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Les questions d’ordre éthique reliées à la diversité sont aujourd’hui plus que jamais à l’ordre du jour. Avec la mondialisation qui accélère les flux migratoires et accentue les contacts, autant tangibles que virtuels, il devient nécessaire de (re)penser les manières d’interagir et de cohabiter avec les autres. En Amérique, cette diversité est non seulement liée à l’immigration, mais héritée du processus colonial amorcé il y a plus de cinq cents ans par lequel les peuples autochtones et les nations européennes sont entrés en contacts.

Cette constatation force à prendre conscience que le monde actuel est aux prises avec de complexes structures géopolitiques qui ne concernent pas seulement les jeux de pouvoir, mais également le savoir et la subjectivité. Dans cette perspective, comme l’affirme le sociologue péruvien Anibal Quijano, bien que les Empires coloniaux aient cessé d’exister, leur fonctionnement se perpétue à travers ce que l’on peut appeler la colonialité (Quijano et Wallerstein 1992 et 2004), marginalisant certains acteurs sociaux et leurs connaissances du monde.

En nous basant principalement sur les théories des « études décoloniales » latino-américaines et sur les propositions de la philosophie interculturelle latino-américaine, le présent article souhaite répondre à la problématique de la colonialité du savoir concernant les peuples autochtones en explorant certains principes émanant de leurs savoirs concernant l’éthique. Pour ce faire, après avoir exposé les grandes lignes théoriques et méthodologiques qui nous occupent ici, nous explorerons plus particulièrement les notions éthiques de réciprocité et de respect chez les peuples autochtones des Andes et du Québec et nous terminerons en thématisant quelques problématiques les mettant en jeu dans une perspective interculturelle de la philosophie.

Décolonialité, philosophie interculturelle et savoirs autochtones

Les « études décoloniales » caractérisent un tournant théorique partagé par un groupe de chercheurs (voir Restrepo et Rojas 2010), plus ou moins liés entre eux, voulant rendre compte de l’expérience coloniale et de ses enjeux postcoloniaux. L’une des idées de départ de ce courant est celle de « système monde » du sociologue Immanuel Wallertstein (1974), affirmant que le monde moderne s’est développé parallèlement au capitalisme planétaire. Cela implique que le monde moderne va de pair avec le colonialisme et que l’économie planétaire se serait développée à partir de la « racialisation » de l’échelle du travail au sein de laquelle les Européens occupaient le sommet. C’est l’instauration de « la différence coloniale » désignant « l’intérieur » et « l’extérieur » de la modernité[1]. À partir de cette idée, Aníbal Quijano (1992), en collaboration avec Wallerstein, introduit le concept de colonialité du pouvoir pour désigner les structures coloniales imposées qui perdurent au-delà de l’espace-temps du colonialisme et qui se matérialisent à travers un modèle de domination : 1) économique : appropriation de la terre, exploitation de la main-d’oeuvre et contrôle des finances ; 2) politique et sociale : instauration d’une autorité institutionnelle contrôlant les populations colonisées ; 3) hétéronormative et patriarcale : contrôle du genre (gender) et de la sexualité ; 4) épistémique et subjectif : contrôle sur la production et la légitimation de la connaissance et de la subjectivité (Mignolo 2007 ; Grosfoguel 2008). Autrement dit, bien que les empires coloniaux n’existent plus de manière formelle, leurs structures, elles, se sont perpétuées et continuent à marginaliser de grands pans de la population tant au niveau socio-économique qu’épistémologique et subjectif ; on peut donc parler non seulement de colonialité du pouvoir, mais aussi de colonialité du savoir et de l’être, toutes basées sur la différence coloniale. Cette colonialité, de fait, est un élément constitutif de la modernité, comme la deuxième face d’une seule pièce de monnaie.

En Amérique, cet état de lieux sur la colonialité n’équivaut pas à constater la victimisation des peuples autochtones, mais, au contraire, à relever une certaine mobilisation épistémique menant à différentes stratégies de décolonisation qui soulignent une coexistence critique plutôt qu’une négation de l’autre[2]. Parmi les concepts mis de l’avant par les études décoloniales, celui d’interculturalité (interculturalidad) me semble se démarquer pour projeter la décolonialité.

L’interculturalité peut être une notion ambiguë, particulièrement en Amérique latine où l’on a vu apparaître, depuis plusieurs décennies, une multiplication de revendications et de projets à connotation interculturelle provenant des peuples autochtones et autres marginalisés de la société, mais également des secteurs institutionnels et politiques. Cependant, malgré une utilisation exacerbée de l’adjectif « interculturel » et du concept « interculturalité », certains intellectuels, comme c’est le cas de Catherine Walsh de l’Université andine Simón Bolívar à Quito, ont élaboré d’authentiques propositions « décoloniales » autour de ce concept. Pour les tenants des études décoloniales, l’interculturalité, élaborée à partir des revendications des mouvements autochtones latino-américains, s’oppose aux projets de reconnaissance et de célébration banalisantes des différents multiculturalismes :

Plus que d’en appeler à la tolérance de l’autre, l’interculturalité cherche à développer une interaction entre des personnes, des connaissances et des pratiques culturellement différentes : une interaction qui reconnaît et part des asymétries sociales, économiques, politiques et de pouvoir […]. Il s’agit de promouvoir activement des processus d’échange qui, par l’entremise de médiations sociales, politiques et communicatives, permettent la construction d’espaces de rencontre, de dialogue et d’association entre êtres et savoirs, sens et pratiques distinctes.

Walsh 2002 : 205

Sur le plan plus précisément épistémique, cette interculturalité cherche à renverser les mécanismes qui ont subalternisé certaines connaissances en les désignant comme folkloriques ou ethniques au nom d’un savoir se présumant universel (Restrepo et Rojas 2010 : 170). Dans cette ligne de pensée, le philosophe Raúl Fornet-Betancourt, bien que n’adhérant pas concrètement aux études décoloniales, propose une désarticulation de la philosophie qui, au fil des siècles, a écarté les savoirs des cultures adoptant des schèmes de pensée ne cadrant pas dans la définition stricto sensu de la discipline philosophique occidentale. Ainsi, Fornet-Betancourt propose de renverser la colonialité de l’institution philosophique en élaborant une philosophie interculturelle se donnant pour objectif de « déphilosopher » la philosophie :

[…] déphilosopher la philosophie, c’est la libérer de l’obligation de n’observer exclusivement que les lois d’un seul système du savoir ou d’un système éducatif déterminé. […] il faut travailler davantage avec la conviction qu’il n’y a pas une philosophie en tant que telle, abstraite et désincarnée […], mais que l’on pratique en fait des philosophies contextuelles ayant des paradigmes culturels divers. […] Concrètement, pour la pratique de la philosophie en Amérique latine, cela revient à ouvrir la philosophie aux traditions indigènes et afro-américaines, à leurs univers symboliques, leurs imaginaires, leurs mémoires et leurs rites et ce, non pas en tant qu’objet d’étude, mais comme parole vivante de sujets avec lesquels, ensemble, il faut apprendre et étudier.

Fornet-Betancourt 2011 : 170-171

Fornet-Betancourt insiste sur le fait qu’une approche comme celle dont il se réclame doit se baser sur le dialogue interculturel ; de plus, suivant l’idée de Raimundo Panikkar, ce dialogue doit être un « dialogue dialogique » au lieu d’un « dialogue dialectique » ; c’est-à-dire un dialogue dépassant la simple comparaison entre les cultures, et où les interlocuteurs sont disposés à se laisser toucher, affecter par l’autre plutôt qu’à essayer de le convaincre qu’un point de vue prime sur l’autre (Panikkar 1990). Ainsi, cette philosophie interculturelle assume l’idée que les savoirs autochtones qui ont été écartés par la philosophie occidentale ou catégorisés « d’ethnophilosophiques »[3] sont valables pour la philosophie au sens large du terme ; c’est-à-dire « tout l’effort humain pour comprendre le monde, à travers les grandes questions que l’humanité a formulées » (Estermann 1998 : 17). En ce sens, déphilosopher la philosophie implique, dans le cas de l’Amérique, une collaboration avec les sujets autochtones, mais également un travail interdisciplinaire important avec ceux qui se sont employés à comprendre les cultures et pensées autochtones depuis longtemps, en particulier l’anthropologie, la théologie et l’histoire. En d’autres termes, l’idée de dia-logue devrait être surpassée pour faire place à un pluri-logue culturel et disciplinaire afin que les connaissances issues des peuples autochtones soient non seulement valides dans les domaines s’intéressant à ces cultures, mais aussi susceptibles de contribuer à répondre aux grands défis contemporains de la vie en commun et de l’environnement. C’est-à-dire que, plutôt que de chercher des contributions autochtones à la philosophie occidentale, ce qui constituerait encore une fois un geste colonial d’instrumentalisation, il convient de réfléchir ensemble sur des problématiques communes.

Cependant, même si Fornet-Betancourt souhaite ouvrir le champ philosophique à d’autres manifestations épistémiques que celles circonscrites par la philosophie occidentale, il n’y a rien d’évident pour le chercheur non autochtone à accéder à celles-ci. En d’autres termes, quelles sont les sources de cette « philosophie autochtone » ? Notre réponse à cette question, qui, somme toute, est fort complexe et dépasse largement les limites de ce travail, se divise en trois catégories : 1) les réflexions des intellectuels autochtones contemporains exprimant une pensée frontalière qui a, très souvent, une portée politique ; 2) les « traductions » que nous offrent les chercheurs occidentaux travaillant sur et avec les peuples autochtones, en particulier les anthropologues ; 3) les manifestations discursives autochtones, en particulier les réflexions symboliques provenant de la tradition orale à travers l’univers du mythe et des récits[4].

La première catégorie concerne, selon notre point de vue, les intellectuels autochtones qui s’inscrivent dans un contexte académique et cherchent à le critiquer à partir du contexte culturel autochtone. C’est-à-dire qu’ils font preuve d’une pensée qui cherche à montrer une coexistence de systèmes de pensée différents plutôt qu’à perpétuer la confrontation. Pour ce faire, ces intellectuels ont recours, entre autres, à des langues autres, pensées autres, et à une (auto)réflexion à la limite de plus d’une culture ; c’est ce que le tournant décolonial nomme la pensée frontalière et associe à une activité décolonisatrice critique ayant une forte portée politique (Mignolo 2007). Au Canada, la philosophie politique compte depuis déjà plusieurs années des figures autochtones comme Taiaiake Alfred (1999, 2005), Dale Turner (2006 et 2007) et Glen Coulthard (2014) qui offrent des réflexions qui se démarquent. On peut également nommer des personnalités provenant d’autres disciplines comme l’historien Georges E. Sioui qui offre une réflexion profonde et originale sur l’histoire et les philosophies autochtones (1994, 1999 et 2008). En Amérique latine, dans la région spécifique des Andes, on peut nommer, parmi d’autres, le philosophe péruvien Mario Mejía Huamán qui, depuis plusieurs années, cherche à définir une philosophie andine à partir de la langue quechua et de la sagesse ancestrale de cette région (2011) ; le théologien Domingo Llanque Chana (2004) ; et le linguiste Juan de Dios Yapita Moya (1998).

La deuxième catégorie est particulièrement riche et compte d’innombrables ouvrages cherchant à rendre compte des spécificités culturelles autochtones, de leurs pratiques et de leurs visions du monde, et ce dans toutes les régions des Amériques. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, que ce soient les ouvrages anthropologiques sur les ontologies autochtones (Hallowell 1960 ; Descola 2005 ; Blaser 2009) ou les efforts pour reconstruire les notions philosophiques ancestrales des grandes civilisations méso-américaines et andines (León-Portilla 1985 ; Estermann 1998 ; Maffie 2014), ou encore les études sur les spiritualités autochtones (Estermann 2006), l’énergie déployée pour mieux comprendre les connaissances et visions du monde des peuples autochtones et les réponses qu’ils ont su développer pour répondre aux défis et aux questions que leur environnement leur a imposés à travers l’histoire, est non négligeable.

La dernière catégorie, les manifestations discursives autochtones, est sans doute celle qui recèle l’une des richesses des plus reconnues, mais également celle qui reste encore des plus délicates à aborder sur le plan méthodologique. En effet, les significations des réflexions symboliques, qu’elles soient mythiques ou autres, provenant des cultures autochtones sont plus difficilement accessibles pour les membres de cultures qui ne font pas partie des cercles de transmission traditionnels de ces savoirs. Ainsi, les chercheurs, qu’ils soient anthropologues, historiens, philosophes, etc. se trouvent devant un problème de taille quant à l’interprétation de ces sources. Pour répondre à un tel défi, Raimundo Panikkar (1990) propose l’idée d’une herméneutique diatopique soutenant que le locus d’une culture historiquement étrangère rend problématique son interprétation avec les outils d’une autre. Pour rendre effective cette herméneutique diatopique, il est nécessaire de créer des horizons de sens n’appartenant pas nécessairement à une culture particulière afin de « converser » avec les récits, ce qui est typique d’un exercice (auto)critique. Dans cette même lignée, Walter Mignolo (1992) va encore plus loin en proposant une herméneutique pluritopique, soulignant qu’il n’est pas nécessairement question de deux cultures, mais bien de multiples cultures enchevêtrées, coexistant et s’influençant. Ainsi, Mignolo souligne le fait que le locus d’énonciation d’un discours et le locus de compréhension d’un signe ne forment pas un espace fermé qui peut être compris par lui-même, mais que leur configuration dépend autant de ce que l’on veut comprendre et connaître que des loci précédents depuis lesquels des images similaires ou différentes du monde se sont construites. Dans cette perspective, une herméneutique pluritopique comme la conçoit Mignolo revêt une exigence interdisciplinaire afin de pouvoir donner un portrait d’ensemble tenant compte du fait que la construction du savoir et de la compréhension met en jeu l’acte de dire et de faire et ses destinataires, mais que ce dire et ce faire modèlent, préservent et transforment également la réalité à partir d’autres actes du langage, d’autres objets discursifs et sémiotiques, dont la distance avec le locus d’interprétation peut parfois paraître insurmontable. Cette herméneutique pluritopique devient donc un outil indispensable pour la philosophie interculturelle telle que proposée par Fornet-Betancourt et, concrètement, cela signifie que les trois catégories de sources que nous avons mentionnées doivent s’appuyer les unes sur les autres dans l’exercice herméneutique afin de construire des horizons de sens plus complet.

Cela dit, l’exercice d’interprétation et d’études des sources susmentionnées reste un exercice académique qui devrait être surpassé si l’on veut réellement parler d’une philosophie « déphilosophée », mais également incontournable afin d’ouvrir un espace de réception des savoirs autochtones plus soutenu dans les institutions du savoir occidental. Autrement dit, nous ne nous positionnons pas nécessairement à l’intérieur de cet inter de l’interculturalité, mais cherchons à questionner notre propre positionnement culturel et épistémique à partir des connaissances autochtones afin de permettre l’ouverture d’un véritable espace interculturel. De plus, notre position disciplinaire reste délibérément ambiguë dans la mesure où, bien que traitant de philosophie, nous adoptons une perspective interdisciplinaire cherchant à établir des liens entre, principalement, les études littéraires et discursives, l’anthropologie et la philosophie, dans la perspective de mieux saisir les grandes lignes des savoirs autochtones. Dans cet ordre d’idées, nous tenterons, dans ce qui suit, de cerner certaines notions provenant de peuples autochtones des Andes et du Québec concernant un pan précis de la philosophie, l’éthique, en explorant différentes sources provenant des trois catégories mentionnées plus haut. Notre démarche réflexive s’orientera d’abord vers l’analyse de deux notions précises, la réciprocité et le respect, dans un « dialogue » interdisciplinaire afin de mieux les cerner en tant que concepts éthiques et entrevoir comment elles pourraient entrer dans un exercice interculturel de la philosophie.

Éthiques autochtones

Afin de bien cerner ce qui nous occupera dans les prochaines pages, il convient d’abord de préciser ce que l’on entend par « éthique » puisque la définition de ce terme peut être changeante selon l’époque, la discipline et les auteurs dont elle provient. Aux fins du présent article, nous nous contenterons de concevoir l’éthique dans un sens de base qui concerne les réflexions mettant en jeu les actions et interactions des êtres ainsi que les valeurs et normes qui les orientent dans une culture ou une société donnée, et ce afin de trouver un équilibre se traduisant en un « art de vivre » qui délimite le bien et le juste. Si dans cette définition de l’éthique nous parlons de « réflexion » c’est que nous ne nous attarderons pas sur une « éthique pratique » qui se traduit dans les gestes et actions des acteurs d’une communauté ou société[5], mais bien sur la mise au langage de cette « éthique pratique ». Cela dit, pour mieux comprendre les notions éthiques des peuples autochtones et nous conformer à notre définition, il nous paraît utile de mieux comprendre leurs conceptions ontologiques, comprises ici dans leur acception anthropologique telle que définie par Mario Blaser (2009). Cet anthropologue affirme que l’ontologie concerne, dans un premier temps, les manières de concevoir les différentes catégories d’êtres et leurs relations et, dans un deuxième temps, les réseaux de pratiques et d’interactions des humains autant que des non-humains. Blaser s’inspire, dans cette deuxième facette de l’ontologie qu’il définit, de la théorie de l’acteur-réseau ; l’un de ses représentants les plus importants, le sociologue et philosophe Bruno Latour (2007), met en opposition deux types de sociologie : une sociologie du social fondée sur l’opposition société/nature comme agrégats bien définis circonscrits à des corps politiques précis et des entités sociales bien calibrées ; et une sociologie des associations fondée sur l’idée de collectif mettant en jeu des entités de tous types, pas uniquement sociales. Dans cette définition de l’ontologie élaborée par Blaser, une place est faite aux actions et interactions des êtres, ce qui, selon notre perspective, peut orienter notre compréhension de l’éthique telle que nous l’avons définie.

De cette façon, en s’appuyant sur cette définition de l’ontologie pour comprendre les bases éthiques d’une culture, on comprend que ce qui anime les systèmes normatifs et les systèmes de valeurs change selon la vision que l’on peut avoir du monde et la manière d’entrer en relation avec ses diverses composantes. Dans cet ordre d’idées, Philippe Descola (2005) expose différents types de relations qu’il est possible d’entretenir avec les composantes du monde selon le point de vue ontologique que l’on adopte : animisme, totémisme, naturalisme et analogisme. Selon son explication, les sociétés occidentales ont développé une ontologie naturaliste, séparant la société et la nature et mettant de ce fait les sociétés dans une position dominante par rapport à la nature. Les peuples autochtones, pour leur part, n’ont pas opéré une telle séparation et, selon leurs points de vue ontologiques, entretiennent un rapport à l’existence fort différent, établissant tout un éventail de conceptions de ce que sont les êtres et les relations entre humains et non-humains. Cette catégorisation tend à montrer que les cultures ne cultivant pas une ontologie naturaliste sont écocentriques (Smith 1998), c’est-à-dire qu’elles conçoivent l’être humain comme une simple partie d’un « écosystème » plus grand que lui-même, partagé avec des entités non humaines, dont il n’occupe pas nécessairement le sommet de la hiérarchie éthique. Par exemple, beaucoup de peuples amérindiens nord-américains perçoivent les animaux comme des personnes autres qu’humaines (Feit 2000), et les peuples des Andes voient dans les montagnes des entités comparables aux humains, même dans leur construction physique (Bastien 1985). Il convient cependant de préciser qu’« écocentrisme » ne signifie pas nécessairement écologisme, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais bien une conception du monde où les composantes non humaines entrent dans le jeu de l’éthique et sont dignes d’une considération respectueuse au même titre que les êtres humains. Ainsi, comme le soulignent Frédéric Laugrand et Jarich Oosten (2014 : 8), un chasseur reste un chasseur et cela suppose une domination de la proie ; de cette manière, certains Amérindiens ont activement participé au commerce des fourrures et à la mise en danger de certaines espèces. Cependant, contrairement à la pensée moderne occidentale, du point de vue autochtone les humains et les non-humains font tous partie d’un même collectif. Dans cet ordre d’idées, Bruno Latour (1991) souligne clairement que la tentative de séparation opérée par la modernité occidentale entre les domaines du social, régi par le politique, de la nature, régie par la science, et du spirituel est au final un échec puisque de nombreux phénomènes chevauchent plusieurs de ces sphères à la fois.

Cela dit, dans la même lignée de ce que nous avons affirmé précédemment, Blaser ajoute le fait que l’ontologie autochtone se manifeste non seulement dans leurs pratiques quotidiennes, mais aussi à travers des récits, et que pour la comprendre de manière plus complète il est nécessaire de prendre en considération ses manifestations discursives et non discursives. Dans cette perspective, voyons maintenant comment, lorsque nous mettons en jeu les différents types de sources mentionnées plus haut, il est possible de retracer certaines notions éthiques autochtones, en particulier la réciprocité et le respect, en ce qui nous concerne ici.

L’éthique de la réciprocité andine

Dans les Andes, la réciprocité est une pratique profondément ancrée dans les modes de vie et qui ne fait aucun doute quant à son historicité et sa vigueur actuelle. Elle traverse plusieurs aspects des cultures andines et prend ses racines dans une vision cosmologique ancienne dans laquelle l’univers se conçoit comme une composition et une rencontre d’éléments égaux et opposés plutôt qu’un flux primordial ou une totalité indifférenciée qui inclut tout (Harris et Bouysse-Cassagne 1988). Face à cette conception de l’univers, quelques entrées lexicales de la langue quechua et aymara, telles que yanantin, awqa, tinku et kuti, se révèlent fort pertinentes pour comprendre cette vision :

Le mot quechua yanantin, ou son équivalent aymara yanani, indique une paire d’éléments symétriques, qui vont ensemble comme les deux yeux ou les deux mains […]. Le terme awqa […] réfère quant à lui à des éléments opposés qui se rejettent, s’annulent ou se contrastent, comme le jour et la nuit ou l’eau et le feu […]. Le mot tinku […] signifie la rencontre de contraires qui, à travers un échange de forces, cherchent à rétablir le yanantin (yanani) ; une telle rencontre a l’habitude de se manifester dans les batailles rituelles. Le terme kuti […] fait allusion à une inversion ou un retournement dans le temps et l’espace.

Godenzzi 2005 : 18

Ces termes révèlent une perception du monde et de l’univers modelée à partir de processus dynamiques d’interactivité : coexistence complémentaire, division, rencontre et inversion (Godenzzi 2007 : 153) et, dans cet ordre d’idées, la relationnalité entre les différents éléments de l’univers établit tout un circuit de transmission de force vitale afin de maintenir l’équilibre général (Godenzzi 2005 : 65). La réciprocité en vient à être centrale dans la dynamique de ce circuit, et Juan C. Godenzzi souligne qu’elle se manifeste aussi dans le lexique de la langue quechua et aymara, et il montre que ce principe est profondément ancré dans la culture andine :

Mannheim […] dégage les termes lexicaux et les marques morphologiques du quechua qui expriment la notion de réciprocité. En ce qui concerne le lexique, on retrouve ayni, « réciprocité symétrique » ; mink’a, « réciprocité asymétrique » ; mit’a, « donner quelque chose (et recevoir quelque chose) de temps en temps, chacun son tour ».

ibid. : 21

Ces marques linguistiques de la réciprocité font écho aux pratiques socio-économiques, parentales et religieuses de la réciprocité qui, dans un environnement écologique marqué par la verticalité, sont indispensables pour assurer les échanges entre les planchers écologiques dont les produits sont complémentaires afin d’assurer la survie (Alberti et Mayer 1974 ; Delgado et al. 1999 ; Ortiz Rescaniere 2001).

Cette complémentarité des divers planchers écologiques, qui se concrétise par la réciprocité, est entre autres illustrée à travers le mythe de la naissance de Pariacaca, divinité et montagne importante de la région de Huarochiri au Pérou, qui se trouve dans le chapitre cinq du manuscrit colonial de Huarochirí (Taylor 1980). Ce récit met en scène un jeune homme nommé Huatiacuri, décrit comme un pauvre s’alimentant de pommes de terre, qui guérit un homme puissant appelé Tamtañamca, frappé d’une maladie mystérieuse. En voyageant vers le sommet d’une montagne, Huatiacuri apprend l’origine de la maladie de Tamtañamca dans un rêve : la femme de Tamtañamca est adultère et il se fait passer pour un dieu, et pour cela un serpent et un crapaud à deux têtes se cachent dans sa luxueuse maison. Huatiacuri se rend donc au village de Tamtañamca et offre de le guérir en échange de la main de sa fille et sous la promesse qu’il adorera son père, Pariacaca, qui naîtra sous peu au sommet de la montagne du condor[6]. L’homme puissant accepte et Huatiacuri le guérit en révélant l’adultère de sa femme et en détruisant la maison pour se débarrasser des deux animaux malins. Par la suite, Huatiacuri se marie avec la fille de Tamtañamca, et Pariacaca naît de cinq oeufs sur la montagne du condor. On peut comprendre ce récit à travers l’élément symbolique de la montagne évoqué plus tôt : Tamtañamca représente le plancher écologique d’élevage des lamas, car il est dit qu’il en possède beaucoup et de toutes les couleurs ; sa femme représente celui qui cultive du maïs puisqu’on la décrit comme une rôtisseuse de maïs ; et Huatiacuri représente le plancher qui cultive des pommes de terre. Cependant, il y a des problèmes dans l’articulation de ces différentes parties : l’adultère de la femme laisse entendre un problème dans les relations de parenté entre deux des planchers écologiques, et Huatiacuri, quant à lui, n’est tout simplement pas lié à eux. De plus, en évoquant la richesse de Tamtañamca et la pauvreté de Huatiacuri, on laisse entendre que le manque d’échanges avec l’un des planchers écologiques permet à certains de s’enrichir et en laisse d’autres dans la pauvreté. Ainsi, en détruisant la maison de Tamtañamca et en mariant sa fille, Huatiacuri détruit le symbole d’une richesse mal acquise et unit les trois parties de la montagne. Toutes les parties de la montagne réunies, Pariacaca est complété et peut naître comme divinité protectrice.

Dans cette interprétation du récit, la réciprocité et la complémentarité apparaissent comme des caractéristiques nécessaires à la survie des habitants de la montagne. Malgré les conflits et les tensions qui peuvent exister entre les peuples des différents planchers écologiques, les uns ne peuvent se passer des autres et se trouvent obligés d’instaurer une politique et une éthique de leurs relations mutuelles. Le récit semble suggérer que les normes régissant ces communautés sont pensées afin de ne pas entraver leurs relations et de favoriser les échanges réciproques. Dans cet ordre d’idées, le récit semble suggérer que le triple commandement ama sua, ama llulla, ama quella (ne pas mentir, ne pas voler et ne pas être oisif) auquel plusieurs historiens, anthropologues et philosophes font référence est ici valorisé puisque Tamtañamca enfreint chacun d’entre eux. Mario Mejía Huamán laisse entendre qu’un commandement sur l’adultère, explicitement dénoncé dans le mythe, et un autre sur le meurtre peuvent être ajoutés à ce triptyque et que, même s’il n’existe aucune preuve documentaire que ces commandements ont existé sous cette formulation particulière, il ne fait aucun doute que les sociétés précolombiennes des Andes possédaient des principes éthiques analogues à ceux-ci (2011 : 131-137). Qui plus est, ces commandements, lorsque examinés de plus près, sont, selon José Yánez del Pozo (2002 : 43-44), directement liés à la réciprocité : le vol marquerait un problème dans les échanges réciproques de la communauté et un manque de respect ; le commandement sur le mensonge fait référence à la réciprocité dans l’information ; celui de l’oisiveté réfère à la réciprocité dans le travail ; et celui concernant l’adultère souligne l’importance de l’établissement de liens de parenté entre les acteurs qui pratiquent la réciprocité.

De plus, la réciprocité, en plus d’être nécessaire du plan de vue socio-économique, est aussi indispensable pour maintenir l’ordre cosmique : Pariacaca peut seulement exister comme divinité protectrice si des échanges réciproques existent entre les habitants de différents planchers écologiques. Dans cet ordre d’idées, Alejandro Ortiz Rescaniere affirme que la famille et le cosmos sont liés entre eux : l’ordre et le désordre de l’un se voient reflétés dans l’autre (2001 : 116). Ces constations vont dans le même sens que ce Descola affirme lorsqu’il parle de l’ontologie analogique :

Les étages du cosmos, les parties et composantes visibles et invisibles des humains, des plantes et des animaux, les relations entre les membres de la famille, les strates sociales, les occupations et les spécialités, les météores, les aliments et les médicaments, les divinités, les corps célestes, les maladies, les divisions du temps, les sites et les orients, tous ces éléments [sont] interconnectés […] par un lacis touffu de correspondances et de déterminations réciproques.

2005 : 301

Il nous paraît donc convenable d’affirmer, en considérant que la réciprocité traverse les aspects axiologiques (valeurs) et régulateurs (normes) du discours reflétant des pratiques concrètes, que le mythe de la naissance de Pariacaca vient appuyer, en dialogue avec d’autres sources, ce que l’on peut appeler une « éthique de la réciprocité ».

L’éthique du respect chez les Amérindiens de l’est de l’Amérique du Nord

Chez les Amérindiens du nord-est de l’Amérique, le respect est l’une des notions centrales du mode de vie, et pour en saisir le sens il est nécessaire de comprendre la vision du grand cercle de la vie (Sioui 1999). En effet, si, dans le cas andin, nous avons parlé d’un circuit de transmission de force vitale entre les composantes plus ou moins hétérogènes formant le cosmos, chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord le cercle de relations entre tous les êtres (humains et non humains) souligne la complémentarité et la relationnalité des éléments du cosmos, et « le respect obsessif de la spécificité de chaque chaînon devient la condition indispensable au maintien de l’ensemble » (Savard 1979 : 15). Ainsi, les éléments immédiats faisant partie de l’environnement, que ce soit les animaux, les végétaux, les rivières, montagnes, etc., mais aussi les éléments immatériels qui l’habitent, sont dignes de respect et de considération. Par exemple, chez les peuples dont la chasse est l’activité principale du mode de vie traditionnel, comme les Innus, le respect de l’animal est central, mais également celui de son esprit maître qui se manifeste principalement à travers les rêves. De fait, le mode de vie traditionnel innu est en grande partie basé sur les relations entre les êtres humains, les animaux et les Maîtres des animaux. De plus, comme le souligne Peter Armitage, certains objets aidant aux activités quotidiennes reliées à la survie font aussi partie du cercle et sont dignes de respect : « Le respect à travers le maintien de bonnes relations avec divers êtres spirituels, avec les éléments (ex. la glace, la neige et le brouillard) et avec certains objets (ex. les raquettes) est extrêmement important […] » (Armitage 1992 : 76). Cet état de fait montre, comme le souligne Alfred I. Hallowell, que dans la vision du monde algonquine, qui regrouperait les nations de la famille linguistique algonquienne, la catégorie « personne » peut s’appliquer autant aux humains qu’aux non-humains : « Tous les “êtres de la catégorie de personne” sont dotés de pensée, d’intelligence, de volonté, de la faculté de métamorphose, de la capacité de parler, et les humains, de ce fait, peuvent communiquer avec les “personnes autres qu’humaines” » (cité dans Feit 2000 : 125). Dans cet ordre d’idées, la cosmologie algonquine s’associe à une ontologie non naturaliste entièrement imprégnée par les relations entre personnes humaines et non humaines régies par les principes de réciprocité et de respect entre humains, animaux et autres types de personnes. D’ailleurs, comme le souligne Hallowell (1960), les langues algonquiennes représentent probablement cette façon de voir le monde dans la propre structure des mots qui se divisent en genres animés et inanimés, ce qui renverrait à cette catégorisation de personnes autres qu’humaines pour le genre animé, et au reste pour le genre inanimé.

Ainsi, on peut comprendre le respect comme comportant de multiples facettes dans ce cercle de relations et il vise à ce que chaque partie du cercle puisse déployer la pleine potentialité de la place qui lui correspond dans le monde. On peut d’ailleurs voir cette relationnalité empreinte de respect dans un grand nombre de mythes provenant de nations amérindiennes du nord-est de l’Amérique. Par exemple, dans les mythes innus sur le Messou, déité anthropomorphe, rapportés par le jésuite Paul Lejeune (1999 [1634]), la relationnalité et le respect sont centraux. Le Messou, qui est dépeint comme un chasseur, collabore avec différents types d’animaux afin de réparer le monde inondé par un déluge provoqué par des personnes ayant arrêté ses « loups cerviers » au fond d’un lac.

Le Messou les cherchant par tout [ses loups cerviers], un oyseau luy dit qu’il les voyoit au milieu de ce lac, il y entre pour les retirer, mais ce lac venant à se desgorger couvrit la terre, & abisma le monde, le Messou bien estonné, envoya le corbeau chercher un morceau de terre pour rebastir cet element, mais il n’en peut trouver, il fist descendre une Loutre dans l’abisme des eauës, elle n’en peut rapporter, en fin il envoya un rat musqué, qui en rapporta un petit morceau, duquel se servit le Messou, pour refaire cette terre où nous sommes […].

1999 : 38

Bien que le Messou soit un chasseur, il entretient des relations de respect avec les animaux, ce qui lui permet de collaborer avec eux en toute confiance afin de réparer le monde. Puis, après avoir refait la terre, il s’emploie à reconstruire les autres éléments du monde :

[…] il tira des flesches aux troncs des arbres, lesquelles se convertirent en branches, il fist mille autres merveilles, se vengea de ceux qui avoient arresté ses Loups Cerviers, épousa une Ratte musquée, de laquelle il eust des enfans qui ont repeuplé le monde, voila comme le Messou a tout restably.

ibid.

Bien que ce ne soit pas explicité, on comprend ici que le Messou est à l’origine de l’être humain puisqu’il repeuple le monde par les enfants qu’il a eus avec une ratte musquée, c’est dire que les humains ont des liens de parenté directs avec des personnes autres qu’humaines par l’entremise du mythe. La vengeance du Messou envers ceux qui sont la cause de cet épisode indique également qu’un manque de respect envers des personnes, dans le cas présent non humaines (Messou et ses loups cerviers), peut engendrer des conséquences graves sur le monde et sur soi-même. Implicitement, ce manque de respect générant une inondation du monde et la colère du Messou en vient à toucher le cercle de la vie en entier puisque chaque maillon est indispensable au maintien général. De plus, pour faire un parallèle avec les maîtres des animaux, ce mythe pourrait illustrer les conséquences potentielles d’un non-respect des entités régulant le gibier et la chasse puisque le Messou est dépeint comme un chasseur et un ami des animaux. Dans ce sens, ce mythe revêt une dimension éthique évidente de par ses fonctions axiologiques et régulatrices qui se projettent dans une pratique quotidienne concrète.

Il est aussi intéressant d’observer que ce mythe du Messou possède de fortes similitudes avec le mythe wendat d’Aataentsic qui met, lui aussi, en scène la collaboration des animaux pour (re)créer la terre et accueillir cette déité tombée du ciel qui la peuplera par la suite. Bien que les Wendats fassent partie d’une autre famille de peuples (les Iroquoiens) et proviennent, historiquement parlant, d’un autre milieu géographique, on peut y voir un certain partage d’une vision générale du monde dans laquelle le respect joue un rôle central. D’ailleurs, il est intéressant de voir que ce dernier est encore un principe à l’ordre du jour, comme en témoigne le concept de « minododazin » :

[…] nous avons appris que le respect est une valeur fondamentale de la culture algonquine qui intègre simultanément un regard positif envers soi, la communauté et l’environnement. Cette approche intégrative reflète la compréhension algonquine de soi comme intimement et indissolublement liée au monde social et matériel. Cette vision du monde défie toute tentative occidentale de diviser l’expression de « respect » dans des types ou des formes particuliers (par exemple, le respect de soi, le respect de la communauté, le respect de l’environnement). Au lieu de cela, les participants ont identifié un large éventail de pratiques personnelles et sociales qui ont été opérationnalisées à travers le concept local de minododazin. Ceux-ci comprenaient ce qui suit : prendre soin de soi et de sa santé (y compris les soins dentaires, les choix alimentaires, l’exercice) et l’hygiène générale (y compris l’apparence) ; les aspirations personnelles (objectifs académiques et professionnels) et les choix de vie (par exemple, en évitant l’alcool et les drogues, ainsi que l’activité sexuelle précoce) ; la fierté de son patrimoine culturel autochtone, y compris parler l’algonquin ; le respect des autres (y compris ne pas voler, éviter de taquiner ou de blesser les autres ; au lieu de cela, aider les autres et être poli) et surtout envers les personnes âgées (par exemple, en leur apportant du gibier) ; et le respect de l’environnement, y compris les animaux (par exemple, en laissant du tabac après avoir tué un animal sauvage en remerciement).

Kooiman et al. 2012 : 5

Dans cet ordre d’idées, si l’on considère que le respect est un principe pouvant être envisagé comme une valeur fondamentale, une règle à suivre et une pratique sociale, il devient convenable de parler d’une « éthique du respect » chez les peuples du nord-est de l’Amérique.

Conclusions : quelques perspectives

Tout d’abord, pour entamer nos conclusions, il nous apparaît, après avoir exploré les notions de réciprocité et de respect, que les peuples autochtones conçoivent leurs dynamiques relationnelles à travers ce que l’on pourrait appeler une « cosmo-éthique[7] ». C’est-à-dire que les principes éthiques qui orientent l’agir des personnes de ces peuples ne se construisent pas seulement à partir des interactions entre les êtres humains et avec leur environnement, mais également à partir de ce qui échappe à ces interactions premières. En d’autres mots, le cosmos peut être compris à partir du principe du tiers inclus, étant formé non seulement par ce qui est cognitivement préhensible par l’être humain (lui-même et le milieu qui l’entoure), mais aussi par ce qui échappe à sa compréhension immédiate. Dans cet ordre d’idées, on pourrait affirmer que les peuples autochtones d’Amérique ne sont pas seulement écocentriques, comme nous l’avons mentionné plus haut, mais aussi « cosmocentriques ». Ainsi, la réciprocité et le respect ne se conçoivent pas seulement entre êtres humains, mais aussi avec le milieu environnant et les entités non humaines suprasensibles. En d’autres termes, l’éthique, du point de vue autochtone, se pense en termes de relations interpersonnelles et d’interactions entre personnes, étant entendu que les « personnes » n’ont pas qu’une forme humaine. Cette cosmo-éthique nous met devant l’inévitabilité d’une relationnalité globale qui ne se conçoit pas a posteriori à partir de l’individualité, mais comme l’état normal des choses. On pourrait donc comprendre la relationnalité et la relation comme deux moments différents : la relationnalité comme l’état normal et inévitable du cosmos qui existe puisque tout est relié ; la relation comme le résultat d’un acte concret (entrer en relation) afin de s’inscrire de manière responsable dans cette relationnalité.

Cette manière d’être dans et avec le monde est, selon notre point de vue, l’un des points tournants de la pensée autochtone et c’est aussi, dans la perspective d’une philosophie interculturelle, un point important à problématiser et à débattre de façon critique. C’est-à-dire qu’il nous semble convenir de réfléchir sur les limites d’une ontologie anthropocentrique en éthique depuis le point de vue autochtone. Évidemment, les peuples autochtones n’ont pas le privilège d’une éthique éco ou cosmocentrique et, d’ailleurs, les éthiques environnementales posent les problèmes liés à l’anthropocentrisme en éthique depuis déjà longtemps. Cependant, le concept de nature tel qu’entrevu par la pensée occidentale moderne, et qui se trouve au centre des éthiques environnementales, n’a pas de résonance dans la pensée amérindienne. En effet, même si les éthiques environnementales tentent de repenser le rapport de l’humain à la nature non pas dans ses manières de faire mais plutôt de penser (Blais et Fillion 1997 : 256), cette manière de poser les problèmes liés à l’environnement ne trouve pas d’écho chez les Amérindiens puisque, comme nous l’avons laissé entendre auparavant, les peuples autochtones ne tracent pas de lignes entre humains/société/politique/nature/spiritualité. Ainsi, même si les éthiques environnementales, dans à peu près toutes leurs déclinaisons (écologie profonde, écocentrisme, biocentrisme, etc.), souhaitent changer le statut de la nature afin qu’elle ne soit plus perçue comme un simple réservoir de ressources à la disposition des humains, il n’en reste pas moins qu’en définitive elle reste objectivée et finira par servir les intérêts et les préoccupations des êtres humains (Neveu 2008 : 55). Cela dit, dans la perspective d’une proposition interculturelle de la philosophie, nous voyons ici une problématique à mettre en jeu : est-il possible d’ouvrir la catégorie « sujet » à des personnes autres qu’humaines ? Est-il possible de penser la catégorie « personnes autres qu’humaines » en dehors d’une dimension ontologique « affective » ? Cette dimension « affective » ne serait-elle pas l’une des pierres angulaires des éthiques autochtones, à l’instar des éthiques du care (Fisher et Tronto 1990) ? Serait-il possible de penser l’éthique dans une perspective interpersonnelle de façon globale à la manière des peuples autochtones ?

Évidemment, le fondement ontologique de la cosmo-éthique autochtone que nous avons décrit peut poser problème lorsqu’on entre dans le domaine de la philosophie politique, car dans une démocratie libérale pluraliste les principes fondamentaux des institutions publiques doivent être généralisables et les individus sont libres d’adhérer à des conceptions de la vie et du bien variées, métaphysiques ou non (Neveu 2008 : 53). Cependant, même si cela ne désamorce pas complètement ce genre de critique, le respect et la réciprocité dans leur acception amérindienne cosmo-éthique peuvent en partie y répondre et méritent d’être examinés dans un processus interculturel.

Le respect quand il s’insère dans la pensée du cercle de la vie peut être vu comme un concept « matriotique » ; c’est-à-dire un concept qui n’établit pas de frontières comme le font les patries, mais qui unit les entités dans la « matrie », notre habitat à tous que les peuples autochtones nomment « Mère Terre » et que nous pourrions aussi appeler planète terre (Sioui 2010). Ce « matriotisme » serait, en quelque sorte, l’une des conditions de base pour établir une véritable cohabitation, étant donné qu’il se concentre sur ce qui unit toutes les personnes (humaines et non humaines) et non sur les différences qui les séparent.

La réciprocité, quant à elle, répond à deux des grandes théories contemporaines sur la façon de concevoir l’éthique, le déontologisme et le conséquentialisme, et comporte un aspect se ralliant à la première, générant des normes à respecter pour le maintien de la société et du cosmos ; et un aspect lié à la deuxième, qui pousse à prendre en considération les conséquences de ses actes dans le maintien de l’équilibre général de la société, de l’environnement et du cosmos entier. Dans cet ordre d’idées, la réciprocité semble très bien s’inscrire dans les discussions et réflexions sur l’éthique aujourd’hui puisqu’elle peut contenir des aspects qui ne se limitent pas simplement à un accord tacite entre des personnes de même nature. En réalité, la réciprocité amérindienne, au lieu d’être conçue dans une logique du tiers exclu, adopte celle du tiers inclus, étant donné que les actes réciproques s’effectuent dans la perspective du bien-être général ; c’est-à-dire que, dans cette perspective, l’agir éthiquement envers un acteur (humain ou non humain) comporte toujours une tierce partie qui, en fin de compte, en vient à être tout le reste. En ce sens, la réciprocité, quand elle est comprise dans une cosmo-éthique, possède un certain aspect « universel » potentiel, puisque l’étendue morale qu’elle englobe va au-delà des acteurs en cause de manière tangible et intègre tout le reste[8]. Ces problématiques, brièvement exposées ici, ne cherchent pas à faire la leçon aux éthiques pensées depuis la philosophie occidentale, mais bien au contraire à stimuler les réflexions. Du point de vue d’une philosophie interculturelle, l’intérêt envers les philosophies autochtones ne cherche pas à trouver ce qu’elles peuvent apporter à la philosophie occidentale, ce qui reviendrait d’une certaine manière à l’instrumentaliser dans un geste, encore une fois, colonial, mais bien à tenter de réfléchir ensemble sur des problématiques communes. En ce sens, une approche interculturelle nous force à concevoir la recherche d’un point de vue qui n’aborde pas les connaissances du monde des différentes cultures à travers une démarche uniquement descriptive ou analytique, mais aussi à entrevoir comment ces connaissances peuvent changer nos façons de considérer les défis planétaires qui nous incombent actuellement. Dans cette perspective, les défis lancés par Fornet-Betancout dans sa conception de la philosophie interculturelle sont en fait tout aussi valides pour l’ensemble de l’académie et des acteurs sociaux.

Pour terminer, il convient de rappeler qu’un travail comme celui-ci, se réclamant de l’interculturel, ne cherche en rien à remplacer les peuples autochtones dans leur quête de reconnaissance et d’autonomie, ni ne prétend comprendre leur façon de concevoir l’éthique mieux qu’ils le font eux-mêmes. Les études interculturelles émanant des milieux académiques devraient être entrevues dans une perspective dialogique afin d’ouvrir un espace de réception et de collaboration avec les peuples autochtones ; et ce, non seulement à travers des travaux d’ordre théorique, mais également en s’ouvrant aux pratiques des personnes et des institutions dans la perspective de réfléchir en commun sur les manières non pas d’éviter, mais de gérer les conflits et les problèmes qui nous affectent en ce début de xxie siècle.