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Je voudrais raconter un peu Rémi Savard conteur, et un petit peu Rémi Savard conté. Car Rémi Savard n’est pas seulement un grand raconteur ; il est aussi devenu, à travers ses exploits, ses générosités, ses délicatesses et ses excès, un personnage de légende. Notons que ces réflexions sont très personnelles et peut-être sentimentales[1].

Rémi conteur

Rémi Savard porte deux chapeaux : celui d’anthropologue des réalités et des droits amérindiens et celui de mythographe. Peut-être n’est-ce qu’un seul chapeau ; disons que le ou les chapeaux lui siéent bien, à la différence du chapeau rouge et blanc et noir de son antihéros Kamikwakushit (Savard 1977). Mais étant donné mes propres intérêts, c’est surtout Rémi mythographe que je connais, et je voudrais au moins commencer par lui.

Rappelons un peu son cheminement. À l’Université Laval, où il fait ses études de baccalauréat, l’anthropologie n’existe pas ; il va donc à Paris pour l’étudier. Grâce à son père, il connaît déjà les Innus, à l’époque appelés Montagnais ou Montagnais-Naskapis et, ayant déjà travaillé dans le Grand Nord, il a connu des Inuits sur la culture desquels il a envie de faire sa thèse de doctorat. Il participe au séminaire maintenant mythique de Claude Lévi-Strauss, mais travaille sous la direction de Jean Malaurie. S’ensuivent un doctorat et des articles sur la mythologie des Inuits (voir par exemple Savard 1966, 1970). De retour au pays et engagé comme professeur à l’Université de Montréal, Rémi entreprend une série de terrains, d’abord chez les Inuits, puis chez les Innus. D’où découlent des analyses en abondance, certaines faisant l’objet d’articles (voir par exemple Savard 1969, 1973), d’autres publiées dans trois livres organisés chacun autour d’un personnage ou cycle différent : Carcajou et le sens du monde (1974), qui traite du décepteur Carcajou ; Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui (1977), qui traite du clown Kamikwakushit et des rapports avec les Blancs ; La Voix des autres (1985), qui traite du héros Tshakapesh. Son livre La Forêt vive, plus récent (2004), reprend quelques-uns de ces cycles sous un angle nouveau.

Lire ces livres sur la mythologie est tout une expérience. Lévi-Strauss disait que, pour lui, la vraie méthode était de se plonger dans les mythes, de les mémoriser, et de voir quel effet ils avaient en lui, ce qui émergeait de cette gestation. Pour lire Carcajou ou La Voix des autres, il faut faire un effort semblable : nous sommes quasiment obligés d’apprendre à connaître les mythes que Rémi Savard nous raconte, il faut les avoir au bout des doigts de l’esprit, pour pouvoir suivre et apprécier la beauté et la portée de la danse intellectuelle dans laquelle Rémi nous mène. Il nous prend par la main, mais c’est à nous d’apprendre à danser avec lui. Lire un livre de récits mythologiques écrit par Rémi Savard n’est pas un sport de spectateur.

Dans La Voix des autres, Rémi Savard se lamente sur la perte entraînée par le passage de la vive voix du conteur innu aux signes imprimés sur une page publiée : « [Le] texte écrit ne rend évidemment pas justice à l’énoncé verbal [...] L’élégance d’une langue classique, le geste, les vibrations de la voix, le corps et les yeux n’auront pas survécu à l’opération. » (Savard 1985 : 81) Et pourtant Rémi Savard lui-même, dans l’élégance de son français pas mal classique, est un grand conteur. Dans ses communications des dernières années il semble s’affirmer tel de plus en plus. Je l’ai vu à l’oeuvre dans un cours où je l’avais invité à venir parler : il régalait les étudiants d’histoires remarquables, et de temps en temps grivoises, faisant sortir comme par magie une moralité analytique à la toute fin. Nous en avons été témoins de nouveau, il y a quelques années, lors d’un colloque départemental (voir Savard 1999). Après les présentations bien documentées et scolaires de quelques collègues, arrive Rémi... et il raconte des histoires. Il passe la plupart de son temps à raconter : Carcajou et les oiseaux aquatiques, Carcajou et les vieilles ; les étudiants et les professeurs sont entre ses mains, oreilles grandes ouvertes, éclats de rire. Puis, tout doucement, Rémi tisse une analyse et on comprend que tout ce qu’il est en train de faire, c’est d’ouvrir un peu les histoires qu’il vient de nous conter ; la vraie révélation, c’est que tout était déjà là, que l’analyste ne fait que mettre en mots des mouvements que nous, les auditeurs, avions déjà sentis.

Révélation, ou bien traduction, d’une philosophie de « chasseurs-philosophes » (Savard 1979 : 121-132), « maîtres sans prétention et sans diplôme » (1979 : 12), philosophie tissée de saisons, de faim et de réplétion, de vie et de mort.

Carcajou et Tshakapesh

Considérons l’alternance de thèmes mythologiques et sociaux dans les livres de Rémi Savard.

Carcajou (1974), livre sur la mythologie, suivi par Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui (1977), livre de mythologie sociale, si vous voulez, qui parle des circonstances les plus actuelles. Puis le recueil Destins d’Amérique : les autochtones et nous (1979), constitué surtout, mais pas exclusivement, d’écrits sociaux et politiques. Cet engagement politique est de nouveau mis en évidence dans les deux livres qui suivent, Le Sol américain : propriété privée ou terre-mère (1981) et Canada : derrière l’épopée, les autochtones (1982) publié en collaboration avec Jean-René Proulx. En 1985, Rémi Savard revient à la mythologie en publiant La Voix des autres, étude comparée de récits sur le héros Tshakapesh, une étude qui trouve son thème chez les Innus mais qui passe, à travers des variations, à la grande échelle algonquienne. Ensuite, Rémi Savard se met à l’ethnohistoire la plus locale et immédiate avec son livre L’Algonquin Tessouat et la fondation de Montréal, publié en 1996, puis avec Algonquins de Trois-Rivières, l’oral au secours de l’écrit (1600-2005) publié avec Claude Hubert en 2006. L’année précédente, La Forêt vive reprenait quatre grands mythes innus et proposait des lectures comparatives non seulement à l’échelle algonquienne, mais à l’échelle mondiale.

Cette alternance entre livres de mythes et livres d’engagement peut rappeler, par exemple, l’alternance entre livres épistémologiques et livres de rêverie chez Gaston Bachelard. Mais le cas n’est pas pareil : chez Rémi Savard les deux thèmes sont présents dès le début, et tous ses travaux de mythologie, dans la meilleure tradition anthropologique, ont comme but d’ouvrir l’esprit de ses lecteurs à de nouvelles possibilités, d’autres façons de penser, et d’en démontrer le sérieux. Chaque livre sur la mythologie est donc aussi un livre engagé, une défense de l’humanité. Cela est particulièrement vrai de La Forêt vive, livre qui peut être vu comme une synthèse des deux Rémi Savard, démontrant, comme il le fait à travers les mythes, la profonde comparabilité entre la pensée amérindienne, particulièrement dans le domaine juridique, et les mythes et symboles de l’Occident.

Les trois autres livres à contenu mythologique, pour leur part, se centrent sur trois protagonistes : Carcajou le Trickster qui crée le monde ; Kamikwakushit le Métis fou qui finit par tout gagner, richesse, respect et la princesse, c’est-à-dire la fille du patron ; Tshakapesh, le minuscule héros civilisateur qui sauve l’humanité et détruit les monstres. C’est peut-être le ridicule Kamikwakushit qui ressemble le plus à l’anthropologue – en plus, il se prénomme John ! – mais la voix de Rémi Savard participe surtout de Carcajou et de Tshakapesh. Disons qu’on entend à travers son oeuvre, en antiphonie ou chassé-croisé, dans une oreille une voix de Trickster, une voix carcajovienne ou carcajoviale ; dans l’autre, une toute petite voix tshakapéshique, une voix qui voudrait bien sauver le monde. À la fin du Rire précolombien, Rémi présente l’anthropologue comme un Trickster angoissé, voyageur et tricheur, passeur, jamais chez lui. Mais la voix même qui raconte cette histoire du Décepteur est, au contraire, une voix sans double message, une voix non naïve mais certes sincère. C’est, si vous voulez, la voix de soi-même ; c’est la voix de qui veut tuer les monstres et libérer l’humanité. Ici, c’est Tshakapesh qui raconte.

Vieille Amérique et Vieille Europe

Au début de Destins d’Amérique, Rémi Savard nous raconte comment, alors qu’il était enfant à Québec, son père, géomètre-arpenteur, le quittait pour aller travailler l’été chez les Sauvages ; comment ces Sauvages sont revenus à la maison, avec, dit-il, leur odeur de mocassin fumé ; et comment, adolescent, il est parti lui-même dans la forêt travailler avec eux. C’est dire que Rémi fait, depuis son enfance, le va-et-vient entre deux mondes et, comme tout bon voyageur, fait traverser avec lui des histoires d’un bord à l’autre. On le connaît surtout pour avoir conté aux Occidentaux, et aux Québécois en particulier, les récits amérindiens ; on se demande quelles histoires il a lui-même racontées aux Innus. Pour moi, par contre, Américain élevé dans les banlieues, les deux bords de la trajectoire de Rémi sont tout aussi exotiques l’un que l’autre : quand il raconte son retour automnal à Québec, au collège, chez ses professeurs-prêtres, descendants spirituels des martyrs du xviie siècle, spectres sévères tout de noir vêtus, je trouve ces derniers aussi fantastiques, et bien plus inquiétants, que Carcajou.

Rémi Savard portant dans ses bras un jeune enfant inuit, photo que tous les étudiants du département d’anthropologie ont pu admirer, 1965

Rémi Savard portant dans ses bras un jeune enfant inuit, photo que tous les étudiants du département d’anthropologie ont pu admirer, 1965
Collection Rémi Savard

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C’est au moment où Rémi oeuvre pour nous ouvrir le monde et la philosophie amérindienne qu’il me semble le plus profondément québécois et le plus profondément participer à la tradition de la France profonde, la France d’avant le Rationalisme et l’Académie, une France ouverte, avide et multiple : la France qui a fondé la vieille Nouvelle France. Les histoires grivoises de Carcajou, particulièrement dans le double mouvement d’obscénité joyeuse et de profond sérieux que Rémi y découvre, rejoignent Rabelais, autre voix moqueuse et héroïque. En 1534, dans l’exergue au Gargantua, répétant Aristote, Rabelais présente et défend son projet en écrivant :

Mieux est de ris que de larmes escrire,

Parce que rire est le propre de l’homme.

Exactement cent ans plus tard, le Père Le Jeune va décrire les Innus dans les termes suivants – je cite la citation de Rémi Savard dans Le Rire précolombien (1977 : 11) : « Ie ne croye pas qu’il y aye de nation sous le soleil plus mocqueuse et plus gausseuse que la nation des Montagnais. » Or, si Aristote et Rabelais avaient raison de dire que rire est le propre de l’homme, cela veut dire que ces gens-là seraient les plus humains des hommes.

Je remarque avec joie que Rémi Savard est né exactement trois cents ans après la publication de la relation du Père Le Jeune, et quatre cents ans après Gargantua.

L’entrelacement des traditions européenne et amérindienne inspirait encore les séminaires donnés par Rémi juste avant sa retraite, séminaires dans lesquels il traitait d’histoires françaises qui avaient été reprises, redites et transformées par les Amérindiens.

Et Rémi Savard conteur continue à conter, et à donner à conter aux conteurs : je viens de faire la découverte de son magnifique livre illustré, Le Premier Printemps du monde (2002), qui conte un récit innu aux enfants.

Conteur conté

L’hommage le plus approprié que j’aurais pu faire à Rémi Savard eut été une collecte de légendes, de tebadjimun, à son propos. Je dis tebadjimun parce que ses légendes ne sont pas encore, quand même, entrées dans les rangs des atenogan, des mythes à proprement parler (Savard 1974 : 11 ; 1977 : 64-65 ; 1978 : 121-123) ; nous, les vivants, en avons été témoins. Voici un tebadjimun savardesque. Professeur nouvellement arrivé au département, je me suis aperçu que tous voulaient absolument me dire comment Rémi Savard l’avait quitté à la suite d’une série de désaccords. Or, peu de temps après mon engagement, dans un « party » et plutôt tard dans la soirée, dans une cuisine si je me souviens bien, Guy Dubreuil me raconta l’histoire suivante. C’était lui, Guy Dubreuil, qui était directeur du département pendant la bataille qui mena au départ de Rémi. Or, voilà que, le jour où Rémi vient de quitter son département, Guy rentre chez lui totalement bouleversé ; il s’assoit et il met la radio. Ah bon ! il y a une entrevue avec Claude Lévi-Strauss à Radio-Canada, ça va le distraire un petit moment. Guy écoute ; on demande à Lévi-Strauss : « d’après vous, Monsieur, qui sont les jeunes ethnologues les plus brillants de nos jours, ceux que nous devons connaître ? » Lévi-Strauss répond : « il y a l’Américain Ira Buchler, et puis un jeune Québécois, Rémi Savard. »

Une sorte de force de la nature, espiègle et engagé, si charmant et si sérieux, et tellement beau – rien d’étonnant si on voit se cristalliser un cycle de contes rémigiens. Ça semble tout à fait normal qu’une photo de Rémi siège depuis des années au Laboratoire d’ethnolinguistique – un jeune Rémi en parka, sur le terrain, tenant dans ses bras un enfant évidemment ravi d’être là. Saint Rémi, patron des rencontres.