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L’expression « domaine du Roi » est couramment employée par les historiens pour désigner cette délimitation administrative, créée durant le Régime français sous le nom de Traite de Tadoussac et maintenue sous la Couronne britannique sous celui des King’s Posts, qui correspondait grossièrement aux bassins versants du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Haute-Côte-Nord. Caractérisé d’une part par un monopole économique et d’autre part par un interdit de colonisation, ce territoire a fait l’objet de quelques études depuis une trentaine d’années, chacune avec ses propres limitations (temporelles ou géographiques) ; on attendait donc toujours un ouvrage exhaustif sur le problème historique du « domaine » durant toute sa période d’existence. À cet égard, la dernière publication de Michel Lavoie suscite certaines attentes. L’auteur annonce en introduction son intention de poser un regard (braudelien sans le nommer) de « longue durée [qui] concourt à mieux appréhender les mouvements des structures et des infrastructures historiques, imperceptibles sur une période réduite à quelques années, voire à quelques décennies » (p. 13). L’ouvrage, tiré d’un rapport d’expertise soumis au ministère de la Justice dans le cadre des litiges territoriaux qui l’opposent aux Métis du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, est donc ambitieux. Son titre annonce à la fois la perspective de l’auteur et son plan de travail. C’est sous l’angle colonial, en effet, qu’il aborde le problème historique. Il cherche avant tout à discerner la manifestation coloniale dans son application au territoire du domaine du Roi. Chacune des notions apposées en titre servira à articuler la démonstration.

Dès l’introduction, l’auteur apporte sa propre définition de ce domaine du Roi : « Il s’agit en fait d’un domaine seigneurial que la monarchie française s’est taillé à même sa seigneurie de la Nouvelle-France dès 1652. » (p. 10) C’est avant tout par l’absence de concessions sur le territoire du domaine qu’il reconnaît ce statut particulier. En inscrivant le domaine dans le cadre du système seigneurial, Lavoie en déduit que cette portion non concédée de la seigneurie de la Nouvelle-France constitue nécessairement le domaine du seigneur – en l’occurrence celui du Roi. Après avoir établi cette identité domaniale, l’auteur cherche à démontrer comment la Couronne française a établi sa souveraineté. Par un acte symbolique de prise de possession, d’abord, qui atteste politiquement l’annexion du territoire par le souverain ; par une mainmise et un contrôle, ensuite, qui servent à valider, selon le droit international de l’époque, cette prétention territoriale. D’après l’auteur, cette appropriation du territoire s’observe non seulement par le développement de l’agriculture et la présence de colons (dans la vallée du Saint-Laurent, par exemple) mais également par l’établissement de commerce et l’exploitation des ressources. Les postes de traite ne constituent donc pas de simples succursales économiques dispersées sur le territoire, mais bien des « marqueurs » de souveraineté (p. 95), un moyen de mise en oeuvre de l’ambition coloniale. Cette ambition se concrétise sciemment et systématiquement par des concessions que Lavoie appelle les « seigneuries d’exploitation », c’est-à-dire des seigneuries dont la principale vocation demeure l’exploitation des ressources naturelles, et non le développement agricole. L’auteur relève ainsi les nombreuses concessions de la Côte-Nord et du Labrador qui correspondent à ce modèle d’exploitation des ressources. Le « domaine seigneurial du Roi » s’inscrit de façon cohérente, selon lui, dans ce modèle.

Ce type de colonisation systématisé s’est avéré particulièrement efficace, selon l’auteur, qui reconnaît là le « génie colonial français » (p. 263). Tout en permettant une mainmise et un contrôle sur le territoire, le système colonial de l’exploitation des ressources n’a jamais menacé l’utilisation du territoire par les Montagnais. Toujours selon le modèle seigneurial, sur lequel repose l’essentiel de la démonstration, l’auteur soutient que les droits des Montagnais sur le territoire se limitaient au domaine utile (un droit d’usage), alors que le Roi conservait le domaine direct, c’est-à-dire la propriété légale. Il voit dans cet état de choses une inféodation, qui s’avère du reste parfaitement assimilée et acceptée par les populations autochtones du domaine puisqu’elle permettait la continuité de l’usage des territoires de chasse sous la protection royale ; les Montagnais auraient ainsi reconnu la pleine et entière propriété du Roi sur le territoire qu’ils occupaient. Les administrateurs anglais apprécièrent immédiatement l’efficacité du colonialisme seigneurial français ; ils s’assurèrent par conséquent, selon l’auteur, de préserver intégralement ce modèle permettant à la fois la prise de possession légitime du territoire et « l’assujettissement » des populations locales.

Il convient de s’interroger plus longuement sur l’argument central de la thèse de Lavoie : le territoire de la Traite de Tadoussac équivaut-il réellement à un « domaine seigneurial du Roi » en Nouvelle-France, comme il l’affirme dès l’introduction ? Cette interprétation se heurte à plusieurs difficultés. Nous ne relèverons que les plus évidentes. D’abord, les historiens modernistes remarquent à l’unanimité que, sous l’Ancien régime, le patrimoine individuel du souverain se confond avec la propriété de la Couronne. Ainsi, comme le soulignent Harouel et autres, « le Roi ne peut rien posséder en propre. L’idée d’un domaine privé du roi, qui existerait à côté d’un domaine public, est en complète opposition avec les principes constitutionnels de l’ancienne France » (Harouel et al. 2010 : 429). Il paraît difficile, dans cette perspective, d’endosser la distinction qu’apporte Lavoie entre « la propriété royale (domaine seigneurial) et le domaine du roi entendu, pour faire court, comme les terres de la Couronne » (p. 10).

Second problème majeur : cette interprétation s’élabore sur une logique autosuffisante, en aparté, pour ainsi dire, des sources. Ce statut « seigneurial » du territoire de la Traite de Tadoussac ne trouve, en effet, aucun écho explicite dans la documentation. Lavoie présente donc une hypothèse juridique comme une réalité historique attestée. Il s’avère pourtant que l’existence d’un « domaine seigneurial du Roi » ne se justifie ni sur le plan historique (elle n’est pas reconnue comme telle par les contemporains), ni sur le plan juridique (elle ne s’inscrit pas dans la logique du droit de l’époque). On s’étonne par conséquent de retrouver cette interprétation sous la forme d’un fait établi, au point où l’auteur se donne la liberté, dans ses résumés des sources, de substituer systématiquement les références à la « traite de Tadoussac » ou aux « King’s Posts » par un « domaine seigneurial du Roi ».

L’interprétation par Lavoie de l’exercice du pouvoir colonial à l’intérieur des frontières du domaine pose également de sérieux problèmes. Parce que les Montagnais occupent un « domaine seigneurial du Roi », nous dit-on, leurs relations avec le souverain sont nécessairement de nature féodale. Toutes les formes envisageables d’assujettissement s’insèrent ensuite dans le cadre de ce « pacte féodal » entre le souverain de France et des Montagnais « domiciliés », « inféodés », « dociles », « affidés », « dépendants », qui constituaient aussi une « main d’oeuvre roturière » faisant preuve de « subordination et de domesticité » (voir entre autres les pages 120, 125, 149, 178). Lavoie prétend également que les Montagnais auraient parfaitement accepté cette subordination, reconnaissant du même coup les limites de leurs droits sur le territoire, réduits au simple « usage », et le Roi comme son véritable propriétaire.

Là comme sur bien d’autres questions, Lavoie prête à l’hyperbole et à la répétition une valeur démonstrative et c’est bien maladroitement qu’il cherche dans les sources des appuis à sa thèse. Ainsi, il apporte une précision sémantique surprenante entre les notions de « possession » et de « propriété ». Selon lui,

le concept de propriété englobe l’idée de la pleine possession en propre d’un bien, notamment des terres, dont le propriétaire peut user, jouir et disposer à son gré. La possession réfère à l’idée de jouir d’un bien, par exemple en se voyant accorder des droits personnels d’utilisation des ressources et de fréquentation du territoire, sans détenir le privilège du propriétaire d’en disposer librement. (p. 14)

Or, à moins de prêter aux acteurs des xviie et xviiie siècles une conscience juridique très aiguë, la notion de possession implique certainement une idée de propriété dans la très grande majorité de ses emplois (à l’époque comme aujourd’hui). Imposé encore une fois d’emblée comme une notion acquise, ce subterfuge remplit une fonction fort pratique pour l’auteur : celle de désamorcer à l’avance les références des acteurs coloniaux aux terres « possédées » par les Montagnais. En pareille occasion, peut ainsi se permettre d’écrire l’auteur,

le terme possession ne suggérait nullement que les Indiens pouvaient disposer des terres sur lesquelles ils chassaient, puisqu’ils n’en étaient pas propriétaires. Cette distinction est très importante.

p. 200

Cette soudaine minutie lexicale (toute arbitraire) étonne d’autant plus qu’elle cohabite sereinement avec une liberté sémantique débridée en d’autres occasions (lorsque Lavoie interprète littéralement une volonté de gagner ou de conserver la « confiance » et l’« affection » des Montagnais par une volonté « d’assujettissement », p. ex. p. 195-196). Évidemment, le doute qu’essaie d’introduire Lavoie sur les occurrences du mot « possession » s’avère inopérant et les nombreuses allusions à un territoire possédé par les Montagnais interfèrent tout à fait avec son interprétation littérale du système de tenure seigneurial.

La transition au Régime anglais pose également de sérieuses difficultés à la thèse de Lavoie qui doit nécessairement composer avec la Proclamation royale de 1763 qui délimite en principe un « territoire indien » sur une grande partie des King’s Posts. Lavoie insiste néanmoins sur la continuité du « domaine seigneurial » en s’appuyant sur une décision du Conseil privé de Londres datée du 26 juin 1767. Par cette décision, le Conseil rejette la requête d’une association de marchands qui, évoquant la liberté de commerce promulguée par la Proclamation royale, revendique le droit de commercer librement avec les Montagnais dans les limites des King’s Posts. Selon Lavoie, cette décision se traduit par l’affirmation que « le King’s Domain (King’s Posts) fut conservé intact et juridiquement exclu de l’application de la Proclamation royale de 1763 » (p. 263). Or, le texte de la décision ne permet pas à lui seul une telle interprétation. En fait, les rapports du gouverneur James Murray, sur lesquels le Conseil privé s’appuie pour rendre sa décision, précisent que les droits du Roi s’appliquent exclusivement aux établissements de commerce (« the particular Posts or spots of ground, whereon the Kings buildings are erected and now stand »), tout en précisant que « the Lands of the King’s domain were never ceded to nor purchased by the french King, nor by his Britannick Majesty » (voir la transcription de l’original dans Schulze 1997 : 566). Murray réfère également au territoire indien délimité par la Proclamation à l’intérieur des King’s Posts pour refuser aux marchands le droit de s’y établir (voir Schulze 1997 : 527). Non seulement ces informations ébranlent la conclusion de l’auteur sur l’application de la Proclamation royale, mais elles contredisent sérieusement sa thèse générale sur un Roi seigneur et propriétaire du territoire du domaine. Cela force Lavoie à déployer des efforts d’argumentation singuliers pour dénaturer les propos de Murray, notamment en expurgeant quelques citations des passages trop encombrants. Il faut par exemple replacer la citation choisie aux pages 198-199 dans son contexte orignal pour jauger l’envergure de la manoeuvre…

À la lumière de ce qui précède, que reste-t-il du « Domaine du Roi » de Lavoie ? Peu de choses, en ce qui nous concerne. Les problèmes de fond et de méthodes foisonnent. Plusieurs de ces problèmes découlent d’une forte tendance à instituer en icônes des préconceptions qui en viennent à s’affranchir complètement des sources. Cela se traduit surtout par l’énoncé d’étranges « vérités » (l’affirmation d’une « immuabilité des frontières du domaine » depuis sa création est digne de mention – voir p. 69 et 204) et une disposition à dénaturer le contenu des sources par des paraphrases inappropriées (voir, entre autres, les pages 195-196, 199-200).

À la lecture de l’ouvrage, on ne parvient pas à s’émanciper de l’impression d’une grossière exagération d’aspects favorables à la défense du gouvernement du Québec dans ses litiges territoriaux qui l’opposent aux Métis et aux Innus du Québec : 1. un état colonial fort, cohérent, stable et coordonné durant deux siècles et deux régimes différents ; 2. des populations montagnaises soumises, inféodées, etc. qui reconnaissent volontiers la propriété royale sur l’intégralité de leur territoire ancestral. Il s’avère fort difficile de faire abstraction du contexte de production de cette étude pour expliquer la thèse bipolarisée qu’on y défend à tout prix. Les implications juridiques de ces interprétations ne nous concernent aucunement en tant qu’historien; les influences qui interfèrent avec l’analyse historique, par contre, nous préoccupent. Dans ce cas, l’argumentation est transfigurée en plaidoirie qui réduit la manifestation historique à une interprétation juridique prédéterminée. Il en résulte un ouvrage immature, dénué des nuances nécessaires, qui évacue de surcroît toute perspective diachronique. Les motifs de longue durée, ici, s’avèrent inexistants; le « domaine » est plutôt un long fleuve tranquille, juridiquement, politiquement et géographiquement figé dans le temps.