires et d’entrevues. Ils ont alors constaté qu’en plus de saisir les mécanismes qui conduisent aux carrières criminelles, ils étaient également en mesure d’identifier les facteurs qui conduisent au désistement du crime. Selon ces auteurs, deux concepts centraux permettent de saisir le désistement. D’abord, le concept de trajectoire permet d’appréhender ce qui est relativement stable dans le temps et réfère à la continuité dans la vie des contrevenants. Le concept de points tournants, quant à lui, réfère plutôt aux moments brefs qui viennent ponctuer et modifier la trajectoire de vie. Selon Laub et Sampson (1993), les principaux points tournants associés au désistement sont : la formation d’une union, l’obtention d’un emploi et le fait de se joindre à l’armée. L’approche explicative de ces auteurs repose donc à la fois sur la théorie du contrôle social (Gottfredson et Hirschi, 1990), qui stipule que les personnes qui développent de forts liens sociaux ont le sentiment qu’ils ont trop à perdre en commettant un crime, et sur la théorie de l’association différentielle (Sutherland et Cressey, 1960), qui avance que le risque de commettre un crime augmente ou diminue selon la durée des rapports entretenus avec des personnes adoptant des attitudes procriminelles ou prosociales. En résumé, pour ces auteurs, le désistement est favorisé lorsque : « good things happen to bad actors » (Laub, Nagin et Sampson, 1998, p. 237).

Plusieurs recherches ont appuyé le constat qu’ont établi Laub et Sampson (1993) entre le fait de former une union et l’abandon du crime (Bersani et Doherty, 2013; Craig, 2015; Craig et Foster, 2013; Massoglia et Uggen, 2007; Sampson, Laub et Wimer, 2006), mais de nombreuses autres études ont obtenu des résultats différents, soit parce qu’elles n’ont pas mesuré d’effet entre le mariage et le désistement (Giordano, Cernkovich et Rudolph, 2002; Kruttschnitt, Uggen et Shelton, 2000) ou encore, parce que l’effet était tributaire de l’âge du contrevenant (Morizot et Le Blanc, 2007). Certains auteurs ont même observé que la cohabitation avec une partenaire intime pouvait être associée à une augmentation de la fréquence des activités criminelles (Horney, Osgood et Marshall, 1995). Les résultats sont donc mitigés quant au lien direct pouvant exister entre la formation d’une union et l’abandon du crime (peut-être n’a-t-on pas été en mesure d’évaluer adéquatement la force de cet attachement). Néanmoins, il semble y avoir un certain consensus au sein de la communauté scientifique sur le fait que l’entrée en couple se traduit surtout par une réduction importante des activités avec les pairs contrevenants (Warr, 2002). Cet effritement des liens avec les pairs contrevenants serait unilatéralement relié au désistement (Brent, 2001; Graffam, Shinkfield, Lavelle et McPherson, 2005; Gunnison et Mazerolle, 2007; Loeber, Pardini, Stouthamer-Loeber et Raine, 2007; Massoglia et Uggen, 2007). Ce résultat mitigé est le même pour ce qui est de l’emploi où l’on retrouve de nombreuses études qui l’associent au désistement (Cusson et Pinsonneault, 1986; Kruttschnitt et al., 2000; Savolainen, 2009; Shover, 1996), alors que d’autres, a contrario, n’observent pas de lien causal entre le fait d’avoir un emploi et le désistement (Giordano et al., 2002; Haggard, Gumpert et Grann, 2001; Massoglia et Uggen, 2007). Finalement, d’autres études montrent que ce n’est pas la stabilité de l’emploi ni même le salaire offert qui influenceraient le processus de désistement, mais plutôt les aspects non économiques de l’emploi tels que le fait de se sentir apprécié, de se réaliser au travail ou encore de tirer satisfaction du travail accompli (Wadsworth, 2006).

Au-delà de l’absence de consensus sur l’impact du mariage et de l’emploi sur le désistement, plusieurs études d’orientation structurelle présentent également des lacunes méthodologiques puisqu’elles reposent généralement sur : 1) des données secondaires fréquemment incomplètes, 2) des taux d’attrition élevés[3] et 3) des banques de données officielles afin d’établir s’il y a eu récidive alors que seulement 2 % des infractions commises par des contrevenants soumis à une peine communautaire sont sanctionnés d’une nouvelle peine (Fig. 1.6; Home Office, 1999, p. 28) . Par ailleurs, les outils permettant de mesurer les liens sociaux chez les contrevenants sont généralement limités au réseau social immédiat de ceux-ci (famille et employeur) et ils demeurent muets sur « l’intensité » de ces liens (Kazemain, Farrington et Le Blanc, 2009). Dans le but d’éviter l’ensemble de ces écueils, Farrall (2002) et de Barry (2006) se sont tournés vers les méthodes qualitatives pour mieux saisir les particularités du processus de désistement.

Pour ce faire, Stephen Farrall (2002) a suivi le progrès (ou l’absence de progrès) vers le désistement de 199 probationnaires. La première entrevue, qui avait lieu quelques semaines avant la fin de la sentence, visait à évaluer à quel point les probationnaires et leur agent de probation étaient confiants que le premier parvienne à demeurer « straight » (c.-à-d. ne pas récidiver). Trois groupes distincts émergent alors des analyses effectuées : a) les confiants étaient ceux qui se percevaient et étaient perçus par leur agent de probation comme des désisteurs (n=110); b) les optimistes se jugeaient en mesure de désister, mais leur agent de probation n’était pas certain qu’ils pouvaient y parvenir (n=46) et finalement, c) les pessimistes correspondaient à ceux qui, autant de leur propre point de vue que de celui de leur agent de probation, avaient peu de chance de se désister du crime (n=43). Au cours de la seconde et de la troisième entrevue, Farrall (2002) a observé que la moitié de son échantillon avait progressé vers le désistement. Or, un nombre équivalent de pessimistes et d’optimistes se retrouvaient dans le groupe des désisteurs. Devant cette étonnante observation, Farrall (2002) a conclu qu’il n’était pas possible d’imputer le processus de désistement à la seule volonté de changer des individus, mais qu’il est davantage justifié de s’attarder au contexte social dans lequel il se produit. Pour Farrall (2002), le désistement n’est possible que lorsque les individus ont accès à un capital social, c’est-à-dire aux liens de réciprocité (relations mutuellement fortifiantes) créés entre des individus, au partage d’idéologies facilité par la stabilité de ces relations qui servent à établir des obligations, des attentes et des normes, lesquelles facilitent à leur tour l’atteinte de certains buts ou favorisent l’engagement dans la société civile ou la coopération[4]. Barry (2006) arrive d’ailleurs à un constat similaire puisque les 20 jeunes femmes et 20 jeunes hommes qu’elle a interviewés ont déclaré s’être désistés du crime en raison :

De l’éclosion d’un sentiment d’interdépendance et d’empathie envers les personnes de leur communauté; sentiment né autour de la création d’une nouvelle identité sociale qui leur fournissait le sens de leur utilité et leur donnait le goût de s’ouvrir aux opportunités et aux modes d’intégration que la vie criminelle ne leur offrait pas

Barry, 2006, p. 418

L’identité sociale correspond, ici, à l’actualisation d’un rôle social, que ce soit celui d’étudiant, de conjoint, de parent, d’employé ou de bénévole, par exemple. En somme, ces deux dernières études suggèrent que les contrevenants doivent sentir qu’ils appartiennent à au moins une communauté (celle de l’école, de la famille, d’un domaine d’emploi ou d’une cause caritative) et doivent avoir accès à ces ressources (capital social) pour pouvoir se désister du crime et cela, peu importe leur motivation (ou absence de) initiale.

Le principal problème des explications structurelles du désistement est qu’elles font reposer le processus de désistement sur le lien aux autres. Or, de nombreuses études indiquent que les personnes contrevenantes tendent à avoir des relations sociales et familiales difficiles (voir rompues), et que, souvent, les seuls liens qu’elles entretiennent sont ceux qu’elles développent avec leurs pairs contrevenants (Thornberry, 1997). Ces personnes sont donc moins susceptibles d’être influencées par le contrôle social informel[5], familial ou proximal (Hunter, 1985) exercé par les institutions religieuses, les employeurs, les associations civiques ainsi que les organisations communautaires puisqu’elles sont moins souvent engagées dans ce type de relations sociales. De plus, les contrevenants sont également moins susceptibles de se soumettre au contrôle social proximal exercé par la communauté[6], car le stigmate associé au passage dans le système de justice pénale renforce souvent le sentiment d’être outsider et d’avoir un statut social moins légitime que celui des autres citoyens (Uggen, Manza et Behrens, 2004). Certains iront même jusqu’à être animés d’un sentiment de méfiance et d’amertume envers la communauté (Braken, Deane et Morrissette, 2009). Ainsi, à l’exception des liens qu’elles entretiennent avec leurs pairs contrevenants, ces personnes sont moins souvent engagées dans d’autres liens qui pourraient, éventuellement, les inciter à cesser leurs activités criminelles. Ces considérations ont ainsi amené d’autres chercheurs à proposer une explication de nature plus individualiste du désistement.

Le désistement en tant que résultat d’une décision de l’agent

Les tenants de cette perspective avancent que c’est en saisissant les intentionnalités des agents, en appréhendant leurs interrelations avec les autres agents et les règles qui guident leurs conduites que l’on arrive à comprendre les phénomènes sociaux comme le désistement du crime. Selon cette perspective, les agents sont relativement autonomes des pressions exercées par les structures sociales. Leurs comportements ne sont pas perçus comme étant fortement influencés par les contraintes environnementales. Dans cette optique, le désistement du crime repose sur la décision et la mise en oeuvre de stratégies chez le contrevenant. Cette décision apparaît lorsque le contrevenant évalue qu’il y a plus de désavantages à commettre des délits que d’avantages (Haggard et al., 2001; Paternoster et Bushway, 2009). Cusson et Pinsonneault (1986, p. 78), par exemple, reconnaissent que la décision d’arrêter de commettre des délits se prend à la suite d’un traumatisme vécu en prison, d’une trahison de la part des acolytes, de « l’usure » de la vie criminelle, ou encore, lorsqu’il n’existe objectivement plus de raisons de continuer à commettre des délits. De fait, tant que le contrevenant juge qu’il est avantageux de commettre des délits, il continue, et lorsque les coûts sont trop élevés, il cesse.

Or, d’autres études indiquent plutôt que les contrevenants considèrent très peu les risques et sont guidés par les gains issus potentiellement de la commission d’un délit (Tunnell, 1992). En général, ils se sentent peu concernés par la planification à long terme et ont davantage tendance à vivre l’instant présent (Jacobs et Wright, 1999; Shover, 1996). Cela ne signifie pas que les contrevenants ne doivent pas, à un moment ou à un autre, prendre la décision de se désister du crime, mais plutôt qu’il semble réducteur de baser cette décision uniquement sur le calcul rationnel des coûts et des bénéfices associés aux délits. C’est pourquoi certaines études se sont penchées sur l’identification des changements cognitifs ou des changements identitaires qui se produisent chez les contrevenants afin d’expliquer comment ces derniers choisissent de se désister du crime.

Neil Shover (1983); (Shover, 1996; Shover et Thompson, 1992) a été le premier à s’intéresser à de tels changements identitaires chez les contrevenants qui se désistent du crime. À partir de l’analyse des nombreux récits de vie colligés auprès d’anciens prisonniers s’étant désistés du crime ainsi que de biographies rédigées par de « célèbres criminels » qui se sont également désistés du crime, Shover (1996, p. 131) a identifié quatre composantes souvent associées à l’arrêt des activités criminalisées : 1) un meilleur calcul des risques associés aux activités criminelles; 2) la prise de conscience du temps limité d’une vie; 3) le développement de nouvelles aspirations et désirs, ainsi que 4) l’avènement d’un changement important dans la façon de juger les autres et de se juger soi-même. En plus d’effectuer un calcul différent des coûts et des bénéfices de l’entreprise criminelle, les contrevenants doivent également adopter une nouvelle perspective de vie pour que s’enclenche le processus de désistement. Ils doivent tendre vers le « contentement, la paix et l’harmonie dans leurs relations interpersonnelles » (Shover, 1996, p. 134). Or, tel que l’indique l’étude de Burnett (2004), ce désir d’une vie harmonieuse et calme semble être partagé par la majorité des contrevenants. En effet, lors des premières entrevues qu’elle a réalisées auprès de prisonniers peu avant leur libération, 80 % de son échantillon (n=130) exprimait le désir « to go straight » (p.157). Or, dans les six mois qui ont suivi leur retour à la communauté, seuls 40 % de l’échantillon s’étaient désistés du crime, et dix ans plus tard seuls 18 % (n=23) des répondants initiaux étaient demeurés des désisteurs (Burnett et Maruna, 2004). En comparant les profils de ces 23 désisteurs aux 107 autres répondants qui avaient persisté ou qui étaient retournés vers le crime, l’étude a montré non seulement l’importance des facteurs habituels de la récidive (âge, antécédents judiciaires, (non)emploi, toxicomanies, et (non)union), mais également l’importance de l’espoir entretenu par les désisteurs dans l’analyse des différences. Pour les auteurs de l’étude, l’espoir se définit comme « la perception de l’individu d’atteindre ses objectifs personnels» (Burnett et Maruna, 2004, p. 395). Ainsi, malgré le fait que la majorité des contrevenants souhaitent se désister, peu d’entre eux estiment pouvoir atteindre cet objectif. Le désistement ne peut donc pas s’expliquer uniquement sur la base d’un calcul rationnel des coûts et des bénéfices associés au crime et du désir d’avoir une vie plus paisible et harmonieuse : il faut aussi avoir le sentiment que l’on peut changer de vie.

Pour Maruna ce qui distingue ceux qui peuvent de ceux qui ne peuvent pas se désister du crime est essentiellement leur script narratif qui correspond à « an active information-processing structure, a cognitive schema, or a construct system that is both shaped by and later mediates social interaction » (Maruna, 1998, p.33). Ceci correspond à la façon dont les individus expriment les buts, les motivations et les émotions qui guident leurs actions de façon à les rendre compréhensibles : « people tell stories about what they do and why they did it » (Maruna, 1998, p. 33). Selon Maruna (1998, 2001), les contrevenants qui persistent dans le crime seraient caractérisés par un script narratif de condamnation : ils ont l’impression d’être à la merci des décisions des juges, ils ont peu ou pas d’espoir de changer leur vie et ils ont le sentiment de ne pas maîtriser leur vie (Maruna, 2001). À l’opposé, ceux qui se désistent ont un script narratif de rédemption : ils réalisent qu’ils sont pris dans le cercle vicieux du crime et de l’emprisonnement et ils deviennent alors les architectes de leur rédemption. Ainsi, selon Maruna (2001, p. 96), le désistement semble toujours venir de l’intérieur. Bien que Maruna (1998, 2001) soit la figure de proue de l’explication agentielle du désistement, il consent néanmoins qu’à elle seule la décision rationnelle de se désister n’est pas suffisante. Il admet que pour « se redresser » la personne doit faire l’expérience de succès personnels dans le monde non criminel en plus d’avoir la chance de considérer plus d’une option quant à son avenir (Maruna, 2001, pp.25-26). Ainsi, même Maruna, auquel se réfèrent le plus souvent les défenseurs d’une explication « agentielle » du désistement, reconnaît qu’il faut également un accès minimal aux ressources disponibles dans la structure pour que le désistement puisse se produire. C’est également à ce constat que parviennent Giordano, Cernkovich et Rudolph (2002).

Au départ, Giordano et al. (2002) s’inscrivaient plutôt dans la perspective structurelle du désistement puisque le but original de leur étude était de tester la théorie développée par Laub et Sampson (1993) en ajoutant les variables du genre et de l’ethnie (ou de la race) des répondants (Giordano et al., 2002, p. 997) à leur modèle d’analyse. Leurs répondants ont été sélectionnés à partir d’une base de données générée pour une étude antérieure au sein de laquelle 127 filles et 127 garçons placés dans un établissement pour adolescents délinquants avaient été interviewés. La plupart des jeunes qui ont composé l’échantillon original ont été retrouvés par Giordano et ses collaborateurs et ont été invités à remplir trois questionnaires en plus d’être interviewés en 1995[7]. Sur le plan statistique, les auteurs n’ont pas observé de liens entre le fait de former une union ou d’obtenir un emploi et le désistement. À l’inverse, l’analyse des données qualitatives a conduit à l’émergence des thèmes de cognition, d’identité et d’agency[8] (Giordano et al., 2002, p. 1009). À partir de ces constats, les auteurs ont été en mesure de proposer une explication alternative du désistement qui s’opèrerait en quatre temps : 1) le contrevenant doit d’abord être ouvert au changement; 2) il doit, ensuite, reconnaître et saisir les grappins à changement (« hook for change ») qui sont présents dans son environnement (tel qu’un emploi ou un conjoint prosocial); 3) il doit développer une nouvelle représentation de lui-même (« a replacement self »); et finalement, 4) le désisteur doit envisager la déviance comme désormais inacceptable (Giordano et al. 2002, pp.1027-1053).

Le principal problème de l’argumentation théorique de Giordano et ses collaborateurs, est la « sur simplification » (Giordano et al., 2002, p.1055) de la relation entre le changement cognitif et les actes des agents, alors que leur théorie repose justement sur l’idée que le changement cognitif précède le désistement. Dans les faits, ils ne peuvent pas réfuter une séquence alternative où, par exemple, : 1) les grappins à changement seraient d’abord saisis par le contrevenant sans que celui-ci cesse ses activités criminelles (il pourrait occuper un emploi et vendre de la drogue, par exemple). Puis, progressivement ce contrevenant s’identifierait à son emploi et serait amené alors à revoir ses choix de vie. Il pourrait subséquemment : 2) développer une nouvelle représentation de lui-même (« a replacement self ») qui l’amènerait à 3) choisir de se désister du crime et; éventuellement, 4) à considérer la « carrière criminelle » comme étant désormais inacceptable. En proposant une séquence alternative à la théorisation de Giordano et collaborateurs (2002), on se retrouve donc au point de départ puisque cette explication correspond à celle déjà développée par Laub et Sampson (2001, 2003; Sampson et Laub, 1993, 2003), qui rappelons-le, se situe dans la perspective opposée.

Le constat le plus évident de ce rapide survol des théorisations du désistement est qu’il paraît impossible d’appréhender le processus de désistement du crime comme la résultante unique de forces structurelles ou d’un choix purement individuel (Vaughan, 2007; Veysey, Martinez et Christian, 2013). C’est pour cela qu’il est apparu essentiel d’identifier un cadre théorique suffisamment ample et souple qui permette d’appréhender simultanément le rôle des agents et de la structure sociale dans le(s) processus de désistement du crime.

À la recherche d’un cadre conceptuel conciliant

Un des plus grands défis posés aux études en sciences sociales est la difficulté de tenir compte à la fois de l’intentionnalité de l’agent (acteur ou humain) et de son environnement social (structure, société, ou communauté). Archer (1995); (Archer, 1996, 2000, 2002, 2003, 2010) propose, dans quatre monographies distinctes[9], une métathéorie sociologique qui permet de saisir à la fois les mécanismes de modification/reproduction des structures sociales et des cultures ainsi que le rôle des agents dans ces processus. Bien que l’ensemble des composantes de cette théorie ne puisse être repris ici, les concepts les plus contributifs à l’appréhension du désistement seront néanmoins illustrés.

La théorie morphogénique d’Archer (1995, 2000, 2002, 2003) se situe dans la perspective du réalisme critique, c’est-à-dire qu’elle pose comme prémisse que le « réel » existe, mais qu’il est difficile d’en avoir une connaissance parfaite. La seconde prémisse est qu’il est impossible de prédire avec certitude qu’A sera suivi de B. Plutôt, il existe des tendances selon lesquelles A est fréquemment suivie de B, mais cela ne constitue pas un absolu. Finalement, elle propose que les agents naissent dans une structure préexistante (qui est le produit d’autres agents au cours de l’histoire) et que la position initiale involontaire[10] des acteurs dans la structure n’est pas neutre. Selon cette perspective, certains agents sont favorisés par leur position initiale dans la structure (par exemple, par leur accès à certaines ressources matérielles) alors que d’autres se situent, dès le départ, dans une situation défavorable, n’ayant peu ou pas accès auxdites ressources matérielles. Pour Archer, les structures dans lesquelles naissent les agents sont le fruit des interactions humaines passées. Elles correspondent à des « ressources matérielles cumulées au fil du temps (connaissances; expertises; capital économique; distribution démographique) […] qui servent à distribuer les populations dans des groupes sociaux sur un continuum avantagés/désavantagés » (Archer, 1995 : p.77). Habituellement, ceux qui naissent dans une position davantage favorable s’opposeront à la modification de la structure sociale alors que ceux qu’elle désavantage voudront la modifier. Ces tendances partagées par l’ensemble des personnes qui naissent dans une même position sociale sont appelées des intérêts dévolus (Archer, 1995). Rien n’oblige les agents qui sont privilégiés à maintenir le statu quo ou ne force les agents défavorisés à promouvoir le changement, mais s’ils n’agissent pas selon leurs intérêts dévolus, les coûts objectifs associés à la poursuite d’un objectif contraire à ces derniers seront plus élevés : « la société ne force rien, mais les coûts différentiels associés à chaque position constituent une raison de choisir une direction plutôt qu’une autre (…). Ce choix initial est corrigible, mais d’autres coûts sont également rattachés à la rectification ou à la réorientation de sa vie » (Archer, 1995, pp. 205-207). Le placement involontaire dans la structure sociale facilite donc l’accès à certains projets, mais restreint l’accès à certains autres projets.

Or, le choix des projets n’est pas neutre. Selon Archer (1995), la concomitance entre le placement involontaire dans la structure sociale, les intérêts dévolus aux personnes nées dans une même position sociale et la perception des coûts des opportunités influencent aussi le choix des projets que l’agent voudra réaliser. Ainsi, « la distribution objective des coûts et des bénéfices conditionne à la fois l’interprétation et l’action » (Archer, 1995, p. 209). C’est donc en relation avec les projets des agents que se font sentir les coûts des opportunités. On peut penser, par exemple, que le fils d’un contrevenant aurait peut-être moins de chances objectives de devenir juge que le fils d’un juge, mais il ne rencontrera les forces contraignantes de la structure que si ce fils de contrevenant désire devenir juge. Sans projet, il n’y a ni facilitateur, ni contrainte. L’agent peut aussi sélectionner un projet pour lequel il perçoit très peu de facilitateurs, mais il doit s’attendre à devoir investir encore plus de ressources (matérielles, temps, etc.) pour atteindre le même objectif qu’un agent qui aurait accès à beaucoup de facilitateurs.

L’agent fait également la sélection de ses projets en fonction de son identité personnelle. Selon la perspective d’Archer (2002), l’identité personnelle renvoie à la façon dont les humains s’évaluent et évaluent le monde : c’est la priorisation des valeurs et des préoccupations qui sont constitutives de la particularité de chaque personne (Archer, 2000). Ces préoccupations peuvent être, par exemple, de changer le monde, de devenir riche ou encore de détenir le pouvoir. En s’amalgamant, ces préoccupations ultimes confèrent à chaque individu son identité personnelle. Ainsi « l’agent évalue le contexte structurel dans lequel il se retrouve (souvent involontairement), il pèse les contraintes et les facilitateurs auxquels il fait face et évalue les coûts qu’il est prêt à défrayer pour réaliser son projet » (Archer, 2003, p. 52). Finalement, le choix des projets est aussi tributaire des identités sociales de l’agent. Chaque individu a de nombreuses identités sociales (ex. : père, étudiant, travailleur, conjoint, etc.) qui lui confèrent des ressources qu’il peut mobiliser en vue de la réalisation de son projet. Ces identités sociales dictent également des attentes, des règles et des normes auxquelles il doit se conformer, à défaut de quoi il risque de perdre l’identité sociale en question. Les tendances vers la conformité (ex. ponctualité au travail, achèvement des tâches assignées, etc.) correspondent aux intérêts déterminés propres à chaque identité sociale. Par ailleurs, l’agent choisit également quelle part de lui-même il investira dans l’identité sociale en question. Par exemple, certains agents ne vivent que pour le travail et d’autres ne travaillent que pour vivre. C’est l’agent qui, en fonction de ses préoccupations ultimes, accorde à chaque identité sociale une place plus ou moins grande dans sa vie.

L’agent sélectionne donc ses identités sociales en fonction de ses préoccupations ultimes, mais ces dernières, en retour, modifient également l’identité personnelle de l’individu en lui fournissant de nouvelles informations sur lui-même (ex. : « j’aime résoudre des problèmes »). De plus, l’endossement d’une identité sociale modifie également la position des agents dans la structure sociale, car elle altère le coût des opportunités. Par exemple, un individu qui endosserait temporairement l’identité sociale de contrevenant pourrait réaliser que ce rôle ne lui convient pas. Toutefois, s’il a fait l’objet d’au moins une arrestation, le poids de son casier judiciaire viendra freiner, objectivement, la réalisation de son changement d’identité sociale.

En outre, c’est par le biais des identités sociales que les agents entrent en relation avec les autres. Selon le réalisme critique, ces relations sont « institutionnalisées » dans la mesure où elles sont également « soumises à des règles et des conventions normatives » (Vandenberghe, 2007, p. 505). Encore une fois, les relations institutionnalisées qu’entretiennent les agents s’accompagnent d’intérêts dévolus puisque l’agent ne peut faire une interprétation totalement libre de ce qui est attendu de lui. On s’attendra d’un père (identité sociale) qu’il se montre affectueux, sécurisant et impliqué dans l’éducation de ses enfants (attentes institutionnalisées), par exemple. L’importance qu’il accordera à chacune de ces attentes institutionnalisées dépendra de l’identité personnelle du père en question. Entre l’identité personnelle, les identités sociales et les relations institutionnalisées, il y a donc une relation dynamique d’interdépendance. Comme les préoccupations ultimes évoluent dans le temps, certaines identités sociales et relations institutionnelles seront abandonnées lorsqu’elles ne correspondront plus à l’identité personnelle. D’autres, à l’inverse, pourront être plus fortement investies en cours de vie.

En résumé, le cadre théorique d’Archer propose certains concepts permettant d’aller au-delà de la dichotomie conventionnelle agent/structure. En admettant que les structures précèdent inévitablement les agents, ce cadre permet de tenir compte de la position involontaire des agents dans la structure sociale. Cette position épistémique permet ensuite de tenir compte de la distribution inégale des coûts des opportunités qui entrave ou facilite la réalisation des préoccupations ultimes qui sont propres à chaque agent. Ce dernier sélectionne ensuite des identités sociales qu’il juge reliées à ses préoccupations ultimes. Une fois endossées, les identités sociales donnent accès à d’autres ressources dans la structure (ou en limitent l’accès) ce qui repositionne l’agent dans de nouveaux espaces au sein de la structure sociale. Les identités sociales viendront alors consolider l’identité personnelle des agents et pourront contribuer à la réévaluation des préoccupations ultimes, qui, à leur tour, conduiront à une réévaluation des coûts des opportunités. Et ainsi de suite. Donc, les relations entre structure/agent; identité sociale/identité personnelle; coûts des opportunités/préoccupations ultimes sont perçues comme dynamiques et interdépendantes et permettent de saisir les implications des unes sur les autres dans le temps. D’emblée, la prise en compte de ces relations apparaît utile à l’analyse d’un processus tel que le désistement du crime, puisque, justement, on reconnaît progressivement l’impasse devant laquelle se retrouvent les explications tant agentielles que structurelles. Il s’agit également d’une contribution originale de cet article puisque la métathéorie développée par Archer a rarement été testée (Horrocks, 2009; Kivinen et Piiroinen, 2006; Oliver, 2011) et n’avait jamais été confrontée à des données sur le désistement du crime.

Méthode

Pour saisir le(s) processus de désistement des sursitaires, des entrevues semi-dirigées, d’une durée approximative d’une heure trente, ont été menées auprès de 29 hommes de la province de Québec entre 2010 et 2011. L’étude a été restreinte aux répondants de sexe masculin puisque les hommes constituent plus de 85 % des personnes soumises à une peine avec sursis au Québec (Landreville, Lehalle et Charest, 2004) et parce que les suivis des femmes sont différents de ceux des hommes (Worrall, 1998). Ces derniers ont été sélectionnés d’une population de 4 453 hommes qui avaient été soumis à un sursis d’une durée d’au moins un an entre 2001 et 2009 et qui n’avaient pas récidivé depuis[11]. L’échantillon a été constitué à partir des numéros de dossier administratif correctionnel (DACOR) inscrits dans la base de données du ministère de la Sécurité publique du Québec (MSP). À partir de ces numéros, un représentant du MSP a été en mesure de repérer le nom et la dernière adresse connue de chaque sursitaire correspondant aux critères de sélection de départ. Un premier envoi de 250 lettres de recrutement a alors été fait. Puis, comme l’analyse des données s’est faite en parallèle de la collecte de données (Miles et Huberman, 2007), les participants supplémentaires ont été sélectionnés au fur et à mesure que certaines caractéristiques apparaissaient reliées à la nature du phénomène observé. Ils ont notamment été mis en contraste sur la base du délit qu’ils avaient commis, de leurs antécédents judiciaires, de leur âge, de leur état civil, de leur principale source de revenu ainsi que de leur résidence en milieu urbain ou rural. Au total, 500 lettres de recrutement ont été envoyées. Toutefois, 312 lettres ont été retournées à la suite du déménagement des répondants. Des 188 lettres qui ne nous ont pas été retournées, 47 répondants ont indiqué vouloir participer à l’étude. C’est un taux de participation que l’on peut considérer comme relativement haut, car dans une étude antérieure impliquant des sursitaires, 141 lettres avaient été envoyées, mais seulement 12 personnes avaient participé à l’étude (Martin, Hanrahan et Bowers Jr, 2009). Les répondants de notre étude provenaient de la ville de Québec et des régions avoisinantes (Beauce, Chaudière-Appalaches, Mauricie et Centre-du-Québec). Après avoir complété les 29 premières entrevues, il n’a pas été jugé pertinent de poursuivre la collecte de données puisque les saturations empirique et théorique avaient été atteintes (Pires, 1997). Les 18 autres répondants potentiels se sont toutefois fait offrir de recevoir les résultats finaux de l’étude. L’âge des participants varie de 21 à 70 ans et la durée de leur peine d’un à trois ans[12]. Huit répondants avaient commis un délit contre la personne, six contre les biens, sept avaient commis un délit de nature sexuelle et sept autres avaient été condamnés au sursis pour un délit relié aux drogues. Étant donné l’importance que revêt la période d’abstinence depuis la terminaison, les répondants ont également été mis en contraste sur cette caractéristique. Dix répondants n’avaient pas récidivé depuis plus de 7 ans, la majorité (14) depuis 4 à 6 ans et les cinq autres depuis au moins deux ans.

Les entrevues semi-dirigées ont d’abord été privilégiées car cet outil de collecte de données permet de tenir compte des perceptions et du vécu des répondants tout en permettant d’établir certaines comparaisons entre les réponses offertes (Savoie-Zajc, 2009) et, ensuite, parce qu’elles permettent d’explorer les dimensions qui émanent du discours du répondant et auxquelles le chercheur n’avait pas pensé (Charmaz, 2003). Les dimensions explorées étaient : l’expérience du sursis (ex. Quels sont les événements qui ont conduit au sursis? Journée typique?); l’expérience du désistement (ex. Qu’est-ce qui s’est passé dans votre vie depuis le sursis? Qu’avez-vous fait pour que ces événements se produisent?); les changements identitaires (ex. Pourriez-vous me décrire la personne que j’aurais rencontrée le premier jour de votre sursis? En quoi êtes-vous différent/semblable à cette personne? Comment vous imaginez-vous dans cinq ans?), et les suggestions en vue d’améliorer le suivi pénal (ex. D’après vous qu’est-ce qui est le plus important quand on veut cesser de commettre des délits? Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui vient de recevoir sa sentence de sursis?). La dernière question posée aux répondants servait à évaluer s’ils étaient convaincus de la réussite de leur processus de désistement du crime. Elle va comme suit : Si l’on vous compare à n’importe citoyen sélectionné au hasard dans la population, diriez-vous que les probabilités que vous commettiez un autre délit à l’avenir sont égales, moins élevées ou plus élevées que cette personne?

Tableau 1

Caractéristiques des répondants selon le type de désistement (primaire ou secondaire) et le type de processus

Caractéristiques des répondants selon le type de désistement (primaire ou secondaire) et le type de processus

1 Tous ces noms sont des pseudonymes.

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La collecte de données s’est poursuivie jusqu’au point où fut atteinte la saturation des catégories théoriques (Pires, 1997). Finalement, la technique d’échantillonnage par quête du cas déviant (Patton, 1990) a également été employée pour tester les limites de chaque processus. Dans cette étude, les cas négatifs correspondent aux répondants qui se trouvent toujours au premier stade du processus de désistement du crime. Les données ont été analysées avec l’approche inductive générale d’analyse (Thomas, 2003, 2006) avec l’aide du logiciel QDA Miner (version 4.0.08). Une entrevue a été soumise à une double codification interjuges selon le critère « les segments doivent se chevaucher », et le ratio obtenu fut de 95,9 %[13].

Résultats

Les analyses ont mis en évidence trois processus distincts de désistement du crime qui sont illustrés par les métaphores suivantes : 1) certains se « convertissent » en citoyens; 2) d’autres se « repentent » vers la bonne voie et finalement; 3) les derniers sont « rescapés » grâce à l’aide d’un bienfaiteur.

Les convertis

Les convertis (n=9) entreprennent les activités illicites tôt dans la vie, soit entre 9 et 16 ans. Venant majoritairement (8) de milieux défavorisés, ils réalisent avoir un accès limité aux ressources disponibles dans la structure et entrevoient les activités criminelles comme un moyen d’y accéder : La criminalité ce n’est pas une option pour tout le monde. Ce n’est pas une porte qui est ouverte pour beaucoup de gens, la criminalité. C’est souvent pour ceux qui ont justement des contraintes financières particulières… l’option n’est pas rentable pour tout le monde. –David. Sur ce plan, les convertis sont semblables à la majorité des désisteurs identifiés dans la littérature scientifique (Barry, 2006; Farrall, 2002; Giordano et al., 2002; Laub et Sampson, 1993; Maruna, 2001; Shover, 1996) qui, eux aussi, provenaient de milieux appauvris. Toutefois, nos répondants n’ont pas l’impression que leur placement involontaire défavorable au sein de la structure sociale est le facteur qui les précipite vers la « carrière criminelle ». Le fait de pouvoir se soustraire au contrôle social familial informel et de pouvoir sélectionner des relations institutionnelles avec des pairs criminalisés est aussi mentionné : Il n’y a jamais eu de règles chez nous. J’avais 9-10 ans puis je rentrais à onze heures, minuit. J’avais 13-14 ans puis je pouvais partir une semaine, puis ils [parents] ne me posaient pas de questions. –Xavier. Il serait toutefois hasardeux de considérer que les jeunes adolescents qui s’engagent dans cette voie font un choix éclairé en endossant l’identité sociale de contrevenant. Les convertis se basent souvent sur des images « romancées » des criminels lorsqu’ils se mettent à considérer l’idée d’adopter cette identité sociale : ils rêvent de devenir « les plus grands criminels » de l’histoire : Ma passion, ça a toujours été le crime. Moi quand j’étais jeune je regardais des livres : Jacques Mesrine, Richard Blass, puis je me disais : Hey, hey! Attendez, vous allez voir! » –Xavier.

Une fois cette identité sociale endossée, elle est placée au premier plan de leur identité personnelle comme en témoigne le choix des mots qu’ils utilisent pour se référer à eux-mêmes à cette époque (un bandit, un criminel, un délinquant). Les convertis investissent alors beaucoup d’énergie pour devenir de « bons criminels » (Shover, 1996; Maruna, 1998). Voici comment cette identité sociale vient consolider leur identité personnelle (rejoindre leur préoccupation ultime d’être un bon criminel) : Un bandit, ça ne paraît pas, mais c’est quelqu’un qui s’applique pareil. Tu t’appliques, mais tu n’es pas dans la bonne euh, dans la bonne voie. –Nathan. Leur identité personnelle est à ce point tributaire de leur identité sociale de contrevenant, qu’ils se sentent différents des personnes qui vivent dans le monde non criminel : Je le sais que je suis différent. Je n’ai pas la même pensée que les bons citoyens, mais je suis capable de m’adapter à ça […]. Pour moi la société, c’est de l’inconnu. Tu sais, le monde normal, pour moi y sont pas normal. –Walter. En endossant l’identité sociale de contrevenant, les convertis héritent donc des intérêts déterminés qui l’accompagnent ou encore des normes qui leur sont propres sur les plans de la loyauté, du respect et de la reconnaissance. Ils se construisent alors une identité personnelle en opposition à la structure dans laquelle ils ont été involontairement positionnés de façon désavantageuse. Ils rejettent donc les normes, les sanctions et les règles qui sont véhiculées à « l’extérieur » de leur monde criminalisé, car pour eux, elles ne sont pas porteuses de sens.

À l’instar de ce qu’ont observé de leur côté Uggen et collaborateurs (2004) ainsi que Bracken et collaborateurs (2009), le sentiment qu’ont ces répondants d’occuper un statut social inférieur aux autres citoyens se traduit par de la méfiance et de l’amertume envers la communauté. C’est pourquoi les convertis ne voient pas d’intérêt à entretenir des liens institutionnels avec les personnes qui sont situées « du côté des citoyens », ces dernières étant perçues comme de fourbes hypocrites. Les propos de Xavier résument assez bien cette perception qu’entretiennent les convertis envers les « citoyens » : Moi la mentalité du monde [non criminel], je trouve que c’est imbécile, suiveux. Je me suis aperçu que tout le monde est de même. Ceux qui ne sont pas de même, c’est les bandits. Dans le monde des bandits, il y a au moins un certain respect. –Xavier. Pendant une période de temps relativement longue, les convertis, qui peuvent par ailleurs endosser d’autres identités sociales (de père, de conjoint ou de fils principalement), vont donc maintenir assez étanche leur distinction entre les « bandits » et les « citoyens » et mettre au premier plan de leurs priorités leur identité sociale de contrevenant.

Tant que cette frontière demeure étanche, les convertis semblent tirer une assez grande satisfaction de la vie qu’ils mènent. Ils tirent des revenus substantiels de leurs activités illicites, en plus d’être entourés de pairs qui partagent leurs intérêts. Pendant un certain temps, ils disent vivre « la grosse vie ». Bref, ils bénéficient des intérêts déterminés qui accompagnent l’identité sociale de contrevenant. Toutefois, c’est une identité qui s’accompagne aussi de nombreuses contraintes, la plus grande étant, selon les propos des répondants, le sentiment de désintérêt envers l’avenir qui en vient à caractériser leur vie. Voici comment David illustre ce passage de l’identité sociale « amusante » à une identité sociale qui pourrait conduire vers la mort : Au début, c’est comme un jeu. Tu es jeune, tu n’es pas pleinement conscient des implications. Puis là, un moment donné tu réalises que ce mode de vie là, y’a pas un milliard de possibilités… il y a toujours la possibilité de mourir à un moment donné et de passer à côté d’un paquet de trucs. –David. Le fait de réaliser les limites de l’identité sociale de contrevenant n’est toutefois pas, en soi, une raison suffisante pour l’abandonner : J’avais comme des chocs éthiques, des genres de crises. Mais j’étais tellement paralysé là-dedans… c’était comme noir, sans issue. –David.

Par ailleurs, même s’ils ont presque tous été incarcérés à un moment ou à un autre de leur carrière criminelle, leurs propos n’illustrent pas non plus une « usure » envers les peines purgées en milieu carcéral. A contrario, les convertis relatent des expériences subjectives relativement « agréables » de l’emprisonnement. Voici, entre autres, l’expérience de John : J’y suis allé trois fois. J’étais président d’une aile. On avait des salaires. Moi j’organisais des tournois de ping-pong. Je l’ai eu facile, je l’ai eu facile. –John. Pour certains, cette expérience vient anéantir les effets dissuasifs de la prison : Tu sors de là puis tu te dis [juron], ce n’est pas si pire que ça. Je suis plus riche que quand je suis rentré. Je connais plus de choses. Je connais plus de monde. Bien merci! –Xavier. À partir de telles données, et contrairement à ce qui avait été proposé par Cusson et Pinsonneault (1986), il devient possible de constater que ce n’est pas le caractère dissuasif de l’emprisonnement, ni même le fait d’être « usé » par la vie criminelle, qui induit le désistement du crime.

En effet, les convertis ont indiqué qu’ils étaient vraiment « usés » par leur vie criminelle, mais du même souffle, ils mentionnaient qu’ils ne voyaient pas non plus ce qu’ils pouvaient faire d’autre. S’ils réalisent les limites de leur identité sociale de contrevenant dans la vingtaine, les convertis prennent également conscience à ce moment-là que leur casier judiciaire les empêche d’obtenir même les emplois les moins bien payés : J’ai postulé chez X pour être chauffeur de lift. Ils m’ont refusé parce que j’avais un dossier criminel. C’était à 12 piastres de l’heure. C’est là que j’ai réalisé… je ne demande pas la fin du monde-là, je veux juste travailler, une petite job à 12 piastres de l’heure, puis ils me disent non à cause de mon dossier. –Patrick. Ainsi, lorsque les répondants envisagent l’appropriation d’une nouvelle identité sociale par le biais de l’emploi, ils réalisent que le coût des opportunités s’est modifié en raison de leur casier judiciaire. Ne reste alors qu’une option : réinvestir l’identité sociale de contrevenant, mais cette fois-ci, sans y trouver un équilibre avec l’identité personnelle (ce n’est plus par choix). Ce déséquilibre entre l’identité sociale et l’identité personnelle est souffrant. À ce moment, les contrevenants ont désormais le sentiment qu’ils « n’ont plus rien à perdre ». Selon eux, c’est à ce moment qu’ils se considèrent comme les plus dangereux pour eux-mêmes et pour les autres : J’étais désespéré. Tu sais, tu t’en sacres. Tu te fous de tout. Demain tu crèves, c’est OK. C’est dans dix ans? C’est dans dix ans. C’est ça qui est dangereux, les gens qui se retrouvent dans cette position…c’est là que ça dérape –David. Pour les convertis, c’est plutôt le moment de l’arrestation (qui précède le sursis) qui est vécu comme une « occasion » de faire autre chose. Leurs propos illustrent qu’ils ont le sentiment que ce sont eux qui ont choisi de s’incriminer, car ils soutiennent que sans leur collaboration, les preuves détenues contre eux n’auraient pas été suffisantes pour les condamner. Ce qui émerge de leur discours, c’est donc qu’ils ont vécu cet événement pour, paradoxalement, reprendre le pouvoir sur leur vie : Moi j’ai tout signé [les mises en accusation]. Je ne les ai même pas lues. J’ai dit, regarde, ça a assez duré! –Walter. S’il semble surprenant que l’on « collabore » à son arrestation, il faut prendre en compte le fait que la plupart des convertis ne craignent pas l’emprisonnement. Pour eux, c’est l’occasion de « prendre une pause », de faire des contacts, de prévoir les prochains délits. Bien sûr, aucun des convertis ne trouve plaisir à perdre sa liberté, mais pour certains, cette option est moins « difficile » que la poursuite de leur « carrière criminelle ». Il n’est alors guère surprenant de constater que la majorité des contrevenants emprisonnés expriment le désir de devenir « straight » (Burnett, 2004).

Si les convertis ne craignent pas la prison, ils réagissent plus fortement lorsqu’ils reçoivent une peine de sursis, car ils ont alors l’impression d’être en face d’un grand défi, comme en témoignent les propos de David : Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que je vais faire? C’est le néant. Je ne savais plus où aller dans la vie. –David. Puis, ils en viennent à réaliser que la peine de sursis, en elle-même, vient permettre le recul suffisant pour identifier comment ils pourraient sélectionner de nouveaux projets en fonction de leurs nouvelles préoccupations ultimes. L’aspect le plus utile à cette réflexion pour les convertis est l’assignation à domicile. Comme les convertis se font un point d’honneur de « faire leur temps », c’est justement en respectant ces conditions qu’ils voient un changement s’opérer : Tu sais, moi je n’ai pas triché sur ma sentence. J’ai toujours fait mon temps. Au début, tu penses juste à ça [aux délits]. Mais là tu penses à ton affaire un peu. Puis là tu te dis : « Demain il faut que j’arrange ça, il faut que je fasse ça, puis il faut que je tonde le gazon ». Tu penses à ces niaiseries-là. Des niaiseries de citoyens dans le fond. […] Puis là quand ta sentence est finie… vas-tu faire des passes? Non!! Si t’es intelligent un peu, tu dis : oh non! –Xavier. Ce dernier extrait laisse entrevoir que le fait de se retrouver « prisonniers » de leur maison va amener les convertis à avoir d’autres préoccupations que les délits : ils se rapprochent peu à peu de leurs enfants, ils découvrent de nouveaux talents, ils mettent en perspective leur rapport à l’argent, au pouvoir, etc. Les conditions rattachées à leur peine de sursis les incitent donc à revoir leurs préoccupations ultimes (la partie constitutive de l’identité personnelle) et les éloignent peu à peu des activités criminelles.

Puis, après un certain temps, les convertis se lassent d’être assignés à domicile. Comme les seules conditions qui permettent à un sursitaire de s’absenter de son domicile pendant qu’il est soumis à son assignation à domicile sont de retourner aux études, de trouver un emploi ou encore de participer à un suivi thérapeutique, les neuf convertis, sans exception, vont saisir cette opportunité pour se soustraire à leur condition d’assignation à domicile[14] . Au départ, ces opportunités sont essentiellement saisies pour se soustraire à leur emprisonnement à domicile.

Toutefois, les convertis ne sélectionnent pas au hasard les nouveaux secteurs d’emploi qu’ils intègrent directement ou encore ceux qu’ils visent après leur formation. Au contraire, le guidage directionnel exercé par la structure sociale va les amener à choisir des milieux d’emploi qui semblent plus favorables aux personnes qui ont un casier judiciaire. L’emploi qu’ils occupent à la fin de leur formation ou auquel ils accèdent directement ne peut donc pas être considéré comme « une bonne chose qui arrive à un mauvais acteur » (Laub et al., 1998, p. 227). Au contraire, les démarches des convertis illustrent leur réflexivité telle qu’illustrée ici : Sur la construction, le monde… bien ce n’est pas comme travailler dans les bureaux. Ce n’est pas le même genre de monde là (léger rire), alors… Ils sont plus ouverts, tu sais? Tout le monde le savait [qu’il avait fait des délits auparavant], mais il n’y a pas de problème. Ça n’a rien changé dans… dans le comportement relationnel là. –Nathan. Les résultats indiquent aussi, contrairement à ce qu’avancent Giordano et collaborateurs (2002), que ces opportunités sont saisies avant que le contrevenant soit ouvert au changement. C’est plutôt en endossant l’identité sociale d’étudiant ou encore celle d’employé que les convertis vont constater une amélioration de leurs relations institutionnelles. Dans l’exemple qui suit, David raconte que pendant son sursis il est retourné aux études et a obtenu un emploi à temps partiel dans une buanderie et que, « par la force des choses », de « bonnes personnes » se sont retrouvées sur son chemin. Plus spécifiquement, il a réalisé que les relations institutionnelles qui l’unissaient à sa mère étaient en train de se reconstruire lorsqu’elle a repris espoir de voir son fils abandonner sa trajectoire délictuelle. Progressivement, David s’est fait de nouvelles relations institutionnelles avec des personnes prosociales. Il illustre que ces relations institutionnelles l’ont guidé et mené à « fermer la porte » de la criminalité. Puis un jour, David a réalisé qu’il n’était plus un contrevenant :

J’ai commencé à étudier, à travailler. Certaines personnes par la force des choses… se sont rapprochées. Ma mère reprenait espoir. Je n’irai pas lui briser ça! […]. Puis là, la porte [de la criminalité] se referme. Puis tu t’entoures de bonnes personnes. Encore là, la porte on met des serrures dessus. Ça se fait de façon naturelle. Il y a un temps où tout s’agence. Puis on évolue. Je ne suis pas Jésus-Christ (rire), mais je ne suis plus un délinquant en effet.

David

Si les convertis vont graduellement faire une immersion « du côté des citoyens » par le biais des programmes d’employabilité, des nouveaux emplois qu’ils intègrent ou des traitements psychosociaux auxquels ils participent, il ne faudrait pas conclure qu’ils abandonnent instantanément leur identité sociale de contrevenant au contact de ces opportunités. Les convertis indiquent, en effet, que le passage de leur identité contrevenante à une autre identité sociale valorisée (père, étudiant, employé, etc.) est assez long. En moyenne, ils mettent entre deux et quatre ans avant d’avoir l’impression d’être assurément des désisteurs. Nathan témoigne de ce long cheminement parsemé d’hésitations qui, finalement, l’a conduit à faire un « vrai choix » entre sa nouvelle vie de désisteur et son ancienne vie de contrevenant :

Les premiers deux ou trois ans que j’étais tranquille [s’abstenait d’activités criminelles], je me disais, je ne sais pas trop… Mais asteure, j’ai vraiment vu les deux perspectives. J’ai compris que moi, c’est celle-là que je voulais. J’aime mieux rester dehors puis avoir une vie familiale que d’avoir une vie criminelle. Mais il faut faire le tour de l’autre bord [monde non criminel] pour pouvoir choisir… vraiment.

Nathan

Les convertis au stade de désistement primaire

Lorsque le processus de désistement du crime n’est pas encore complété, certains individus hésitent encore entre leurs nouvelles identités sociales et leur identité sociale de contrevenant. Deux répondants ont semblé être encore à ce stade d’indécision au moment de l’entrevue. Comme l’illustrent les propos suivants, il n’est pas facile de transformer son identité et certains semblent y mettre plus de temps que d’autres : « J’ai toujours voulu être un criminel. Comment??? Alors comment??? Tu sais, j’ai essayé les deux dernières années de rester clean, et j’essaye toujours…mais… [Intervieweuse : Pensez-vous que vous allez encore commettre des crimes?]. Probablement. Oui. Mais rien de sérieux…C’est comme mon identité que je perds…Pis non. Je ne le sais pas… Je ne le sais pas –Kevin.

Les repentants

Ce qui distingue les repentants (n=8) des convertis, c’est qu’ils ont joui d’une position involontaire favorable dans la structure sociale. Ce sont des répondants plus instruits qui menaient une « vie de citoyen » avant de commettre des délits. Leurs délits se produisent plus tard dans leur vie, soit autour de la trentième année. Ils correspondent donc au type « late blooming offenders » (Krohn et al., 2013, p. 186). S’ils vont commettre des délits pendant une période de temps relativement longue, soit entre deux et dix ans, ce sont des répondants qui ne s’identifient pas eux-mêmes à l’identité sociale de contrevenant : Je ne me suis jamais senti comme un criminel, moi. Je savais que je faisais quelque chose d’illégal, mais je ne me sentais pas comme un criminel. –George. Ces répondants vont plutôt se servir de leur identité sociale prosociale pour camoufler leurs activités illicites. George, par exemple, se servait de son identité sociale de restaurateur pour faire du trafic de drogues illégales pour le compte d’une organisation criminelle. C’est ce qui explique qu’à l’exception de leurs complices et de leurs victimes, personne n’était au courant des activités criminelles des repentants. Contrairement aux convertis, l’arrestation pour les repentants ne constitue pas un moment de libération. Tout au contraire, c’est un moment difficile, car c’est l’événement qui les expose à la réprobation de leurs proches. Ainsi, sans qu’ils n’aient jamais voulu endosser l’identité sociale de contrevenant, désormais cette identité leur est accolée justement par les pairs et par la communauté à laquelle ils appartiennent. Roger, par exemple, avait l’impression que tout le monde voulait lui accoler cette étiquette (Becker, 1963) dont lui ne voulait pas : Ben oui, mais je ne suis pas un criminel! J’avais l’impression que le monde entier était contre moi. –Roger.

Ce constat amène à revoir certains aspects de l’approche morphogénique d’Archer (2003) puisque certaines identités sociales ne sont pas toujours choisies en fonction des orientations ultimes de l’identité personnelle. Selon Archer (2003), c’est la « fracture » de l’identité personnelle qui explique ce phénomène. Cette situation se produit lorsque les personnes perdent contact avec leurs orientations ultimes et deviennent dès lors incapables de bien analyser la situation dans laquelle elles se trouvent et n’arrivent plus à prioriser les projets qu’elles veulent réaliser. Les gens qui vivent avec une fracture de l’identité personnelle « ne saisissent pas pourquoi ils sentent un besoin de s’évader, ils sont incapables de diriger leurs actions stratégiques et n’arrivent pas à mesurer les conséquences de leurs actes. De façon presque certaine, c’est lorsqu’ils se buteront aux conséquences réelles de leurs actions qu’ils prendront conscience de la situation » (Archer, 2003, p. 300). Ce qui caractérise les personnes dont l’identité personnelle est fracturée est le sentiment que tout ce qui leur arrive est hors de leur contrôle : « 1) elles ont surtout des réactions émotives devant ce qui leur arrive plutôt que d’établir rationnellement un plan d’action qui les conduirait hors de la situation dans laquelle elles se trouvent; 2) elles ne sont plus en mesure d’établir quelles sont leurs orientations ultimes et sont donc incapables de sélectionner le(s) projet(s) qu’elles aimeraient réaliser et 3) elles se caractérisent par un sentiment de passivité résignée » (Archer, 2003, p. 305). À la suite du décès de sa mère, Roger a vécu la fracture de son identité personnelle et il essaie d’établir des liens avec ses activités criminelles :

Je n’étais pas malheureux, mais je n’étais pas heureux non plus. J’étais comme un vide, un vide, je ne pourrais pas expliquer... Puis je n’ai jamais su vraiment pourquoi j’avais fait ça [délits]. J’ai toujours pensé que c’était pour mettre un peu de piquant dans ma vie. C’est ce que j’ai pensé. Je n’ai jamais été capable de le trouver. J’ai cherché, j’ai cherché, je ne sais pas… Je ne pourrais même pas l’expliquer (rire). Dans un sens, je n’avais plus de priorité dans ma vie. Puis la criminalité c’est une parenthèse qui s’est ouverte dans ma vie qui n’aurait dû jamais s’ouvrir puis… euh… je n’ai jamais su pourquoi.

Roger

L’état de fracture identitaire n’est toutefois pas permanent. En effet, ce qui caractérise aussi les repentants ce sont les efforts importants qu’ils vont consentir pour « réparer » la fracture de leur identité personnelle. Le premier facteur favorable à cette « réparation identitaire », c’est que les repentants se montrent ouverts à l’aide qui est proposée par leur agent de probation :

Il [agent de probation] m’a bien aidé pendant que j’en avais besoin. Parce que pour savoir pourquoi le mur de maison est pourri, il faut savoir comment il s’est pourri. Peu importe le délit, il faut savoir pourquoi la personne l’a commis. Elle ne peut pas trouver d’elle-même, selon moi. Il faut qu’elle ait des ressources. De l’aide de l’extérieur. Tu sais ç’a été vraiment bon. Pas évident à vivre, mais, j’ai même un bon souvenir de ça [suivi de probation].

Jean-Claude

Le deuxième facteur favorable à la réparation de la fracture identitaire des repentants est de participer à un traitement visant la réhabilitation. Souvent, c’est pendant l’élaboration de leur rapport pré-sentenciel que les repentants en font la demande. C’est possiblement ce qui explique que plus de la moitié d’entre eux (5) aient été soumis à la condition obligatoire de suivre un traitement visant la réhabilitation pendant leur peine de sursis. Pour ces répondants, c’est unanimement une expérience positive. D’ailleurs, cet investissement important dans leur processus thérapeutique permet de saisir pourquoi le processus de désistement du crime de ces répondants est le plus rapide de tous les sursitaires. La plupart des répondants qui correspondent à ce profil ont « réussi » à reprendre leur statut pré-arrestation au cours d’une seule année.

Lucien se décrit comme une « éponge » tant il s’est investi dans sa démarche thérapeutique, justement parce qu’il sentait le besoin de « réparer » la fracture de son identité personnelle. Selon lui, c’est ce suivi qui lui a permis de reconstruire son identité personnelle (ou de « resolidifier sa base » selon ses termes) : Mon sursis il allait de pair… avec mon rétablissement… Ça a facilité mon sursis, mais ça a renforcé mon rétablissement aussi. C’est ça qui a fait… ce que je suis aujourd’hui…J’ai… j’ai resolidifié ma base. Ça été… fantastique cette thérapie-là. –Lucien. Cet extrait permet de constater que contrairement aux convertis, les repentants ne vont pas modifier leur identité personnelle, mais plutôt la reconquérir. De même, s’ils modifient leurs identités sociales, c’est sur le plan qualitatif qu’ils le font. Par exemple, ils vont se décrire comme plus engagés envers leur partenaire intime ou avec leurs enfants. S’ils sont contraints à quitter leur emploi (en raison de leur délit), c’est souvent pour accepter un emploi similaire à celui qu’ils avaient avant leur arrestation. Ainsi, ils redeviennent les individus qu’ils étaient avant qu’ils ne commettent des délits, mais sans la fracture identitaire. Comme le dit Denis, ils sont les mêmes, mais ils savent désormais ce qu’ils veulent faire de leur vie : À un moment donné, toute chose est là pour te faire réfléchir. Tu sais pour remettre… les pendules à l’heure… De te réenligner sur d’autres choses. Alors, je te dirais que je suis le même, mais réenligné sur ma famille, mes enfants. –Denis. C’est donc en arrivant à retrouver leur identité personnelle qu’ils parviennent à redéfinir leurs nouvelles orientations ultimes. Roger, par exemple, qui ne s’explique pas comment il en est venu à commettre des délits, a retrouvé son équilibre. Il aspire à une vie tranquille et fait part de ses nouvelles préoccupations ultimes :

Moi je veux avoir la paix dans ma vie. Je veux vivre quelque chose de paisible, de fun avant de crever […] Ce que je veux, c’est une place pour rester, manger, puis avoir la paix. Quand je pourrai plus travailler, j’aimerais ça shiner des souliers. Tu sais... une couple d’heures chaque jour. Tu rencontres du monde, tu jases… ce n’est pas pour devenir riche, juste pour le fun.

Roger

Il y a très peu de références au repentant dans la littérature portant sur le désistement. La plupart des études centrées sur le désistement du crime portent sur des populations qui ont connu « un engagement prolongé et persistant dans la criminalité » (Maruna, 2001, p. 26). Ce sont donc des personnes qui ont le plus souvent fait l’objet de multiples arrestations. Or, rappelons que c’est une infime proportion des délits commis qui mènent à une sanction pénale (Home Office, 1999). Il y a donc de nombreuses personnes qui commettent des délits sans se faire arrêter, d’où la pertinence d’inclure des personnes qui ont commis, elles aussi, des délits pendant une période de temps relativement longue, mais qui ne se sont fait arrêter qu’une seule fois et qui vivent alors, un processus différent de désistement du crime.

Les repentants au stade de désistement primaire

Le processus de désistement du crime des repentants est caractérisé par la « réparation » de l’identité personnelle des répondants, souvent par le biais d’un traitement visant la réhabilitation. Il a été possible d’identifier ce qui se produit lorsque les repentants n’obtiennent pas d’aide psychosociale pour trois répondants qui étaient, au moment de l’entrevue, toujours incapables de réparer leur fracture identitaire : J’avais une bonne vie, tu sais. Mais là, je suis venu à cette entrevue parce que j’ai pensé que tu pourrais m’aider? J’ai besoin de me faire remettre sur la map. Je suis toujours sur mes gardes. J’ai toujours peur de faire quelque chose de pas correct. C’est pour ça qu’il n’y a personne autour de moi. C’est le vide. Pis je me demande, comment je suis censé de me réhabiliter? Moi je veux juste ravoir ma vie. –Sam[15]. Considérant les craintes qu’ils entretenaient quant à leur possibilité de demeurer « dans le bon chemin », il était impossible de statuer qu’ils parviendraient, seuls, à atteindre le prochain stade du processus de désistement du crime.

Les rescapés

Cinq répondants correspondent au groupe des rescapés. Tout comme les repentants, les rescapés amorcent eux aussi leurs activités criminelles au cours de la vie adulte. Ils se distinguent toutefois de ce groupe par une position involontaire défavorable dans la structure sociale. Ils proviennent tous de milieux appauvris sur le plan économique. Ces milieux se caractérisent toutefois surtout par la pauvreté des relations institutionnelles entre les membres de la famille : J’avais mon père puis ma mère, mais on ne pouvait pas se parler. J’étais dans une grosse famille, il y avait du monde, mais… j’étais tout seul. –Albert. Durant leur enfance et leur adolescence, ils ont eu peu d’occasions d’expérimenter des rôles sociaux valorisants. À l’âge adulte, ils occupent des emplois qui impliquent peu de contacts avec les collègues (laveur de vaisselle, concierge, etc.) ou encore, ils reçoivent des prestations d’aide sociale. La plupart des rescapés n’ont jamais eu de partenaire intime. Ils n’ont pas d’amis proches non plus. Benoit, par exemple, montre qu’il n’a pas de relations institutionnelles qui pourraient lui conférer une identité sociale (conjoint, amis, etc.) : Je n’ai pas de vie sociale. Je n’ai pas d’amis, ni de cercle d’amis. Pas de vie sentimentale. Pas de vie sexuelle non plus. –Benoit.

Si ce qui caractérise le groupe des repentants est la fracture de leur identité personnelle, ce qui distingue le plus le groupe des rescapés, c’est la relative absence d’identités sociales. Ce qui explique cette situation, selon Archer (2000), c’est que la position involontaire des agents dans la structure sociale vient définir l’assortiment de rôles sociaux accessibles à chaque position. Plus la position est défavorable, plus l’assortiment est restreint. Il est donc plus difficile pour les individus qui occupent une position défavorable dans la structure sociale d’identifier des rôles sociaux qu’ils jugent en harmonie avec leur identité personnelle. S’ils choisissent un rôle moins valorisant, il y a de plus grands risques qu’ils en viennent à l’abandonner. Or, chaque fois qu’une identité sociale est abandonnée, les coûts des opportunités pour rediriger sa vie autrement augmentent. À un certain moment, la personne n’arrive plus à endosser de nouvelles identités sociales, elle est en situation de dérive[16] : il y a « absence d’une identité personnelle et accumulation de circonstances qui rendent plus difficile sa formation » (Archer, 2000, p.247). C’est le processus de la spirale vers le bas.

Chez les personnes qui « dérivent », la quasi-absence d’identités sociales satisfaisantes est ressentie comme étant intolérable. Plusieurs des répondants de ce groupe ont relaté, notamment, qu’ils avaient eu des idéations suicidaires : Tu te dis : « Qu’est-ce que je vais faire? Qu’est-ce qui me reste? Est-ce que je suis capable de me trouver un travail? Est-ce que je suis capable d’avoir une vie normale? Je suis-tu capable de faire quelque chose de ma vie? » Puis la réponse c’était non. Je ne voyais rien. Alors, j’ai décidé de mourir. C’est la seule chose qui pouvait me soulager, c’était mourir. –Thomas. C’est probablement ce qui explique que la majorité des répondants de ce groupe ont « profité » de leur arrestation pour faire une demande d’aide : J’ai dit tout de suite à mon avocate : « Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui pourrait m’aider, parce que je constate que je ne suis pas là par hasard. J’ai besoin d’aide. » –Benoit. Pour d’autres répondants, c’est plutôt le juge qui les a contraints à suivre une intervention psychosociale. De façon plus ou moins volontaire, c’est donc l’ensemble des rescapés qui se sont retrouvés avec l’obligation légale de participer à une intervention visant la réhabilitation dans le cadre de leur emprisonnement avec sursis.

Pour eux, l’intervention imposée par la cour est devenu le principal (et souvent unique) moyen dont ils ont disposé pour parvenir à se désister du crime. En l’absence de relations institutionnelles facilitatrices, ou d’identités sociales satisfaisantes, ils se sont pleinement investis dans le processus thérapeutique, à un tel point qu’ils y ont développé des liens intenses : Ils m’ont aidé. J’ai fini par m’attacher à ces gens-là. Puis surtout, je me suis senti tellement apprécié par ces gens-là […]. J’avais comme un attachement pour les gens de la thérapie. –Thomas.

Le processus thérapeutique est donc l’opportunité qui leur a permis d’établir des relations institutionnelles qu’ils n’avaient pas, mais en plus ce sont des « rescapés » parce que le traitement dont ils ont bénéficié leur a également permis d’identifier les identités sociales satisfaisantes qu’ils personnifient désormais. Albert, par exemple, a été dirigé vers des organismes « de l’âge d’or » dans lesquels il est désormais très actif :

Je suis dans l’âge d’or. Puis il y a des activités. J’ai commencé tranquillement. Là, c’est rendu que je fais plusieurs activités, même ils m’invitent à aller dans d’autres activités. Je suis apprécié. Puis on se fait des amis, des copains. C’est bien le fun. Il y a tellement d’activités. C’est ça qui m’aide beaucoup, beaucoup, beaucoup.

Albert

C’est dans cette personnification d’identités sociales satisfaisantes qu’ils parviennent à avoir le sentiment de leur propre importance, de leur valeur personnelle. Ils arrivent ainsi à établir ce qu’ils jugent désormais primordial pour eux. C’est en raison de l’identification des priorisations qui sont constitutives de leur identité personnelle qu’ils ont le sentiment qu’ils ne commettront plus de délits. : « J’ai tellement d’activités que je ne pense plus à ça –Albert. ». S’ils réussissent à personnifier des identités sociales satisfaisantes, les rescapés demeurent dans une situation précaire sur le plan financier. Lorsqu’ils réussissent à trouver de l’emploi, ils reçoivent souvent le salaire minimum prescrit par la loi. La majorité des rescapés demeurent prestataires de l’aide sociale. C’est une contrainte importante sur le plan des projets qu’ils voudraient réaliser : J’aurais aimé ça étudier, mais je n’avais plus droit aux prêts et bourses. J’étais sur l’aide sociale… Comment à 200-250 $ par mois tu payes ton logement, tes études, tes livres d’école, ton manger? –Alphonse.

Les rescapés demeurent aussi dans une situation précaire sur le plan de leurs relations institutionnelles. Leurs nouvelles identités sociales les mettent en relation avec certaines personnes, mais il ne s’agit pas de liens étroits : Bien je vois du monde aux pétanques et aux échecs. On se fréquente de temps en temps. [Intervieweuse : Est-ce qu’il y a un ami proche à qui vous pourriez vous confier?] Bon comme tel, je n’ai pas personne. Je me confie à moi-même. Je m’arrange tout seul avec mes problèmes. –Alphonse. Les rescapés doivent poursuivre seuls leur processus de désistement du crime. Toutefois, cela ne semble pas être problématique pour eux. Albert, par exemple, indique qu’en thérapie, il a eu l’impression de tracer le chemin qui l’a conduit au désistement. Depuis, il ne lui reste qu’à poursuivre dans cette voie :

Quand le chemin est fait, après ça va mieux. Tu défriches la terre, tu coupes des arbres, t’arraches les racines puis tu profites de l’aide qui est offerte. Le chemin de terre tout à coup il est en asphalte. Ça roule. Ça s’en va comme sur un nuage… Comme les alcooliques : un jour à fois. Une journée à fois. Je ne vois même pas les semaines passer. Ça passe assez vite. Il faut toujours voir le beau côté des choses. Puis ça avance tout seul.

Albert

Il importe de souligner que l’ensemble des rescapés avait commis un délit de nature sexuelle. Même en allongeant la période de collecte de données sur plus de neuf mois, il a été impossible de trouver des rescapés ayant commis une autre forme de délit. Cette situation pourrait s’expliquer par la nature même de la peine, car la cour recommande systématiquement un traitement visant la réhabilitation de deux ans aux sursitaires ayant été trouvés coupables d’un délit de nature sexuelle et, comme l’ont noté d’autres chercheurs (Krutiischnitt, Uggen et Shelton, 2000) avant nous, cette intervention joue un rôle primordial dans le désistement de cette population. Or, on pourrait avancer que les personnes qui partagent les caractéristiques des rescapés bénéficieraient également de ce type d’intervention. Cela est notamment vrai pour les deux cas négatifs de rescapés que nous avons répertoriés.

Les rescapés au stade de désistement primaire

Les rescapés au stade primaire du désistement sont ceux qui sont toujours à la « dérive » (Archer, 2000). Ils sont dans une position qui ne leur permet pas d’appréhender l’avenir : J’ai mon côté « dark side of the moon » et je prie chaque jour, car j’ai fait de la prison souvent dans les dernières années et je ne sais jamais où je vais me retrouver. Des fois je suis dans la rue. D’autres fois en prison. Je ne sais jamais ce qui va m’arriver. Jamais. –Hubert. Bref, ces répondants sont toujours prisonniers de leur spirale vers le bas et personne ne sait où elle s’arrêtera. Il est donc impossible de statuer s’ils parviendront à atteindre le second stade de désistement.

Conclusion

L’une des plus grandes préoccupations des théoriciens du désistement était de parvenir à isoler les contributions respectives de l’agent de la structure sociale dans le processus de désistement du crime (Farrall, Sharpe, Hunter et Calverley, 2011; Laub et Sampson, 2001; Veysey et al., 2013). En s’appuyant sur les concepts issus de l’approche morphogénique d’Archer (1995, 2002), il apparaît désormais possible de mieux distinguer ces contributions. Les données relatives aux convertis indiquent que ces derniers ont besoin d’opportunités qui leur permettent d’acquérir les aptitudes de base qui facilitent leur intégration en emploi. Ils doivent, en outre, développer ou réinvestir un certain nombre d’identités sociales avant d’avoir le sentiment de pouvoir passer du « côté des citoyens ». Ces identités sociales doivent, en bout de piste, faire contrepoids à la colère et à la frustration engendrées par leur position involontaire défavorable dans la structure sociale. Puis, ils doivent revoir leurs préoccupations ultimes pour parvenir à abandonner leur identité sociale de contrevenant. Les convertis confirment donc qu’il existe un processus de désistement plus « structurel », mais qui demande quand même un grand investissement de la part des « agents » qui se désistent. À l’inverse, les données recueillies auprès de repentants, montrent qu’ils sont certainement très motivés à poser des actes concrets en vue de leur désistement, mais ils doivent pouvoir compter sur le soutien de leurs thérapeutes psychosociaux et de leur agent de probation pour reconquérir les identités sociales qu’ils endossaient « avant » leur arrestation. Cela demande aussi un soutien important sur le plan de leurs relations institutionnelles pour qu’ils puissent justement les rétablir. Si leur processus s’apparente plus à un désistement « agentiel », on conclut qu’il nécessite néanmoins de grandes ouvertures de la structure sociale. Finalement, les données relatives aux rescapés indiquent qu’ils doivent aussi avoir le soutien de leur thérapeute pour pouvoir identifier au moins une identité sociale qu’ils aimeraient personnifier. Il faut aussi que la structure leur offre au moins une opportunité qui leur permette d’acquérir cette identité sociale pour que se confirme leur identité personnelle. Leur processus de désistement semble nécessiter simultanément une ouverture de la structure sociale et une grande implication agentielle.

De telles données permettent d’avancer que, pour nos répondants, le processus de désistement du crime ne saurait donc être seulement conceptualisé comme une décision et la mise en oeuvre de stratégies de la part de l’agent pour mettre fin à sa trajectoire délictuelle. La majorité des processus de désistement du crime nécessitent plutôt une « ouverture » dans la structure sociale (ou grappin à changement ou capital social). Ce n’est que lorsque les identités sociales ré/endossées viennent modifier les préoccupations ultimes des répondants (avoir la paix, réussir sa vie familiale, se réaliser dans son travail), que le projet de se désister du crime devient accessible et réaliste pour les répondants. L’accès aux intérêts dévolus associés à leurs nouvelles identités sociales permet de diminuer le coût des opportunités et de rendre possible l’abandon de leur identité sociale de contrevenant. Mentionnons en outre qu’à l’instar de Healy (2010) et King (2013), nous croyons utile d’étudier les processus de désistement du crime qui en sont au stade primaire. Ces cas permettent de constater à quel point les efforts que doivent consentir les personnes contrevenantes sont importants, mais également combien elles perdent dans cette transition (Haigh, 2009). De tels cas montrent également ce qui peut être fait si l’on souhaite les accompagner dans l’atteinte du stade suivant.

Il importe de souligner que les résultats de notre étude doivent être interprétés avec une certaine prudence. Même si la saturation théorique (Guest, Bunce et Johnson, 2006) a été atteinte pour chacun des processus et que les cas négatifs ont été utilisés pour soutenir la validité théorique (Patton, 1999), il demeure que le nombre de répondants par type de processus est petit et ne prête pas à la généralisation des résultats. Une autre limite de l’étude porte sur la qualité de la mémoire des répondants qui ont dû relater une expérience s’étant déroulée, en moyenne, six ans plus tôt. Rappelons toutefois que la qualité des entretiens rétroactifs s’avère « suffisamment valide » (Hardt et Rutter, 2004, p. 270) pour établir des comparaisons intergroupes lorsqu’on les compare à d’autres sources de données tels que les rapports officiels, notamment. Néanmoins, les recherches futures devraient favoriser des devis longitudinaux auprès de larges populations pour éviter ces écueils. Mentionnons également que les constats de cette étude ne saurait être généralisés aux incarcérés, probationnaires, adolescents ou femmes contrevenantes. Des études subséquentes seront nécessaires pour analyser le(s) processus de désistement de chacune de ces populations.

En terminant, certaines pistes issues de cette recherche pourraient être intéressantes pour guider les interventions psychosociales destinées aux sursitaires. Les convertis seront peu ouverts aux thérapies en début de sursis, car à ce moment ils rejettent encore les valeurs et façons de vivre des « citoyens ». Ils bénéficieront davantage de mesures d’aide à l’employabilité et ce, surtout lorsqu’ils en auront fait eux-mêmes la demande. C’est plutôt l’opposé pour les repentants et les rescapés qui expriment leurs besoins d’aide dès l’entrée en vigueur de leur sursis. Ce n’est que lorsqu’ils auront réparé leur fracture identitaire ou qu’ils seront parvenus à trouver leur identité personnelle qu’ils pourront se désister du crime. Nous espérons aussi que ces conclusions enrichiront le débat de type « poule ou oeuf » sur le désistement (LeBel, Burnett, Maruna et Bushway, 2008) et qu’elles encourageront la poursuite d’analyses plus robustes pour mieux articuler le rôle des structures et des agents dans le(s) processus de désistement du crime. Il est également souhaité que le cadre théorique développé ici soit soumis à d’autres analyses auprès de diverses populations (probationnaires, incarcérés, femmes ou adolescents contrevenants, etc.) afin de concourir à sa validité dans l’appréhension du(des) processus de désistement du crime.