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Le 12 octobre dernier, soit cinq cent vingt-cinq ans, jour pour jour, après l’arrivée à l’île de Guanahani, dans les Antilles, des trois navires commandés par Christophe Colomb, s’ouvrait à Montréal un colloque international[1] dont le but premier était de donner la parole à des autochtones provenant de divers point du continent au sujet des luttes actuelles qu’ils mènent contre la destruction de leurs territoires ancestraux par des compagnies minières, majoritairement canadiennes, et des entreprises hydroélectriques ou d’exploitation d’hydrocarbures.

En effet, l’entreprise coloniale persiste, même si elle a changé de visage. Présentement, c’est la soif de matières premières qui pousse les entreprises transnationales à exploiter ces territoires, grâce de nouvelles techniques d’extraction (mines à ciel ouvert, fracturation hydraulique) particulièrement destructrices et qui mettent en cause la survie même des peuples autochtones des Amériques et d’ailleurs. Sans un territoire où préserver et développer leur mode de vie, c’est la disparition à court terme qui les guette.

Cependant, les Premières Nations ont résisté et résistent encore aux formes brutales ou subtiles de la domination coloniale. Et elles savent de mieux en mieux utiliser les instruments légaux et politiques à leur disposition pour faire valoir leurs droits, dans les différents pays qui constituent les Amériques. Face à la mondialisation de l’offensive contre leurs territoires, les autochtones perçoivent également la nécessité d’internationaliser leurs expériences de luttes, ce à quoi voulait précisément contribuer le récent colloque de Montréal. Comme le rappellera Réal McKenzie, ancien chef du peuple innu de Schefferville, tel était le sens de la participation de leaders innus, dont Jean-Charles Piétacho, chef du conseil d’Ekuanitshit, au blocage de l’oléoduc de TransCanada par les Lakotas à Standing Rock, l’hiver dernier.

Comme il est impossible de résumer en quelques pages ces deux journées de présentations, nous nous en tiendrons aux points qui nous sont apparus comme les plus marquants dans les apports des quatorze conférenciers autochtones[2]. Ces apports mettent en lumière trois des axes principaux de leurs luttes contemporaines : la contestation juridique, la pression politique et l’action directe.

Ces trois axes s’enracinent dans les rapports qui unissent les autochtones à la communauté et au territoire, et que l’on rend diversement par les expressions « ontologie politique » ou « cosmopolitique ». Ainsi, Pedro Nola Flores a souligné comment le respect pour la cosmovision des Ngäbe-Buglés (Panama) est indissociable de la question de la souveraineté et de l’autonomie. De façon complémentaire, Miguel Melín et Pablo Mansilla Quiñones ont montré brillamment comment le territoire mapuche du sud du Chili possède une riche texture de vie, d’histoire et d’identité. Miriam Bautista Ramírez, de la Sierra Nororiental de Puebla (Mexique), a déclaré : « La Terre n’est pas une marchandise, c’est notre mère. » Ces modes de vie qui se fondent sur le territoire ne peuvent être réduits à des rapports marchands, pas plus que le « bien-vivre » (buen vivir) ne peut être réduit au Produit intérieur brut (PIB). Sergio Campusano, de la communauté diaguita du nord du Chili, a exposé de façon éloquente les soins qu’on doit apporter au terroir et au territoire et la responsabilité des humains face à leurs parents autres qu’humains, que sont la flore et la faune. Pour sa part, Manari Ushigua a présenté la compréhension qu’ont les Sáparas (Amazonie équatorienne) d’un monde vivant imprégné d’esprit : « Nous ne sommes pas des pauvres ! » a-t-il déclaré. Cette responsabilité des humains à maintenir des rapports équilibrés avec ces autres communautés d’êtres qui peuplent le territoire a comme corollaire le chaos qu’entraîne la rupture de ces liens : déplacement, appauvrissement, pollution de l’environnement. L’autonomie des territoires autochtones est donc un prérequis pour le maintien des projets de vie (proyectos de vida) qui contrastent avec les projets de mort (proyectos de muerte) qu’apportent sur ces territoires les entreprises qui viennent y extraire des ressources, avec la bénédiction de l’État, comme nous l’a décrit Alejandro Marreros Lobato, toujours dans la Sierra Nororiental de Puebla.

Pourquoi tenir ce forum d’échanges ici plutôt qu’en Amérique latine ? D’abord, parce que c’est au Canada que la majorité des transnationales minières qui opèrent aujourd’hui dans le monde ont leurs sièges sociaux, pour profiter d’une législation qui leur est particulièrement favorable. Ensuite, parce que, contrairement à une opinion largement répandue, le gouvernement canadien, un des seuls à n’avoir jamais signé la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (1989), se fait encore tirer l’oreille pour reconnaître les droits des Premières Nations, ici comme à l’étranger. Les participantes et participants au Colloque, venant du Québec, d’Amérique latine et d’ailleurs, ont souligné le gouffre qui sépare les grands principes légaux et la pratique, tout autant que les accords internationaux et les législations nationales : les premiers parlent de « consentement libre, préalable et informé » que les secondes réduisent à une « consultation préalable ». Cela permet de mettre en marche des projets sanctionnés par l’État qui n’ont jamais fait l’objet d’un consentement autochtone, pendant que les communautés se retrouvent avec de maigres « bénéfices » octroyés par les entreprises sous la rubrique « responsabilité sociale » (« bénéfices » qui provoquent souvent des conflits internes).

Le projet de loi C-262, que présente à la Chambre des Communes Roméo Saganash, Cri-Eeyou et député fédéral pour la circonscription Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou, a précisément pour objectif la mise en oeuvre, dans la législation canadienne, de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Dans la présentation inaugurale, Roméo Saganash a souligné comment il aura fallu vingt-trois années de discussions souvent très ardues pour que cette déclaration soit finalement approuvée par l’Assemblée générale de l’ONU, en septembre 2007. L’un des moments marquants de ce processus, selon Roméo Saganash, fut celui où l’on cessa de parler de « populations » (c’était la terminologie initiale) pour parler de peuples autochtones, avec des droits inhérents, dont celui à l’autodétermination. Le Canada, l’un des quatre pays à avoir refusé initialement de signer la Déclaration, a fini par s’y résigner. Cependant, poursuit le député autochtone, un accord reste lettre morte s’il ne se traduit pas dans la législation des pays signataires. Le premier projet de loi qu’il présenta, en 2011, pour harmoniser les lois canadiennes avec les principes de la Déclaration, fut défait par le gouvernement Harper. Réélu en 2015, en même temps que le nouveau Premier ministre Justin Trudeau, qui avait promis la « mise en oeuvre de la Déclaration », le député cri-eeyou revient à la charge avec le projet de loi C-262, qui sera présenté en deuxième lecture en mars 2018. Ce projet de loi veut traduire dans les faits les « appels à l’action » de la Commission de vérité et réconciliation, soit, en premier lieu, que le Gouvernement du Canada « prenne toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones » (art. 4)[3]. Pour le conférencier, tant que cette mise en oeuvre ne sera pas faite, on en restera sur le plan des belles paroles et on ne pourra atteindre une véritable réconciliation entre les Premières Nations et le reste des Canadiens.

L’action entreprise par Roméo Saganash montre bien l’importance de la dimension légale des luttes pour les droits autochtones, au Canada. Cependant, les témoignages de quelques Cris-Eeyous de Wemindji, au Québec, entendus dans l’après-midi, illustrent les différentes perceptions des ententes passées avec les entreprises minières. Pour Rodney Mark, ancien chef de la nation crie de Wemindji, si le Conseil a permis à Goldcorp d’exploiter la mine Éléonore, c’était pour créer des emplois ainsi que des débouchés pour des entrepreneurs autochtones, dans un cadre où la Compagnie s’engageait à respecter les valeurs des Cris, leur environnement et leur culture[4]. Pour Angus Mayappo, Stéphanie Georgekish et Louise Mayappo, chefs d’un territoire de chasse familial, si l’entreprise a respecté les clauses économiques de l’entente, il en va autrement en ce qui concerne l’environnement et le mode de vie traditionnel. Pour eux, qui vivent à proximité de la mine, la faune terrestre et aquatique, base de leur subsistance, est clairement affectée par les opérations minières. Ce cas illustre bien les défis énormes auxquels font face les Premières Nations qui veulent construire avec une compagnie minière transnationale des rapports véritablement fondés sur un esprit de collaboration.

La lutte des Innus de Mingan (Ekuanitshit) concernant l’exploitation d’hydrocarbures sur l’île d’Anticosti montre l’importance de pressions politiques pour appuyer les démarches juridiques. Dans ce cas comme dans tout le dossier de la fracturation hydraulique dans la vallée du Saint-Laurent, le gouvernement du Québec a voulu placer la population devant le fait accompli, en donnant les permis d’exploration sans aucune consultation. Réal McKenzie, qui remplaçait Jean-Charles Piétacho, a rappelé l’efficacité de la stratégie adoptée par les Innus de Mingan. En plus de demander une injonction contre la compagnie Pétrolia, les dirigeants autochtones ont bâti une alliance avec la communauté non autochtone de l’île et ont alerté l’opinion publique québécoise. Devant le tollé général, le gouvernement n’a pas eu d’autre choix que de révoquer le permis de l’entreprise, qui a dû interrompre ses opérations.

Le tableau d’ensemble esquissé par les trois conférenciers qui proviennent de la Sierra Nororiental de Puebla, au Mexique, révèle une situation assez différente. Nazario Diego a d’abord relaté comment une coopérative régionale, la Tosepan Titataniske, formée en 1977 à Cuetzalan pour obtenir de meilleurs prix pour les produits agricoles, a établi un modèle de démocratie communautaire. Ce sont les assemblées locales et régionales qui définissent les orientations et discutent des solutions aux problèmes qui surgissent. Devant l’invasion de leurs terres par une compagnie minière mexicaine, Autlán Minerales, on a formé en 2012 le Consejo Maseual “Altepe Tajpianij” (Conseil nahua « les Gardiens du Territoire »). En 2015, Altepe Tajpianij a obtenu une injonction qui paralyse les activités d’exploration, en s’appuyant sur le plan d’aménagement écologique intégral approuvé en 2008 par la municipalité.

Miriam Bautista Gutierrez, représentante d’Apolat Talpan Tajpiani, a parlé ensuite du processus de mobilisation des communautés de la vallée de l’Apulco, la plus grande rivière de la région, menacée par la construction d’un complexe de cinq barrages hydroélectriques. Certaines communautés ont entrepris la lutte de façon isolée mais on a bientôt vu la nécessité de mettre sur pied une organisation plus large pour défendre « la vie et le territoire ». Lors des assemblées mensuelles, on démystifie l’idée d’une « énergie propre » que vantent les entreprises en montrant la destruction qu’entraînerait la construction des barrages, combinée à la pollution qui viendrait des mines du haut pays. C’est ainsi qu’on applique dans les faits la « consultation préalable, libre et informée » des peuples autochtones que prévoit la Convention 169 de l’OIT, ratifiée par le Mexique.

Pour sa part, Alejandro Marreros, du Comité contre le projet minier à Ixtacamaxtitlán, a décrit comment, dans la Sierra Nororiental, 20 % des terres ont été concédées pour dix projets hydroélectriques, seize projets de fracturation hydraulique et… 103 projets miniers ! Parmi les principaux bénéficiaires, une entreprise canadienne, Almaden Minerals, détient 70 % des concessions minières en haute montagne, soit cinquante-cinq mille hectares. Depuis 2009, elle a entrepris des forages à Ixtacamaxtitlán, sans avoir effectué aucune consultation auprès de la population locale. Ses puits, qui vont jusqu’à 700 mètres de profondeur (la loi permet 300), affectent déjà l’approvisionnement en eau potable du village voisin de Santa María. Encore aujourd’hui, malgré l’injonction obtenue par la communauté agraire de Tecoltemic, Almaden poursuit ses travaux d’exploration, défonçant les chemins et endommageant les semis avec sa machinerie. D’un bout à l’autre de la Sierra, la population dit NON à ces projets de mort (proyectos de muerte) qui forment un tout : c’est pour fournir aux mines à ciel ouvert l’énergie électrique dont elles ont besoin qu’on veut harnacher les rivières[5]. Les organisations se sont également coordonnées concernant l’ensemble de la Sierra Nororiental en 2013, en créant Tiyat Tlali. La première assemblée avait réuni trois cents personnes ; la dernière, en août 2017, cinq mille.

Voyant que l’État est coopté par les groupes au pouvoir, les organisations autochtones et paysannes comprennent qu’elles doivent appuyer leurs démarches légales par des actions directes et des pressions politiques. À Ixtacamaxtitlán, quand Almaden a violé l’injonction qui lui interdisait de poursuivre ses forages, on lui a barré physiquement la route. À Cuetzalan, on a occupé le site où la Compañía Federal de Electricidad voulait établir une station pour concentrer l’énergie produite par les barrages : on a obtenu l’abandon du projet – après dix mois !

Le cheminement suivi par le peuple ngäbe-buglé, à l’ouest du Panama, a été différent. Leur territoire recèle un immense gisement de cuivre, Cerro Colorado, que des transnationales veulent exploiter depuis sa découverte, en 1975. Pedro Nola Flores, président du Congrès ngäbe-buglé, a relaté comment ils ont lutté pendant cinquante ans, réalisant quatre longues marches jusqu’à la capitale du pays pour obtenir l’autonomie de la comarca (province), finalement reconnue en 1997. Forts de cette autonomie territoriale, en 2001, ils se sont opposés avec succès à une législation minière qui donnait carte blanche aux entreprises étrangères, surtout canadiennes. Sur un autre front, en 2011-2012, ils ont mené une dure bataille contre des entreprises hydroélectriques, bataille qui s’est soldée par un mort et des centaines d’arrestations. Ces entreprises ont récemment modifié leur approche, en s’associant à des prête-noms panaméens. À l’intérieur même de la comarca, on a créé un groupe dissident qui tente de convaincre la population des bienfaits de l’exploitation minière ! Mais, selon Nola Flores, il ne représente pas 5 % de la population.

Quatre présentations ont été consacrées à la situation au Chili, pays où la production minière joue depuis longtemps un rôle de premier plan. Dans son introduction, José Aylwin a montré comment la longue dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1988) a affecté de façon durable la situation des droits de la personne, en particulier chez les peuples autochtones. Le rétablissement de la démocratie n’a pas altéré le modèle néolibéral implanté sous Pinochet, ni entraîné une modification des articles de la constitution touchant les terres autochtones. Dans le sud du pays, où est concentré le peuple mapuche, aux expropriations massives anciennes par les entreprises forestières se sont ajoutées celles des entreprises hydroélectriques. À titre d’exemple, 90 % des cours d’eau sont privatisés, la plupart aux mains de trois grandes entreprises hydroélectriques, dont deux sont étrangères. D’où une méfiance généralisée des autochtones et de leurs organisation face au vaste processus de consultation entrepris par le gouvernement Bachelet concernant la réforme constitutionnelle, « réforme » qui exclut d’avance leurs revendications d’autonomie territoriale.

Dans ce contexte, Sergio Campusano a résumé trente ans de lutte entre son peuple, les Diaguitas Huascoaltinos, une centaine de familles qui vivent dans une petite vallée du nord du Chili, et l’énorme projet minier Pascua Lama, mis de l’avant par la transnationale canadienne Barrick Gold.

Pour eux, ces montagnes renferment le plus grand gisement d’or, d’argent et de cuivre du pays. Quant à nous, nous considérons que nous sommes nés pour prendre soin de ce territoire, des plantes et des animaux de la vallée et des montagnes. […] Nous respectons le guanaco, qui protège la montagne, et nous en avons fait notre symbole, et la nature nous nourrit et les plantes nous guérissent.

N’obtenant aucune réponse à leurs questions de la part des présidents qui se sont succédé après la dictature, des représentants des Diaguitas sont venus au Canada depuis 2008 pour rencontrer les actionnaires. Après tout le saccage, ils ont pu entendre la direction de Barrick Gold affirmer : « Nous travaillons selon trois principes : le respect de l’environnement, la transparence et la collaboration avec les communautés locales ! » Dans la guerre d’usure qu’ils livrent à Barrick Gold, les pressions internationales jouent un rôle important.

Miguel Melín, Mapuche du Chili, a rappelé comment son peuple revendique les vastes territoires qui leur ont été enlevés dans le sud du pays à la fin du xixe siècle. Après une occupation militaire, les autochtones furent « réduits » (reducciones) sur 5 % de leur territoire : de nomades éleveurs, ils durent devenir des cultivateurs pauvres, sur des terres minuscules qui ont encore diminué depuis. Pendant ce temps, les entreprises forestières obtenaient de larges concessions sur les terres annexées. Aux protestations autochtones, de plus en plus nombreuses après l’an 2000, l’État chilien, qui refuse encore de reconnaître leurs revendications territoriales, a répondu par la militarisation de la région et une répression violente. La législation héritée de la dictature permet d’emprisonner comme « terroristes » ceux qui tentent d’occuper leurs terres ancestrales : vingt-trois d’entre eux purgent présentement de lourdes peines de prison. Les protestations pour leur libération ont permis d’unir les Mapuches des zones rurales avec ceux qui vivent désormais dans les villes. Pour sa part, Pablo Mansilla Quiñones s’est attardé au cas très actuel de la lutte contre les barrages hydroélectriques et la pisciculture commerciale. Avec la privatisation de l’eau, des communautés peuvent occuper certaines terres, mais sans aucun droit sur les cours d’eau voisins. Une des tâches fondamentales fut l’élaboration d’une cartographie des territoires en litige à partir des connaissances propres des communautés mapuches. Sur la rivière Cautin, on a réussi ainsi à définir les territoires ancestraux des Mapuches, comprenant tous les lieux significatifs sur le plan culturel, tels que les rivières et les endroits sacrés (dont les volcans et les glaciers) où vivent les Maîtres de la Montagne. Les documents produits au terme d’un échange de savoirs entre les aînés et des spécialistes ont convaincu les tribunaux d’ordonner l’arrêt de la construction de quatre centrales hydroélectriques.

Pour conclure, Ximena Montoya Cuadra a voulu distinguer les changements survenus dans les politiques de l’État après la reconnaissance (il y a neuf ans à peine) du caractère plurinational de la société chilienne et la promulgation de la nouvelle politique énergétique qui a pour objectif d’augmenter la production hydroélectrique, qu’on estime être sous-développée. Après la ratification de la Convention 169 de l’OIT, une bataille juridique importante s’est engagée concernant les droits spécifiques des peuples autochtones, particulièrement le droit à la consultation préalable : certains argumentaient qu’ils exerçaient déjà ce droit en tant que citoyens chiliens et n’avaient donc pas à être consultés. Or, les centrales hydroélectriques projetées se trouvent toutes dans les quatre régions où est concentrée la population mapuche. C’est pourquoi, en 2015, on a rendu public le « chapitre autochtone » de cette politique énergétique. L’État se tourne présentement vers la construction des petites centrales qui, il l’espère, créeront moins de conflits que les grands projets, qui ont dû être interrompus. L’État chilien, en même temps qu’il ne reconnaît aux peuples autochtones aucune autonomie politique, accepte la consultation préalable de la population, mais se décharge de sa réalisation sur les entreprises : c’est ce qu’on appelle au Chili « le modèle canadien ». On en attend une relation plus harmonieuse entre l’État, les entreprises et les communautés autochtones. Le conflit qui entoure la réalisation d’un de ces petits projets ne semble pas confirmer ces attentes. D’ailleurs, soulignait la conférencière, le « modèle canadien » de rapports entre les entreprises extractives et les peuples autochtones recouvre une grande diversité de situations, comme nous avons pu le constater lors de l’évocation des cas de Wemindji et d’Anticosti.

La place des femmes dans la lutte pour le territoire

Dans les quelques pages qui précèdent, nous avons choisi de nous concentrer sur les axes centraux des luttes pour le territoire dont il a été question au Colloque – la contestation juridique, la pression politique et l’action directe –, mais d’autres thèmes importants ont été abordés lors de ces journées. En particulier, au cours d’une table ronde, les participantes ont mis l’accent sur la dimension de genre des luttes pour la défense des modes de vie et des territoires. Louise Mayappo, Crie-Eeyou (Québec), a montré comment la terre est un endroit de guérison et de renouveau. Les femmes jouent un rôle clef pour aider les communautés à faire face à un héritage marqué par la violence, l’alcoolisme et les pensionnats. D’un bout à l’autre des Amériques, il est évident que les femmes sont particulièrement vulnérables. Cependant, elles possèdent une expérience et un savoir particuliers concernant les lieux et les territoires et une force pour guider leurs familles et leurs communautés dans leur défense, et pour soutenir les générations qui viennent. Tess Tesalona, des Philippines, a souligné leurs efforts pour construire des économies viables près de chez soi, dans un contexte où les jeunes et les adultes doivent émigrer pour trouver du travail.

Produire la subsistance : un combat

Cette question de la subsistance sur les territoires autochtones a été abordée à partir de diverses perspectives. L’économie fondée sur l’extraction des ressources détruit la confiance dans la production locale. Non seulement parce qu’on perd des terres, mais parce qu’on craint la pollution de l’environnement et de l’eau en particulier : on découvre des anomalies et des difformités chez les poissons, les oiseaux et le gibier, et des maladies nouvelles affectent les humains. En outre, le discours hégémonique ravale le mode de vie autochtone au niveau de la « pauvreté ».

Jon Altman a décrit les stratégies économiques hybrides qui ont permis aux autochtones d’Australie de demeurer sur leurs territoires, mais aussi les efforts accrus des gouvernements australiens récents pour vider les espaces de vie autochtones, pavant ainsi la voie à l’industrie minière. Cependant, les promesses d’un emploi près de chez soi tournent court avec la fermeture des mines, qui n’ont une durée d’exploitation moyenne que de deux décennies.

La criminalisation de la résistance : une arme politique

La criminalisation des militants autochtones qui défendent leurs terres est un phénomène très répandu. Les conférenciers, du Mexique au Chili, ont décrit comment les « réformes structurelles » qui veulent promouvoir l’extractivisme par la privatisation, la réduction et la fragmentation des territoires autochtones s’accompagnent d’une criminalisation de la résistance. On va jusqu’à définir ceux qui résistent comme des terroristes, ce qui légitime la violence d’État pour les éliminer. De tels actes entrent en contradiction directe avec les lois internationales et nationales qui sont censées protéger les droits autochtones et pour lesquelles la défense du territoire est tout sauf un crime. Et ils mettent en lumière les jeux de pouvoir qui déterminent quelles lois on applique et quelles lois on choisit d’ignorer. Quel est le pouvoir des tribunaux, nationaux et internationaux, pour résoudre ces contradictions, surtout si on tient compte des ressources très limitées dont disposent les autochtones pour défrayer des poursuites onéreuses ?

Une lutte qui se mène sur plusieurs plans

Cette question amène à son tour à s’interroger sur l’importance des alliances, des réseaux et des mouvements que construisent les acteurs autochtones sur la scène locale et transnationale. Or, les réseaux globaux fonctionnent autant avec des objectifs hégémoniques que contre-hégémoniques. Au Canada comme au Chili, de grandes entreprises ont embauché des autochtones pour vanter les mérites du développement extractif auprès de leurs communautés. On peut voir dans cette initiative une tactique visant à contrer les alliances transnationales qui se créent pour défendre les droits autochtones et qui en viennent à constituer des obstacles sérieux aux projets extractifs.

Ce qui nous ramène à une question que nous avons posée au début : Pourquoi le Canada devrait-il être une tribune pour ces discussions ? En premier lieu, parce que nous sommes interpellés par des nations autochtones à l’étranger qui veulent que nous empêchions des entreprises incorporées ici de commettre chez eux des atteintes à l’environnement et aux droits de la personne qui seraient jugées inacceptables dans notre pays. En second lieu, des Premières Nations du Canada, solidaires avec celles de l’étranger, demandent à ce que notre pays établisse l’exigence d’un consentement libre, préalable et informé, avant la mis en oeuvre de tout projet extractif qui implique des entreprises canadiennes, exigence indissociable du plein respect des droits des peuples autochtones dont on reconnaît l’autonomie sur leurs territoires.