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Le 16 décembre 2011, le Comité des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDEF) confirmait qu’il entreprendra une enquête sur les disparitions et les meurtres des femmes et des filles autochtones au Canada (CEDEF 2011b). Cette décision a été prise en vertu du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ratifié par le Canada, ainsi que la Convention elle-même. Dans les articles 17 à 30, la Convention définit les modalités de fonctionnement du Comité qui a pour mandat de suivre l’application par les États parties des dispositions de la Convention. Il est composé de vingt-trois experts élus sur la base de leur compétence et de leur haute autorité morale.

Le Protocole permet au Comité de faire enquête lorsque des renseignements crédibles indiquent qu'un État partie porte gravement ou systématiquement atteinte aux droits énoncés dans la Convention. Quels sont les éléments qui ont motivé la décision du CEDEF et quel impact peut avoir une telle procédure d’enquête ?

Dans ses observations finales lors de l’examen des sixième et septième rapports périodiques du Canada en novembre 2008, le CEDEF a réclamé un rapport de suivi au gouvernement canadien en réponse à sa recommandation 32 visant à « examiner les raisons de l’absence d’enquêtes sur ces affaires de disparition et de meurtre de femmes autochtones et à prendre les mesures nécessaires pour remédier aux carences du système » (CEDEF 2008 : 7). Le Canada a présenté un premier rapport en février 2010 et un second en décembre 2010. Pour le CEDEF, les mesures présentées ne répondaient pas à la recommandation. Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), dont l’Alliance féministe pour l’action internationale (AFAI 2010) et l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) qui partagent cet avis, ont largement milité en faveur d’une procédure d’enquête.

Quelles actions ont été prises par le gouvernement canadien à la suite de la recommandation 32 du Comité ? Le Canada reconnaît que

la question des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées est une préoccupation urgente qui touche de nombreux secteurs, notamment les affaires autochtones, le système judiciaire, la sécurité publique et le maintien de l’ordre, les enjeux hommes-femmes et les droits des femmes.

CEDEF 2010a : 10

Des études canadiennes ont démontré que la violence envers les femmes des Premières Nations, des Inuits et des Métis est beaucoup plus fréquente et d'une plus grande gravité que celle vécue par d'autres femmes au Canada. Les femmes autochtones, âgées entre 25 et 44 ans et ayant un statut sous la Loi sur les Indiens, sont cinq fois plus susceptibles de mourir des suites de violences (AI 2009 : 3). Le taux de violence, y compris domestique et sexuelle, est 3,5 fois plus élevé pour ces femmes (Brzozowski et al. 2006). L'AFAC, par l’entremise de l’initiative Soeurs par l’esprit (SIS – Sisters In Spirit), a compilé des données qui révèlent que près de six cents femmes et filles autochtones ont été assassinées ou auraient disparu depuis 1970 (AFAC 2009). Ces cas représentent près de 10 % des homicides de femmes au Canada (CEDEF 2008). Les ONG et le CEDEF s’entendent sur les deux principales problématiques entourant la violence envers les femmes autochtones. D’une part, il y a un échec de la communauté policière dans la protection effective et préventive des femmes et des filles autochtones qui subissent de la violence et une inadéquation des enquêtes menées lorsque ces dernières sont portées disparues ou assassinées. D’autre part, la pauvreté et les conditions socio-économiques dans lesquelles les femmes et les filles autochtones vivent, augmentent leur vulnérabilité à la violence.

Les rapports présentés en 2010 indiquent la création de groupes de travail chargés d’étudier les interventions du système de justice pénale dans les cas qui touchent des femmes vulnérables ou d’étudier la victimisation au sein des communautés autochtones. Ces études cherchent notamment à améliorer les modèles d’intervention policière et les modèles d’enquête (CEDEF 2010a : 12). D’autres initiatives ont été mises de l’avant par les gouvernements provinciaux et territoriaux pour que les enquêtes policières soient plus approfondies et impartiales dans les cas des femmes et des filles autochtones (CEDEF 2010a : 10). La GRC, en collaboration avec des partenaires provinciaux et des collectivités autochtones, a aussi abordé la question de la traite des femmes et des filles autochtones à des fins d’exploitation sexuelle (ibid. : 13). Parmi les mesures de prévention des crimes, un large financement de 45 millions de dollars a été accordé par le gouvernement fédéral à la Stratégie nationale pour la prévention du crime (CEDEF 2010b : 6). Toutefois, rien n’indique quelle proportion de ce budget sera consacrée à la prévention de la violence vécue spécifiquement par les femmes et les filles autochtones.

Le Canada a également annoncé un investissement de dix millions de dollars pour améliorer l’application de la loi et pour assurer l’efficacité du système judiciaire dans les cas de disparitions et de meurtres de femmes et de filles autochtones (ibid. : 2). Des modifications au Code criminel sont prévues afin de simplifier les processus lors des enquêtes sur les crimes graves (ibid. : 3).

Malgré ces multiples initiatives, le gouvernement canadien ne prévoit toujours pas une enquête pancanadienne sur cette question. De plus, il n’existe pas de protocole policier pour standardiser les enquêtes dans ces cas, ni de formation ciblée pour le personnel policier qui continue de manifester un préjugé systémique vis-à-vis de ces femmes (AI 2004 : 22-23). L’absence d’un plan d’action national est confirmée par l’inexistence d’une base de données nationale identifiant selon leur statut d’Autochtone les femmes et les filles disparues et assassinées (AFAC 2010 : 23).

Les initiatives pour la réduction de la pauvreté des femmes autochtones restent quant à elles limitées à l’annonce d’un cadre fédéral qui offrirait une possibilité de développement économique à ces dernières et des mesures de financement pour améliorer l’accès aux services et aux programmes économiques et sociaux dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador (CEDEF 2010b : 7).

Ces mesures sont tout à fait insuffisantes pour endiguer la pauvreté et les inégalités qui contribuent à augmenter les risques de violence contre les femmes autochtones. Les dernières statistiques nationales indiquent que celles-ci gagnent en moyenne 30 % de moins que les femmes allochtones (Statistique Canada 2006). De plus, près de 36 % des femmes autochtones vivent en dessous du seuil de faible revenu. Ce pourcentage est supérieur à celui des hommes autochtones et représente le double de celui des femmes non autochtones (Statistique Canada 2006 : 212). Sur de nombreux services essentiels, le gouvernement fédéral, qui a compétence sur les réserves des premières nations, dépense moins par personne pour les femmes autochtones que les gouvernements provinciaux et territoriaux (MacDonald et al. 2000).

Le CEDEF a réclamé du Canada l’élaboration d’un plan national d'action pour résoudre les cas de disparitions et de meurtres de femmes et filles autochtones (CEDEF 2011a : 2). Une solution appropriée exigerait des mesures de fond pour remédier à la marginalisation et à la discrimination qui mettent la vie des femmes et des filles autochtones à risque. Dans cette optique, l’initiative Soeurs par l’esprit (SIS), axée sur la recherche, l’éducation et le plaidoyer, a ciblé les bases du racisme et du sexisme sous-jacents à la violence à l’égard des femmes autochtones. En effectuant des recherches dans près de six cents cas de disparitions et de meurtres de filles et femmes autochtones, SIS a permis la création d’une base de données nationale qui est la première de son genre au Canada (AFAC 2010). Lorsque le financement de SIS est venu à terme en mars 2010, le gouvernement fédéral a offert un financement unique de 500 000 $ à l’Association des femmes autochtones du Canada pour mettre en oeuvre le projet « De la preuve à l’action ». Ce projet est en continuité avec l’initiative SIS, mais les volets recherche et plaidoyer politique ont été abandonnés car le financement accordé par le gouvernement fédéral ne le permet plus. Le CEDEF s’est dit inquiet de cette information, considérant que le financement des ONG pourrait diminuer malgré leur vaste expérience dans le domaine (CEDEF 2011a : 2). Le Comité est aussi préoccupé par le fait que la majorité des initiatives présentées par le Canada ne sont pas axées sur la situation de violence vécues par les filles et les femmes autochtones (ibid. : 2) et que, par conséquent, elles ne peuvent contribuer au développement d'une approche globale et intégrée pour résoudre cette problématique.

Lors de sa cinquantième session tenue en octobre 2011 à Genève, le CEDEF a décidé d'engager une procédure d'enquête au Canada sur les disparitions et les meurtres de filles et de femmes autochtones, et ce, en vertu de l'article 8 du Protocole facultatif à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Cette procédure est autorisée dans des cas de violation « systématique » qui résulterait de lois, de politiques ou de pratiques qui ne sont pas adéquatement corrigées par l'État. La procédure permet au Comité de mener ses propres recherches et activités d'enquête, ainsi que des entrevues confidentielles et des audiences. Contrairement à la procédure de communication plus formelle, la procédure d’enquête permet de soumettre des informations dans des formats flexibles, tant à l’oral qu’à l’écrit. Les informations peuvent être soumises par des ONG ou par des individus qui ne sont pas directement affectés par la situation. La procédure d’enquête peut aussi inclure une visite du Canada, si celle-ci s’avère justifiée et acceptée par le gouvernement canadien.

Jusqu'à ce jour, le CEDEF a complété une seule enquête sur l'enlèvement, le viol et l’assassinat de femmes, dans la Ciudad Juárez dans la région de Chihuahua au Mexique. Complétée en 2004, l’enquête a conclu à des violations graves et systématiques des droits humains par le Mexique. Le rapport du Comité a énoncé des mesures concrètes devant être prises pour les cas individuels de violence ainsi que contre la discrimination systémique favorisant ces violences. En réponse à la recommandation du Comité visant à renforcer la coordination et la coopération entre les autorités fédérales et l'État, le Mexique a entrepris une transformation majeure de sa stratégie de lutte contre la violence subie par les femmes, avec l’adoption en 2007 de la Loi générale sur l'accès des femmes à une vie libre de violence. Cette loi prévoit la responsabilisation globale du gouvernement pour prévenir et éradiquer la violence contre les femmes ainsi qu’une reconnaissance de la violence comme forme extrême de discrimination et de violation des droits humains des femmes. La nouvelle législation a défini le cadre d’action nécessaire pour assurer des réponses efficaces du gouvernement dans sa lutte contre la violence, ce qui comprend des mesures pour la révision du code pénal, pour l'élaboration de politiques gouvernementales et pour la définition d’arrangements institutionnels. Cette loi prévoit aussi la mise en place d’un mécanisme de coordination et de suivi, responsable de l'élaboration des règlements visant à soutenir sa pleine application. Malgré son fonctionnement selon une structure de gouvernement fédéral, le Mexique a atteint des progrès encourageants : en 2009, l’ensemble des trente-deux États du Mexique avaient adopté la Loi, la rendant pleinement exécutoire dans tout le pays.

Pour les organisations autochtones canadiennes, « l'intervention du Comité au Mexique a aidé à stimuler l'action du gouvernement et nous espérons voir le même résultat ici au Canada » (AFAC 2011). Elles s’attendent à ce que le processus suive les mêmes lignes au Canada, c’est-à-dire que le gouvernement fédéral invite les représentants du Comité à faire une visite du pays, ce qui leur permettra d’effectuer des entrevues et des audiences avec des responsables gouvernementaux à tous les niveaux, avec les victimes et leurs familles, ainsi qu’avec les ONG et les communautés autochtones.

Dans ses observations finales de 2008, le CEDEF se disait préoccupé par le fait « que la Convention n’ait pas été intégralement transposée dans le droit interne et que certaines lois restent discriminatoires. Tel est le cas de la Loi sur les Indiens » (CEDEF 2008 : 4).

On peut donc s’attendre à ce que la procédure d’enquête prévue à l’article 8 du Protocole facultatif aboutisse à des recommandations pour la mise en oeuvre de révisions législatives, y compris de la Loi sur les Indiens, considérée comme une législation discriminatoire, particulièrement pour les femmes des premières nations. La Loi comporte plusieurs dispositions sexistes et racistes, notamment en matière de transmission du statut indien et de la division des biens matrimoniaux en cas de divorce. Au Canada, il existe plusieurs voix en faveur « de l’abrogation de la Loi sur les Indiens et de son remplacement par une loi plus efficace et mieux adaptée à la réalité actuelle pour permettre et soutenir l’indépendance des Premières Nations » (CDH 2008 : 3).

Rappelons que le Comité canadien sur la violence faite aux femmes, dans son rapport final de 1993, indiquait d’ores et déjà que l’élimination, dans la Loi sur les Indiens, de la discrimination entre certaines catégories de femmes autochtones et leurs enfants serait une des stratégies proposées pour lutter contre la violence subie par les femmes autochtones (CCVF 1993 : 4).

Il est donc attendu que les résultats qui découleront de l’enquête du CEDEF au Canada sur les disparitions et les meurtres de femmes et de filles autochtones varieront en fonction de la mesure dont tous les acteurs seront engagés dans le processus. Outre l’examen pancanadien des causes systémiques de cette violence, une telle enquête pourrait permettre de remédier à une des lacunes exprimées par le Comité envers le Canada, en constituant la première étape de l’élaboration d’un plan national concerté contre la violence vécue par les femmes et les filles autochtones. L’enquête du CEDEF viendra ainsi compléter les nombreuses enquêtes effectuées par divers groupes de travail et organisations, notamment la recherche effectuée par le Comité de coordination des hauts fonctionnaires de justice pénale, chargé d’examiner les questions relatives au grand nombre de femmes assassinées et disparues au Canada. Le Groupe de travail sur les femmes disparues (GTFD) de ce Comité a d’ailleurs rendu rapport en janvier 2012. Il a confirmé dans ses conclusions que des facteurs de marginalisation systémique existaient pour les femmes autochtones, les rendant ainsi plus vulnérables à la violence (GTFD 2012 : 11-12). Il est attendu de l’enquête de la CEDEF qu’elle présente des recommandations plus ciblées sur des politiques spécifiques et des orientations législatives et réglementaires sur la prévention de la violence contre les filles et les femmes autochtones et ce, afin de remédier aux lacunes du système juridique canadien et des protocoles d’enquête sur les disparitions et les meurtres de femmes et de filles autochtones.

Le prochain rapport unique – valant huitième et neuvième rapports périodiques – sera présenté par le Canada en décembre 2014. D’ici là, le Comité devra annoncer les premières étapes de son enquête.