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L’ethnologie, c’est simplement l’humanisme d’un autre monde.

Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss a fêté dans l’intimité son centième anniversaire, le 28 novembre 2009, auréolé par un hommage national (Guerrin et Mortaigne 2008). À Paris, outre un colloque au Collège de France au cours duquel une palette d’éminents chercheurs démontra comment son oeuvre irrigue encore la réflexion anthropologique et philosophique d’aujourd’hui[1], le Musée du Quai Branly s’est prêté à une étonnante fête théâtrale, au cours de laquelle célébrités du monde du spectacle, grands noms de l’édition et ethnologues ont été joyeusement mêlés pour réciter à haute voix, dans les recoins les plus inattendus du « plateau » exigu de la Collection permanente, les plus belles pages de son oeuvre.

Être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade de son vivant est un honneur rare. C’est une chance pour les lecteurs car l’auteur peut forger l’image qu’il souhaite laisser à la postérité au sein d’un public cultivé mais non spécialiste. En l’occurrence Claude Lévi-Strauss a activement participé à la préparation du volume en sélectionnant ceux de ses textes qui lui paraissaient à la fois fondamentaux mais accessibles : Tristes Tropiques, Le Totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage, les trois « petites mythologiques » (La Voie des masques, La Potière jalouse, Histoire de lynx) et Regarder, écouter, lire.

Ce précieux volume des éditions Gallimard est enrichi par des notes de Claude Lévi-Strauss lui-même, qui a aussi réécrit quelques passages, en particulier sur l’interprétation du fétichisme dans La Pensée sauvage. L’édition du volume est établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. L’ouvrage est donc éclairé par des notes et des notices, dont les angles d’interprétation sont plus ou moins anthropologiques ou philosophiques, et cet appareil critique pointu s’ajoute à celui des Cahiers de l’Herne publié sous la direction de Michel Izard en 2002.

Du lointain au proche ?

Dans la préface, Vincent Debaene s’attache à souligner qu’il faut se garder de percevoir la composition du volume, qui s’ouvre avec Tristes Tropiques, comme un parcours qui nous conduirait du lointain (Nambikwaras et Caduveos du Brésil) jusqu’au proche (l’art savant occidental) abordé dans Regarder, écouter, lire.

Dans Regarder, écouter, lire, en effet, Claude Lévi-Strauss, s’il porte son regard, aussi aigu que passionné, sur quelques grands accomplissements de la peinture, de la littérature et de la musique occidentales (Poussin, Diderot, Rameau, parmi beaucoup d’autres), n’oublie pas les « peuples sans écriture », dont il a toujours mis en lumière l’ingéniosité et la créativité. Ainsi fait-il référence à l’art des vanniers amérindiens, aux peintures narratives des Grandes Plaines, aux sculptures de la Colombie-Britannique. Et il conclut en écrivant : 

Vues à l’échelle des millénaires, les passions humaines se confondent. Le temps n’ajoute ni ne retire rien aux amours et aux haines éprouvées par les hommes à leurs engagements, à leurs luttes et à leurs espoirs... car les hommes ne diffèrent et même n’existent que par leurs oeuvres… (La Pléiade, p. 1606)

Le parcours d’un philosophe

Le parcours de Claude Lévi-Strauss, tel qu’il ressort de cet ouvrage qui sera le recueil le mieux diffusé et le plus accessible pour la postérité, apparaît avant tout comme celui d’un philosophe et d’un humaniste, dont la curiosité et l’érudition ont embrassé de nombreuses disciplines : histoire de l’art, littérature, astronomie, psychanalyse, anthropologie. Il a été le premier anthropologue élu à l’Académie française, devant braver l’opposition de ceux qui virent avec réticence l’arrivée sous la Coupole de cet homme passionné par les cultures dites primitives :

Ainsi de Roger Caillois qui, lors de la réception de Claude Lévi-Strauss à l’Académie française, le 27 juin 1974, déclara dans son « Discours de réponse[2] », en référence sarcastique à Tristes Tropiques :

Lorsque vous remontiez les fleuves impassibles pour vous interner dans la moiteur de ces tropiques dont vous avez dit la tristesse, vous ne vous attendiez pas, du moins, je le présume, à siéger parmi nous… (Joulia 1974 : 133)

Et il ajoutait : 

Étrange destinée, étrange préférence que celle de l’ethnographe, sinon de l’anthropologue, qui s’intéresse aux hommes des antipodes plutôt qu’à ses compatriotes, aux superstitions et aux moeurs les plus déconcertantes plutôt qu’aux siennes. (ibid. : 148)

Mais la verve incisive de Caillois n’était pas prise en défaut, ni l’acuité de son regard lorsqu’il concluait en faisant référence « à une certaine façon d’écrire qui n’est pas d’un anthropologue et qui s’empare parfois de vous » (ibid. : 166) et qui, selon lui, justifiait largement l’accueil de Claude Lévi-Strauss parmi les académiciens.

Le combat que mena Claude Lévi-Strauss pour rehausser l’appréciation des cultures lointaines sur lesquelles le monde occidental portait un regard condescendant, mais aussi pour faire reconnaître la discipline dont il est devenu l’un des plus célèbres représentants, a beaucoup compté dans le dépassement de l’ethnocentrisme. Si le structuralisme, qui reste attaché à son nom, lui valut des disciples passionnés et des critiques qui ne l’étaient pas moins, il apparaît de plus en plus que son oeuvre dépasse les polémiques, tant scientifiques que politiques, qui y ont été attachées.

Ainsi les jeunes chercheurs peuvent-ils trouver, en le lisant, au détour des phrases et comme en passant, des réflexions propres à susciter de nouvelles vocations et d’autres qui constituent de précieuses mises en garde contre certaines dérives. Pour lui en effet « l’éloignement » est le meilleur outil de l’anthropologue : « Notre science, l’anthropologie, est conditionnée par la distance, déclare-t-il, car cet éloignement ne laisse filtrer que l’essentiel. » (Chapsal et Lévi-Strauss 2008 : 42) De même, loin de lui l’idéalisation des sociétés traditionnelles qu’il ne considère pas du tout comme des « sociétés du bonheur » : « … je pense que, dans toutes les sociétés il y a des gens qui sont heureux et d’autres qui sont malheureux – et dans les sociétés primitives il y a des gens très malheureux. » (ibid.)

Précurseur dans bien des domaines, même s’il demeure un homme de son époque, il a fait l’objet, lors des débats au Collège de France, de beaucoup d’éloges comme d’interrogations. Pourquoi ne s’est-il pas plus intéressé aux sciences cognitives ? Pourquoi son identité juive n’a-t-elle pas eu plus d’impact dans sa vie et dans son oeuvre ? Pourquoi n’était-il pas vraiment un homme de terrain ?

Un certain nombre de réponses ont été apportées sur des points plus essentiels, qui ont trait aux ressorts de sa vocation, dans les entretiens qu’il a accordés tout au long de sa vie ainsi que dans les films qui ont été rediffusés à l’occasion de son anniversaire, dans lesquels il apporte certaines clés. Ce philosophe qui a voulu « sortir » de la philosophie, ce grand intellectuel qui a aussi été un homme d’émotions, ce fondateur du structuralisme, auteur difficile, au style dense et complexe, mais auquel on doit des pages lumineuses, éminemment littéraires, empreintes de lyrisme, nous offre une oeuvre dans laquelle on peut puiser indéfiniment, qui prend à contre-pied, volontiers provocatrice.

« Je hais les voyages et les voyageurs », ainsi commence son ouvrage le plus populaire, Tristes Tropiques, qui révèle une autre façon d’écrire l’ethnologie, et dont le titre, qui flottait dans sa mémoire, est le vestige du roman dont l’auteur écrivit une trentaine de pages avant d’abandonner son projet de fiction, qui eût pu le conduire, comme il le dit lui-même, à un récit à la Conrad, si sa modestie ne lui avait fait obstacle.

Ces trente pages, Claude Lévi-Strauss les reprit quand Jean Malaurie lui proposa d’écrire dans sa collection « Terre humaine » un texte inspiré de ses expéditions brésiliennes auprès des Bororos, des Nambikwaras et des Caduceos. Tristes Tropiques, deuxième volume de la collection, parut en 1955 et demeure l’oeuvre la plus connue et la plus accessible de Claude Lévi-Strauss. Ce livre, qu’il a lui-même critiqué car il échappe à la stricte rationalité de publications plus strictement anthropologiques telles que les Structures élémentaires de la parenté ou les Mythologiques, constitue en effet la voie d’accès la plus passionnante au reste de son oeuvre. Comme l’écrit Vincent Debaene, l’ouvrage fut salué dès sa parution par George Bataille dans la revue Critique comme « un livre humain, un grand livre » (nÞ 105, février 1956). Tristes Tropiques apparaît encore aujourd’hui comme un ouvrage « précurseur d’un mouvement qui, dans les années 1980, invitera les anthropologues à s’interroger sur leurs modes d’écriture et sur les interactions entre l’enquêteur et ceux qu’il étudie » (Sciences humaines 2008 : 29).

Précurseur, Claude Lévi-Strauss le fut aussi dans le regard qu’il porta sur les objets. Déjà dans un célèbre article publié en 1943 dans la Gazette des Beaux-Arts, et qui est repris dans les premières pages de LaVoie des masques, il évoquait avec lyrisme la splendeur des objets de la Colombie-Britannique qu’il avait découverts au Musée d’histoire naturelle : 

Il est à New York un lieu magique où toutes les rêveries de l’enfance se sont donné rendez-vous ; où des animaux d’une gentillesse surhumaine pressent leurs petites mains levées et jointes, priant pour le privilège de construire à l’élu le palais du castor, de lui servir de guide au royaume des phoques, ou de lui enseigner, dans un baiser mystique, le langage de la grenouille et du martin-pêcheur. Ce lieu, auquel des méthodes muséographiques désuètes, mais singulièrement efficaces, confèrent le prestige supplémentaire du clair-obscur des cavernes et du croulant entassement des trésors perdus, on le visite tous les jours, de dix heures à cinq heures, à l’American Museum of Natural History ; c’est la vaste salle du rez-de-chaussée consacrée aux Indiens de la côte Pacifique Nord-Ouest qui s’étend depuis les rives de l’Alaska jusqu’à la Colombie-Britannique. L’époque n’est sans doute pas lointaine où les collections de la côte du Pacifique émigreront des musées d’ethnographie pour prendre place dans les musées d’Art, entre l’Égypte, la Perse et le Moyen-Âge. Car cet art n’est pas inégal aux plus grands… (La Voie des masques, La Pléiade, p. 875).

Ce texte émouvant est aussi visionnaire car il annonce quelques-unes des grandes mutations de la deuxième partie du vingtième siècle dans le domaine muséal et notamment, en France, l’entrée au Louvre des plus beaux spécimens des arts amérindiens au Louvre, au Pavillon des Sessions, en l’an 2000.

Lévi-Strauss et l’empreinte amérindienne

Dans un article paru dans le hors-série de La Lettre du Collège de France, Marie Mauzé rappelle que « la Côte Nord-Ouest a joué un rôle paradigmatique dans les recherches de Lévi-Strauss sur la mythologie, l’art et l’organisation sociale » (Mauzé 2008 : 68). L’anthropologue, grâce à son regard éloigné, a magistralement mis en évidence qu’un « vaste ensemble de sociétés qui s’étend de l’Alaska à la Californie – en passant par les Kwakwaka’wakw qui servent de cas exemplaire de démonstration – possèdent en commun un type d’organisation unique en Amérique » (ibid. : 69) et elle a proposé le terme de « maison » pour cerner les spécificités de leur organisation sociale et leur mode de transmission de leur patrimoine matériel et immatériel.

Mais « l’éblouissement » devant la splendeur et la force de la culture matérielle de ces sociétés : masques à transformation, mats héraldiques, objets de la vie domestique ou rituelle, n’eut d’égal que « l’étincelle » qu’il déclare avoir ressenti lors de ses premières missions au Brésil, lorsqu’il décida, sous l’influence conjuguée de ses premiers contacts avec les Bororos – qui lui offraient le spectacle d’une altérité radicale – et d’auteurs de terrains tels que Robert Lowie, de quitter la philosophie et le repli sur soi qui l’accompagne pour l’ethnologie et son ouverture à l’autre.

Car l’ethnologie, pour Lévi-Strauss, élargit la conscience de l’homme ; grâce à elle, rien d’humain ne nous reste étranger.

Chez les Bororos, Claude Lévi-Strauss découvrit un village circulaire ordonné en deux moitiés, et la contemplation de cette organisation sociale simple et frappante (dont on trouve aujourd’hui encore des exemples jusqu’en Amérique du Nord, parmi les Indiens pueblos du Nouveau-Mexique), dont il mit en évidence les structures et les interdits, fut déterminante. Philippe Descola, directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France, rappelle l’importance de l’observation de cette société, au cours de laquelle Lévi-Strauss fut frappé par le fait que toute la vie sociale et rituelle était dépendante des interactions institutionnalisées entre ces deux moitiés.

Au Brésil, Claude Lévi-Strauss s’émerveilla aussi devant les peintures corporelles des Caduceos, « lacis d’arabesques asymétriques alternant avec des motifs d’une géométrie subtile » (p. 173), dont il parvint mieux que tout autre à apprécier la virtuosité, l’importance et les qualités esthétiques, sans la condescendance qui accompagnait le plus souvent les travaux ethnographiques encore fragmentaires de l’époque.

Même s’il a dit que son orientation américaniste était le fruit du hasard, Claude Lévi-Strauss lui demeura fidèle, et les références aux sociétés amérindiennes sont récurrentes dans l’ensemble de son oeuvre. Anne-Christine Taylor a souligné, au Collège de France, l’importance des « soubassements amérindiens » du structuralisme de Claude Lévi-Strauss et rappelé qu’il aimait « la différence parfaite des Indiens », leur résistance héroïque pour rester fidèle aux traditions.

Emmanuel Desveaux, qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de Lévi-Strauss, rappelle, dans un numéro spécial de la revue Sciences humaines publié en coordination avec l’UNESCO en décembre 2008, que, « pour l’auteur des Mythologiques, les mythes ne nous apprennent rien directement : leur vrai sens réside dans leur structure » (Desveaux 2008 : 15). Il donne l’exemple des rapprochements brillamment établis par Claude Lévi-Strauss : le mythe « du dénicheur d’oiseau » chez les Bororos d’Amazonie, qui « se retrouve sous une forme transformée chez les Indiens Klamath de la côte Nord-Ouest du Canada » (ibid.).

Pourtant les relations de Claude Lévi-Strauss avec les communautés américanistes anglo-saxonnes ont été difficiles. Selon Maurice Bloch,

il existe un contraste frappant entre la réputation quasi-héroïque dont bénéficie en France Claude Lévi-Strauss chez les intellectuels et dans le grand public et le regard porté sur son oeuvre par les anthropologues à l’étranger, surtout dans les pays de langue anglo-saxonne (Bloch 2008 : 16).

C’est l’originalité même du travail de Claude Lévi-Strauss qui le place en dehors des catégories existantes. En « creusant un sillon qui n’appartient qu’à lui », et avec ses « intuitions géniales », il échappe aux classifications (ibid. : 16, 17). Premier ouvrage traduit en anglais (en 1969 seulement), Les Structures élémentaires de la parenté ne peut s’inscrire ni dans le courant de l’anthropologie culturelle, qui prévaut alors aux États-Unis, ni dans celui de l’anthropologie sociale, majoritaire au Royaume-Uni. Quant à La Pensée sauvage, ouvrage qui suscite d’emblée admiration et controverses, son ambition n’a aucune commune mesure avec les ouvrages ethnographiques de l’époque.

Selon Edmund Leach, grande figure de l’anthropologie britannique, les différences de perspectives entre Claude Lévi-Strauss et les chercheurs d’outre-manche illustraient l’opposition entre le tempérament national des Français et leur goût pour l’ordre logique, et l’amour des Britanniques pour les expériences concrètes. « Alors que les Britanniques, écrivait-il, manifestent un intérêt obsessionnel pour les cas particuliers et une méfiance exagérée envers les généralisations, Lévi-Strauss excelle lorsqu’il parle en termes très globaux et peine dès qu’il prétend faire coller sa théorie avec les assommants détails des études de cas. » (Leach 2008-2009 : 48)

En qualifiant la pensée sauvage de « science du concret », Claude Lévi-Strauss ouvrait un champ de réflexion philosophique et scientifique novateur qui le conduisait à affirmer que : 

jamais et nulle part, le « sauvage » n’a sans doute été cet être à peine sorti de la condition animale, encore livré à l’empire de ses besoins et de ses instincts, qu’on s’est trop souvent plus à imaginer » (La Pensée sauvage, La Pléiade, p. 604).

Il fallut quelques décennies pour que l’on puisse, en dehors de nos frontières, reconnaître pleinement la portée de cet ouvrage.

Du point de vue du regard porté sur l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss par des institutions puissantes et vénérables telles que la Smithsonian Institution, aux États-Unis, et aussi par les remarquables chercheurs canadiens, géographiquement proches des Amérindiens, la perplexité dans la réception de l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss vient surtout du fait qu’il « n’a pas découvert les univers de culture amérindiens et que l’essentiel de sa carrière anthropologique ne s’est pas déroulé sur le terrain » (Bloch 2008 : 16). Perplexité qui tend à s’atténuer, voire à s’effacer à mesure que les chercheurs prennent la mesure de la véritable ampleur de son oeuvre.

Fleur du structuralisme, fleurs éparses

Dans l’ouvrage intitulé : Claude Lévi-Strauss, l’homme derrière l’oeuvre, Emilie Joulia raconte comment le fondateur du structuralisme a ressenti la révélation de son engagement futur. Ce qui a provoqué la genèse de cette doctrine, écrit-elle,

… c’est une sorte d’extase matérielle qu’il a eue devant un pissenlit en septembre 1939 alors qu’il était mobilisé pendant la guerre sur la ligne Maginot. Patiemment, il attendait les alliés, les Britanniques, pour les accueillir. Et là, sur l’herbe, son attention se fixa sur cette boule de pissenlit. Il se mit à penser qu’il y a dans le réel une structure et que, sans celle-ci, probablement rien n’existerait. Cela peut paraître surprenant qu’il ait pu concevoir, au travers d’une simple fleur, tout un courant scientifique. Mais cette idée a surgi en lui (Joulia 2008 : 44).

L‘auteure s’empresse d’ajouter que, par la suite, cette idée a fait son chemin dans son esprit et a été mise en forme et développée aux États-Unis dans les années 1940 lors de la rencontre avec le linguiste russe Roman Jakobson.

Maintenant que l’oeuvre de Lévi-Strauss est reconnue et célébrée de façon planétaire et que tout un peuple s’est rassemblé autour de lui pour lui souhaiter ses cent ans, la publication de l’ouvrage de La Pléiade vient à point pour faire découvrir aux jeunes générations, pour lesquels le structuralisme semble quelque peu distant, cette oeuvre qui demeure d’actualité. De même, sa stature d’écrivain est désormais bien établie. Comme l’écrit Philippe Descola : 

… il fait penser aux moralistes du xviie siècle – jusque dans sa façon d’écrire, d’ailleurs, qui oscille entre Montesquieu et Rousseau d’un côté et Chateaubriand de l’autre, selon les textes, pour l’économie des moyens ou l’usage du lyrisme.

et il ajoute : 

… le procès en relativisme moral qu’on a pu faire à Lévi-Strauss est absurde… ce n’est pas l’anthropologie qui a inventé le relativisme ; c’est une notion bien plus ancienne : les historiens ont été les premiers à l’employer. (Lettre du Collège de France 2008 : 33)

Conclusion

La parution du volume de La Pléiade et la célébration du centenaire de Claude Lévi-Strauss ont été des occasions émouvantes de revisiter son oeuvre et de la faire commenter par ceux qui la connaissent bien et ont eu la chance de le côtoyer. Pour mesurer toute la portée de sa pensée, il faudrait toutefois appeler l’attention sur l’engagement humaniste de Claude Lévi-Strauss sur la scène internationale, engagement qui n’a pas toujours été bien compris, ainsi que sur sa perspicacité de naturaliste amateur et sa conscience écologique, dans le sens le plus philosophique du terme.

Ainsi sa contribution à l’UNESCO dans les domaines de la défense des droits de l’homme et de la réflexion sur le racisme figure-t-elle dans deux textes historiques, Race et Histoire et Race et Culture, désormais réunis en français en un seul volume avec une mise en perspective de Michel Izard (Lévi-Strauss 2002).

De même, son discours prononcé le 16 novembre 2005 à l’occasion du soixantième anniversaire de l’UNESCO, organisation avec laquelle il a entretenu des relations complexes, est un exemple notable de ses textes magistraux, empreints d’autorité et d’émotion, qui savent toucher le plus grand public. Dans cette allocution, accueillie avec un enthousiasme spontané, bien éloigné des complaisances diplomatiques (une ovation extraordinaire de la salle tout entière debout), son engagement écologique, dans le sens le plus noble du terme, c’est-à-dire le respect de toute forme de vie, transparaît avec force, et il rend hommage aux peuples auxquels il a consacré sa carrière d’ethnologue : 

[…] si l’homme est respectable, c’est d’abord comme être vivant plutôt que comme seigneur et maître de la création [...]

Ces vérités seraient d’évidence pour les peuples qu’étudient les ethnologues. On se félicite donc que les organisations internationales, y compris l’UNESCO, prêtent à leurs intérêts vitaux et à leur pensée philosophique de plus en plus d’attention.

Par de sages coutumes que nous aurions tort de regarder comme des superstitions, ces peuples limitent la consommation par l’homme des autres espèces vivantes et lui en imposent le respect moral associé à des règles pour assurer leur conservation. Telles sont les leçons que les ethnologues ont apprises auprès d’eux, en souhaitant qu’au moment où l’UNESCO les aide à rejoindre le concert des Nations, elle les assiste aussi dans leur volonté de conserver ces principes intacts et qu’elle encourage d’autres à s’en inspirer. (Diogène 215, 2006/3 : 3-10[3])

Mais il est juste qu’il demeure quelques fleurs éparses à cueillir dans cette oeuvre considérable dont les quelque 2000 pages du volume de La Pléiade ne peuvent rendre compte dans leur totalité.