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Au début des années 2000, des chercheurs de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) se sont rendus en Guyane française. Ils ont questionné les populations autochtones et locales à propos des remèdes traditionnels utilisés pour lutter contre le paludisme. L’étude de leurs pratiques ancestrales a permis à l’IRD d’identifier une plante, le Quassia amara, et d’isoler une molécule active, la Simalikalactone E (SkE). Plutôt que de partager les résultats des recherches avec les populations y ayant pourtant participé, l’IRD a préféré breveter l’utilisation de la SkE à son seul bénéfice auprès de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle et de l’Office Européen des Brevets.

France Libertés 2016

C’est en ces termes que la Fondation France Libertés dénonçait en janvier 2016 le brevet posé sur le Quassiaamara, annonçant le dépôt d’une opposition devant l’Office européen des brevets au motif que son « exploitation serait caractéristique d’actes de biopiraterie » et que, par ailleurs, « l’invention revendiquée n’est pas nouvelle […] en raison de l’existence de nombreux savoirs traditionnels antérieurs à la demande [de brevet] » (France Libertés 2015). La démarche, aussi largement médiatisée sur le plan national que localement, allait ouvrir en Guyane plusieurs semaines de débats intenses et conflictuels entre les leaders amérindiens, les élus régionaux et les responsables des organismes de recherche.

L’exposé de l’affaire par la Fondation France Libertés renvoyait au principe d’un nécessaire partage équitable des avantages tirés de l’exploitation de connaissances traditionnelles, tel que l’avaient défini l’article 8j de la Convention sur la diversité biologique (adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992) et le Protocole de Nagoya (2010), qui posaient le principe dit Accès et Partage des avantages (APA). Les acteurs souhaitant accéder à des ressources génétiques associées à un savoir traditionnel doivent obtenir le consentement préalable libre et éclairé des communautés concernées et doivent mettre en place un partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation :

Sous réserve des dispositions de sa législation nationale, [chaque État signataire] respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l’application sur une plus grande échelle, avec l’accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques.

https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf

Cette question de la « biopiraterie » est devenue un enjeu important ces deux dernières décennies dans le contexte du développement des industries biotechnologiques et des dépôts de brevets portant sur des innovations industrielles issues d’éléments du monde vivant, question prenant souvent la forme d’une dénonciation globale de l’appropriation par les pays du Nord des ressources biologiques des pays du Sud (Shiva 2002 ; Burelli 2012, 2014 ; voir aussi : https://www.france-libertes.org/fr/biopiraterie).

Quassia amara L.

Quassia amara L.
Extrait de Köhler’s Medizinal-Pflanzen in naturgetreuen Abbildungen mit kurz erläuterndem, Atlas zur Pharmacopoea […]. Gera-Untermhaus, Verlag von Fr. Eugen Köhler, 1887

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On laissera ici délibérément de côté les questions que pointait France Libertés, celles de la responsabilité des chercheurs de l’IRD et de la manière dont, sur le terrain et dans la suite du traitement donné aux informations recueillies, s’est construit leur rapport aux personnes détentrices des savoirs en question. Non que ces points puissent être facilement évacués ou minorés, mais parce qu’il faut souligner la complexité de telles situations, qui s’inscrivent dans le champ de la légitimité et de l’éthique autant que dans le champ juridique dans lequel se place la Fondation France Libertés[2]. Un traitement satisfaisant de ces questions demanderait donc un autre angle d’analyse, et aussi d’autres matériaux de terrain que ceux sur lesquels nous nous appuyons.

Nous voudrions plus simplement dans cette note de recherche nous attacher à la controverse qui s’est développée en Guyane autour de l’imputation de biopiraterie faite aux chercheurs de l’IRD, en la considérant comme une donnée empirique dont nous pouvons nous saisir pour souligner et analyser quelques enjeux sociaux et politiques qui prennent place en arrière-plan de cette mise en accusation et de ses conséquences juridiques. On s’appuiera principalement pour cela sur les positions des différentes parties prenantes à la controverse, telles qu’elles ont été exprimées ou rapportées dans les médias nationaux et guyanais.

L’affaire du Quassia amara

Cette affaire du Quassia amara n’éclatait pas en 2016 dans un ciel guyanais serein. Deux ans auparavant un événement avait fortement marqué les esprits, dans un contexte certes différent mais qui mettait en jeu un même ressort : lors de la Journée des peuples autochtones organisée en août 2014 à Cayenne, les agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, en charge de la police de la chasse, avaient saisi des colliers et des boucles d’oreilles destinés à la vente au prétexte qu’ils étaient fabriqués avec des plumes et des dents issues d’espèces animales protégées. L’intervention d’élus guyanais auprès de l’administration avait permis la restitution de la marchandise et l’interruption de la procédure judiciaire, mais l’affaire avait été largement médiatisée et avait suscité une profonde émotion parmi les autochtones, qui se considéraient comme humiliés. Elle avait entraîné également une dénonciation unanime de la classe politique guyanaise. Deux années plus tard, la campagne de France Libertés venait dans une certaine mesure raviver le souvenir de cet épisode. Mettant en question les recherches de botanistes et d’ethnobotanistes de l’IRD en Guyane, elle devenait publique alors que le Sénat terminait à Paris l’examen en première lecture du projet de Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, dont un des objectifs était de transcrire dans la législation française le protocole de Nagoya. Une coïncidence qui conférait au dossier une dimension symbolique toute particulière.

Des études avaient été conduites en 2002 en Guyane par des chercheurs de l’IRD, dans le cadre d’un programme épidémiologique sur le paludisme, pour répertorier les pratiques thérapeutiques traditionnelles et identifier les plantes utilisées. Cent dix-sept personnes avaient été interrogées au sein de différentes populations – Brésiliens, Créoles, Européens, Hmongs, Amérindiens kali’nas et palikurs (Vigneron et al. 2005). Les feuilles de l’arbuste Quassia amara, utilisées fraîches, faisaient partie des remèdes antipaludiques connus des personnes interrogées. Cinq ans plus tard les chercheurs isolèrent une molécule active, la Simalikalactone E (SkE), à partir de feuilles de Quassiaamara ayant reçu un traitement différent (dessiccation) des préparations traditionnelles, et en 2009 la SkE fit l’objet d’une protection par un double brevet, l’un pour son efficacité antipaludéenne remarquable, l’autre pour une utilisation éventuelle dans le traitement du cancer (IRD 2016a).

La Fondation France Libertés, qui avait mené depuis plusieurs années des actions contre le « pillage des savoirs traditionnels », introduit fin 2015 devant l’Office européen des brevets une opposition au brevet sur la SkE. L’argumentaire, rédigé par Thomas Burelli, juriste spécialiste des questions relatives à l’accès et à l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés (Burelli 2015), s’appuie notamment sur les textes internationaux qui rappellent la nécessité d’établir des rapports équilibrés entre recherche et populations autochtones et souligne que le brevet ne tient pas compte des informateurs qui ont délivré leurs connaissances lors des enquêtes ethno-pharmacologiques menées sur le Quassia amara (France Libertés 2015). Le 25 janvier 2016, la question suscite un intérêt au-delà des parties concernées après la parution d’un article sur le site d’information Médiapart, dans lequel Emmanuel Poilane, directeur général de France Libertés, accuse : « L’IRD se comporte toujours comme un colon qui récupère le savoir des bons sauvages. C’est de l’accaparement. Le brevet est l’acte fondateur de la privatisation du vivant. Cet exemple est caricatural. » (Lindgaard 2016)

Manifestation à Cayenne contre le brevet sur le Quassia amara (février 2016), rassemblant des membres des organisations autochtones et quelques militants nationalistes portant le drapeau guyanais né en 1967 par la volonté du syndicat indépendantiste UTG et du MDES

Manifestation à Cayenne contre le brevet sur le Quassia amara (février 2016), rassemblant des membres des organisations autochtones et quelques militants nationalistes portant le drapeau guyanais né en 1967 par la volonté du syndicat indépendantiste UTG et du MDES
© Ronan Liétar, Imazone, Cayenne

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Rapidement le débat se fige dans un échange d’argumentations contradictoires : France Libertés explique que son action permet de mettre au jour un problème jusque-là encore trop largement esquivé en France, mais l’IRD affirme en retour que ses chercheurs n’ont enfreint aucune loi en vigueur lors du dépôt de brevet. L’Institut rappelle aussi que l’organisme avait publié dès 2012 un Guide des bonnes pratiques de la recherche pour le développement, dans lequel il est fait référence à la nécessité de partager les « droits de propriété intellectuelle des données et le bénéfice des résultats acquis » (IRD 2015). Et le directeur général de l’IRD de dénoncer une manière de faire inacceptable, « sans dialogue préalable », et des propos « d’une grande violence » dans une lettre qu’il adresse au directeur de France Libertés (IRD 2016b ; voir aussi France-Guyane 2016a, qui rapporte les propos du directeur général de l’IRD).

Les conditions d’une montée en puissance médiatique sont dès lors réunies, et l’affaire est reprise le lendemain et les jours suivants par la presse nationale puis locale, et sur Internet. Mais surtout, le débat s’est installé dans l’espace régional, et responsables politiques guyanais et organisations autochtones de Guyane vont publier de nombreux communiqués et déclarations, sur un mode dénonciateur et indigné, dans le quotidien régional (France-Guyane) et sur les ondes de la télévision et de la radio guyanaises. Le 27 janvier 2016 le président de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), Rodolphe Alexandre, déclare ainsi, dans une lettre au Directeur de l’IRD reproduite dans la presse locale, avoir

appris avec grand étonnement le dépôt de brevet effectué par des scientifiques de l’IRD sur une molécule antipaludéenne. [Il] tient à rappeler que l’utilisation abusive des connaissances traditionnelles des populations sans leur consentement préalable, ainsi que l’absence totale de retour pour le territoire, ne peuvent plus être tolérées. [Il] dénonce l’absence totale d’éthique de la part de ces chercheurs de l’IRD.

CTG 2016

Le même jour, la coordinatrice générale de l’Organisation des nations autochtones de Guyane (ONAG) dénonce dans un communiqué de presse « l’appropriation illégitime de ressources biologiques et de connaissances traditionnelles des peuples autochtones de Guyane par les scientifiques de l’IRD », et le Conseil consultatif des populations amérindiennes et businengue (CCPAB)[3] adopte le 30 janvier 2016 une motion réclamant, notamment, que « des mécanismes soient établis pour l’indemnisation de l’utilisation des connaissances et des ressources biologiques des peuples autochtones de Guyane ». Quelques jours plus tard, l’autre organisation politique amérindienne, la Fédération des Organisations autochtones de Guyane (FOAG), publie à son tour un communiqué :

Sachez que désormais nous nous opposerons vigoureusement [à] ces pratiques de dépossession de nos savoirs ancestraux (ressources biologiques), pratique à la fois immorale et contraire aux règles de la propriété intellectuelle. L’utilisation abusive de nos connaissances traditionnelles sans notre consentement et accord préalable ainsi que l’absence totale de retombées économiques pour nos populations ne seront plus tolérées. 

Le 28 janvier 2016, le Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES), parti indépendantiste, prend position dans un communiqué à la presse : « Depuis de nombreuses années les instituts de recherche français installés en Guyane pillent les connaissances ancestrales de notre peuple. […] Le MDES appelle notre peuple à la vigilance et à la mobilisation pour que les savoirs ancestraux accumulés pendant des siècles en Guyane profitent d’abord aux Guyanais. » (MDES 2016)

Au cours de la semaine suivante les échanges se multiplient entre les parlementaires guyanais et le Directeur de l’IRD, qui réaffirme son engagement à prendre en compte « les communautés locales » comme « des partenaires à part entière ». Le 5 février, après une rencontre à Paris avec le secrétaire d’État à la Recherche, les responsables de l’IRD publient un communiqué annonçant la rédaction d’un protocole d’accord sur le Quassiaamara entre l’IRD et les « autorités guyanaises » pour « un partage égalitaire des résultats de la recherche et de toute retombée économique et financière en découlant ». Les organismes de recherche s’engagent à informer et à sensibiliser à l’avenir « les communautés d’habitants » à la démarche scientifique qui est à la base des projets.

Les discussions engagées entre le secrétaire d’état et l’IRD ont pour objet de proposer une nouvelle manière de gérer le partage des avantages (APA), mais dans un courrier au directeur de l’IRD rendu public le 13 février 2016, le président de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), qui s’estime mis de côté dans la recherche d’une solution, revendique un rôle d’acteur central : « Il me semble prématuré d’annoncer une signature d’un accord à l’occasion de la visite [à venir] du secrétaire d’État à la Recherche […] » et, préalablement à toute discussion avec l’État, il demande de recenser les brevets déposés par l’IRD et de discuter avec les populations autochtones pour définir un cadre général sur la manière de procéder. Et, surtout, il souhaite que la CTG soit chargée de la gestion des rapports entre l’IRD (et autres organismes de recherche) et ces populations : « la Collectivité territoriale de Guyane se chargera d’informer et de mener les discussions aux côtés des Peuples Autochtones afin de permettre certes la recherche et le progrès des sciences, mais sera dans le même temps la garantie des intérêts et des droits de sa population ».

Dans ce contexte, l’engagement direct du secrétaire d’État à la Recherche, à l’occasion de sa venue en Guyane le 10 mars, montre l’importance que revêt cette question aux yeux de l’État. À l’occasion de cette visite, un débat rassemble les principaux acteurs pour poser les bases d’un futur accord entre l’IRD et la CTG qui devait régler la question du partage des éventuelles retombées de l’exploitation du brevet sur le Quassiaamara. Les trois organisations représentatives des populations autochtones, l’onag, la foag et le ccpab, sont exclues de la discussion et ne peuvent rencontrer le secrétaire d’État. Mais à partir de ce moment, on est entré dans une gestion plus institutionnelle du problème, chacun attendant les décisions du Parlement qui doit discuter la loi sur la Biodiversité : la pression de l’« affaire du Quassiaamara » dans les médias et sur les réseaux sociaux retombe dès lors sensiblement en Guyane.

Biopiraterie ?

Le déroulement des faits montre la naissance puis la montée en puissance, sur deux mois, d’un débat autour du brevet de la molécule du Quassia amara, expression d’un conflit opposant – si l’on reprend les termes de la demande en opposition au brevet – des « communautés autochtones et locales » (qui ont accompagné et appuyé la demande en opposition dont France Libertés avait pris l’initiative) et « des chercheurs de l’IRD ». Un conflit qui prend forme à partir de la notion de « biopiraterie », dont la forte charge émotionnelle et le caractère performatif dépassent largement l’argumentation strictement juridique et en font une notion proprement indiscutable. Le cas du Quassia amara, source d’une molécule pouvant un jour devenir médicament et peut-être générer de considérables profits, semblait à cet égard exemplaire. Mais l’argument avancé par France Libertés (2016) – « plutôt que de partager les résultats des recherches avec les populations y ayant pourtant participé, l’IRD a préféré breveter l’utilisation de la SkE à son seul bénéfice » – ne va pas de soi dès lors que l’on essaye de définir qui sont ces « populations » qui devraient, à des degrés divers, être associées au partage.

Le Quassia amara, en effet, est un arbuste présent dans les zones littorales des trois Guyanes et dans toute la région circum-caraïbe (Grenand et al. 2004), dont les usages fébrifuges sont connus bien au-delà de la Guyane française (Bertani et al. 2005). La plante et ses usages, connus des Amérindiens installés sur le littoral, semblent ignorés des Amérindiens de l’intérieur des Guyanes, ce qui suggère une introduction relativement récente qui a accompagné l’expansion des espaces coloniaux. Le Quassia amara est par contre présent dans la pharmacopée créole, dans les régions littorales de Guyane et du Suriname comme dans une grande partie de la Caraïbe (où il est connu comme le Quina, ou le Quinquina de Cayenne), ainsi qu’en Europe au moins depuis le milieu du xviiie siècle, lorsqu’il avait été ramené du Suriname. C’est en effet un certain Quassi, ancien esclave de la colonie hollandaise (Price 1994 : 237-243), qui découvrit ou diffusa vers 1730 les propriétés de cette plante, nommée ensuite de son nom par Carl von Linné.

Dans la démarche entreprise par France Libertés, les « communautés autochtones et locales de Guyane », au bénéfice desquelles la demande en annulation du brevet avait été déposée, sont présentées comme ayant été potentiellement lésées par ce cas de « biopiraterie ». Mais, au-delà de l’évidence morale de la dénonciation, l’évocation généraliste des « connaissances traditionnelles » soulève d’autres questions : les propriétés du Quassia amara sont connues de longue date bien au-delà du monde amérindien et même de la Guyane, et l’enquête ethnobotanique conduite en 2002 concernait également d’autres populations (Créoles, Hmongs, Brésiliens…), alors que la référence historique la plus ancienne renvoie aux Noirs marrons du Suriname. Il ne s’agit évidemment pas là d’un cas d’espèce : l’histoire de l’Amazonie est jalonnée de ces exemples de circulation et de réappropriation des connaissances et des pratiques qui complexifient considérablement la gestion d’éventuelles procédures APA, ainsi que le suggèrent par exemple les circulations complexes des savoirs et des usages associés au kampo brésilien, entre villages et villes, entre tradition et modernité (Coffaci et Cayubi 2010). Croisant les remarques de M. Brown (1998) sur un improbable « copyright » appliqué aux cultures traditionnelles, les interrogations soulevées par l’affaire du Quassiaamara mettent ainsi en évidence la difficulté d’identifier – dans ce type de débat – le collectif des « sachants », ou plus simplement de stabiliser l’idée d’un individu ou d’un groupe « détenteurs d’une connaissance », qui seraient alors les destinataires légitimes des avantages issus du travail conduit par les chercheurs à partir de cette connaissance.

C’est là une autre dimension, paradoxale, de la controverse qui s’est développée autour du Quassiaamara, dont les différents acteurs politiques régionaux se sont emparés dans le cadre d’un autre débat qui s’est ouvert à l’intérieur même de l’affaire. Dès lors que l’on pouvait imaginer que la question soulevée était susceptible de comporter des enjeux financiers, une nouvelle interrogation s’est en effet trouvée portée dans l’espace public en Guyane, éclipsant quelque peu le cas de « biopiraterie » imputé à l’IRD et faisant l’objet d’une solide prise en charge politique : quel groupe peut être légitimement reconnu comme porteur des « connaissances traditionnelles » qui sont au coeur du débat, qui sera habilité à gérer les procédures APA associées et, surtout, qui profitera des éventuelles retombées économiques ?

Extrait du quotidien France-Guyane, 24 février 2016

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Acteurs et jeux d’acteurs

Pour les responsables politiques autochtones, la réponse relève de l’évidence : on doit reconnaître aux peuples amérindiens un rôle de premier plan dans la gestion du futur dispositif APA. Dans une certaine mesure l’enjeu est pensé comme financier et sur ce point ils manifestent l’inquiétude de voir captée par l’extérieur une rente (supposée) qu’ils revendiquent au profit des communautés autochtones. Mais il est tout autant identitaire et politique. Alors qu’aucun représentant amérindien n’avait été invité à discuter de l’accord signé entre l’État, la CTG et l’IRD, les autochtones posent la question de leur reconnaissance en s’affirmant comme les principaux détenteurs, dans l’espace régional, des « connaissances traditionnelles » sur le milieu amazonien. à l’inverse, la difficulté d’établir à quel groupe attribuer des savoirs très souvent transversaux et partagés est avancée par les responsables politiques guyanais (en leur grande majorité créoles), qui y trouvent un argument pour construire ou renforcer des catégories généralistes telles que « populations locales », « notre peuple », « la Guyane », et pour les instituer en collectifs globalement porteurs de ces « connaissances traditionnelles » – et destinataires des droits afférents.

Cette interrogation sur la place des Amérindiens dans un futur dispositif APA avait déjà été soulevée en 2012 dans le cadre du Parc national amazonien de Guyane, qui accueille sur son territoire (et singulièrement en son coeur) une importante population amérindienne. Le président du Conseil régional (auquel a succédé en 2015 la Collectivité territoriale de Guyane) avait alors demandé que le Conseil régional puisse « fixer spécifiquement pour le territoire de la Guyane les règles sur l’accès aux ressources biologiques et aux connaissances traditionnelles associées, et sur le partage juste et équitable découlant de leur utilisation »[4]. C’est en référence à une telle position que, lorsqu’éclate l’affaire du Quassiaamara, la Coordinatrice générale de l’ONAG accuse à la télévision locale le président de la CTG de tenir un « double langage », en paraissant appuyer la position amérindienne mais en évacuant dans le même temps les autochtones des organismes concernés par les procédures APA (Déclaration à la télévision Guyane Première, 19 févr. 2016).

La question était d’autant plus sensible qu’en mars 2016, au moment où se développait en Guyane le débat sur la biopiraterie du Quassiaamara, s’engageait à Paris la discussion de la « Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages », qui devait, notamment, inscrire dans la législation française le protocole de Nagoya et mettre en place un dispositif « Accès et Partage des avantages ». Entre autres dispositions, la loi devait déterminer la nature et le périmètre des entités auxquelles il serait reconnu un droit à revendiquer la propriété des « connaissances traditionnelles » et définir quelle serait – en Guyane[5] – la « personne morale » habilitée à faire valoir ce droit et à discuter d’un éventuel partage des retombées. L’examen des débats à l’Assemblée nationale et des déclarations sur l’affaire du Quassiaamara dans les médias guyanais, au cours des mois de février et mars 2016, montre comment les organisations amérindiennes, les institutions guyanaises et les institutions de l’État ont mobilisé des catégories spécifiques pour désigner ce collectif pouvant prétendre à l’APA, catégories que chaque partie s’est efforcée de légitimer et d’imposer dans l’arène locale (voir encadré plus loin).

En arrière-plan de ces différents échanges et déclarations se joue donc une sorte de jeu à trois, entre les Amérindiens, la classe politique régionale, majoritairement créole, et l’état. Un jeu qui se donne à lire ici à propos du Quassiaamara, mais qui structure depuis plusieurs décennies le débat sur la reconnaissance d’un statut des populations amérindiennes en Guyane.

Pour mettre en perspective les positions de ces trois acteurs il est utile de revenir rapidement sur l’histoire de ce débat. Le mouvement politique amérindien est apparu en Guyane au début des années quatre-vingt à un moment où se développait aussi un sentiment national guyanais, pour l’essentiel porté par les Créoles. Démographiquement et politiquement dominants, ceux-ci se pensaient alors comme étant les « Guyanais », renvoyant les populations amérindiennes et noires marronnes au statut de « populations primitives » dans lequel les avait installées l’idéologie coloniale (Jolivet 1990). Au cours des dernières décennies, l’arrivée en nombre de populations extérieures, démographiquement très dynamiques et durablement établies, a transformé le paysage sociopolitique de la Guyane (Piantoni 2009). Si les Créoles restent encore politiquement dominants lors des élections, ils ne représentent plus aujourd’hui en Guyane qu’une forte minorité. Ce nouvel environnement les a contraints à redéfinir les relations qu’ils avaient entretenues au cours de l’histoire avec les populations « indigènes » et à rechercher d’autres référents pour définir une « nation guyanaise » qu’ils avaient jusque-là incarnée à eux seuls. Ils ont alors proposé un nouveau récit politique, définissant une « communauté de destin » à laquelle ils conféraient une unité symbolique en s’appuyant sur une histoire coloniale qui serait partagée par les différentes populations « natives » du pays – Amérindiens, Noirs marrons et Créoles (Collomb et Jolivet 2008).

De leur côté, même s’ils sont placés dans un rapport de force politique qui ne leur est pas favorable du fait de leur faible poids démographique, les Amérindiens n’ont pas pour autant cessé de revendiquer en Guyane une véritable reconnaissance comme « peuples ». Contre l’État, tout d’abord, qui refuse toute avancée au nom des principes de la Constitution française et de l’« indivisibilité » du peuple français, mais aussi face à la classe politique créole guyanaise qui entend gommer les spécificités ethniques au profit d’une lecture nationaliste unificatrice et homogène (Collomb 2001, 2011). Ils sont invités à se fondre dans une nation guyanaise construite sur le modèle de l’État-nation, qui les exclut à nouveau comme collectif culturel et politique particulier – une démarche qui reproduit dans l’espace régional une représentation jacobine et intégratrice de l’État que les responsables politiques créoles reprochent dans le même temps à la France d’imposer.

Épilogue… provisoire !

Dans un premier temps, un consensus s’était formé autour de la dénonciation des pratiques de biopiraterie, rassemblant toutes les composantes « ethnoculturelles » et la classe politique de la Guyane contre l’état et les organismes de recherche. On pouvait lire alors, dans l’espace politique régional, ce que Manuela Carneiro da Cunha (2004) décrivait à propos de la dénonciation de la « piraterie biologique » au Brésil, qui

réaligne les sociétés indiennes avec les nationalismes latino-américains. Alors qu’elles sont, comme par le passé récent, encore conçues au Brésil comme incertaines quant à leur loyauté foncière envers les États nationaux, une nouvelle vague de nationalisme les enrôle cette fois comme des alliées contre la piraterie biologique […]. Les savoirs, la nature, le sang même des Indiens sont à présent patrimoine national. Ce sont, après tout, « nos » Indiens.

Dans un second temps, se sont dessinées deux manières de construire cette question, qui distinguent la position des organisations autochtones et celle des institutions « guyanaises » et de l’État : les unes et les autres ont pris appui sur l’affaire du Quassiaamara et sur la dénonciation de la « biopiraterie » pour soulever à nouveau la question de la place qu’il convient d’accorder en Guyane aux populations autochtones – ou plus généralement la question de leur reconnaissance, administrative, politique, juridique, comme collectifs. On peut voir une illustration de ces positions contrastées dans le contenu des lois dites « Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » (Loi 2016-1087), votée en août 2016, puis « Loi de programmation relative à légalité réelle outre-mer » (Loi 2017-256), votée en mars 2017, qui ont précisé les modalités de la procédure APA en Guyane.

Il ressort de ces textes que l’état a maintenu les équilibres improbables qui caractérisent depuis plus de trois décennies une pratique prenant acte dans les faits de l’existence de collectifs autochtones, sans pour autant leur accorder une quelconque reconnaissance constitutionnelle ou juridique (Tiouka 2016). La loi spécifie en effet que le « Grand Conseil coutumier des populations amérindiennes et businenge [c’est-à-dire noires marronnes] » qui a été mis en place sera représenté pour un tiers dans un établissement public qui constituera la « personne morale » chargée de mettre en oeuvre l’APA. Les Amérindiens ne seront donc que consultés lorsqu’une décision devra être prise, la réponse de l’état se situant alors bien loin de leur demande, réaffirmée fin 2016, d’inclure « les peuples autochtones comme les principaux protagonistes, autorités pour donner l’autorisation de prélèvement et inclure le droit au consentement préalable, libre et éclairé, de nos peuples » (Foag 2016). L’autre prétendant, la CTG, qui n’est également présente que pour un tiers (incluant également les autres collectivités territoriales – communes, groupements de communes) dans le futur établissement public, manifeste tout autant son opposition aux choix qui ont été faits et réaffirme auprès de l’état son souhait de « pleinement exercer les fonctions de l’autorité administrative de l’APA en Guyane » (CTG 2017).

Tout récemment, les positions autochtones ont été réaffirmées dans un communiqué de presse commun des principales organisations amérindiennes[6], parties prenantes du collectif « Or de question » qui s’oppose au gros projet russo-canadien « Montagne d’or » de mine d’or industrielle en Guyane, soutenu – notamment – par la CTG :

Les organisations autochtones de Guyane tiennent à exprimer leur profonde indignation face aux propos tenus par M. le président de la Collectivité territoriale, Rodolphe Alexandre, retranscrits dans l’article de France Guyane du 26 mars 2018.

Vos paroles, teintées d’un colonialisme à peine déguisé, laissent entendre que les Peuples Premiers de Guyane seraient manipulés par les écologistes. Ce discours reflète un profond mépris à l’égard des Peuples Amérindiens et tente de discréditer le combat mené pour la restitution de nos terres et la protection de notre patrimoine historique.

[…]

C’est injustement que vous niez à plusieurs reprises l’existence même d’une culture amérindienne, en témoignent vos propos sur l’héritage de nos savoirs ancestraux concernant la plante Couachi. Il est pour le moins frappant que vous semblez croire en votre totale impunité pour tenir ce genre de contre-vérités et propos insultants en public.

[…]

Il y a 500 ans nous combattions les colons venus piller et souiller ce territoire, aujourd’hui nous ne sommes pas près d’abandonner soyez-en certains. Nous défendrons nos terres […][7]

Au bout du compte, dans cette affaire du Quassiaamara, chacun est resté cantonné dans son rôle et dans son histoire. Et chacun le demeure encore lorsque, par exemple, dans le cadre de négociations avec l’état, la CTG demande, fin 2016, la rétrocession d’importantes surfaces foncières à la Collectivité territoriale et aux communes[8] pour permettre de réaliser des projets de développement. La réaction des organisations amérindiennes, aux yeux desquelles la question foncière représente un enjeu récurrent, fut immédiate : dans un communiqué de presse publié le 8 décembre 2016, les responsables autochtones de l’ONAG et de la FOAG refusent d’être « une nouvelle fois réduits au rôle de spectateur » et dénoncent « les manoeuvres de la Collectivité territoriale de Guyane dans sa revendication de plus de 200 000 ha de terres, sans consultation des organisations autochtones, et sans garantie du respect au droit à la terre coutumière ».

Si la dimension morale véhiculée par la notion de « biopiraterie » occupe un espace considérable dans les débats que l’on a décrits, l’affaire du Quassia ne peut certainement pas être réduite à un simple cas d’application locale des principes qui trouvent leur force dans les institutions internationales – notamment la Convention sur la diversité biologique (1992) et le protocole de Nagoya (2010). En passant du « global au local », on n’a pas seulement changé d’échelle, on a aussi transformé dans une large mesure la nature même du débat et les logiques qui le sous-tendent. Au-delà du brevet sur la molécule SkE et de la requête en opposition au brevet déposée par France Libertés, au-delà de la gestion du dispositif APA, cette affaire a mobilisé l’état, les acteurs politiques – créoles – locaux et les Autochtones autour de stratégies qui visent avant tout à accorder ou à refuser une reconnaissance aux peuples amérindiens en tant que collectifs. Elle a été l’occasion pour les Autochtones, qui sont passés au cours des trois dernières décennies d’une posture défensive à une affirmation comme acteurs (Collomb 2001), de poser à nouveau dans le champ politique la question de leur place dans la société guyanaise et dans la société nationale. Cette question est indissociable d’une histoire plus globale des rapports sociaux établis entre Amérindiens, Créoles et État colonial, puis postcolonial, le débat sur la « biopiraterie » et les droits sur les connaissances traditionnelles n’étant alors qu’un des champs dans lesquels cette histoire s’inscrit aujourd’hui[9].