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Considérées comme des objets commerciaux, des souvenirs ou, au mieux, minorées au rang de pratiques artisanales, les diverses formes d’art destinées au marché touristique et pratiquées par plusieurs générations de créateurs et de créatrices autochtones ont été marginalisées tant par l’histoire de l’art que par la muséologie. À l’exception de quelques études éclairantes (Townsend-Gault 2004 ; Glass 2008, notamment), ces corpus constituent trop rarement des objets d’étude de ces disciplines, encore aujourd’hui. Dans les musées, ils se retrouvent le plus souvent rangés dans les collections de curiosité, d’anthropologie, parfois dans les collections d’arts décoratifs, ou ils sont simplement conservés… dans les réserves ! Au destin utilitaire et économique de ces objets, considéré comme avilissant, s’ajoute le métissage iconographique, stylistique et matériel perçu comme une contradiction avec le sacro-saint critère d’authenticité si cher à la notion d’oeuvre d’art.

Se dissociant clairement des cadres d’analyse qui relèvent de la taxonomie et de son obsession pour le classement, le livre de Solen Ruth, Incorporating Culture, participe des postures révisionnistes récentes qui tentent de dépasser les dichotomies portant sur les catégories d’objets afin de comprendre le développement des réseaux complexes dans lesquels ils sont produits et échangés. Depuis une trentaine d’années, quelques chercheurs et chercheures en histoire de l’art, en anthropologie et en études muséales se sont en effet intéressés aux réseaux et aux trajectoires processuelles entourant la production des objets d’art destinés aux voyageurs. Ce changement de paradigme, d’une typologie héritée des Lumières vers une analyse des rapports transactionnels et des formes transculturelles entre les populations autochtones et allochtones, ouvre de nouveaux chantiers de recherche, notamment en ce qui a trait aux modernismes en contexte colonial (Harney et Phillips 2018). En 1998, déjà, dans Trading Identities, Ruth Phillips s’était penchée sur les processus de production et de circulation des « arts des souvenirs » fabriqués dans le nord-est de l’Amérique au cours des xviiie et xixe siècles, soit au moment où l’industrie touristique et l’industrialisation du Canada sont en plein essor et où le colonialisme et le racisme systémiques s’organisent en structures juridico-politiques visant ouvertement l’assimilation des peuples autochtones. Inspirée des théories de la transculturation du sociologue cubain Fernando Ortiz (1940), l’étude pionnière de Philips a permis, entre autres, de mettre de l’avant l’agentivité des créateurs et des créatrices autochtones dans le choix des procédés de fabrication et des motifs, ou dans l’adoption d’un mode de vie itinérant qu’impliquent certaines pratiques comme la vannerie, et cela dans un contexte particulièrement coercitif à leur égard.

L’étude de Solen Roth s’inscrit dans le prolongement de cette approche. Incorporating Culture porte sur les réseaux de l’industrie d’art dit de la « côte Nord-Ouest ». L’auteure reprend, en pleine connaissance de cause, cette expression mitigée (Northwest Coast Art) qui renvoie à une construction conceptuelle héritée de l’ethnologie et non à la diversité culturelle des nations qui occupent ces territoires. L’expression Northwest Coast Art Industry désigne ici un ensemble de motifs (comme l’aigle ou la grenouille ormeau entre autres) et de styles (le formline par exemple) reproduits sur des objets fabriqués en industrie et qui circulent massivement sur le marché canadien de la côte du Pacifique. La perspective anthropologique de ce livre, sans images, s’intéresse donc aux processus de production et de distribution d’articles standardisés, produits industriellement souvent à l’extérieur de la scène locale (tasses, T-shirts, affiches, porte-monnaie, etc.) et décorés avec des motifs conçus par des artistes autochtones locaux, puis vendus dans les boutiques et galeries vancouvéroises et d’autres établies dans la région. Parcourant le grand Vancouver métropolitain et les territoires non cédés de Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh, Solen Roth a mené des entrevues avec plusieurs acteurs autochtones et allochtones actifs dans ce secteur afin de recueillir leur témoignage, tant sur leur implication concrète dans cette industrie que sur leur perception de ses modes de fonctionnement. S’appuyant sur l’approche relationnelle mise de l’avant par le chercheur cri Dwayne Donald (2009), Roth mesure l’impact, sur les processus d’échange, des perceptions et des rapports de confiance ou de défiance qu’établissent entre eux les acteurs du marché.

Les premiers chapitres de la monographie sont consacrés à la genèse de cette « industrie d’art » telle qu’elle se développe sur la côte Ouest au cours des quelque derniers cent ans. Le principal intérêt de ce volet est de considérer l’organisation des réseaux transactionnels à partir des noeuds de tension qui existent entre, d’une part, la promotion par des intérêts allochtones d’un marché et d’un engouement pour l’art autochtone sur les scènes nationale et internationale et, d’autre part, l’oscillation entre des attitudes expansionnistes et protectionnistes des protagonistes autochtones de cette industrie. Cette analyse, tout comme les témoignages recueillis lors des entrevues, sert d’assise à la démonstration qui fait l’objet du chapitre 5 consacré à une discussion nuancée visant à confirmer l’hypothèse centrale de l’enquête.

Selon Roth, la participation essentielle des artistes autochtones dans ce marché aurait engendré au fil des ans une adaptation de la logique marchande capitaliste à des valeurs fondamentales issues du système de dons et contre-dons propre au potlatch. Certes, le collectif et la réciprocité semblent des notions étrangères au projet libéral, à l’hyperculture (pour reprendre l’expression de Gilles Lipovetsky), à un système économique globalisé, dominé par la déréliction sociale, la consommation, l’accumulation de la richesse et les intérêts privés. Incorporating Culture tend pourtant à démontrer que l’économie capitaliste globalisée n’élimine pas complètement un enracinement culturel local. Dans le cas étudié, l’engagement des artistes et acteurs autochtones dans « l’industrie d’art de la côte Nord-Ouest » viendrait recontextualiser et modifier les modalités des transactions, impliquant notamment un principe de redistribution de la richesse. Par exemple, l’auteure montre que les compagnies impliquées dans ce secteur d’activités sont liées à un ensemble de protocoles de redistribution (par le biais de rabais sur l’achat d’objets produits dans l’industrie ou de cadeaux offerts lors de la tenue des potlatchs, entre autres) et de reconnaissance publique de ces actes de redistribution ; des manières de négocier et de transiger propres au régime des potlatchs.

Fondamentalement, cette étude met de l’avant l’idée d’un « capitalisme culturellement modifié » (culturally modified capitalism) qui découle de mesures protectionnistes visant à assurer un contrôle local dans un marché mondialisé et qui est pénétré de valeurs de redistribution spécifiques aux cultures autochtones. Si, partant du point de vue de l’histoire de l’art, on peut regretter l’absence d’une analyse des motifs et des objets dans leur matérialité, Incorporating Culture a le grand mérite d’échapper aux réflexes éculés de catégorisation en plus de proposer une analyse nuancée du « marché de l’art » qui, loin de reconduire les tendances à la victimisation, prend en compte la part active des artistes autochtones dans le façonnement de ce secteur d’activités tout en restant critique face aux rapports de pouvoir qui le structurent.