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Mon père était un asocial. Je crois qu’il ne s’est jamais senti bien en société « domestiquée ». C’était un rêveur. Un chasseur aussi, il aimait surtout la forêt. Les vacances venues, nous ne partions pas vers le sud, à Old Orchard, comme certains voisins, nous montions plutôt vers la Côte-Nord. Mon père n’aimait pas les foules ; sur la Côte-Nord, il se sentait bien. Nous nous arrêtions à chaque petit embranchement de route qui menait au fleuve et à chaque embouchure de rivière. C’est à cette époque, dans les années 60, que je mis les pieds pour la première fois dans une « réserve indienne ».

Ce n’est qu’en 1996 que je repris contact avec une communauté innue.

A. C.

Les réflexions qui suivent se nourrissent des différentes expériences, principalement professionnelles, que j’ai eu l’occasion de vivre auprès des Innus et, plus récemment, auprès des Inuits. Vingt ans durant lesquels j’ai appris à connaître ceux et celles que nous appelons (maladroitement) aujourd’hui les autochtones. Ces expériences et ces réflexions prennent racine dans mes travaux précédents, réalisés en parallèle en Afrique (Guinée-Bissau et Sénégal), en Asie (Chine, Vietnam et Cambodge) et aussi dans ma vie de tous les jours. Ces réflexions sont aussi alimentées par mes lectures. Je nomme ici quelques auteurs qui, je crois, m’ont plus influencé que d’autres : N. John Habraken, pour sa façon d’analyser l’environnement bâti par une méthode à la fois simple et complexe ; Jared Diamond, pour le regard profond qu’il porte sur l’aventure humaine sur la planète et sa considération des facteurs ultimes ou de proximité ; Augustin Berque pour ce qui nous lie poétiquement à la Terre ; Hubert Reeves pour nous rappeler que nous sommes de la poussière d’étoiles ; François Jullien pour ses réflexions fort pertinentes sur l’interculturalité et l’universalité ; et bien autres encore…

Mon métier, architecte, mais surtout professeur et chercheur[1] dans une école d’architecture, m’a permis d’entrer dans un nombre assez impressionnant de maisons un peu partout sur la planète. Je dis souvent à mes étudiants qu’en tant qu’architectes, il nous est permis de voir des endroits dans une maison que peu de gens, même les amis intimes de la famille, ne verront jamais. Par exemple, pour vérifier la structure d’une maison, il faut voir la cave, chercher à voir l’état des murs de fondation, inspecter les solives de plancher ou encore ouvrir les garde-robes pour avoir accès à la trappe qui mène à l’entre-toit et y examiner l’état des chevrons ou des fermes du toit. On peut aussi regarder sous les éviers de cuisine ou les dessous de lavabo pour inspecter la plomberie. Banal, a priori ? Loin de là, car pour quelqu’un qui s’intéresse aux rapports que les humains entretiennent avec leurs maisons et à la place qu’elles occupent dans nos vies, ces endroits de la maison révèlent des dimensions de nos êtres, de la nature humaine, qui sont fort intéressantes, du moins aussi importantes que les choix esthétiques, fonctionnels, émotifs, etc., que nous prenons chaque jour dans ce lieu qu’est notre chez-soi.

Je compare souvent cela à un médecin qui nous voit nus, nous examine la gorge, tâte nos dessous de bras, palpe notre estomac, écoute notre coeur…

Tout cela enrichit le regard porté sur les nombreuses visites de maisons que j’ai effectuées dans les communautés innues. Ces visites relativisent et surtout mettent en perspective les paroles entendues et les gestes observés.

Ce que j’ai appris du Nitassinan tient en peu de mots

Au cours des nombreux ateliers de design que j’ai donnés durant ces années (voir encadré), j’ai beaucoup appris en architecture, et en particulier ceci :

  • Une grande majorité d’Innus ne se reconnaissent pas dans les maisons et les aménagements de villages que nos gouvernements leur ont construits depuis quelques décennies. Un jour un chef de bande me dit en me montrant la réserve de la main : « Vous voyez la réserve… Eh bien, « ça », ce n’est pas nous. Ça ne nous ressemble pas. »

  • Dans leurs maisons et leurs villages, ils aiment se voir, se rencontrer.

  • Ils aiment être ensemble.

  • Ils aimeraient que leur maison soit davantage en lien avec l’environnement, immédiat et éloigné, sentir le temps qu’il fait, voir le soleil se lever, entendre le chant des oiseaux en ouvrant les fenêtres, etc.

  • Que les bruits mécaniques dans les maisons – ventilateur, échangeur d’air, sécheuse, etc. – les dérangent.

  • Ils apprécient les matériaux dits « naturels », le bois, la pierre, etc.

  • Que les plafonds bas, à huit pieds, horizontaux et blancs, les oppressent.

De façon générale, tout au long de ces vingt dernières années, j’ai aussi appris :

  • Que les Innus sont un peuple paisible, pacifique.

  • Qu’ils aiment rire.

  • Qu’ils cherchent leur place dans ce monde moderne, tout en restant eux-mêmes.

  • Qu’ils préfèrent apprendre en faisant.

  • Que nous, les humains, sommes partie prenante de la Terre où nous habitons.

  • Que ce que nous appelons communément « la Nature » est, non seulement important à préserver mais essentiel, que nous ne sommes RIEN sans le reste, c’est-à-dire le TOUT.

  • Que consommer les ressources de la terre comme notre société post-industrielle le fait ne mène à rien, pas pour des raisons écologiques ou de soutenabilité, mais parce que, même s’il y avait des ressources à l’infini, cela ne mènerait à rien de consommer aveuglément comme nous le faisons.

J’ai aussi souvent remarqué chez beaucoup d’entre eux que leurs yeux s’illuminent quand ils parlent des « territoires » – le Nitassinan.

Quelques réflexions en contexte

Sédentaires et nomades

Au cours de ces vingt dernières années, mes contacts avec les Innus m’ont beaucoup fait réfléchir au nomadisme et à la sédentarisation et au rapport que nous entretenons avec le bâti en général, mais plus spécifiquement avec la maison. Dans l’introduction de son livre Évolution biologique évolution culturelle, paru en 2005, Luca Sforza-Cavalli nous rappelle que nous, les humains (Homo sapiens), avons passé la majorité de notre histoire en mode chasseur-cueilleur et que notre vie de sédentaire représente à peine 1 % de notre aventure sur la Terre. Ce que nous sommes aujourd’hui est une accumulation, le résultat de cette longue épopée. Mes fréquents projets et travaux avec les Innus, jumelés avec mes autres projets en Chine, au Vietnam et au Sénégal, de même que mes lectures de Diamond[2], Jullien et Berque, entre autres auteurs, m’ont amené à examiner de plus près et « à porter[3] » constamment les questions entourant l’impact que la domestication de l’espace a sur nos vies.

Chez les Innus, la tension entre vie traditionnelle (nomade) et vie moderne (sédentaire) est bien palpable, du moins dans ces représentations bâties. Ce « malaise » des Innus face à la domestication des espaces dans les réserves est bien visible. En comparaison des « vieux » sédentaires qui ont depuis des siècles, souvent depuis des milliers d’années, apprivoisé, éduqué, maîtrisé leurs environnements, les Innus sont de « récents » sédentaires. Les « vieux » sédentaires, même quand ils désirent « vivre » la Nature, ils l’apprécient très souvent « apprivoisée[4] », ils la veulent maîtrisée, alors que les Innus s’identifient (encore ?) à elle, ils sentent (encore ?) qu’ils en font partie. Des objets et des activités qui sont banals aux yeux des sédentaires – comme la simple pelouse à entretenir autour des maisons, les clôtures qui marquent nos propriétés, l’entretien, souvent poussé à l’excès, de nos maisons – sont des gestes dont les racines sont peu profondes et qui ont peu de signification[5] pour les Innus. Il m’apparaît évident que nous sous-estimons le choc de ces « rencontres » entre vieux sédentaires et nomades !

« Ce ne sont pas nos maisons »

En octobre 1998, j’ai passé une dizaine de jours à La Romaine (Unamen Shipu) dans le but de préparer l’atelier de design que je devais entreprendre à l’hiver 1999. Pour ce faire, je collaborais étroitement avec trois personnes : Louise Bellemare, enseignante « blanche » à l’école primaire de La Romaine, ainsi que son conjoint Théo Mark et Sylvestre Mullen, le responsable de l’habitation dans la communauté. Avec Sylvestre, j’avais visité une vingtaine de maisons, de même que les bureaux du conseil de bande, les garages municipaux et l’aréna nouvellement construite, et avec Louise et Théo j’avais visité l’église et les deux écoles, primaire et secondaire, et fait plusieurs fois le tour de la communauté et des environs. J’avais visité tellement de maisons que Louise m’a fait la remarque que j’avais dû visiter plus de maisons en quelques jours qu’elle n’avait pu en voir depuis qu’elle habitait dans la réserve.

Ce qui m’interpella le plus durant ce séjour, c’est cette distance, cet écart, entre la forme du village et la vie même de la communauté. Les maisons, les rues, les poteaux d’électricité, etc., tous ces objets si connus, si « ordinaires », ces choses qui façonnent habituellement un village ou un quartier, semblaient ici avoir été déposés d’un seul coup, presque téléportés du « Sud ». Tous ces objets ne semblaient pas avoir de racines. À l’opposé – ou presque ! – les activités des gens, le rythme de vie, me semblaient venir d’un autre monde, un monde différent. Tout cela m’apparaissait comme une sorte de mauvais « mariage », comme une combinaison gauche et maladroite. À la trame orthogonale des rues, conçue pour les voitures, et aux alignements de maisons s’opposaient des parcours pédestres organiques. À côté des bungalows banals, construits de matériaux industrialisés et standardisés, cohabitaient des cabanons, des shaputuans, des tentes aux formes et aux matériaux variés qui semblaient issus d’histoires et de récits tout autres (voir fig. 1a et 1b).

Figure 1

Abri/shaputuan contemporain construit à l’arrière d’un bungalow à Maliotenam

Abri/shaputuan contemporain construit à l’arrière d’un bungalow à Maliotenam

Figure 1 (continuation)

Abri/shaputuan contemporain construit à l’arrière d’un bungalow à Maliotenam
Source : Photographies par le groupe de l’atelier « Habitats et cultures », automne 2003

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À La Romaine, comme dans beaucoup d’autres réserves à cette époque, les maisons étaient construites par des « Blancs » ; aujourd’hui les choses ont changé et, dans beaucoup de réserves, bien qu’elles soient encore conçues par des Blancs, ce sont des entrepreneurs innus qui construisent les maisons. Le nomade se sédentarise.

Ma maison c’est le Nitassinan

Lors de l’atelier de design qui a suivi, à l’hiver 1999, Louise Bellemare et Théo Mark sont venus quelques fois à l’École d’architecture de l’Université Laval pour participer aux discussions avec les seize étudiants participant à l’atelier. Théo était plutôt mal à l’aise dans l’espace même de l’école d’architecture et au contact de mes étudiants. Il parlait très peu et ne commentait pas vraiment les projets de mes étudiants. Il disait « oui » à tout ce que les étudiants lui présentaient. À mots à peine couverts, les étudiants se plaignaient de cette situation, car Théo avait été entrevu au départ comme leur seule source d’informations crédible et authentique. Mais rien n’en sortait. Les contacts entre Théo et mes étudiants étaient devenus plutôt ténus ou inexistants jusqu’au jour où nous sommes allés tous ensemble, par une journée très froide de cet hiver 1999, monter un camp de chasse innu dans la forêt Montmorency. Ce jour-là, mes étudiants et moi avons découvert un autre Théo! Il était cette fois dans son univers, chez lui, et nous allions le découvrir. Après avoir quitté la route et nos voitures, nous sommes entrés dans la forêt. Nous marchions en raquettes sur une neige lourde et épaisse en suivant Théo qui devait nous indiquer l’endroit où nous allions construire notre camp. Il faisait très froid, et une aventure qui était apparue a priori très « légère » aux yeux de mes étudiants, devint, au fur et à mesure que nous pénétrions plus profondément dans la forêt, davantage une corvée que la partie de plaisirs entrevue. Bien qu’averties, certaines étudiantes s’étaient peu habillées. Je me rappelle avoir « obligé » une étudiante à porter la tuque de rechange que j’avais apportée avec moi, tellement ses oreilles blanchissaient alors qu’elle s’obstinait à vouloir rester coquette malgré le froid intense. Plus nous avancions dans la forêt, plus il y avait de la neige, rendant notre marche de plus en plus difficile et lente sous ce froid transperçant. À l’idée de passer la journée entière à l’extérieur par cette température et sans pouvoir se réchauffer, certains étudiants devenaient inquiets et anticipaient cette longue journée avec de moins en moins de plaisir.

Eh bien, à peine quelques heures plus tard, une fois que Théo eut choisi le site de notre campement, assigné à chacun une tâche, montré aux uns à couper une épinette, à d’autres à cueillir le sapinage ou à préparer l’emplacement du feu, un camp sommaire était monté et notre petit poêle de métal prêt à être installé à l’intérieur de la tente. Au bout de deux heures à peine, notre camp, fait d’une structure de troncs d’épinettes coupés sur place recouverte d’une toile de coton (la toile typique de la tente de prospecteur), était terminé et le poêle avait réussi à bien chauffer la tente. Durant les quelques heures qu’avaient durées la construction du camp, j’avais remarqué le changement d’attitude de mes étudiants envers Théo. Il était devenu très rapidement l’expert et même le protecteur. Son habileté à se déplacer dans la neige épaisse, à couper un tronc d’épinette en quelques coups de hache, à attacher ensemble les troncs pour monter la structure de la tente, nous avait tous impressionnés! Avec peu de mots, en faisant les choses avec eux, il montra aux étudiants comment monter ce camp. Nous avons ensuite pris le temps de peaufiner le sapinage à l’intérieur de la tente. Ce sapinage dont nous appréciions tous énormément le confort et surtout l’odeur. Nous avons ensuite mis en place, à quelques mètres devant la tente, une fondation de troncs d’épinettes sur laquelle nous allions allumer un feu. Nous avons ensuite préparé le repas. La tente était relativement petite et, comme nous étions dix-neuf en tout, nous étions assez serrés les uns sur les autres. L’atmosphère était devenue très conviviale, et chacun y allait du récit de ses étonnements et de ses trouvailles. Théo, fier, nous recevait chez lui!

Un shaputuan dans la cour

Au printemps 1999, après le premier atelier de design avec les Innus de La Romaine, j’écrivais, dans un article de la revue Continuité, qu’il me semblait que les Innus « flottaient » dans leur maison. Que les Innus semblaient n’être que de passage dans les maisons, tellement elles étaient « inoccupées » et portaient peu de marques d’appropriation. Plus tard, un vieil ami, Jean Désy, longtemps médecin sur la Côte-Nord, me dit que, selon lui, la maison est, pour beaucoup d’Innus, une tente, un campement « temporaire » parmi d’autres, que ce soit un chalet au bord du fleuve, un camp sur la rive d’un lac ou une tente pour la chasse et la cueillette en forêt.

En fait, beaucoup d’Innus voudraient que leur maison ait toutes les qualités d’une tente! Une tente n’est pas un fardeau, ni physique, ni financier! Ce shaputuan[6], qui est souvent construit derrière les bungalows des réserves, essaie à sa façon de répondre à des besoins essentiels auxquels le bungalow, si confortable, si « moderne », ne peut répondre. À l’intérieur d’un shaputuan, on voit tout le monde d’un seul coup d’oeil, on est près les uns des autres, il n’y a pas de pièces séparées qui isolent les uns des autres, on entend les oiseaux chanter, le vent dans les arbres… Les changements de température sont perceptibles. On voit bien la trajectoire de la lune et le lever du soleil. Cet abri construit dans la cour arrière de la maison dans la réserve permet d’avoir le meilleur des deux mondes à proximité !

Quelle maison, quel village pour les Innus ?

Au cours des sept ateliers collaboratifs de design qui ont été réalisés avec les Innus, au cours des innombrables rencontres, formelles et informelles, discussions, entrevues et enquêtes réalisées entre autres durant l’ARUC Tetauan[7] (auquel sept bandes innues, ainsi que des collègues, des étudiants et moi avons participé), plusieurs caractéristiques spatiales et formelles ont régulièrement été discutées et se sont imposées comme des facteurs importants à prendre en considération au moment du processus de conception architecturale.

Que ce soit lors du premier atelier à La Romaine en 1999 ou celui de 2004 sur la conception de maisons innues, ou encore lors des multiples rencontres pour la réalisation du guide de rénovation des bungalows entre 2006 et 2008, ce besoin, ce désir de « se voir », de communiquer, d’être ensemble dans la maison mais aussi dans la réserve est constamment revenu dans nos discussions. Ce « critère » de conception est probablement le plus important et le plus unanimement reconnu. Tout obstacle physique à ce contact visuel gêne les Innus, que ce soit au sein de la maison avec la compartimentation en petites pièces fermées ou sa division en étages (sous-sol, rez-de-chaussée, étage) que dans la réserve. Les projets élaborés en mode participatif ont toujours tenté de matérialiser ce critère (voir fig. 2).

Figure 2

« Pour se voir », un projet au plan ouvert

« Pour se voir », un projet au plan ouvert
Dessin de Frédéric Bataillard, étudiant, Atelier interculturel 1999, École d’architecture de l’Université Laval

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Un autre élément qui est souvent revenu dans nos échanges lors des visites de maisons, est l’absence, dans les maisons des réserves, d’une pièce, d’un espace assez grand pour y réunir tous les membres de la famille et les amis. Les Innus aiment être ensemble dans un même espace, se voir et pouvoir se parler facilement. De même que beaucoup d’entre eux n’aiment pas les maisons à étages, les parents n’apprécient pas les sous-sols qui divisent la famille. Les enfants s’y retrouvent souvent seuls. Cela n’est évidemment pas spécifique aux Innus : les Québécois font de même. Combien de jeunes ont pu avoir leur chambre « seuls » grâce à un sous-sol « fini »[8]

À l’échelle de la communauté, au printemps 2008, nous avons relevé le défi de repenser le plan d’aménagement de l’extension de la réserve de Uashat et Maliotenam. Le plan proposé par des urbanistes ne répondait pas suffisamment à ce désir de rencontre et de communication. Il comportait de nombreux cul-de-sac et beaucoup de rues en boucle qui isolaient les membres de la communauté au lieu d’inciter à la rencontre. Il n’y avait pas non plus dans ce plan un centre qui pouvait permettre les grands rassemblements ou l’organisation de fêtes traditionnelles. Pour sortir des sentiers battus, pour nous « donner du recul » et vivre avec nos collègues innus une expérience différente, nous avons invité nos partenaires chinois et africains, ceux du groupe « Habitats et cultures », à participer à cet atelier international à Uashat. L’expérience fut extraordinaire, et la présence de nos collègues chinois et africains dans la communauté a permis de déplacer ce rapport « Blanc – autochtone » si chargé de préjugés et de regarder les choses sous un angle nouveau. Il est difficile de cerner exactement ce « déplacement » d’attitude, mais il est certain que la présence de neuf étudiants chinois en design urbain et de leur professeur, Wang Yaowu, du Center of Urban and Landscape Design de Shenzhen, de même que la participation de deux animateurs sénégalais de la communauté de Malika, Dakar, Fatou Diop et Pap Mar Diallo, provoquèrent une synergie nouvelle entre les différents participants et contribuèrent grandement à la réussite de cet exercice.

Ce « se voir » est rapidement devenu un des critères les plus importants dans l’aménagement de l’extension de la réserve[9] (voir fig. 3).

Figure 3

Proposition (esquisse) pour l’extension de Uashat. Un maximum de verdure est préservé, les bords de la rivière sont réservés pour usage commun, le tissu urbain est perméable et le centre de la communauté permet la rencontre

Proposition (esquisse) pour l’extension de Uashat. Un maximum de verdure est préservé, les bords de la rivière sont réservés pour usage commun, le tissu urbain est perméable et le centre de la communauté permet la rencontre
Dessin de l’Atelier international tenu à Uashat au printemps 2008, École d’architecture de l’Université Laval

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Lourdeurs, opacités et transparences

À l’automne 2003, dans le cadre d’un atelier de design mis en place avec la communauté de Uashat et Maliotenam, un groupe de huit personnes de la communauté avait été formé pour tenter avec nous de repenser la maison innue. Le groupe était composé de deux aînés, un homme et une femme, deux mères de famille, un artiste, un homme célibataire, deux constructeurs. Les objectifs étaient de développer quelques projets de maisons qui pourraient mieux répondre aux aspirations culturelles, sociales des Innus tout en respectant les budgets du conseil de bande pour ce type de construction résidentielle. Carmen Rock, agente à l’habitation au conseil de bande de Uashat et Maliotenam, avait pris la responsabilité de former ce groupe. Nous avions convenu ensemble que les membres de ce groupe de bénévoles devaient avoir en commun le désir et la volonté de réfléchir à ce que pourrait être une « maison innue » et participer activement aux rencontres avec les huit étudiants du programme de la maîtrise professionnelle de l’École d’architecture de l’Université Laval (ÉAUL) et moi-même. Carmen Rock avait fait le tour de la communauté et réussi à composer ce groupe de personnes aux profils variés (sexe, âge, métier, etc.). Plusieurs rencontres et visites préliminaires avaient permis aux groupes de se connaître et bien entreprendre ce travail. Les étudiants et moi-même avions rencontré chaque participant chez lui (elle), visité sa maison et discuté de ce qu’il ou elle aimait ou n’aimait pas dans sa maison et de quels changements il ou elle aimerait apporter pour l’améliorer. Les étudiants étaient ensuite responsables de créer une affiche relatant chaque visite de maison, pour obtenir ainsi une sorte de rapport de visite visuel permettant un retour individuel ou en groupe sur ce qui se dégageait de nos entretiens et par la suite appuyer la conception des maisons. C’est durant les échanges avec ce groupe que nous avons compris pourquoi les échangeurs d’air et les ventilateurs étaient souvent mis hors fonction. Le bruit incessant et mécanique que ces appareils produisent indispose beaucoup les Innus. On peut comprendre, si l’on met les choses en perspective – sur le long terme, le très long terme –, que ces « nouveaux sédentaires » sont peu habitués à tous ces bruits de la vie urbaine et moderne, bruits que la plupart d’entre nous, vieux sédentaires, avons intégrés à nos vies depuis longtemps… ou oubliés. Nous sommes entourés d’objets qui font constamment du bruit : objets qui nous aident à nous déplacer plus rapidement (les voitures), qui nous aident à rendre propres et confortables nos intérieurs (fournaises, ventilateurs, balayeuses) ou qui rendent nos tâches plus faciles (appareils ménagers, outils de toutes sortes), etc.

À l’automne 1999 à La Romaine, j’avais été surpris de voir tant de « caves » de maisons presque vides… et la décharge municipale… bien pleine! Les Innus de La Romaine n’accumulent pas d’objets qui ne leur servent pas quotidiennement : la décharge était donc bien garnie. Tellement bien garnie qu’on lui avait donné le nom d’un magasin, Tanguay, si je me rappelle bien !

La maison, qui nous a permis depuis longtemps de domestiquer notre environnement quotidien, contribue aussi à nous définir comme humains. Plus nos vies sont sédentaires, plus l’histoire de notre sédentarisation est longue, plus la maison prend racine, s’agrandit, s’alourdit… Elle s’alourdit en elle-même par les matériaux que l’on veut de plus en plus résistants comme pour défier le temps, mais aussi par ses composantes qui prennent racine de plus en plus profondément et solidement dans le sol – par de lourdes fondations. Elle s’alourdit aussi par son contenu, par de plus grandes pièces, avec beaucoup d’armoires, de garde-robes et de rangements, etc., qui se remplissent de meubles, d’objets et vêtements et souvenirs que l’on utilise peu ou pas mais dont on se débarrasse difficilement.

Tout ce temps passé à tenter de développer la maison des Innus m’a fait réfléchir aux autres maisons des hommes que je connais et évidemment à la mienne, à leurs lourdeurs, leurs opacités ou à leurs transparences contemporaines, aux images qu’elles projettent.

L’importance que les Innus accordent aux territoires, au Nitassinan, m’a permis de mieux saisir l’importance de ce qui nous lie à la Terre. Augustin Berque parle beaucoup de ces rapports poétiques qui nous lient à la Terre, et tout ce temps passé avec les Innus m’a permis de mieux le sentir. Tous ces ateliers, tous ces échanges, ces travaux, projets, dessins, photos, m’ont permis de mettre en perspective les trajets différents que les Chinois, les Sénégalais, les Innus, les Inuits, les Québécois, etc., ont parcourus sur notre Terre depuis des milliers d’années. De voir que notre quotidien, aussi banal puisse-t-il paraître, est enraciné profondément dans la terre.

Connaître ces histoires enchante notre présent.

Nous ne pouvons pas revenir en arrière mais entrer en contact avec les Innus, essayer de comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils tentent de nous dire – à l’instar de tous ces autres peuples ou communautés qui ont suivi des parcours différents du nôtre –, nous permet de requestionner les choix qui ont façonné notre société et nous aider à prendre de meilleures décisions pour ce qui s’en vient.

[5 juin 2016 – revu en janvier 2017]