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Dans un contexte où les individus et les communautés autochtones du monde entier aspirent à leur autodétermination et à redéfinir leur place dans le monde contemporain, cet article soutient que la pratique du design peut être un moyen de contribuer à leur empowerment. Toutefois, il existe une multitude de définitions différentes des termes « design » et « empowerment », et plusieurs ont peu de liens avec l’autodétermination des peuples autochtones. Dans cet article, ces deux concepts réfèrent à une capacité fondamentale des êtres humains : celle de changer les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons.

« Le design est la capacité d’imaginer ce-qui-n’existe-pas-encore, de le faire apparaître concrètement dans le monde réel en tant que nouvel ajout utile » (Nelson et Stolterman 2012 : 12). « Ce-qui-n’existe-pas-encore » désigne un éventail très large de phénomènes comprenant des informations, des artefacts, des symboles, des activités, des services, des politiques, des systèmes, des environnements, etc. (Buchanan 2001).

Par ailleurs, l’empowerment renvoie à une autre sorte de changement. Généralement, il peut être défini comme le processus de renforcement de la capacité des personnes marginalisées à façonner leur propre vie (Bartlett 2004 ; Luttrel et Quiroz 2009). Cet article s’appuie sur la définition proposée par l’économiste sociale Naila Kabeer : « l’empowerment [...] fait référence au développement de la capacité des gens à faire des choix de vie stratégiques dans un contexte où cette capacité leur était auparavant refusée » (2001 : 19). Ces choix de vie stratégiques sont essentiels pour que chacun puisse vivre la vie qu’il désire (ibid.). Pour cette auteure, le processus d’empowerment est inévitablement lié à un contexte d’inégalité dans la distribution du pouvoir et à un état initial de manque de pouvoir. « Les personnes qui opèrent une grande quantité de choix dans leur vie peuvent être très puissantes, mais elles ne disposent pas d’empowerment selon ma compréhension de ce mot, puisqu’elles n’ont jamais été privées de pouvoir. » (ibid. : 19) Puisque le travail de Kabeer est axé sur l’empowerment des femmes en Asie du Sud, l’expression « un contexte où cette capacité leur a été refusée » fait référence à la marginalisation des femmes dans certaines sociétés. Cette expression peut toutefois parfaitement s’étendre aux conséquences du colonialisme, de la modernité et du développement sur les peuples et communautés autochtones.

La notion de « peuples autochtones » fait référence à de nombreuses populations distinctes, qui vivent dans des contextes différents, selon des cultures et des expériences distinctes. Même si de nombreux enjeux soulevés ici pourraient s’appliquer à divers peuples autochtones à travers le monde, les expériences des deux auteures de cet article se rapportent au Brésil et au Québec. La première auteure est brésilienne et a étudié une population autochtone brésilienne – les Caiçaras (Leitão 2011) – avant de commencer à travailler dans le contexte des Premières Nations du Québec en collaboration avec la deuxième auteure – qui est canadienne-française. Nous sommes toutes les deux des designers qui collaborent avec des membres de la nation atikamekw (attikamek) depuis 2011 dans le cadre d’un projet intitulé Tapiskwan (voir Marchand et al., dans ce numéro). La Nation atikamekw est l’une des Premières Nations du Québec, et son territoire ancestral est situé au centre de cette province, dans la vallée de la rivière Saint-Maurice et de ses environs.

Malgré des différences considérables, nous reconnaissons des ressemblances fondamentales entre les peuples autochtones à travers le monde : ils partagent l’héritage de la colonisation et la lutte pour l’autodétermination (Smith 1999). Avant la colonisation européenne, les peuples autochtones vivaient dans un monde matériel qu’ils avaient construit. Au cours des derniers siècles, de nombreuses communautés autochtones ont été soumises à la colonisation forcée selon le modèle occidental. Ainsi, la vie matérielle des peuples autochtones a été considérablement modifiée au cours des derniers siècles. Plusieurs d’entre eux évoluent dans des conditions matérielles immédiates indésirables qu’ils n’ont pas choisies. Ces conditions, même après des changements politiques et institutionnels, ont tendance à perdurer.

Par exemple, les Caiçaras – à Guaraqueçaba, au Brésil – ont été soudainement projetés dans l’économie capitaliste dans les années 1990, alors qu’un grand nombre de leurs pratiques de subsistance furent interdites (Leitão 2011). Par conséquent, ils ont été contraints de restructurer leurs moyens de subsistance afin d’acheter de la nourriture et des produits industrialisés de l’extérieur. La consommation de ces produits a notamment fait grimper la quantité de déchets sur leur territoire et a modifié la signification et la fonction de leurs traditions artisanales. De même, les Atikamekw nehirowisiwok (Québec, Canada) ont dû restructurer complètement leur mode de vie depuis les années 1950 lorsqu’ils ont commencé à habiter de façon permanente dans trois réserves – à l’origine, ils étaient des chasseurs-cueilleurs semi-nomades (Poirier 2014). Les réserves ne représentent qu’une petite proportion de leur territoire ancestral, ce qui entraîne une population beaucoup plus dense (ibid.). De nos jours, de nombreux Atikamekw nehirowisiwok habitent dans des maisons surpeuplées qui ne conviennent pas à leur mode de vie. Ces deux populations du Canada et du Brésil font face aujourd’hui à la pénurie de ressources matérielles qui résulte de politiques d’assimilation. Alors que l’empowerment individuel et collectif implique la capacité d’agir délibérément sur les conditions matérielles immédiates – ce que Donald Schön (1983) désigne comme « les matériaux d’une situation » –, comment les individus et les communautés autochtones peuvent-ils faire des choix de vie stratégiques dans leur situation matérielle actuelle ? Voilà la question pour laquelle nous avons combiné le cadre conceptuel de Kabeer avec les notions de design. Le design peut lui-même être défini comme le talent – ou la capacité humaine – de créer et de transformer la culture matérielle, car il est une action intentionnelle sur la matérialité. Nous soutenons que la capacité de faire des choix de vie stratégiques peut être améliorée par la pratique du design. Pour cette raison, nous croyons qu’il est possible de soutenir l’empowerment des membres des communautés autochtones en développant leur capacité intrinsèque de design.

L’empowerment

Globalement, l’empowerment peut être compris comme « une progression qui aide les individus à assurer la maîtrise de leur propre vie » (Luttrell et Quiroz 2009 : 19). Depuis la fin des années 1980, le concept d’empowerment est devenu prédominant dans les débats pour la justice sociale (Jupp et Ali 2010 ; Luttrell et Quiroz 2009). Bien qu’il existe un consensus général concernant la contribution potentielle des stratégies d’empowerment, aucune définition n’a été largement acceptée (Hennink et al. 2012). Cette notion a été attribuée à une grande variété de définitions et de significations parmi divers contextes socio-économiques et politiques (Ibrahim et Alkire 2007 ; Jupp et Ali 2010).

Pour certains, l’empowerment est un concept politique qui implique un débat collectif contre les relations sociales oppressives. Pour d’autres, il renvoie à la conscience des individus et à la faculté d’exprimer et d’agir sur ses désirs. ()

Luttrell et Quiroz 2009 : 2

Nous présentons ici nos perspectives en regard du concept « d’empowerment », fondées sur le cadre théorique de Kabeer, tout en reconnaissant que de nombreuses approches peuvent être pertinentes et utiles dans le contexte des peuples autochtones.

L’approche théorique de Naila Kabeer

L’empowerment […] fait référence à l’accroissement de la capacité des individus à faire des choix de vie stratégiques dans un contexte où cette capacité leur était auparavant refusée.

Kabeer 2001 : 19

Les choix de vie stratégiques sont essentiels pour permettre aux gens de vivre l’existence à laquelle ils aspirent, en constituant des paramètres déterminants (Kabeer 2001). Nous faisons des choix triviaux chaque jour de notre vie ; par contre, les choix de vie stratégiques ont d’importantes conséquences sur la qualité et le sens de nos vies. Puisque chaque choix n’est pas significatif dans un processus d’empowerment, Kabeer (2012) énonce trois distinctions à la notion de choix :

a) La possibilité d’avoir choisi autrement. Pour que le choix à faire soit significatif, il doit y en avoir d’autres (Kabeer 2012). Il y a une distinction entre les choix faits du point de vue des ouvertures réelles et les choix qui reflètent l’absence ou la crainte des conséquences négatives face à quelque chose qui ne correspond pas à la norme (Kabeer 2001).

b) La perception d’autres possibilités. « Dans quelle mesure est-il possible pour les acteurs privés d’empowerment de concevoir un choix ou un acte différent ? » (Kabeer 2012 : 218) L’un des effets d’être privé d’empowerment est que cela empêche « les gens de même considérer qu’il existe d’autres possibles par rapport à la situation dans laquelle ils se trouvent » (Luttrell et Quiroz 2009 : 13).

c) Les conséquences du choix pour les structures d’inégalité au sein d’une société. Dans quelle mesure les choix en question transforment-ils ces structures et les reproduisent-ils  ? (Kabeer 2012 : 218)

Les dimensions de l’empowerment

Kabeer (2001) conceptualise trois dimensions interdépendantes de l’empowerment : (1) les ressources, (2) l’agency et (3) les réalisations. Les changements parmi chaque dimension s’appuient, contribuent et bénéficient des changements opérés dans les autres dimensions (Gammage et al. 2016).

(1) Les ressources constituent les conditions dans lesquelles les choix sont faits (Kabeer 2001). Elles comprennent non seulement les ressources matérielles, mais également les ressources sociales et humaines qui pourraient améliorer la capacité d’exercer un choix.

Pour Kabeer, « les conditions d’accès aux ressources sont aussi importantes que les ressources elles-mêmes lorsque l’on considère le thème d’empowerment » (ibid. : 20). Fréquemment, le problème de la pauvreté dans les communautés locales est défini par les gouvernements et les institutions comme un manque de ressources matérielles, auquel on s’efforce de remédier par des transferts de fonds, de services et d’autres ressources – par exemple, ordinateurs, livres, équipements, informations, trousses. Toutefois, le transfert unilatéral de ressources entraîne souvent un renforcement de la dépendance des communautés bénéficiant d’aide (Eade 2007 ; Sen 1999 ; Srinivasan 2012 ; UNESCO 2009). Donc, l’accès aux ressources peut être assuré selon des relations de dépendance clientélistes et invalidantes ou peut être réalisé de manière à offrir une dignité et un sentiment accru d’estime de soi (Kabeer 2001).

Les ressources humaines s’incarnent dans l’individu et englobent ses connaissances, ses compétences, sa créativité, son imagination, etc. D’autre part, les ressources sociales sont constituées de revendications, d’obligations et d’attentes inhérentes aux relations, aux réseaux et aux connexions qui existent dans les différents domaines de la vie et qui permettent aux gens d’améliorer leur situation et leurs chances au-delà de ce qui serait possible uniquement par le biais de leurs propres efforts.

Kabeer 2001 : 20

(2) L’agentivité ou capacité d’agir (agency) est au coeur du processus des décisions. D’après Kabeer (2001), l’agentivité est la capacité de définir ses objectifs et d’agir en conséquence. Elle explique que c’est bien plus qu’un acte et que cela englobe aussi « la signification, la motivation et l’objectif attribué par les individus à leurs activités, leur sensde l’agentivité » (ibid. : 21).

« Ensemble, les ressources et l’agentivité représentent ce que Amartya Sen entend par les capacités, le potentiel des gens de vivre la vie de leur choix » (ibid. : 21). « Potentiel » est le mot à souligner ici. Dans un véritable processus d’empowerment, ce potentiel doit être réalisé par des changements profonds et concrets des conditions dans lesquelles vivent les individus (Bartlett 2004).

(3) Les réalisations sont les résultats des choix. « Réaliser » implique de concrétiser l’agentivité et les ressources en résultats tangibles. Kabeer (2001) soutient qu’une des conséquences fondamentales d’être privé d’empowerment est l’incapacité de réaliser. Un groupe pourvu d’empowerment a une capacité accrue de convertir les choix, les ressources et l’agentivité en résultats tangibles – comparativement à un groupe privé d’empowerment.

Cette conception de l’empowerment implique que ce dernier repose sur le développement de l’habileté à transformer délibérément les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons, une habileté que nous pouvons nommer « design ».

Le design

Il existe de nombreuses et souvent contradictoires définitions du design. Dans la communauté du design, on établit une distinction entre (1) les auteurs qui considèrent que le design concerne nécessairement un modèle de (re)production industrielle – aspect essentiel de la société occidentale – et (2) les auteurs qui considèrent que le design correspond à un processus de la pensée et de la planification propre à l’être humain (Otto et Smith 2013). Cet article s’associe à la seconde vision.

Souvent, dans le monde occidental moderne, le design est utilisé dans le contexte de la planification de la reproduction industrielle. Le design, en tant que profession, a vu le jour avec la vision du monde moderniste dès le début de la révolution industrielle au xixe siècle et a pris une grande importance avec la société de consommation (Kaine et Dubuc 2010)[1] . À cet égard,

le design est un aspect omniprésent de la société moderne avec un grand nombre de praticiens et une grande variété de sous-domaines tels que le design industriel, l’architecture, le design de systèmes, le design d’interaction humain-ordinateur, le design de services et le design et l’innovation stratégique

Otto et Smith 2013 : 1

Dans cette première conception du terme « design », l’activité est divisée en une multitude de sous-domaines spécifiques – tels que design de produits, design de la mode, design textile, design éditorial, etc. –, tous correspondant à des aspects spécifiques de la société de consommation moderne (Friedman et Stolterman 2015 ; Manzini 2015). En raison de ses liens étroits avec la modernité, le design n’a pas de tradition de recherche bien établie en contextes autochtones.

Cependant, au cours des dernières décennies, plusieurs chercheurs en design ont commencé à envisager que le design correspondait à un talent humain universel et intrinsèque ou à une forme d’intelligence (Buchanan 2001 ; Cross 2006, 2011 ; Fry 2009 ; Gatt et Ingold 2013 ; Manzini 2015 ; Nelson et Stolterman 2012). Ou bien, à l’activité qui crée la culture matérielle de chaque société (Kaine et Dubuc 2010 ; Orr 2002).

Plutôt que de considérer le design comme étant un produit de l’industrialisation, nous devons réfléchir de façon plus générale à la conception et à la planification de la culture matérielle et visuelle. Cela nous permet de retrouver le concept de design parmi toutes les cultures tout en comparant les différentes conceptions du design et les moyens d’organiser la pratique du design.

Margolin 2005 : 239

Définir le design

Dans cet article, le design est défini en tant que capacité intrinsèque des humains à créer délibérément des choses qui nous aident à façonner et à changer notre monde (Buchanan 2001 ; Fry 2009 ; Manzini 2015).

En tant qu’êtres humains, nous créons continuellement des choses qui aident à refaçonner la réalité et l’essence du monde tel que nous le connaissons. Lorsque nous créons de nouvelles choses – technologies, organisations, processus, environnements, modes de penser ou systèmes –, nous nous engageons dans le design. [...] Avoir une idée de ce que nous pensons être un apport idéal au monde et donner une existence réelle – matière, structure et forme – à cette idée est au coeur du design en tant qu’activité humaine.

Nelson et Stolterman 2012 : 1

Le design réfère à la création de ce que Herbert Simon (1969) a appelé le monde artificiel. C’est l’une des plus anciennes activités humaines, débutant « il y a plus de 2,5 millions d’années lorsque l’Homo habilis fabriquait les premiers outils » (Friedman et Stolterman 2015 : vii). À cet égard, la capacité du design est indissociable de la condition d’être humain (Gatt et Ingold 2013 ; Nelson et Stolterman 2012). Les humains créent continuellement des choses artificielles dans la poursuite de ce que nous imaginons être une bonne vie. Ainsi, le design est la forme d’intelligence dans laquelle nous nous engageons pour rendre l’intangible (les idéaux, les désirs, les aspirations) tangible.

Plusieurs auteurs en design (Cross 2006 ; Fry 2009 ; Manzini 2015 ; Nelson et Stolterman 2012) estiment que tous les êtres humains sont des designers, puisque nous possédons tous cette capacité ou cette intelligence. Cependant, la façon dont cette capacité est exprimée a considérablement varié selon les époques, les sociétés et les cultures (Otto et Smith 2013). Et, comme pour tout talent humain, pour être applicable, la capacité du design doit se développer par la pratique (Fry 2009 ; Manzini 2015). Acquérir de l’expérience pratique signifie un changement dans l’être du praticien, car l’activité de design s’incarne dans l’individu (Fry 2009). Et qu’est-ce que cela signifie d’acquérir la pratique du design ? Cela signifie apprendre à « penser et agir par les projets » (Manzini 2015 : 68).

Nous soutenons ici que la capacité de créer et de réaliser des projets pourrait être un levier important pour l’autodétermination et l’empowerment des peuples autochtones qui ont souffert de colonisation forcée.

Collaborations entre designers et artisans autochtones

Le fait que le design soit compris comme un aspect de la société industrialisée ou comme une capacité innée, modifie la façon qu’auront les designers professionnels de collaborer avec les personnes d’autres cultures. Les designers de produits collaborent souvent avec les artisans autochtones afin de générer un développement socio-économique axé sur la commercialisation de produits artisanaux et culturels (Filho 2013 ; Vencatachellum 2005). Pour les populations autochtones ayant peu de contrôle sur l’exploitation de leurs territoires, tels les Caiçaras et les Atikamekw nehirowisiwok, la commercialisation de biens culturels tangibles pourrait être un moyen important d’améliorer leur qualité de vie (Hill 2011 ; Sampaio 2007). Le projet Tapiskwan est un partenariat entre des designers de l’Université de Montréal et des artisans atikamekw, qui aborde le défi de la production artisanale atikamekw contemporaine comme source de revitalisation de la culture et de développement socioéconomique. L’objectif le plus commun des collaborations entre les designers occidentaux et les artisans autochtones est de créer des produits ayant une valeur marchande. Autrement dit, ces collaborations sont généralement axées sur (a) l’adaptation des produits autochtones « traditionnels » aux marchés mondiaux et au goût des clients urbains, (b) l’amélioration de la qualité des produits autochtones pour répondre aux normes du marché mondial, (c) l’amélioration ou la modification des techniques de production, et (d) la communication de l’identité de l’artisan ou de la communauté qui a produit l’objet (Borges 2011 ; Filho 2013 ; Lima 2010). Dans ce cas, le designer est considéré comme un intermédiaire entre les artisans et les clients urbains (Vencatachellum 2005). Le piège d’une telle approche est que les artisans deviennent dépendants d’un acteur externe (Thomas 2006). Même si cette approche peut créer des produits commercialisables, le transfert unilatéral de ressources (intellectuelles ou matérielles) est désemparant (Kabeer 2001 ; Manzini 2015 ; Toomey 2011).

Cette approche est caractérisée par le principe que le designer détient l’expertise intellectuelle et technique et que le groupe aidé en est privé. Ainsi, le travail du designer est de transférer ces connaissances au groupe afin qu’il puisse se développer.

Filho 2013 : 67

En fait, ce biais culturel existe depuis le début de la colonisation. L’un des principaux moyens (et la justification) de l’oppression des populations autochtones a été la croyance en la supériorité du savoir et de la technologie occidentaux (Augoustinos et Riggs 2007 ; Smith 1999).

L’une des supposées caractéristiques des peuples primitifs était que nous ne pouvions pas utiliser nos esprits ou nos intelligences. Nous ne pouvions pas inventer des choses, nous ne pouvions pas créer d’institutions ou d’histoire, nous ne pouvions pas imaginer, nous ne pouvions rien produire de valeur, nous ne savions pas comment utiliser la terre et d’autres ressources naturelles, nous ne pratiquions pas « l’art » de la civilisation. ()

Smith 1999 : 25

Le design n’est pas seulement la production de biens commercialisables, mais aussi la capacité de (re)façonner les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons. L’activité du design implique d’imaginer de façon signifiante et d’amener à l’existence des choses matérielles et immatérielles de manière délibérée afin de transformer une situation existante insatisfaisante en situation souhaitable (Nelson et Stolterman 2012 ; Simon 1969). Ainsi, en premier lieu, il y a quelque chose qui nous dérange ou nous bouleverse. Cette insatisfaction déclenche le désir de créer quelque chose qui pourrait changer la situation. Donc, les collaborations entre designers et artisans devraient se concentrer sur la réforme des relations entre les peuples autochtones et leur vie matérielle actuelle.

L’empowerment et les caractéristiques de la pratique du design

Pour Kabeer (2001), l’empowerment fait référence à l’accroissement de la capacité des individus à faire des choix de vie stratégiques. Nous soutenons que les choix de vie stratégiques sont nécessairement liés à un projet : un projet de vie, un projet d’identité, un projet sociétal. La-vie-désirée doit être imaginée afin de guider les choix. Si les individus n’ont pas de projet relatif à une situation souhaitable, aucun choix ne peut être « stratégique ».

Intention

La pratique du design consiste à faire des projets et à créer des impacts souhaités par l’application d’une intention ciblée. L’intention est ce qui guide nos actions et nos choix, en leur attribuant un but. Nelson et Stolterman expliquent que cette notion était déjà présente dans le discours philosophique du Moyen Âge :

À cette époque, le concept de viser un but, tel que viser avec une flèche, est devenu essentiel au développement de la signification de l’intention. C’est-à-dire que l’intention n’est pas la cible, ni le résultat, ni le but, ni un état final, mais essentiellement le processus de choisir ou de donner une direction à l’effort.

2012 : 112

Ce processus – recherchant l’atteinte d’un état des choses désiré – est essentiel à notre discussion sur l’empowerment.

Imagination

Le concept d’imagination peut être utilisé pour décrire quelque chose qui n’est pas donné, mais qui existe en tant que possibilité, et qui néanmoins exerce un effet sur le présent, car, créé dans l’esprit des gens, il guide leur comportement, leurs idées et leur orientation dans le monde.

Folkman 2014 : 7

« Pour créer quelque chose, il faut avoir la capacité d’imaginer ce quelque chose et comment il peut être rendu réel. » (Nelson et Stolterman 2012 : 128) Imaginer ce qui n’existe pas (encore) nous permet de nous efforcer de l’amener à l’existence. De plus, Appadurai établit une distinction importante entre l’imagination et la fantaisie : bien que la fantaisie soit dissociée des projets et des actions, l’imagination a un caractère projectif. Selon Appadurai, « l’imagination, surtout lorsqu’elle est collective, peut mobiliser l’initiative » (1996 : 7).

L’idéal et le réel

Chaque projet comporte deux étapes : imaginer et réaliser (Boutinet 2010). S’efforcer de concrétiser le résultat imaginé mobilise des ressources et des actions concrètes mettant en action le processus de changement intentionnel.

Comment l’idéal est-il introduit dans le réel ? Schön (1983) considère le design comme une conversation réflexive avec les matériaux d’une situation. Autrement dit, c’est une conversation entre les idéaux et la réalité – c’est-à-dire un dialogue, pas un monologue. Nos intentions et nos idéaux ne prévalent pas sur la réalité, bien au contraire. La réalité est quelque chose qui résiste à nos actions, quelque chose qui surpasse notre compréhension (Boutinet 2010).

Habituellement, les problèmes complexes qui nécessitent des changements impliquent un nombre de paramètres qui dépasse ce que tout être humain peut pleinement comprendre (Nelson et Stolterman 2012). Nous ne pouvons jamais trouver la solution parfaite à ces problèmes – peu importe le temps alloué à analyser leurs éléments et à en discuter. Ce n’est que par le processus de création et de mise à l’essai de solutions contextualisées, s’engageant activement avec la situation, que nous arrivons à comprendre (Cross 1995 ; Schön 1983). Une solution contextualisée engage la conversation avec les matériaux de la situation – en quelque sorte, cela permet de « briser la glace ».

Dans une certaine mesure, la réalité matérielle résiste toujours à nos intentions et réplique. Ainsi, les contre-discours de la situation nous forcent à approfondir notre compréhension et à affiner nos choix. En fin de compte, notre agentivité éveillée devrait produire des résultats tangibles, qui ne seront jamais exactement ce qui était imaginé au début du processus de design – lorsqu’une insatisfaction a déclenché le désir pour le changement (Leitao, Marchand et Sportes 2015). Cette conversation fait partie du processus infini d’engagement avec la matérialité pour la refaçonner afin de créer le monde que nous désirons – un projet toujours inachevé.

Le perfectionnement des capacités en design

Les structures opprimantes limitent les choix des peuples autochtones et entravent l’influence de leurs actions sur les circonstances matérielles. Autrement dit, la plupart des matériaux de leur situation semblent incompatibles avec leurs modes de vie, leurs valeurs, leurs aspirations et leur sens de l’identité. Dans de telles situations, il est facile de tomber sous l’emprise de la frustration et du fatalisme – des manifestations qui entravent l’empowerment. Comme l’affirme Paulo Freire (1970), les opprimés deviennent convaincus que leurs circonstances sont inaltérables, à l’exception des interventions des classes dirigeantes. Freire suggère que les opprimés « ne doivent pas percevoir leur état comme fatal et inaltérable, mais simplement comme limitant et donc exigeant » (ibid. : 85). D’où l’importance de perfectionner les capacités en design : apprendre à agir sur la matérialité telle qu’elle est ici et maintenant.

En mode design, nous n’essayons pas d’atteindre dès le départ la solution parfaite et englobante (ce qui pourrait générer des frustrations). Au contraire, le mode design consiste à explorer de manière créative la situation en dialoguant, selon un processus d’entrecroisement. À cet égard, les gens imprègnent les matériaux (souvent indésirables) de leur situation avec leur capacité créative.

Possibles perçus et design

Tel que déjà mentionné, la privation d’empowerment empêche parfois les gens d’envisager l’idée même qu’il existe d’autres possibles face à la situation dans laquelle ils se trouvent (Luttrell et Quiroz 2009). Comment peut-on raviver leur capacité à faire des projets et des plans ? Comme première étape, nous suggérons de développer le potentiel de leur imagination. Pour Folkman (2014), l’imagination est liée à la stimulation des possibilités. La capacité de créer des images de situations souhaitables est susceptible de permettre aux individus d’envisager de nouvelles possibilités et de nouvelles pistes d’action.

Les compétences donnant forme aux idées abstraites en tant qu’images (tels le dessin, la photographie, le graphisme, la vidéo, la modélisation) pourraient être développées et améliorées par des formations. Ces méthodes structurant et donnant forme aux idées permettent aux designers de partager ces idées avec d’autres, d’en discuter, d’explorer leurs potentiels, leurs viabilités, afin d’identifier de nouveaux possibles.

Considérant qu’un processus de changement se déroule habituellement au sein d’une relation entre plusieurs acteurs dans le cadre du processus d’imagination collective, la capacité de communiquer des images de ce-qui-n’existe-pas-encore est importante. Les visions des résultats possibles doivent être partagées entre les intervenants afin de catalyser la réflexion communautaire, d’établir un consensus et, enfin, de mobiliser l’action collective. À cet égard, les capacités se rattachant à la création d’images peuvent stimuler l’imagination axée vers l’action, notamment l’imagination collective.

Des discussions concernant les visions de l’avenir des intervenants, sans l’utilisation d’images, pourraient-elles avoir le même impact sur leur empowerment ? La recherche de Srinivasan (2012) démontre la primauté des images, comparativement aux discussions, comme moyen de catalyser l’émergence des aspirations communautaires, conjointement avec le consensus et l’action collective.

L’empowerment et la formation en design

Comment une formation en design assurée par des designers occidentaux pourrait-elle développer l’empowerment des membres de communautés autochtones ? Notre source d’inspiration est l’approche émancipatrice de Paulo Freire pour l’alphabétisation des adultes. Pour Freire (2005, 1996), l’éducation est toujours un acte politique, utilisé pour maintenir le statu quo ou entraîner des changements. L’invalidation des connaissances des personnes opprimées est l’un des moyens par lesquels l’éducation empêche l’empowerment.

Freire (2005) a critiqué ce qu’il appelait « l’éducation bancaire », dans laquelle les apprenants sont de simples récepteurs de connaissances « valides » de la part de l’enseignant. Freire propose plutôt une « éducation centrée sur la problématisation », élaborée en partenariat entre l’enseignant et l’étudiant pour étudier des thèmes significatifs de la vie quotidienne de l’étudiant. Non seulement les étudiants développent de nouvelles compétences et acquièrent des connaissances, mais ils s’informent des circonstances qui les entourent et développent la capacité d’exprimer leurs idées et de poser un geste pour transformer le monde (ibid.).

La formation en design dans les communautés autochtones peut suivre le modèle d’une éducation bancaire lorsque l’enseignant estime que le design est une capacité maîtrisée seulement par des experts en design, formés dans des écoles eurocentriques (Filho 2013). Par ailleurs, les éducateurs en design peuvent adopter une approche centrée sur la problématisation, en considérant le design comme une capacité humaine naturelle qui peut être développée. Ainsi, l’approche change d’orientation ; au lieu de fournir aux élèves ce dont ils ont besoin, elle développe ce qu’ils ont.

L’illustration d’une approche de design : ateliers Tapiskwan[2]

Nous (les deux auteures de cet article et une équipe[3] de design basée à l’Université de Montréal) collaborons avec des intervenants atikamekw depuis 2011 dans le cadre du projet de recherche-action participatif Tapiskwan. L’objectif principal de cette collaboration a été de développer de nouvelles stratégies pour encourager l’innovation chez les artisans et les jeunes atikamekw. La plupart de nos activités ont consisté à concevoir et donner des ateliers de design en communauté.

Même si la transmission intergénérationnelle des savoir-faire et des connaissances est essentielle, les artisans du monde contemporain peuvent également développer un ensemble de compétences différent. Dans le mode de vie semi-nomade, l’artisanat était essentiel à la survie sur un territoire aux conditions climatiques difficiles. Au sein des réserves actuelles, la production d’objets traditionnels n’est plus essentielle pour la subsistance. Par exemple, la fabrication de raquettes était essentielle à la survie durant l’hiver, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La notion de production d’objets a complètement changé – les artisans fabriquent souvent des objets d’artisanat décoratifs.

Nous avons compris que l’objectif principal des ateliers n’était pas seulement la création et la production de biens commercialisables. Nous avons dû réorienter notre approche en nous penchant sur les individus et sur leurs motivations plutôt que sur les produits. Nous avons ainsi étudié la signification de produire afin de permettre l’empowerment.

Les ateliers Tapiskwan visent à développer les capacités des participants en design. Cette formation implique la pratique de faire et de réaliser des projets, ce qui pourrait « briser la continuité des événements et imaginer un changement dans l’état des choses et la manière de l’aborder » (Manzini 2015 : 68).

Dans cette dernière section, afin d’illustrer notre discussion sur le design et l’empowerment, nous partageons quelques principes directeurs des ateliers tout en mentionnant comment ils peuvent se rapporter aux dimensions de l’empowerment décrites par Kabeer : agentivité, ressources et réalisations.

Design et agentivité

L’agentivité peut être définie comme la capacité d’action intentionnelle (Gammage et al. 2016 : 6). Kabeer (2001) précise que l’agentivité englobe le sens, la motivation et l’intention établis par l’activité des individus, ainsi que la réflexion et l’action – des notions au coeur de l’activité de design. Ainsi, nous soutenons que le design est en quelque sorte une forme d’agentivité.

Lors des ateliers, nous motivons le talent de design des participants (et par conséquent leur agency) en les mettant au défi. Nous travaillons pendant une ou deux semaines en vue d’un but précis et stimulant. Le défi comprend des projets de design à court terme, qui doivent être réalisés en respectant une certaine durée et des ressources limitées.

Paulo Freire soutient que l’éducation centrée sur la problématisation doit représenter un défi :

Les étudiants, qui sont de plus en plus confrontés à des problèmes concernant leur présence dans le monde et avec le monde, se sentiront de plus en plus interpellés et obligés de relever ce défi. [...] Leur réaction face au défi suscite de nouveaux défis, suivis de nouvelles compréhensions ; et peu à peu les étudiants en viennent à se considérer comme engagés.

Freire 1970 : 81

Les formateurs en design ne sont pas là pour fournir les réponses aux problèmes des participants. Au contraire, ils mettent au défi les participants d’explorer le problème et de créer une solution. Et en même temps, de découvrir à quel point ils peuvent être habiles, talentueux et compétents. L’utilisation de ressources externes limitées oblige les participants à reconnaître les ressources dont ils disposent déjà. De nouveaux éléments (tels que le dessin, la composition visuelle et les techniques d’impression) sont progressivement introduits pour aider les participants à créer les réponses au défi. Cette approche vise à développer leur motivation et leur confiance en leur capacité d’agir.

Le design et les ressources

L’empowerment et l’éducation centrée sur la problématisation ne consistent pas en un simple transfert de ressources (exemples : information, connaissances, technologie) des enseignants aux étudiants. Comme l’affirme Kabeer, « l’empowerment implique un changement des modalités d’acquisition des ressources tout autant qu’une amélioration de l’accès aux ressources » (Kabeer 2001 : 20).

Lors des ateliers Tapiskwan, nous travaillons avec une ressource précieuse : le patrimoine graphique atikamekw (leur iconographie ancestrale). L’un des principaux objectifs des ateliers est de mener les participants à (re)découvrir sa valeur, son sens et ses utilisations possibles.

Une stratégie commune utilisée dans les ateliers de design qui visent à revitaliser l’artisanat traditionnel à travers l’utilisation de l’iconographie locale est de faire un inventaire des symboles d’une communauté et de la fournir aux artisans. Le problème de cette stratégie est que, même en utilisant une ressource endogène, l’iconographie locale, l’inventaire est fait par des étrangers qui, par la suite, l’offrent aux artisans locaux pour résoudre leurs problèmes. Selon cette approche, il n’y a pas de changement parmi les conditions d’acquisition des ressources. En d’autres mots, les connaissances des étrangers demeurent mieux valorisées que les connaissances locales.

Par ailleurs, lors des ateliers de Tapiskwan, la découverte de la signification et de la valeur du patrimoine graphique atikamekw se fait au moyen d’échanges entre les experts culturels, les aînés, les artistes, les artisans et les jeunes. Du temps est consacré aux échanges intergénérationnels – qui se déroulent en langue atikamekw –, créant un lieu où différentes générations utilisent les symboles ancestraux pour partager leurs histoires et renouer avec l’histoire de leur peuple. Par la suite, les symboles traditionnels servent à faciliter le dialogue intergénérationnel. Ici, non seulement les ressources symboliques et graphiques de la Nation atikamekw sont mobilisées et activées, mais les ressources humaines des différentes générations et les ressources sociales du groupe le sont aussi.

Le design et les réalisations

Nous soutenons que les ateliers de design qui ont lieu dans des communautés autochtones privées d’empowerment aident essentiellement à développer la capacité des participants à transformer des choix, des actions et des ressources en résultats tangibles. Les projets spécifiques de design à court terme, que nous proposons en ateliers, servent d’expériences à petite échelle par lesquelles les participants établissent un objectif concret, un projet, et posent des gestes pour le concrétiser. Suivant ce processus, ils reconnaissent leurs propres ressources : compétences, créativité, patrimoine culturel, ressources matérielles et humaines disponibles dans la communauté, etc. À la fin des ateliers, ils doivent produire des résultats tangibles. Ces résultats concrets assurent une rétroaction aux participants, afin qu’ils puissent réfléchir sur les résultats de leurs choix et actions. Ils peuvent comparer leur intention initiale, leur développement et leur résultat final.

Au début de notre collaboration avec les artisans atikamekw, en 2011, nous avons organisé un cycle d’ateliers au cours duquel nous avons travaillé pendant huit semaines sur des objectifs ambitieux (Marchand et Leitão 2014). Par la suite, nous avons réalisé que les petits projets à court terme ont plus d’impact sur la confiance en soi des participants, car le cycle défini par l’établissement d’un objectif, la réalisation d’un projet, la réflexion sur les résultats et l’identification des choix futurs est plus court. Ainsi, une séquence de projets de petite envergure devient la base de la réflexion et de la discussion sur l’avenir.

Lors des ateliers, nous espérons accroître la confiance des participants dans leur capacité à agir et à réaliser des projets, afin qu’ils puissent définir et mettre en pratique leurs propres projets de vie et le quotidien.

Conclusion

Dans le présent article, nous avons adopté une notion d’empowerment associée à la capacité de façonner les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons. Une personne ou une collectivité démontrant de l’empowerment développe la capacité de faire des projets et des plans, d’envisager une situation future et de mobiliser ses ressources pour réaliser son projet. Cette forme d’empowerment permet aux individus et aux communautés de travailler avec les circonstances matérielles telles qu’elles sont à l’instant présent – sans attendre des changements éventuels par un ordre supérieur. Et puisque le design est la pratique de faire et de réaliser des projets, nous croyons qu’il peut contribuer à l’empowerment des membres des communautés autochtones en développant leur capacité à imaginer des solutions créatives pour répondre aux défis auxquels ils ont à faire face.