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Quand on se demande qui fait partie du grand « nous », chose certaine, dans l’inconscient collectif, les Premières nations sont exclues d’office. Je demeure persuadée […] que les autochtones on s’en tartine comme de l’an 40. […] Je suis estomaquée par le peu de ressentiment et de colère exprimés pendant les audiences. Et par notre peu d’intérêt et de remords collectif pour cette immense souffrance infligée par nos élites et par nos ancêtres.

Ravary 2013

« Les autochtones n’intéressent personne ». Dans cet article au titre éloquent, la blogueuse québécoise Lise Ravary, qui parle « des témoignages déchirants entendus à Montréal […] pendant les audiences de la Commission vérité et réconciliation du Canada », analyse ainsi ce qu’elle estime être le niveau d’attention ou d’importance accordée par les non-autochtones à l’histoire des pensionnats indiens et aux autochtones en général : un niveau presque nul. Si cette assertion mériterait peut-être d’être nuancée, il est certain que le manque de connaissances des Québécois en général au sujet des autochtones est patent. N’importe quel étranger en visite dans la Belle Province s’en rend rapidement compte, et moi-même, en tant que professeure, je constate depuis le début de ma carrière à quel point mes étudiants, les premiers jours de mes cours, sont ignorants. Il n’est pas question ici de faire le procès de cette ignorance, ni même d’en chercher les raisons (pour quelques hypothèses, voir Dufour 2013). Il s’agit surtout de se pencher sur la gestion du passé autochtone au Québec, particulièrement la constitution de la mémoire des pensionnats autochtones.

Le rapport « Appels à l’action », de la Commission de vérité et réconciliation (CVR 2012) mentionne vingt-sept fois le mot « histoire », le plus souvent dans la formule « en ce qui a trait à l’histoire et aux séquelles des pensionnats ». Le même rapport comporte une section « Commémoration » (ibid. : 11) dans laquelle sont demandées au gouvernement fédéral diverses actions (journée nationale, monument national, etc.) « pour les besoins du patrimoine canadien », notamment « pour intégrer l’histoire, les valeurs patrimoniales et les pratiques de la mémoire autochtones au patrimoine et à l’histoire du Canada ». Comment produire cette histoire et à partir de quelles mémoires ? Parmi la multitude d’événements qui se sont passés et des différents points de vue sur eux, de quoi faut-il se souvenir ? Les mêmes questions se retrouvent pour toute fabrication d’histoire, surtout celles qui ont laissé des « séquelles ». Comment transmettre aux nouvelles générations le souvenir d’événements lointains et empreints de souffrances ? Doit-on transmettre avec ce souvenir les traumas vécus par les acteurs de ces événements ? Ma réflexion est alimentée par la lecture de travaux d’historiens et autres intellectuels français ayant réagi aux lois mémorielles du gouvernement de la France au sujet des génocides et des différents épisodes de la colonisation. Ces lois visent à qualifier de « crimes contre l’humanité » des épisodes historiques tels que la traite négrière atlantique et le génocide arménien. « Quoi de plus normal que de rendre justice à la souffrance humaine ? » écrit Pierre Nora (2006 : 44). Mais plus loin, il ajoute : « … derrière les nobles intentions qui les inspirent – et qui ne cachent, le plus souvent, que la démagogie électoraliste et la lâcheté politique –, la philosophie d’ensemble, spontanément accordée à l’esprit de l’époque, tend à une criminalisation générale du passé dont il faut bien voir ce qu’elle implique, et où elle mène » (ibid.). Nora identifie « une double dérive : la rétroactivité sans limites et la victimisation généralisée du passé » (ibid.). Il remarque que s’est développée, en France au moins, une « hégémonie mémorielle » : « l’affaire commence à tourner mal quand l’histoire […] ne se voit plus écrite que sous la pression de groupes de mémoire intéressés à faire prévaloir leur lecture particulière », ce qui, selon lui, transforme ce qui aurait dû devenir une histoire collective et nationale en une mémoire « essentiellement accusatrice et destructrice de cette histoire » (ibid. : 46).

Disons d’abord qu’avant de se demander si la mémoire des pensionnats au Canada est accusatrice et destructrice, ce texte s’intéresse à la constitution de la mémoire des pensionnats autochtones au Québec, puis à la transformation de cette mémoire en une histoire qui devrait être collective et nationale. En dehors des livres d’histoire scolaires, où le récit des pensionnats n’est pas encore inséré (mais ne devrait pas tarder à l’être), de quoi se constitue cette mémoire, celle des premières personnes concernées et de leurs enfants et petits-enfants ? Ensuite, comment cette mémoire est-elle reçue par les non-Amérindiens au Québec ? Enfin, que faudrait-il pour que cette histoire intègre l’histoire collective québécoise, c’est-à-dire à des fins de véritable réconciliation entre les Québécois et les autochtones ?

Pourquoi des références aux intellectuels français ?

Cette réflexion fait référence principalement, mais non exclusivement, aux travaux d’intellectuels français pour différentes raisons. Je m’intéressais aux ouvrages portant sur l’inclusion de l’histoire du colonialisme dans les histoires nationales des pays occidentaux ayant été colonisateurs et ce, ailleurs qu’au Canada. Les deux plus grandes puissances coloniales au monde ayant été ces derniers siècles la France et la Grande-Bretagne, il apparaissait pertinent de sélectionner, dans la pléthore de perspectives, celles qui provenaient de ces deux pays. À certains égards par ailleurs, les débats des universitaires s’y ressemblent (Owen 2016). Il s’agit aussi de pays considérés comme fondateurs dans l’histoire du Canada moderne. Étant donné que nous en sommes, au Québec, au stade où les mémoires des anciens pensionnaires et les recherches en archives sont en train de se métaboliser pour se transformer en une histoire des pensionnats québécois, les débats français sur les enjeux mémoriels nous semblaient des outils particulièrement heuristiques.

On pourrait étudier des débats similaires dans les pays ayant eu des commissions de vérité et réconciliation (ex. Afrique du Sud, Tunisie, Burundi…) ou dans des pays occidentaux ayant colonisé des populations autochtones qui vivent toujours en leur sein (ex. Australie, États-Unis). Mais je n’examine pas ici le travail de la CVR canadienne. Je n’examine pas non plus les recommandations émises par les intellectuels eurocanadiens et amérindiens pour une réécriture de l’histoire, qu’il serait pertinent de comparer avec des recommandations d’universitaires australiens ou américains, autochtones ou non. Certains auteurs ont déjà proposé ces angles, comme Niezen (2013), Regan (2010), Alfred et Corntassel (2005), Coulthard (2014)[2], pour ne nommer que ceux-là (voir aussi Corntassel et al. 2009 et Corntassel et Holder 2008).

Les enjeux mémoriels sont d’autant plus importants qu’il s’agit, au Québec et au Canada, d’intégrer dans les livres scolaires l’histoire des pensionnats. La question de l’inclusion de l’histoire des peuples colonisés et/ou autochtones dans les histoires scolaires nationales se pose dans de nombreux pays : Grande-Bretagne, France, Australie, États-Unis, etc. En France, la Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », et qui fait partie des quatre lois mémorielles[3], oblige les programmes scolaires à reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer » (art. 4). Cette loi a particulièrement déclenché la controverse des historiens (et des juristes), produisant une importante littérature (ex. Boilley 2005). Si le problème est abordé différemment au Québec, le cadre n’étant ni législatif, ni républicain, les questions soulevées de part et d’autre de l’Atlantique entrent en résonance sur certains points. J’en retiendrai deux : la question de l’identité nationale et la notion d’identité victimaire. Sur le premier point, rappelons que toute société choisit les événements fondateurs de son pacte social. Le choix de ces événements et la façon dont ils sont conçus ont pour enjeu l’identité nationale (ou plutôt les identités nationales). Pour la France (et ailleurs), les « guerres de mémoires […] sont des éléments fondateurs des enjeux d’identités » (Blanchard et Veyrat-Masson 2008). Comme le rappelle Todorov (1998), il n’y a pas d’identité sans mémoire. Au Québec, le problème se complexifie. Les peuples autochtones ne sont pas des minorités ethniques mais des nations avec leur propre histoire nationale. Cette histoire a-t-elle vocation à être intégrée dans une histoire nationale canadienne ou québécoise, qui la diluerait et les traiterait comme minorités ? Et qu’est-ce que « l’histoire nationale » au Québec ? Pierre Trudel, dans un article sur la question, rapporte des propos de Gérard Bouchard selon lequel « l’histoire nationale québécoise doit opérer de profonds changements afin de tenir compte correctement des Autochtones » (Trudel 2000 : 531), ne serait-ce que pour remettre en question le mythe des fondateurs européens. En outre, il relève que, l’histoire nationale participant au développement de l’identité, une histoire nationale du Québec intégrant une représentation des Amérindiens participerait à la construction de l’identité des Québécois et non des autochtones, si l’on part du principe que les autochtones vivent au Québec mais ne sont pas des Québécois. Or, pour que le récit de l’histoire des pensionnats autochtones fasse sens pour les Québécois, il faudra bien qu’il soit intégré dans une histoire nationale. Les autochtones et les Québécois n’ont pas cheminé à part. Ils ont en revanche différents points de vue sur l’histoire. La question est de savoir comment rendre justice à ces points de vue.

La notion d’identité victimaire, elle, ressurgit aussi différemment selon les pays. En France, l’existence de victimes est inhérente aux lois mémorielles : on y reconnaît que des catégories de personnes ont droit à des hommages particuliers de par les souffrances qu’elles ont endurées à cause de leurs origines ou de leur dévouement à la nation. Ainsi, Boilley se demande si « tout descendant de victime doit […], par essence, se considérer nécessairement à son tour comme une victime obligée, à l’instar des descendants des tortionnaires qui ne pourront échapper au rôle de bourreaux dans lequel on les place d’office » (2005 : 137). Fred Constant, lui, affirme que ces lois répondent, en définitive, à des demandes de justice et de dignité « qui traduisent davantage les frustrations sociales du présent de leurs porteurs qu’une volonté d’apporter une contribution originale à l’actualisation du récit national » (2007 : 107). Il avance que « dans cette optique, la mémoire « victimaire » est devenue une ressource politique […] dont les acteurs se saisissent pour défendre des intérêts, attirer des soutiens, revendiquer des places, consolider des positions » (ibid.). Pour le Québec, Trudel (2000) aborde aussi la question de ce qu’il appelle « les abus amérindiens de la mémoire » (en référence à Todorov), rappelant que le statut de victimes offre un profit symbolique : « plus grande a été l’offense dans le passé, plus grands seront les droits dans le présent » (Todorov 1998 in Trudel 2000 : 537). Là aussi les choses se compliquent quand les Québécois, ou les Canadiens français, revendiquent le statut de victime face aux anglophones. Si les autochtones se définissent par rapport à la notion de victime, comme nous le verrons, la diffusion de l’histoire des pensionnats ne peut manquer d’aborder cette histoire sous un angle victimaire puisque, comme l’a dûment rappelé la CVR, les pensionnats ont laissé des séquelles qu’il faut s’employer à guérir. Dès lors, même si les autochtones ne veulent pas nécessairement transformer leur mémoire en ressource politique, comment faire pour que les allochtones ne reconnaissent pas qu’ils ont envers eux, sans même que ces derniers ne le demandent, une « dette symbolique » (Todorov 1998, in Trudel 2000 : 537) ?

Contexte

Rapidement, présentons un contexte pancanadien à partir de la mise en place des premiers pensionnats. Des pensionnats indiens ont existé avant la Confédération en 1867. Mais c’est à partir des années 1880 que le modèle du pensionnat indien a été adopté par le gouvernement fédéral pour l’éducation des enfants autochtones (Miller 1996 : ix). Officiellement, il y eut cent trente-neuf pensionnats au Canada, en tout cas reconnus à des fins de versement d’une indemnité aux anciens élèves par le Fédéral. La plupart de ces pensionnats étaient administrés par des religieux, certains par les gouvernements provinciaux. En 1920, un nouvel article à la Loi sur les Indiens rendit obligatoire la scolarisation des enfants amérindiens de 7 à 15 ans. Au Québec, il n’y eut officiellement que six pensionnats indiens et quatre foyers fédéraux pour les Inuits : Fort George (anglican, St. Phillip’s), Fort George (catholique, St. Joseph, ou Résidence Couture, ou Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus), Amos (Saint-Marc-de-Figuery), La Tuque, Pointe-Bleue et Sept-Îles (Notre-Dame-de-Maliotenam) pour les pensionnats ; George River (Kangirsualujjuaq), Great Whale River (Poste-de-la-Baleine, Kuujuaraapik/Whapmagoostui), Payne Bay (Bellin, Kangirsuk) et Port Harrison (Inukjuak) pour les foyers fédéraux. Ils ouvrirent plus tard que dans le reste du Canada, entre les années 1930 et les années 1960, pour fermer dans les années 1970. Il faut ajouter à la liste deux foyers non confessionnels : les foyers Mistassini (1971-1978) et les foyers Fort George (1975-1978).

Dès les années 1970, des témoignages d’anciens pensionnaires commencèrent à être publiés (ex. Willis 1973, voir plus loin). Mais un livre en particulier eut un retentissement manifeste : en 1988, Basil Johnston, écrivain ojibwa (Anichinabé), publia Indian School Days, autobiographie où il raconte son séjour à la Spanish Indian Residential School (Ontario). Le ton teinté d’humour et de compassion de l’auteur valut à celui-ci une certaine reconnaissance. En 1990, Phil Fontaine, alors chef régional du Manitoba auprès de l’Assemblée des Premières Nations du Canada (dont il devint chef plus tard pour trois mandats), révéla publiquement qu’il avait été victime d’abus sexuels dans un pensionnat indien. En 1991, des évêques et responsables de congrégations religieuses catholiques déclarèrent publiquement leurs regrets pour les souffrances endurées par les autochtones dans les pensionnats. Le sujet, jusqu’alors tabou, émergea sur la scène publique. En 1996, la Commission royale sur les peuples autochtones rendit son rapport, qui recommandait de faire la lumière sur cette partie de l’histoire canadienne (Dussault et Erasmus 1996). La même année, J. R. Miller publia Shingwauk’s Vision, et en 1999 John Milloy publia A National Crime (The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986). Milloy avait eu accès à la documentation grâce à l’autorité de la Commission royale. En 1998, le gouvernement fédéral publia la Déclaration de réconciliation qui reconnut les abus infligés par les pensionnats et institua la Fondation autochtone de guérison. Ainsi, peu à peu, ce qui avait semblé n’être que des souvenirs pénibles d’internat comme en avaient vécu beaucoup de Canadiens commença à émerger comme une histoire nationale où un crime avait été commis[4].

En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu l’intention de travailler sur cette histoire. Je suis arrivée dans la communauté anichinabée de Pikogan, en Abitibi, en décembre 1995, pour faire mon terrain de thèse de doctorat. Or, j’ai débarqué la veille du jour où un ancien curé de la communauté fut reconnu coupable par la justice d’actes pédophiles sur des jeunes Amérindiens. Ce prêtre avait travaillé, au début de sa carrière, au pensionnat indien d’Amos, où furent envoyés pratiquement tous les enfants de Pikogan entre six et seize ans de 1955 à 1972. De nombreux enfants anichinabés d’autres communautés y allèrent également, ainsi que des enfants attikameks. Les anciens pensionnaires commencèrent alors à me raconter leurs souvenirs du pensionnat, de façon spontanée, m’exhortant même à y faire une place dans ma thèse. Depuis, j’ai continué à recueillir des témoignages. Étant donné la charge émotionnelle associée à l’évocation du pensionnat, je laisse aux gens le soin de décider s’ils ont envie de m’en parler ou pas. En tout cas, je me servirai dans ce texte de mon expérience de terrain.

Au Québec, si les écrits sur les pensionnats de la province ont commencé tôt, à la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1970, ils n’ont pas eu d’impacts publics notables, ni au point de vue universitaire à leur époque, ni dans des audiences plus larges. Ainsi, Geniesh, l’autobiographie de Jane Willis (Pachano) [1973], qui fréquenta Fort George à la Baie James, reste encore largement méconnue. En outre, ces travaux sont encore peu nombreux, mais le nombre de recherches est en croissance depuis le début des années 2000 (par ex. Bousquet 2006 et 2012 ; Bourdaleix-Manin et Loiselle 2011 ; Goulet 2016). Mentionnons tout de même que les livres L’éveil des survivants, du journaliste Daniel Tremblay (2008), Les pensionnats indiens au Québec, un double regard, de l’historien attikamek autodidacte et ancien pensionnaire Gilles Ottawa (2010), et Nipekiwan, je reviens, autobiographie de Marcel Pitikwe (2016), ont drainé une certaine attention médiatique. Bref, la mise en public des témoignages des anciens pensionnaires a mis du temps avant de franchir les frontières des communautés et d’atteindre un public plus large, non autochtone. Il faut d’ailleurs noter que, comme l’ont souligné de nombreuses personnes venues livrer leurs récits devant la CVR, la Commission a largement aidé à la libération de cette parole.

Si je m’inspire dans les lignes suivantes de débats sur les rapports entre mémoire et histoire ayant eu lieu en France, précisons que la situation est différente au Canada. La question à elle seule pourrait se voir consacrer une recherche approfondie. Disons juste qu’au Canada, l’histoire des pensionnats ne fait pas l’objet d’une « guerre des mémoires », selon l’expression de l’historien français Benjamin Stora (2007), spécialiste de la guerre d’Algérie et de la colonisation. Le fait que cette histoire soit connue du public depuis peu de temps est une raison pertinente, mais elle n’est à mon avis pas la seule, ni même la principale. Très peu de gens, du moins publiquement, oseraient opposer aux récits des anciens pensionnaires d’autres versions, les Églises ayant présenté leurs excuses et les anciens employés allochtones ayant allégué leur ignorance de ce qu’il se passait et affirmé leur affliction (Bousquet 2012). On ne met pas, en regard des souffrances des Amérindiens, d’autres souffrances provenant d’allochtones qui seraient en compétition : dans les pensionnats indiens, seuls les autochtones ont souffert. Si dans le public on peut entendre parfois des comparaisons entre les pensionnats indiens et d’autres institutions semblables pour des non-autochtones, il ne s’agit pas de revendiquer une concurrence dans la souffrance mais de dire qu’il a pu y avoir des analogies de traitements (ce qui ne tient pas compte des différences idéologiques entre les projets, mais je ne traiterai pas de ce sujet). Dans ce sens-là, au Canada, il y a très peu de mémoires antagonistes concernant cet épisode de l’histoire. Quand, en mars 2017, la sénatrice Lynn Beyak a déclaré dans un débat à la Chambre haute qu’il y avait des hommes et des femmes bien intentionnés « dont les travaux remarquables [et] les bonnes oeuvres […] dans les pensionnats ne sont pas reconnus pour la plupart » (Tasker 2017), un concert de réprobations virulentes se fit entendre. Elle avait déjà affirmé précédemment que les dirigeants des pensionnats autochtones « ne voulaient pas blesser qui que ce soit » (ICI Radio-Canada Nord de l’Ontario 2017). Parmi les voix qui se sont élevées contre elle, notons celles du député cri Romeo Saganash, ancien pensionnaire, et du sénateur Murray Sinclair, ancien président de la CVR (ICI Radio-Canada Manitoba 2017), qui ont réclamé sa démission du Comité sénatorial sur les peuples autochtones où elle siégeait, démission devenue effective en avril 2017.

En outre, la Commission, chargée de « créer un dossier historique le plus complet possible sur le système des pensionnats et ses séquelles » et de « sensibiliser et éduquer le public canadien sur le système des pensionnats et ses répercussions » (Annexe N, Mandat de la Commission de vérité et réconciliation, CVR, 2007-2013), était une émanation du gouvernement fédéral (voir Nagy 2014). Les travaux effectués par les chercheurs au sujet des pensionnats et de leurs corollaires, bien avant la CVR et même avant les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones (1991-1996), montraient déjà, hors de tout groupe de pression, les répercussions terribles du système des pensionnats (ex. pour le Québec, Sindell 1968).

De la mémoire personnelle à la mémoire collective autochtone

La constitution de la mémoire des pensionnats indiens a commencé quand les anciens pensionnaires se sont mis à se parler entre eux de leurs différentes expériences. Comme le rapporte Juchnowicz (2005 : 201), Basil Johnston a raconté qu’en 1973, il avait rencontré « certains de ses anciens collègues de Spanish. Comme il l’a décrit, c’était une soirée de souvenir, à revivre les jours à Spanish en ne se rappelant pas le sombre et le lugubre, mais les incidents qui apportèrent un peu de joie et de soulagement dans une existence morne ». Ce type de témoignage me paraît familier quand je pense aux Anichinabés : dans la trentaine d’anciens pensionnaires avec lesquels j’ai échangé, la plupart m’ont dit qu’ils avaient pu commencer à parler du pensionnat quand ils ont senti leur colère s’apaiser et que leurs souvenirs ne les faisaient plus pleurer mais rire. Souvent, ils sont étonnés quand leurs larmes coulent alors qu’ils racontent. D’autres sont toujours en colère, mais tentent dans leurs récits de trouver des versants positifs à leur histoire personnelle pour retenir aussi ce qui leur a permis de tenir le coup, de se construire ou de se reconstruire. Ce que beaucoup remarquent, c’est qu’ils se sont longtemps sentis seuls mais qu’à partir du moment où ils ont partagé avec d’autres anciens pensionnaires leurs expériences, il s’est formé entre eux une sorte de solidarité qui n’avait pas existé tout au long de leurs séjours à l’école. La parole partagée formait un ciment, un début d’histoire collective.

Les Anichinabés ont trouvé différents moyens pour commémorer le pensionnat de façon commune. Au début des années 1990, une trentaine de personnes de Pikogan, anciens du pensionnat d’Amos, organisèrent une rencontre dans ce qui restait de l’école. Chacun se vit remettre un tee-shirt commémoratif sur lequel était imprimée une photo du lieu. Puis les participants marquèrent au feutre indélébile le numéro d’immatriculation qui leur avait été assigné durant cette période et signèrent les tee-shirts des autres en signe de solidarité. Des cercles de parole virent le jour, informels au départ, puis officiellement institués en 1998 lors de la Déclaration de réconciliation du gouvernement fédéral. Se sont alors succédé les initiatives des anciens pensionnaires du pensionnat d’Amos, avec l’aide du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or (CAAVD 2014), une des plus grandes villes d’Abitibi : expositions de photos, marches de commémoration, création dès 2002 de services d’aide « aux victimes intergénérationnelles des pensionnats ». En 2006, le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or commença à offrir aux anciens élèves des pensionnats indiens des services de soutien en santé mentale, financés par Santé Canada. Beaucoup d’anciens pensionnaires ont participé au recueil d’histoires de vie « des survivants des pensionnats indiens du Québec » (CSSSPNQL 2010) et se sont déplacés à Montréal pour l’événement national du Québec de la CVR en avril 2013. En août 2013, Pikogan a reçu les représentants de six autres communautés pour deux journées de réflexion au début desquelles a eu lieu la marche « Le retour à la maison », qui partait du site où se trouvait le pensionnat (Beaupré 2013 ; Guindon 2013). Y avait été inauguré un monument commémoratif comportant un dessin imaginé par la fille d’un ancien pensionnaire. En avril 2014, lors du 25e Tournoi de hockey mineur de Pikogan, six anciens pensionnaires reçurent une photo laminée de la visite de Jean Béliveau, célèbre joueur de hockey (1931-2014), prise au début des années 1960 au pensionnat d’Amos (Guindon 2014). Enfin, on pourrait dire aussi que, depuis la CVR, les powwows jouent un rôle commémoratif informel : les anciens ou anciennes pensionnaires y sont souvent mis à l’honneur et participent de diverses façons, par exemple en étant l’aîné qui fait la bénédiction d’ouverture, en étant directeur ou directrice d’aréna, en figurant dans les premières danses destinées à rendre hommage. À titre personnel, dans des communautés que je fréquente, j’ai été frappée de constater que plusieurs anciens pensionnaires anichinabés et attikameks, d’habitude spectateurs, s’étaient fait faire des regalia (tenues d’apparat portées pour danser) et s’étaient mis à danser. Or, les danses de powwow ont de fortes significations : elles font partie non seulement de l’expression de l’identité et de la culture, mais aussi de démarches de guérison, et elles ont des connotations spirituelles.

Les Anichinabés n’ont pas été les seuls à adopter des démarches commémoratives en plus des cercles de parole et de la mise en place de services grâce à des programmes fédéraux. Par exemple, du 13 au 16 septembre 2012, chez les Innus, le Centre de santé Mani-Utenam a organisé Uitetau (voir <http://www.itum.qc.ca/fichiers/actualites/23/Depliant_Uitetau.pdf>), le rassemblement des anciens élèves du pensionnat Notre-Dame, à Maliotenam, qui comprenait des présentations, des témoignages, des prières et cérémonies, avec pour point culminant la démolition collective de l’ancienne cordonnerie du pensionnat, qui se dressait toujours dans la communauté et où se seraient déroulés la plupart des sévices subis par les enfants (Montpetit 2013). Également, en décembre 2013, les Mohawks de Kanesatake ont dévoilé deux plaques commémoratives dans la communauté (une en anglais, une en mohawk) à la mémoire des enfants envoyés dans les écoles résidentielles (CBC News 2013). En juillet 2015, toujours à Kanesatake, (Bonspiel 2015), fut dévoilée, lors d’un grand rassemblement, une stèle commémorative dans le cimetière Pine Hill, à la mémoire des enfants ayant fréquenté le pensionnat de Shingwauk, en Ontario.

Toutes ces commémorations mettent l’accent sur les punitions, la peur, la violence, la maltraitance, mais aussi sur les bons souvenirs, ou, disons, ceux qui sont relativement agréables : les parties de hockey qui agissaient comme des défouloirs, les festivals, les petits mauvais coups pour jouer des tours au personnel des pensionnats, les pique-niques. Les différentes histoires des anciens élèves, horribles pour certains, acceptables pour d’autres, forment un portrait nuancé et complexe. Les personnes peuvent parfois rechercher des coupables ou du moins les responsables, mais surtout la guérison, l’apaisement. Une illustration de cette diversité est la différence entre les deux monuments monolithes que sont celui érigé par Pikogan à Saint-Marc-de-Figuery et celui de Kanesatake. Sur le premier, on peut lire ceci :

KIKE8IN MIKANA, Chemin de guérison, Commémoration, Passage des Anishinabeg et Atikamekw vivant dans les territoires ancestraux au pensionnat indien de Saint-Marc-de-Figuery. La commémoration, c’est de se mettre ensemble pour se rappeler, prendre un temps d’arrêt, de rappeler sans être amer… et pour dire qu’à l’avenir, ça va être différent.

Sur le deuxième, le ton est tout autre et la stèle rappelle un monument funéraire : « Kanesatake Kanienkeha:ka students at Shingwauk Indian Residential School ». Suivent tous les noms gravés des anciens élèves provenant de la bande, ainsi que ceci, tout en bas :

Today, the Kanienkeha:ka people and friends of Kanesatake remember and honor all our children who torn from their families and forced to suffer the pain and lasting scars of Indian residential schools. July 12, 2015.

Comme le dit Oren Mayers (2005 : 93), dans un article sur la construction de la mémoire de l’Holocauste dans les musées américains, « le passé ne peut jamais être dit “tel qu’il était” sauf à travers un processus significatif de sélection, d’omissions et de narration ». Selon lui, le contexte moral influence l’interprétation du sens de l’événement lui-même. Or, on voit dans cette comparaison que les interprétations des pensionnats ne sont pas les mêmes selon les différents groupes amérindiens du Québec, ou, en tout cas, ils ne diffusent pas les mêmes messages. Cela implique qu’il n’existe pas une mémoire amérindienne des pensionnats mais plusieurs. Mayers ajoute plus loin que « les mémoires collectives n’existent pas par elles-mêmes. Il ne peut y avoir de mémoires sans articulation publique, ainsi beaucoup d’études sur les mémoires collectives se concentrent sur les rituels et les commémorations » (2005 : 94). La commémoration, à travers le rassemblement, le cercle de parole et matériellement le monument, permet à des perceptions du passé d’être transmises par un véhicule collectif. La stèle est une structure physique « pouvant avoir un impact longtemps après que les participants à l’événement aient [sic] cessé d’exister » (ibid.).

En dernier lieu ici, mais j’y reviendrai, pour raconter la mémoire collective des anciens pensionnaires, les métaphores de la victime, du survivant et du résilient sont apparues dans les travaux de la CVR comme dans ceux des chercheurs. Or, ces métaphores ont des impacts. Par exemple, les anciens pensionnaires que j’ai interrogés ou entendus apprécient volontiers l’image du résilient, qui implique la capacité, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de celui-ci pour ne plus vivre dans la dépression et pouvoir se projeter vers l’avenir. L’image de la victime, elle, est loin d’être acceptée : si les anciens pensionnaires pensent tous avoir subi des préjudices, beaucoup refusent de n’être définis que par cela. Ce qu’ils veulent, c’est surmonter les dommages qu’ils ont vécus, pour leur propre bien-être mais aussi pour montrer que les sociétés et les cultures autochtones sont plus fortes que le projet d’assimilation. L’image du survivant ne fait pas consensus à cause de la polysémie du terme. Certes, dans son rapport « Les survivants s’expriment », la CVR a précisé dans quel sens elle employait ce terme :

Un survivant n’est pas seulement une personne qui a surmonté l’épreuve des pensionnats ou qui a réussi à se débrouiller dans un tel système. Un survivant est une personne qui a persévéré malgré les circonstances et qui a fait face à l’adversité. La signification du mot a changé ; il signifie désormais une personne qui ressort victorieuse d’une situation même si elle n’est pas tout à fait indemne ; la personne peut être meurtrie, mais pas insoumise. Le mot se rapporte aux personnes qui, malgré tout ce qu’elles ont subi, se tiennent encore debout. Le mot désigne maintenant une personne qui peut véritablement dire « Je suis encore là ».

2015b : xii-xiii

Le mot est aussi employé comme traduction de survivor pour faire référence à des personnes ayant subi des agressions. Mais certains n’aiment pas l’idée qu’ils « survivent », comme si le terme impliquait qu’ils mènent une existence précaire. Niezen, dans son livre Truth and Indignation, explique que le mot « survivant » crée une catégorie :

… un nouveau concept d’identité qui est le fruit des processus de lobbying de la justice, des procédures judiciaires et des efforts pour la guérison collective et l’obtention d’une nouvelle place dans l’histoire. Il est entré dans notre langue pour désigner (et autodésigner) ceux qui ont connu les horreurs qui définissent notre temps, comme l’Holocauste, la Guerre du Vietnam, et des blessures plus personnalisées, des traumatismes induisant l’isolement comme le viol et l’inceste.

2013 : 7

Il ajoute plus loin que le mot « est né d’un rejet des idées indésirables qui pourraient être accolées aux anciens élèves des pensionnats indiens, comme la victimisation, le dysfonctionnement et l’assimilation » (ibid.).

Ces trois métaphores, en tout cas, ne laissent aucun doute sur la façon dont doit être façonnée et reçue l’histoire des pensionnats indiens : c’est une histoire sombre, où des allochtones ont causé du tort à des autochtones, particulièrement à des enfants autochtones, et où il y a des coupables bourreaux (gouvernements et églises), des personnes qui étaient à l’époque des victimes impuissantes à cause de leur jeune âge, devenues des survivants qui ont appris à vivre avec leur souffrance, à en témoigner, à y faire face et à résoudre une grande partie de leurs problèmes. Cette doxa (au sens de système de représentations communément accepté), apparue dans les années 1990, peut être l’objet de redéfinition selon les acteurs : ainsi, le bourreau peut aussi être l’idéologie impérialiste, ou les Blancs en général. Mais globalement elle ne se prête guère à la critique, ce qui est regrettable pour certains, comme Wayne Holst, chargé de cours en religion et culture à l’Université de Calgary et pasteur luthérien (Holst 2000), ou l’anthropologue Ronald Niezen (2013).

La réception de la mémoire amérindienne par les non-Amérindiens

Les rituels et stèles commémoratives rappelant le passage d’enfants amérindiens dans les pensionnats, au Québec, ne dépassent pratiquement pas les frontières des communautés autochtones. La performance des rituels s’adresse d’abord et avant tout aux anciens pensionnaires et à leurs familles, dans une optique de guérison interne. La stèle de Kanesatake, communauté située à environ 70 km de Montréal, est placée dans le cimetière de l’établissement. Celle de Pikogan, en Abitibi, est accessible à un plus large public, mais se trouve au bord d’un village de 771 habitants qui ne fait guère partie des destinations touristiques. La couverture médiatique, quant à elle, reste régionale : si les journaux locaux se font l’écho des divers événements, ils n’atteignent que peu la reconnaissance provinciale. Au niveau provincial, pour ce qui concerne la spécificité des pensionnats indiens du Québec, on entend ou lit principalement soit des témoignages de personnages connus, comme le chanteur Florent Vollant (Montpetit 2013 ; Lévesque 2015) ou l’homme politique Romeo Saganash (Desplanques 2015), soit une histoire collective de tout le Canada où la participation du Québec est diluée ou absente (par ex. Latraverse 2015). Nous sommes ici dans un « modèle de type mémoriel » de la commémoration plutôt que dans un « modèle historique et national » (Nora 2000 : 210). Pierre Nora établit une distinction entre les deux en ce que le premier « émane de groupes d’âge ou de solidarité limités », et l’autre, d’une souveraineté impersonnelle (État, nation) dans le but d’une instruction civique. Or, pour Nora, cet usage de la commémoration a un effet sur « la fonction sociale et régulatrice de la commémoration » (ibid.). Dans le cas qui nous préoccupe, si l’histoire des pensionnats entre dans les programmes scolaires québécois et doit être commémorée au niveau national, on pourrait avancer qu’il serait souhaitable qu’un modèle jusqu’à présent mémoriel devienne historique et national : la commémoration étant « un miroir de l’identité » (ibid.), le passé des autochtones ferait partie intégrante de l’histoire des Québécois plutôt que d’en être à la marge. Mais comme on l’a vu, au Canada et au Québec, ce principe n’est pas une évidence. Pour reprendre une expression de Kymlicka (2007) qui a été dûment réutilisée, les questions autochtones sont toujours traitées en silo séparé, que ce soit en politique ou en recherche : par exemple, les départements d’histoire ont généralement des spécialistes distincts pour l’histoire du Québec-Canada et pour celle des autochtones. En outre, de quelle identité la commémoration serait-elle le miroir ici ? Alors que les commémorations mémorielles reflètent l’identité des autochtones, des commémorations historiques et nationales refléteraient celle des Québécois.

Les institutions spécialisées dans la commémoration, comme les musées, ont-elles participé à faire connaître aux Québécois la mémoire de « leurs » pensionnats autochtones ? Si l’on prend l’exemple des expositions, il y a bien eu celle, en plein air, du Musée McCord, Devoir de mémoire, les pensionnats autochtones du Canada, sur l’avenue McGill College, présentée de juin à octobre 2013. Réalisée en collaboration avec la CVR, elle montrait vingt-quatre photographies en noir et blanc dans le but d’illustrer la vie quotidienne des pensionnaires. Mais elle traitait le thème à l’échelle du Canada, montrant des photos en provenance de la Colombie-Britannique, du Manitoba ou d’ailleurs, et ne permettant pas aux spectateurs d’identifier des liens avec des expériences ayant eu lieu à proximité de chez eux. Citons également l’exposition Mémoire rouge, réalisée par la Commission de santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. Présentée lors de la venue à Montréal de la CVR en avril 2013, cette exposition a voyagé jusqu’en 2014 dans plusieurs musées amérindiens du Québec : à Wendake (près de Québec), à Mashteuiatsh (Lac-Saint-Jean) et à Odanak (près de Drummondville). Mais, là aussi, elle a couvert le sujet sous un angle pancanadien. Cette échelle canadienne est-elle responsable de l’apparent manque d’intérêt des Québécois pour l’histoire des pensionnats autochtones ? Les articles de journaux, les blogues et autres émissions québécoises semblent en tout cas traiter cette histoire comme s’il s’agissait d’abord et avant tout d’une réalité extérieure.

Citons une dernière exposition : « 100 ans de perte – Le régime des pensionnats au Canada ». Réalisée par la Fondation autochtone de l’espoir en collaboration avec la Fondation autochtone de guérison et Bibliothèque et Archives Canada, cette exposition itinérante a été présentée en avril et mai 2014 au Musée commémoratif de l’Holocauste à Montréal. Le fait n’est pas anodin car, ici, les métaphores de la victime et du survivant prenaient un sens particulier : un musée voué à sensibiliser les gens à l’Holocauste, à l’antisémitisme, au racisme, à la haine et à l’indifférence (voir <http://museeholocauste.ca/fr/mission-et-organisme>) s’associait à l’histoire des pensionnats. Il s’agissait de traiter la question des pensionnats autochtones comme d’une « Shoah à l’amérindienne »[5], non plus seulement dans une stratégie discursive mais par analogie. Il a été démontré que des enfants autochtones de plusieurs pensionnats ont été utilisés comme cobayes par des scientifiques pour étudier la malnutrition dans les années 1940 et 1950 (Mosby 2013). Également, de nombreux enfants sont morts dans des pensionnats. Mais est-ce le cas pour tous les pensionnats indiens du Canada ? Qu’en a-t-il été au Québec où, selon la CVR (2015c, vol. 4), il y eut dix-sept décès ? Est-il pertinent de se fonder sur des vues d’ensemble de l’histoire des pensionnats au Canada pour parler de ceux du Québec ? La question sera résolue quand on aura fini d’écrire les histoires particulières de chaque institution, ce qui au Québec n’a pas encore été fait. Malgré ces vides, on voit l’usage presque généralisé d’un vocabulaire rappelant l’Holocauste, comme les termes de « survivant » et de « génocide ». Certes, le terme génocide est toujours accolé à l’adjectif « culturel ». L’expression « génocide culturel » a commencé à désigner l’entreprise des pensionnats dans des rapports gouvernementaux bien avant le rapport de la CVR (voir Dandenault, s.d. : 18][6]. D’après le rapport « Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir » de la CVR (2015a : 1), elle identifie « la destruction des structures et des pratiques qui permettent au groupe de continuer à vivre en tant que groupe ». Mais il n’en reste pas moins que le mot génocide, avant qu’on lui ajoute des adjectifs, a été créé dans les années 1940 par le professeur de droit Raphael Lemkin (Moses 2010) pour qualifier des actions d’extermination massive de populations de la part d’un État, et en particulier celle des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Dans le même ordre d’idées, notons l’expression « devoir de mémoire », évoqué auparavant dans un autre titre d’exposition. On doit cette expression à Primo Levi, juif italien déporté à Auschwitz et célèbre auteur d’ouvrages sur l’Holocauste, qui, dans Le devoir de mémoire, a livré son témoignage à deux universitaires (1995). Il a insisté sur le fait que les générations futures devaient connaître l’existence de la Shoah, pour qu’elle ne soit jamais oubliée.

L’analogie de l’histoire des pensionnats indiens avec la Shoah n’a pas été le fait que des expositions. Quand le député cri Romeo Saganash a réclamé la démission de la sénatrice Lynn Beyak qui regrettait qu’on ne reconnaisse pas le « bon » dans l’histoire des pensionnats autochtones, il a dit ces paroles :

À mon avis, dire que les pensionnats, c’était quelque chose quand même bien, que ce n’était pas malintentionné comme institution, ça équivaut à dire que ce que Hitler a fait envers les juifs, c’était pas malintentionné.

ICI Radio-Canada Nord de l’Ontario 2017

Cette référence à la Shoah a plusieurs effets. Par exemple, les anciens pensionnaires refusant de jouer le jeu de la compétition victimaire, ou insistant sur leurs bons souvenirs, semblent nier la réalité des effets délétères de la colonisation. Ils en deviennent presque des traîtres. Également, et en référence à des études sur la commémoration de l’Holocauste (Mayers 2005), construire ainsi le récit des pensionnats indiens propose un modèle d’identité amérindienne basé sur la notion de persécution. Le système de compensation financière mis en place par le gouvernement fédéral en 2007 (jusqu’en 2011) a également contribué à ce modèle. Comme l’ont montré et documenté plusieurs chercheurs (Reimer et al. 2010 ; Mercer 2011 ; Reynaud 2016), le processus de réclamation pour abus pour avoir droit à un Paiement d’expérience commune[7] a entraîné une certaine compétition victimaire : pour toucher une indemnisation monétaire, il fallait avoir vécu des expériences terribles.

Le problème est que, comme le rappelle Coquery-Vidrovich (2011), les historiens ne sont pas censés poser la question « Était-ce bien ou était-ce mal ? » Or, cette historienne française montre que « l’appel aux “bons sentiments” est la méthode la plus fréquente pour faire comprendre cette histoire [la colonisation] aux jeunes enfants ». Elle rappelle que « la question pour l’historien n’est pas à poser en termes moraux, mais en termes de savoir : comment et pourquoi, voire par quelles déviances, la colonisation a-t-elle été possible ? » (ibid. : 24), une question que pose aussi Milloy (1999) dans l’introduction de son livre. Comme le rapporte Sébastien Jahan (2008), pour Benjamin Stora, la « revendication mémorielle » n’est pas qu’un simple « dolorisme victimaire », mais « témoigne avant tout d’un besoin de reconnaissance des souffrances subies, d’un souci de réintégration, au coeur de l’histoire nationale, de mémoires qui sont demeurées trop longtemps périphériques ».

Pourtant, actuellement, l’histoire des pensionnats est essentiellement posée en termes moraux : « infâme entreprise d’assimilation » (communiqué de l’exposition « Devoir de mémoire », Musée McCord, 2013), « chapitre sombre et méconnu de l’histoire canadienne » (communiqué de l’exposition « 100 ans de perte », Fondation autochtone de l’espoir 2014). Cette question de la moralité et de la responsabilité collective des fautes commises a été fort débattue en France, où le thème de la colonisation est très sensible et où certains historiens ont lié la question à celle de l’identité nationale (Lefeuvre 2006). On pourrait parler de camps distincts pour ranger les historiens français qui s’affrontent sur l’interprétation des faits et les angles d’attaque. Mais ils se rassemblent sur certains points : il est immoral d’instrumentaliser des tragédies historiques à des fins politiques ; et l’on ne peut juger les événements du passé selon des grilles de valeurs contemporaines et sans tenir compte des contextes. Comme l’a expliqué le sociologue et politologue français Bruno Étienne, « la création d’un objet émotionnel a moins à voir avec la vérité historique ou la pertinence de son objet qu’avec son impact émotionnel » (cité dans Gouëset 2011). Or, l’histoire des pensionnats au Canada, et le Québec n’y échappe pas, est indéniablement un objet émotionnel.

Ces aspects jouent, à mon avis, un rôle important dans la réception de l’histoire collective des pensionnats autochtones par les Québécois. Les intellectuels français, de par leurs débats où deux camps peuvent se déchirer, offrent des pistes pour comprendre la réception d’une histoire coloniale au Québec. En effet, les uns arguent qu’on n’est pas responsable des fautes commises par ses ascendants et que les responsabilités collectives ne peuvent être transmissibles ; en outre, cela fait des Occidentaux les éternels coupables. Les autres, comme Bancel et Blanchard (2010), disent que, quand un peuple a une histoire de mépris pour l’autre, qu’il a marginalisé, il est forcément héritier des discours colonialistes et qu’il doit donc décoloniser son regard. Cela veut dire faire un gros travail sur les mentalités, mettre des mots sur les choses du passé et ainsi digérer l’histoire coloniale. Or, Albert Memmi fait d’intéressantes remarques dans la version de 1985 de son Portrait du colonisé, où il explique que le livre lui a échappé des mains, « revendiqué et utilisé par d’autres hommes dominés d’une autre manière […] ». Il ajoute : « Les derniers en date furent les Canadiens français qui m’ont fait l’honneur de croire y retrouver de nombreux schémas de leur propre aliénation ». (Memmi 1985 [1957] : 14)

Si les Québécois se considèrent comme des victimes du passé colonial du Canada, et donc des colonisés, comment peuvent-ils recevoir en leur sein une autre histoire coloniale, qui s’est déroulée sur leur territoire, et où ils ne se sentent, par définition, pas du côté des colonisateurs ? Ou plutôt, s’ils peuvent la recevoir, comment sortir de son impact émotionnel et en même temps reconnaître la particularité amérindienne et inuite des souffrances subies ?

Digérer l’histoire coloniale : savoir, médias et commémoration

Revenons à l’apparente réception des Québécois face à la couverture médiatique de la CVR. On peut dire que le Québec a semblé montrer une relative indifférence à la commémoration de ce passé. Citons quelques exemples : le gouvernement du Québec a été le dernier gouvernement provincial du Canada à accepter de participer au financement des événements de la CVR sur son territoire. Il a été très difficile d’obtenir une couverture médiatique des grands médias québécois. Et il y avait très peu de non-autochtones à l’événement de Montréal, ce dont Madame Ravary s’est faite une des rares échotières dans son article du Journal de Montréal :

Je ne blâme pas les boss de l’information qui ont fait ces choix journalistiques. Ils savent comme vous et moi que les sujets reliés à la souffrance autochtone intéressent peu de gens. À moins que quelqu’un ne fasse une grève de la faim ou bloque une route ou un pont.

Ravary 2013

Elle ajoute plus loin : « Dire que nous les “civilisés” traitions les “Indiens” de “sauvages” ».

Pour donner un contre-exemple, lors du passage de la CVR à Vancouver, l’Université de la Colombie-Britannique a suspendu les cours toute une journée « pour que le corps enseignant, les étudiants et le personnel puissent participer à l’événement national de la Commission de vérité et réconciliation du Canada à Vancouver ce jour-là » (Ward 2014). À Montréal, dans mon université, la majorité de mes collègues ne savait même pas que la CVR venait dans la ville. A quoi est due l’indifférence québécoise, s’il s’agit bien de cela ? Est-ce parce que les Québécois ont tendance à se percevoir comme des colonisés eux-mêmes ? S’agit-il d’un malaise face à un passé mis en oeuvre par le gouvernement fédéral ? Quelques rapprochements sont parfois tentés avec l’histoire des Euroquébécois, par exemple entre les internats pour les orphelins de Duplessis, le rejet du pouvoir de l’Église catholique et les scandales sexuels ayant impliqué des écoles religieuses, dans le contexte post-Révolution tranquille. Mais l’histoire des pensionnats autochtones au Québec reste encore vue comme une affaire concernant surtout l’ouest du pays, ou en tout cas comme une histoire où les Québécois n’ont aucune responsabilité, ce qui empêche la reconnaissance d’être effective. Pour reprendre les propos de Mayers, les mémoires ont besoin d’articulation publique. Ainsi, pour que la mémoire des pensionnats autochtones du Québec devienne mémoire collective et pas seulement histoire autochtone particulière, il faudrait cet aspect public : rituel, commémoration, monument, musée, enseignement de l’histoire à l’école. Mais faut-il que cette mémoire soit constituée comme mémoire collective québécoise ? Je pense que oui, mais ce n’est encore pas le cas.

Conclusion

Peut-on dire que la constitution de la mémoire des pensionnats autochtones au Québec pose problème ? Entre histoire particulière et histoire universelle, elle n’est pas encore intégrée dans l’histoire québécoise commune. Tout d’abord, même si le processus de transformation de multiples histoires personnelles en une mémoire collective a bien commencé depuis les premières libérations de la parole dans les années 1990, mais surtout grâce à la participation au travail de la CVR, cela prendra encore du temps avant que cette mémoire collective ne se transforme en une histoire nationale québécoise. Il faudra non seulement que les recherches continuent, mais aussi que les livres d’histoire scolaires et les commémorations publiques à l’échelle de la province fassent une place à l’épisode des pensionnats : plaques, monuments, expositions permanentes dans des grands musées provinciaux, jour consacré à la remémoration, les possibilités sont nombreuses pour que cette histoire s’incorpore dans le paysage historique commun et l’identité collective québécoise.

Il importera également que les Québécois fassent des liens directs avec les pensionnats de leur territoire et pas seulement à une échelle pancanadienne, dont ils pourraient avoir tendance à se distancer. Enfin, si cette histoire peut difficilement être enseignée et reçue de façon dépassionnée, elle doit l’être de façon à lui accorder la reconnaissance qu’elle mérite, en la replaçant dans son contexte (il faudrait dire « ses » contextes, comme le suggère Milloy 1999, qui distingue plusieurs phases), en n’oblitérant pas les horreurs vécues par les enfants dans ces institutions sans pour autant tout résumer à cela.

Le Canada et, pour ce qui nous intéresse, le Québec, se trouvent actuellement devant des défis qui ressemblent à ceux de la France et de bien d’autres pays européens : l’histoire des pensionnats autochtones est devenue un objet très émotionnel ; le gouvernement fédéral a reconnu la responsabilité de ses prédécesseurs dans l’instauration de ces pensionnats, qui avaient pour but d’assimiler les Amérindiens, les Métis et les Inuits ; les autochtones sont marginalisés au Canada et les Amérindiens font toujours l’objet d’une loi coloniale, la Loi sur les Indiens. Enfin, la décolonisation est encore largement à l’état de projet. Ajoutons que, si le gouvernement et les églises, qui se sont occupées de la gestion des pensionnats, sont les coupables tout désignés et reconnus comme tels, les Canadiens ne reconnaissent pas la responsabilité collective de leurs ancêtres. On pourrait penser que cela est dû au fait qu’environ un Canadien sur cinq n’est pas né au Canada. Mais cela peut aussi être dû au fait que les Canadiens ne se sentent pas responsables et trouvent commode de déléguer la responsabilité à des institutions dépersonnalisées. On ne peut donc en arriver à un modèle allemand, par exemple, d’intégration des horreurs du régime nazi comme référence traumatique cimentant l’identité nationale (sur le sujet, voir Giesen 2004 et Oeser 2010). Bref, l’histoire coloniale est loin d’être digérée.

J’insisterai pour finir sur le mot que met en avant la Fondation autochtone de l’espoir : réconciliation. Cela implique, comme le souhaitent de nombreux organismes autochtones, de savoir écrire l’histoire avec compassion. Sylvie Vincent a écrit dans plusieurs articles (1986, 1991, 2002) que les versions autochtones et allochtones de l’histoire ne peuvent pas être compatibles : non seulement les interprétations s’opposent, mais les prémisses de départ divergent tant dans la façon dont on choisit les événements devant être contés que dans le cadre conceptuel. Le défi à relever va être de concilier d’abord ces versions, en dépit des différences des régimes d’historicité.