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Premier roman traduit en français de Richard Wagamese, écrivain ontarien d’origine ojibwée, Les étoiles s’éteignent à l’aube est un livre qui nous propose de découvrir des aspects des cultures autochtones sans tomber dans le cliché ou le lieu commun.

Wagamese nous offre, somme toute, l’histoire plutôt classique de la rencontre entre un fils (Frank) et son père (Eldon), qu’il n’a presque pas connu. Ce dernier, mourant, demande à son fils de le conduire dans les montagnes pour y être enterré en guerrier et, au fil du chemin, il lui racontera sa vie, ses déboires, sa rencontre avec sa mère, et lui révélera aussi qui est l’homme qui l’a élevé. De cette manière, Wagamese nous offre une réflexion intéressante sur l’identité et l’appartenance tout en dressant un certain portrait des coutumes amérindiennes. Si le titre français de ce livre est poétique et évoque les derniers moments de la vie d’Eldon, le titre anglais nous semble beaucoup plus significatif : Medecine Walk. En effet, ce voyage permet à Eldon de faire la paix avec son passé et de guérir certaines blessures, et à Frank de découvrir une partie de qui il est et de pardonner en partie à son père. Ce voyage devient donc un parcours de guérison pour les deux protagonistes qui se retrouveront et se réconcilieront à travers leur périple.

Wagamese, par l’entremise de cette histoire, nous offre une vision dépouillée des membres des Premières Nations qu’il met en scène, et il vient déboulonner certains stéréotypes que la société majoritaire entretient souvent à propos des peuples autochtones : alcoolisme, paresse, identité liée aux bandes et aux réserves, etc. 

Par exemple, on peut voir que les personnages amérindiens de ce roman ne correspondent pas aux stéréotypes identifiés par Walter C. Flemmings (2006) : on ne les désigne pas nécessairement par un nom tel qu’Amérindien, autochtone, Premiers Peuples, Métis, etc. (les termes « sang mêlé » et « injun » sont utilisés à quelques reprises) ; ils n’habitent pas de réserve et n’ont pas de « privilèges » spéciaux ; ils ne connaissent pas leur culture de manière intuitive ; etc. Contrairement à l’image de « l’Indien » construite dès l’époque coloniale et projetée jusqu’à nos jours, les personnages du récit ne sont pas idéalisés à travers une image idyllique de « bon sauvage » ni dépeints comme paresseux ou immoraux. En fait, les personnages amérindiens du récit de Wagamese sont des travailleurs acharnés qui se démarquent par leurs habiletés et leur endurance ; ils peuvent être sensibles tout comme durs ; respecter la nature tout en menant une vie de citadin, etc. L’alcoolisme d’Eldon, de son côté, n’est pas dû à une quelconque prédisposition génétique ou de la mauvaise volonté, mais principalement à deux événements traumatiques : le fait d’avoir été séparé de sa mère à l’adolescence et un choc post-traumatique lié à sa participation à la guerre de Corée.

Ce dernier élément n’est pas sans rappeler le récit de vie de l’Inuit Eddy Weetaltuk qui a participé à la guerre de Corée et affirme : « On aurait dit qu’encourager les soldats à se soûler faisait partie de l’effort de guerre » (2009 : 181). Cependant, même si Eldon ne fait pas exception à cet égard, son désir d’oublier certains événements dans l’alcool le fait tomber au fond du baril et il finit par être renvoyé de l’armée. Cette dépendance et ce désir d’oublier le suivront tout au long de sa vie. Ainsi, même quand les choses semblent aller mieux lorsqu’il rencontre et s’installe avec la mère de Frank, son insécurité le rattrape et l’alcool aussi par la même occasion, ce qui fera tout basculer, encore une fois. De cette manière, Eldon se retrouve pris au piège, constamment hanté par ses démons, impuissant face à la force du désespoir et du désenchantement. Wagamese nous dépeint donc des personnages simplement humains, devant faire face aux aléas de la vie, avec leurs défauts et leurs qualités. Cependant, l’auteur ne manque pas non plus de nous faire découvrir quelques traits importants spécifiques aux cultures autochtones.

Tout au long de ce roman, on découvre trois éléments culturels amérindiens qui semblent se démarquer : l’importance des récits oraux et de la vie en forêt, et la place centrale qu’occupe la femme.

En effet, les deux femmes les plus importantes dans la vie d’Eldon, sa mère et sa femme, sont décrites comme des conteuses aguerries. D’un côté, la mère, d’origine ojibwée est décrite comme une femme douce et belle racontant les histoires de manière captivante. Elle raconte si bien les histoires qu’un autre garçon, Jimmy, et même l’un des contremaîtres vivant sur le même chantier viennent l’écouter avec Eldon tous les soirs. L’un comme l’autre en tombent amoureux, et la séparation entre la mère et le fils sera causée par un imbroglio amoureux entre elle et le contremaître. D’un autre côté, la femme d’Eldon, Angie, est décrite comme une conteuse ensorcelante qui raconte des histoires incroyables. La première fois qu’il entend l’une de ses histoires, Eldon s’en trouve tout remué :  

Bunky se pencha en avant sur le canapé.

— C’est une vraie conteuse, dit-il. Elle les sort de nulle part. Elle les raconte de bout en bout si bien que t’as l’impression qu’elle lit un livre. […]

Alors que l’histoire parvenait à sa conclusion, il [Eldon] ne se rendit compte qu’il pleurait qu’au moment où elle s’arrêta de parler. […]

— J’t’avais dit que c’était quelque chose, dit Bunky.

223-224

Ces deux femmes jouent un rôle central dans la vie d’Eldon et sont réellement au centre de la transmission des connaissances et des valeurs de la culture autochtone de ce roman. Les deux femmes transmettent les récits, mais semblent aussi détenir le savoir-faire de plusieurs éléments matériels du foyer : la construction d’une maison, le piégeage, la cuisine, etc. L’autre femme amérindienne du récit, que Frank et Eldon rencontreront pendant leur périple est aussi quelqu’un qui connaît les plantes traditionnelles et comment les utiliser. Sans que cela soit décrit de manière explicite, on sent que l’auteur laisse entrevoir, par la place qu’occupent ces trois femmes dans le récit, le matricentrisme des cultures autochtones nord-américaines. Les mots de Georges Sioui semblent parfaitement coller à l’univers que Wagamese décrit : « De même que nous dépendons de notre Mère, la Terre, pour notre vie, notre équilibre et notre bonheur, de même reconnaissons-nous dans nos femmes, nos mères, nos grand-mères, nos tantes, nos filles, nos soeurs, nos amies, ce même don propre à la femme de la conscience des besoins vitaux supérieurs des sociétés et de la science, et des moyens pour y répondre. » (Sioui 2008 : 170) Il n’est donc pas étonnant, en se fiant à cette citation, qu’Eldon ait vu sa vie s’égrener après la séparation, chacune à un moment charnière de son histoire, d’avec les deux femmes de sa vie.

Finalement, bien qu’Eldon soit un travailleur de chantier, la vie en forêt garde une place centrale dans le récit et évoque la vie semi-nomade traditionnelle. En effet, Frank se débrouille en forêt comme un chef, il sait chasser, s’orienter et camper sans presque rien. Bien que la majorité du mode de vie en forêt lui ait été enseigné par un non-autochtone, il a appris également en se débrouillant seul et en séjournant seul pour de longues périodes dans des endroits reculés. D’ailleurs, le vieil homme qui l’élève dit lui enseigner ce qu’il doit connaître pour être un bon « Injun », c’est-à-dire un Amérindien. Le père de Frank se dit impressionné par la connaissance de la forêt de son fils et semble regretter lui-même ne pas avoir appris ce côté de sa propre culture. Frank semble d’ailleurs se réconcilier avec lui-même et avec son père en s’imaginant ses ancêtres vivant de manière simple, voyageant au rythme des saisons et en harmonie avec la nature.

Pour terminer, ce roman, de lecture agréable, nous amène sur le sentier de la découverte de ses personnages. De cette manière, au fur et à mesure que l’on comprend mieux la vie d’Eldon, Frank comprend mieux qui il est et d’où il vient. Wagamese nous dresse ainsi un portrait des cultures amérindiennes sans complaisance et tout en nuances, déboulonnant certains stéréotypes, sans nous faire la leçon, tout en décrivant des traits importants de ces cultures. On pourrait donc dire que l’auteur, d’une certaine manière, participe à une décolonisation de l’imaginaire en nous offrant un portrait des cultures autochtones en dehors du moule colonial.