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Dans cet ouvrage, Jean-Michel Wissmer propose au lecteur de l’accompagner dans sa découverte du personnage de Kateri Tekakwitha, figure désormais classique de l’historiographie de l’Amérique du Nord coloniale. Parsemant les pages de l’ouvrage d’anecdotes personnelles et de récits de voyage, l’auteur fait revivre son enquête documentaire au sujet de l’Amérindienne iroquoise qui a vécu au xviie siècle et qui a été canonisée en 2012. Suivant les pas de l’auteur à travers l’Amérique du Nord, le lecteur voyage du Nouveau-Mexique à Kahnawake au Canada, lieu de mission proche de Montréal où Kateri a pu se dévouer à la foi catholique, en passant par Fonda dans l’État de New York, son lieu de naissance. Ce voyage se fait donc dans l’espace, mais aussi dans le temps : entre faits historiques et héritage contemporain. Ce mélange des temporalités et des espaces géographiques, parfois sans transition, peut sembler assez déroutant de temps à autre, mais il n’est pas désagréable et permet de souligner l’ampleur de la présence de la figure de Kateri Tekakwitha en Amérique du Nord, même si la méconnaissance du personnage par tout un chacun est plusieurs fois mentionnée. Cette nuance est plus révélatrice de la promotion par l’Église catholique d’une figure sainte que de l’émergence d’un culte populaire, mais là n’est pas l’ambition d’analyse de l’auteur.

Wissmer est coutumier de ce genre d’itinéraire documentaire, et particulièrement au sujet de personnages féminins au parcours peu ordinaire. C’est d’ailleurs un précédent ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en lettres au sujet de Sor Juana Inès de la Cruz, religieuse peu exemplaire assoiffée de savoirs lettrés, qui lui permet d’établir une comparaison entre l’Amérique septentrionale et celle du Mexique. Se trouve alors ici un premier point d’entrée dans ce parcours documentaire, qui est une des ambitions affichées de l’ouvrage : extraire Kateri du simple contexte géographique du Nord-Est où elle a vécu et auquel s’attachent habituellement ceux qui écrivent à son sujet. Sor Juana est présentée comme l’opposé, le « négatif », de Kateri Tekakwitha, permettant alors de mettre cette dernière en relief. Pour mener à bien cet objectif comparatif, l’auteur parsème les pages de l’ouvrage de brèves incursions dans l’Amérique du Sud coloniale et autochtone. On peut cependant regretter que ces détours mexicain ou sud-américain soient souvent trop rapides et que de trop nombreux raccourcis soient alors empruntés par l’auteur. Cependant, ce comparatisme n’est pas qu’une simple mise en continuité. L’auteur n’omet pas, même brièvement, de mettre en valeur les différences des processus et des protagonistes dans la mise en oeuvre de la colonisation et de l’évangélisation de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud.

Outre cette dimension comparative, une seconde thématique rythme le parcours documentaire proposé. Les thèmes de la torture et des pénitences sont un habituel point d’entrée privilégié dans les études sur Kateri Tekakwitha. Et pour cause : c’est dans ses rapports privilégiés avec les mortifications que les biographes de Kateri, puis les défendeurs de sa cause, trouveront matière pour démontrer l’exemplarité et l’exceptionnalité de la vie de la jeune autochtone. Une fois n’est pas coutume, l’auteur propose de faire de ces thèmes un fil conducteur de son ouvrage. Wissmer se concentre dans le second chapitre sur les pratiques de torture et de mortifications dans le monde iroquoien et fournit aux lecteurs les premières clés de lecture de la guerre de capture et des tortures des captifs dans le contexte culturel autochtone. Les propos de l’auteur hésitent entre le relativisme culturel dont il tente de faire preuve au sujet de ces pratiques – par exemple en les plaçant en regard des exécutions publiques qui avaient cours en Europe (p. 46-47) – et la fascination qu’elles exercent sur lui. En ce sens, et particulièrement dans le chapitre V consacré aux mortifications de Kateri, l’auteur n’interroge que timidement la part d’hagiographie et d’exacerbération du récit faite par les biographes missionnaires de Kateri. Tentant de se dégager de toute forme d’ethnocentrisme, Wissmer suggère une mise en comparaison entre le captif torturé autochtone et le martyr missionnaire à travers le thème de la bravoure face à la douleur (p. 42). On devrait alors s’interroger sur cette notion de bravoure et sur le caractère ethnocentré de celle-ci, ce que l’auteur ne propose pas. En considérant la torture des captifs comme un trait culturel à part en entière, et non pas en s’interrogeant « Nouveau Monde paradis ou enfer ? » (titre du troisième chapitre, cette étrange interrogation revient à plusieurs reprises), l’ouvrage aurait gagné en pertinence. La difficulté de l’auteur à se dégager des textes hagiographiques missionnaires et à s’extraire de l’ethnocentrisme est révélée par plusieurs maladresses terminologiques. Par exemple, l’auteur parle de « degré de civilisation » (p. 14), de « race » (p. 38), de « sophistication dans la ritualisation suivant le degré de civilisation » (p. 50), ou encore de « stade peu développé » (p. 69). On peut également regretter au fil de la lecture le manque de références bibliographiques : des « sources » sont évoquées (p. ex. p. 39) sans indications supplémentaires. Ce manque de précision peut conduire le lecteur à se questionner sur la nature de l’ouvrage : essai littéraire à ambition ethnohistorique, itinéraire d’enquête documentaire, ou histoire romancée de la vie de Kateri ? Les principales sources de l’auteur sont les deux biographes jésuites de Kateri, peu remises en question, et l’ensemble des études universitaires au sujet de ce personnage ne sont que rarement mentionnées, à l’exception de l’ouvrage d’A. Greer, qui fait autorité en la matière. Le chapitre IV, « La vierge iroquoise », est d’ailleurs représentatif de ce mélange des genres. Malgré quelques passages hasardeux, plusieurs intuitions très intéressantes rythment les pages de cet ouvrage. Par exemple, l’auteur suggère une forme de virilité chez les femmes missionnaires (p. 132). Un rapprochement entre mortification et féminisme est évoqué (p. 108). La mortification et les pénitences de Kateri analysées à travers le prisme du xviie siècle et le personnage français de Louise du Néant permettent à l’auteur d’interroger les affinités qu’ont pu alors entretenir mystique, hystérie et souffrance psychologique et de proposer une grille de lecture en trois étapes du processus mystique (p. 109 à 120).

Les deux derniers chapitres diffèrent des précédents et concernent avant tout la reconnaissance du personnage. Le sixième chapitre fait le pari de positionner Kateri dans le contexte féminin des missionnaires, catégorie de religieuses qui émerge au xviie siècle. Certes, l’auteur met bien en valeur la contribution de plusieurs figures féminines dans l’évangélisation et la colonisation du Nouveau Monde, mais il souligne également que Kateri n’a pas été éduquée par les religieuses, que son contact avec le personnel religieux est avant tout masculin et que le monde féminin autour de Kateri est celui de femmes autochtones qui vivent dans la religion catholique. La mise à contribution de la catégorie « femmes missionnaires » pour mettre en relief le caractère spécial et exceptionnel de la vie de Kateri aurait pu être porteuse s’il s’agissait d’interroger la construction hagiographique de cette figure sainte autochtone et non pas d’une simple mise en continuité avec les grandes figures de religieuses, généralement françaises, qui ont façonné le Nouveau Monde. Le dernier chapitre, certainement le plus original, revient (enfin) sur la construction de cette figure en tant que « personnage littéraire ». Depuis l’édition de la première « Vie » de Kateri Tekakwitha traduite et adaptée en espagnol en 1724, jusqu’au texte de Leonard Cohen, Beautiful Losers (1991), en passant par Chateaubriand ou encore par un dessin animé franco-japonais, l’auteur interpelle la progressive popularité du personnage de Kateri qui va au-delà du monde amérindien catholique.

La fraîcheur du propos ravira le grand public qui ne trouvera pas là une simple histoire romancée de la vie de Kateri, mais une véritable documentation du parcours de la désormais sainte. Si les historiens, ethnohistoriens et anthropologues, confirmés ou en herbe, resteront certainement sur leur faim, ils pourront trouver dans l’itinéraire d’enquête et les parenthèses d’analyse des intuitions grandement intéressantes qui ne demandent qu’à être plus approfondies. Pour tous, l’ouvrage de Wissmer est une belle contribution aux études sur Kateri Tekakwitha, un agréable itinéraire littéraire et documentaire.