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Sous la direction de Robert Leavitt et de David Francis, le projet de dictionnaire passamaquoddy-malécite a donné lieu à la publication d’un ouvrage qui comprend 18 000 entrées (Francis et Leavitt 2008) et sa mise en ligne sur Internet sur le site de l’université du Nouveau-Brunswick à Fredericton. Par la suite, le cinéaste Ben Levine et Robert Leavitt ont entrepris la documentation audiovisuelle de groupes de discussion dans trois communautés passamaquoddys-malécites. Ce pro­jet est maintenant connu sous le nom de « Language Keepers » (Nort­heast Historic Film Archive 2009).

Méthodologie

Le passamaquoddy-malécite n’est presque plus parlé en public maintenant. Language Keepers utilise une méthodologie novatrice permettant de documenter les conversations de groupe en contexte situationnel, même en cas de perte avancée de la langue. Cette méthode utilise les techniques suivantes : la facilitation, le tournage fluide, l’analyse des ­données, le montage et le processus de rétroaction.

Facilitation : Les animateurs (facilitators) sont des locuteurs natifs qui organisent des séances de conversation de groupe pour le tournage, participent aux conversations et colla­­borent à l’examen et à l’analyse des séquences filmées. Ils communiquent à l'équipe de réalisation les désirs de la communauté pour des activités spécifiques, par exemple concernant le choix des individus ou du contenu filmé, tout en négociant pour ce qui concerne leurs préoccupations mutuelles afin que le tour­nage puisse se dérouler dans les conditions les plus optimales possible.

Dans les conversations, l’animateur aide à surmonter les obstacles pouvant entraver la collecte de données de haute qualité. À l’occasion, les interlocuteurs ne savent pas ou ne peuvent pas se rappeler un mot et ils utilisent l’anglais – puis ils poursuivent la conversation en anglais. Les animateurs aident donc le groupe à revenir au passamaquoddy-malécite et ils peuvent aussi encourager des participants plus timides ou plus jeunes à s’exprimer en leur posant des questions à des moments opportuns. Grâce aux contributions et aux commentaires de l’animateur, les conversations gagnent en signification contextuelle, en profondeur et en richesse (Apt et Schulz 2009).

Tournage fluide : Le tournage est réalisé de façon fluide, à la main, dans un style de cinéma non intrusif, en utilisant des caméras numériques haute définition avec une technologie sans fil, un système d’enre­gis­tre­ment multicanaux et des microphones de qualité professionnelle adaptés aux conditions spécifiques d’enregistrement (Levine et Leavitt 2008).

Examen et analyse des données : Après le tournage, l’animateur travaille avec l’équipe de réalisation pour la transcription de l’horaire des séquences tournées. Le linguiste du projet, avec l’aide du Groupe consultatif de la langue – composé de membres de la communauté et d’universitaires –, participe également à l'identification des données linguistiques et des sections importantes à conserver.

Montage : Aussitôt que possible, un premier court montage (12 mi­­nutes) est réalisé pour chaque jour de tournage dans le but de susciter les commentaires des participants. Ce montage n’est pas un documentaire mais plutôt un document de travail réalisé à partir de la conversation du groupe et présentant le ­langage d’une manière aussi naturelle et riche que possible sur le plan linguistique.

Tournage additionnel : Le montage provisoire est souvent visionné avec les participants et leurs invités. Cet exercice stimule des discussions animées sur des thèmes similaires ou reliés entre eux et il encourage la participation future de visiteurs/locuteurs du passamaquoddy-malécite. La conversation subséquente peut également être filmée et enregistrée, devenant ainsi partie intégrante des archives disponibles, qui pourront être incorporées à un montage ultérieur. Ce processus enrichit les données linguistiques en autant que la seconde conversation s'avère assez élaborée, et il fournit des données contextuelles complémentaires. Dans ce contexte, les locuteurs sont souvent plus détendus et plus éloquents, et en tant que groupe, ils traitent de sujets plus difficiles.

Résultats

Ce projet a permis de filmer 35 heures de conversation avec 75 locuteurs dans une vingtaine d’événements distincts. Sept DVD d’une demi-heure avec des sous-titres passamaquoddys-malécites et/ou anglais ont été réalisés, ainsi qu’une édition de l’enseignant avec une collection séparée de DVD comprenant des chansons passamaquoddys.

Plus de quatre années après le début du projet Language Keepers, les participants ont montré une nette réduction de la substitution linguistique dans les conversations, le recrutement de nouveaux participants est devenu plus facile et les conversations sont devenues plus longues. Auparavant, les participants affirmaient que ce genre de conversations n’était plus possible. Dans le but d’aider les personnes en situation d’apprentissage et qui n'ont qu'une connaissance passive du ­passamaquoddy-malécite, un programme de réappropriation de la langue a été développé (Levine et Schulz 2009). D’autres résultats liés au projet incluent l’ajout d’une cen­taine de nouveaux mots et d’exemples de phrases dans le dictionnaire ­passamaquoddy-malécite (Francis et Leavitt 2008) et la distribution des DVD Language Keepers aux membres de la communauté, à des universitaires et à des bibliothèques.

Le portail linguistique passamaquoddy-malécite et l’auto-documentation

Le projet Advancing Audio-Visual Documentation of Passamaquoddy Group Discourse a débuté en 2009 en réponse aux défis et perspectives générés par le projet initial Language Keepers. Un des principaux objectifs était de rendre les données plus accessibles à la communauté, aux universitaires et aux chercheurs.

Cela a donné lieu à la création d’un outil d’archivage en ligne : le portail linguistique passamaquoddy-malécite (http://vre.lib.unb.ca/­passamaquoddy). En plus de rendre accessibles des conversations partielles ou complètes déjà enregistrées, ce site permet de relier les sous-titres des vidéos au dictionnaire passamaquoddy-malécite également disponible sur Internet. Sur le site du dictionnaire, les utilisateurs peuvent chercher un mot en passamaquoddy-malécite ou en anglais, lire les définitions et les exemples de phrases, écouter des exemples sonores et choisir parmi une liste de vidéos dans lesquelles est employé le mot en question.

Dans la section vidéos, les utilisateurs peuvent effectuer des recherches par sujet, par locuteur ou par lieu, puis choisir et visionner les bandes vidéo avec ou sans sous-titres (passamaquoddys-malécites et/ou anglais). Il est également possible d’explorer les définitions de mots en sélectionnant un de ces mots dans les sous-titres, ce qui interrompt la vidéo et affiche l’entrée du dictionnaire avec des options supplé­mentaires de visionnement et de recherche de mots.

Ce portail a été spécifiquement conçu pour permettre le téléchargement et l’édition surveillés par une équipe communautaire d’autochtones qui veille à la documentation de nouveaux clips vidéo, d’exemples sonores et d’entrées au dictionnaire (University of New Brunswick 2010).

Dans d’autres approches, la docu­mentation sur les langues, la construction d’un dictionnaire et l’archivage des données sont généralement trois activités réalisées à des moments différents. L’approche privilégiée par le projet Language Keepers combine la documentation sur les langues, la construction d’un dictionnaire et l’archivage en tant qu’activités de renforcement mutuel se déroulant simultanément. Le ­portail linguistique passamaquoddy-malécite encourage l’auto-documentation locale non seulement grâce à son système d’archivage, fonctionnel et accessible, des données linguistiques auxquelles contribuent les communautés, mais aussi en renforçant la construction du dictionnaire de même que l’éducation et la recherche, dans un processus qui valorise la langue telle qu’elle est réellement utilisée par les locuteurs.