Article body

Depuis plusieurs années, deux courants qui occultent la place des Premières Nations et minimisent l’importance de leur histoire se démarquent dans l’historiographie québécoise, tous les deux assez distincts mais néanmoins liés à l’étude de la communauté politique. Le premier courant, qu’on peut qualifier de négationniste[1], tend à contrecarrer la légitimité des revendications des Premières Nations, allant parfois jusqu’à nier leur existence même. Le deuxième – le courant « nationaliste-conservateur » – met en scène l’histoire d’« un peuple vaillant, opiniâtre, déterminé » (Bédard 2012a : 1) et retient, pour l’essentiel, les seuls exploits ou défaites des acteurs « pures laines » et les événements dans lesquels ceux-ci ont été mis en cause. Ensemble, ces deux projets réduisent la participation des Premières Nations dans l’histoire du Québec à quelques épisodes généralement hostiles et lointains et font entendre que les autochtones vivant aujourd’hui dans la province n’appartiennent pas de plein droit à la « nation » québécoise.

Le présent article offre une série de propositions pour sortir l’historiographie québécoise de l’impasse dans laquelle ces deux courants pourraient la conduire en cherchant des réponses aux questions suivantes : comment mener des analyses du « fait indien » dans un cadre québécois, analyses qui feraient mieux dialoguer les historiographies largement étanches portant sur le Québec, d’une part, et sur sa population autochtone, de l’autre ? Comment, surtout, encourager des chercheurs à prendre au sérieux l’idée que les Premières Nations ont et continuent de participer de l’intérieur au déroulement de l’histoire québécoise tout en reconnaissant leurs spécificités culturelles et nationales ? Un seul récit cohérent ne saurait jamais résumer toute la complexité de l’histoire du Québec, à cause, notamment, des natures distinctes des histoires autochtones et européennes (Morantz 2001 ; Vincent 2002). Cela ne veut toutefois pas dire qu’un relativisme plus ou moins absolu soit une façon plus valable de représenter le passé (Ricoeur 2006 : 25). Au contraire, il faut analyser l’apport des Premières Nations à l’histoire nationale pour ne pas occulter des transformations telles que la prise de contrôle du territoire et l’élaboration des frontières d’appartenance à la communauté politique ainsi que la mise en place et l’expansion des marchés, dont la compréhension est fondamentale dans le contexte québécois. Cela permettrait de déjouer la représentation téléologique des « nationalistes-conservateurs[2] » qui se fonde sur la conviction apparente qu’il est possible de déceler dans le passé et le présent les étapes d’un processus conduisant à une destination finale prédéfinie – à savoir, l’indépendance du Québec (Maclure 2011 : 140).

Quelle(s) nation(s), quelle(s) histoire(s) ?

La nation est une idée ayant une histoire et une portée conceptuelle particulière. Il ne faut pas l’imaginer en tant qu’entité stable et immuable. Rien n’est éternel, et la nation ne fait pas exception. Cela devient particulièrement évident lorsqu’on remarque que le sens moderne du terme « nation » n’apparaît qu’au xviiie siècle dans les balbutiements des révolutions atlantiques au même moment qu’est utilisé pour la première fois le concept de nationalisme, ce projet politique qui vise la construction d’un pays et divise le monde en « nous » et « eux » (Hobsbawm 1990 ; Bell 2001). Pour comprendre que l’idée de nationalisme n’a rien de statique, il suffit de comparer le nationalisme canadien-français de la fin du xixe siècle et du début du xxe, empreint de catholicisme et d’une vision de la nation opérant à l’échelle de l’Amérique française (Bock 2006), avec le « nationalisme civique » québécois, explicitement laïc et restreint au territoire provincial, qui émerge pendant les années 1960 et qui continue de jouer un rôle important sur la scène politique contemporaine (Caron 2013). Malgré l’historicité profonde de ces concepts, les historiens « nationalistes-conservateurs » ou « négationnistes » ne cherchent pas du tout à alimenter une réflexion concernant la nature de la nation en tant qu’idée construite, mais plutôt à promouvoir la grandeur de la nation québécoise ou à défendre ses intérêts fonciers. Pour eux, la nation est définie par des caractéristiques vieilles de plusieurs siècles qui ne sauraient changer tels que la langue, la foi et la culture. De cette manière, ils cherchent à fonder la légitimité de la nation québécoise dans la nature et dans l’histoire et à affirmer la disparition, et donc l’inexistence, de toute autre communauté politique qui se servirait d’arguments similaires pour légitimer sa présence sur le territoire national.

Cette tendance historiographique à mettre de l’avant la nation québécoise au détriment d’autres groupes n’a rien de très novateur. Lors de sa formation en tant que discipline académique au xixe siècle, l’histoire participait à un projet politique inédit, au Canada (français et anglais) comme ailleurs. En effet, l’État-nation, entité politique toute nouvelle, se servait de cette façon d’appréhender le passé afin de se légitimer, et les historiens participaient de manière active à ce processus de légitimation. La viabilité de l’État-nation dépendait entre autres de sa capacité à convaincre les habitants de son territoire qu’ensemble ils ne constituaient pas simplement une « communauté imaginée » (imagined community) mais quelque chose de plus, une « nation », un « peuple », une « race », dont la légitimité se fondait à la fois dans l’ordre naturel et au sein d’une expérience historique partagée (Anderson 1991). Dans ce contexte, la nation formait l’unité de base « naturelle » pour l’analyse historique, tout autant qu’elle constituait le public « naturel » de son récit. Ce récit visait, entre autres, la formation de l’identité nationale et, grâce à l’insistance sur un passé commun, l’affirmation des valeurs et d’un destin partagés (Hinderaker et Horn 2010 : 399). S’il faut nuancer cette vision en reconnaissant l’existence dès le début de la professionnalisation de l’histoire de perspectives et de cadres analytiques autres que celui de la nation (Greer 2010), il ne faut pas sous-estimer son influence sur le développement de la recherche historique au xixe siècle tout comme sa remontée dans les dernières décennies. Ce retour en force est notamment dû à l’anxiété de nombreux chercheurs face à la montée du postmodernisme et du multiculturalisme, montée qui est souvent perçue comme le remplacement des certitudes traditionnelles de la culture judéo-chrétienne en faveur d’un relativisme plus ou moins absolu et d’une pluralité d’identités individuelles, voire individualistes (Éthier et al. 2013). Cette inquiétude et le concept de nation qui le sous-tend, visibles dans l’historiographie canadienne (Granatstein 1998) et même à l’échelle de ce qu’on appelait autrefois l’« Occident » (Ferguson 2011), sont bel et bien présents au Québec et expliquent le nombre croissant d’auteurs qui souscrivent à un récit que l’on pourrait qualifier de « conservateur » de l’histoire nationale (Petitclerc 2009 : 105).

La montée de ce type de récit au Québec dépasse de loin les seules limites de la recherche historique. Les politologues Jean-Pierre Couture et Jean-Marc Piotte ont récemment signé une étude hautement polémique qui trace les contours du programme intellectuel et politique qu’ils qualifient de « nationaliste-conservateur ». Selon eux, le discours nationaliste-conservateur présente cinq caractéristiques :

… le passéisme, la critique conservatrice de la modernité (... au nom de la nation canadienne-française-catholique), l’épistémologie idéaliste, l’oubli ou le rejet des sciences sociales et l’expression tout euphémisée de ce nationalisme conservateur (dit « républicain », « traditionaliste », « soucieux des Institutions », « animé d’une nouvelle sensibilité », « défenseur du bien commun national », etc.).

Piotte et Couture 2014 : 271-272

Piotte et Couture affirment que le principal tenant de ce discours est un « auteur collectif » composé de plusieurs chercheurs, tous exerçant une grande influence sur le mouvement souverainiste depuis l’échec référendaire de 1995 et, surtout, depuis la polémique générée par les « accommodements raisonnables » qui a précédé la lourde défaite électorale du Parti québécois en 2007 (Piotte et Couture 2012)[3]. On pourrait même constater l’influence de ces penseurs derrière le projet avorté de la Charte des valeurs québécoises.

Éric Bédard est parmi les principaux penseurs qu’on peut qualifier de « nationalistes-conservateurs ». Ses interventions, souvent très médiatisées, touchent tantôt de près tantôt de loin la question autochtone. Réagissant aux critiques formulées contre son Histoire du Québec pour les nuls par Micheline Dumont, doyenne de l’histoire des femmes au Québec, Éric Bédard décrit de façon combative le projet historiographique auquel il adhère et dont il est sans doute le partisan le plus prolixe :

… je sais bien que je ne pourrai venir à bout des préjugés de ma collègue, car pour certaines historiennes féministes, « national » rime forcément avec « patriarcal ». D’autres historiens militants me reprocheront probablement d’avoir négligé les autochtones et les minorités ethniques ou sexuelles. D’avance, je plaide coupable ! Ma préoccupation première n’était pas de satisfaire quelque lobby, mais de proposer une histoire nationale décomplexée, le plus à jour et objective possible, intégrant toutes les facettes de la vie collective d’un peuple.

Bédard 2012b

Toutes les facettes, bien entendu, autres que les femmes, les autochtones et les communautés culturelles…

Vu la place de choix qu’ils accordent à la nation, il n’est pas surprenant que Bédard et ses collègues, tels Frédéric Bastien (2011) et Charles-Philippe Courtois (2009a), affirment la supériorité de l’histoire politique « traditionnelle » par rapport à toute autre façon d’interpréter le passé québécois. Cette histoire qu’ils appellent de leurs voeux consiste pour l’essentiel en une lecture chronologique et linéaire du passé dans laquelle les hommes canadiens-français sont les principaux acteurs (Lévesque 2013). Une telle vision du passé permet à ces historiens de rejeter les analyses « critiques » de la nation, qui mettent en avant « les dissonances et les aspérités » de la société, afin d’insister sur l’unité du peuple québécois (Létourneau 2013 : 168). Si l’on conçoit l’histoire nationale de cette manière, c’est-à-dire comme étant essentiellement un résumé rassembleur de « grands événements » et de « personnages marquants », tout en excluant de façon explicite l’histoire sociale et culturelle (Bédard 2011 ; Petitclerc 2009), on aurait certes du mal à rendre compte de la place qu’y occupent les Amérindiens. En effet, les Premières Nations posent un défi de taille à cette volonté d’étudier l’histoire du Québec selon la perspective d’une nation perçue comme une véritable « communauté de mémoire et de destin » (Bédard 2011 : 8). De ce point de vue, l’étude des Premières Nations devient, à quelques exceptions près, superflue et même carrément dérangeante. Dans le cadre d’une discussion polémique sur la formation des futurs enseignants d’histoire au secondaire, Bédard exprime cette conviction de façon limpide en reprochant le peu d’intérêt témoigné pour les « événements marquants de notre histoire nationale » par le cursus de cours offert au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal :

Deux des cours offerts dans cette banque renvoient à l’« Histoire des Autochtones du Canada », du début de la colonisation jusqu’à aujourd’hui. Un étudiant qui, pour des raisons tout à fait louables qui lui sont personnelles, aurait décidé de s’inscrire à ces deux cours aurait consacré 90 heures et 6 crédits à une population de moins de 100 000 habitants du territoire québécois.

ibid. : 15

Bédard n’est pas le seul historien à dénoncer la place qu’occupent les autochtones dans le récit national enseigné dans les institutions scolaires du Québec. Charles-Philippe Courtois, par exemple, auteur du rapport Le nouveau cours d’histoire du Québec au secondaire : l’école québécoise au service du multiculturalisme canadien ? considère qu’il faudrait remplacer « l’histoire des nations autochtones et de la diversité culturelle au Canada » dans l’enseignement secondaire par celle des « grands personnages de notre histoire de cette époque – Champlain, Jeanne Mance, Frontenac, d’Iberville, etc. » (cité dans Éthier et al. 2013 : 94 ; cf. Courtois 2009a). Quoique les autochtones habitent le territoire québécois, on saisit bien qu’une connaissance de leur histoire n’aide en rien à mieux comprendre celle du Québec !

Si les auteurs du courant « nationaliste-conservateur » prônent une histoire québécoise qui se veut volontairement ignorante de l’expérience autochtone, des chercheurs « négationnistes » se concentrant pourtant sur l’histoire autochtone arrivent à peu près à la même conclusion. Ces derniers, fondant leurs recherches explicitement sur les exigences imposées par la jurisprudence canadienne en matière du titre aborigène, cherchent à contrecarrer des revendications autochtones en soutenant, soit que les Premières Nations actuellement présentes sur le territoire québécois ne sont pas les mêmes communautés que celles rencontrées par les premiers Européens, soit que les fondements juridiques sur lesquels se fondent les revendications autochtones sont insuffisants. Ce faisant, les partisans de ce courant proposent une lecture historique qui mène à une conclusion prédéterminée, mettant l’histoire au service soit, comme les penseurs « nationalistes-conservateurs », d’un projet idéologique centré sur le peuple québécois, soit d’un client (l’État québécois) qui cherche davantage à avoir gain de cause devant les tribunaux qu’à encourager des études scientifiques (Beaulieu 2000, 2009 ; Ray 2011). Dans les deux cas, ces auteurs participent à la marginalisation des autochtones en tant qu’acteurs historiques.

Tout comme les auteurs « nationalistes-conservateurs », les « négationnistes », dont les écrits relèvent davantage de la polémique que de la démarche scientifique, bénéficient d’une place médiatique et politique hors de toute mesure grâce aux intérêts de certains segments de la société québécoise. Cette historiographie consiste en deux genres d’ouvrages : des pamphlets militants visant à désamorcer le pouvoir politique des Premières Nations (Bouchard 1995, 2005 et 2013 ; Morissette 2012) et des livres ayant tout d’abord paru sous forme de rapports commandités par l’État québécois afin de contrecarrer des revendications autochtones devant les tribunaux (Dawson 2003, 2005 et 2011 ; Lavoie 2010). Les préoccupations d’ordre juridique et politique mènent ces auteurs à faire un amalgame facile entre des changements génétiques et la disparition de certaines Premières Nations sur le plan historique. Une telle lecture de l’histoire aboutit à des dérapages analytiques à travers lesquels certains auteurs affirment l’inexistence des peuples autochtones authentiques, mis à part des Métis[4], sur le territoire actuel de la province de Québec (Bouchard 1995, 2005 et 2103 ; Morissette 2012 ; Dawson 2003, 2005 et 2011 ; pour des critiques de certains de ces ouvrages, voir Delâge 2007 ; Charest 2009 ; Tremblay 2010 ; Gettler 2011 ; Houde 2012).

Si le courant négationniste s’est avéré prolifique depuis une dizaine d’années, la thèse de la disparition qu’il défend n’a rien de très novateur. En effet, en s’appuyant ouvertement sur une conception raciale de l’ethnicité, elle reprend pour la énième fois la figure du « dernier » Amérindien, figure que l’on voit apparaître dans la littérature en Europe comme en Amérique du Nord dès le début du xixe siècle (Stafford 1994). Plusieurs acteurs politiques, dont certains autochtones, emploient aussi cette figure depuis déjà longtemps, souvent afin de justifier le contrôle du territoire et des ressources naturelles (Nurse 2001 ; Binnema et Hutchings 2005), que ce soit pour nier certaines prétentions juridiques des autochtones ou pour resserrer le pouvoir politique à l’intérieur d’une communauté amérindienne (Rozon 2007). Cette figure est aussi évidemment centrale dans le programme d’assimilation mené par l’État canadien depuis le milieu du xixe siècle (Tobias 1976), programme qui tournait sur le fantasme de voir disparaître le dernier « Indien » au profit des sujets/citoyens modernes de la nation canadienne en voie de devenir. En faisant appel à cette figure vieille d’environ deux cents ans, les auteurs « négationnistes » rejoignent ceux du courant « nationaliste-conservateur » qui, comme l’on a vu, insistent sur une conception passéiste de la nation québécoise et de son histoire.

Les deux courants se ressemblent aussi en ce qui concerne leurs stratégies discursives pour discréditer tous ceux qui n’acceptent pas leurs conclusions. Nelson-Martin Dawson, par exemple, soutient que son oeuvre vise à déjouer « la judiciarisation de l’histoire » (Dawson 2011 : 229) et à faire « fi des extrapolations biaisées par les préoccupations juridiques colorant actuellement ces questions » (Dawson 2003 : 15). À l’instar des historiens « nationalistes-conservateurs », il accuse également ses confrères de pudeur, un refrain qui est particulièrement courant chez des auteurs qui affirment « apporter une lecture non partisane » des sources dans le but de dépasser de façon héroïque l’« obnubilante rectitude politique » et de dévoiler la « vérité » historique malgré l’opposition puissante des « lobbies » et de l’élite académique tombée complètement sous le charme du postmodernisme (Dawson 2003 : 15 ; Dawson 2005 : 14 ; Courtois 2009b : 11 ; Bédard 2012b ; Morissette 2012 : 265). Toutefois, cette condamnation d’une académie supposément prête à sacrifier des valeurs traditionnelles sur l’autel de la relativité absolue, n’est pas innocente. En effet, elle cherche à rendre naturelle la nation coloniale, qu’elle soit québécoise ou canadienne, en mettant en question l’authenticité historique des nations colonisées. En affirmant que certaines communautés autochtones sont « reconstituées » de toute part et que ce fait les rend illégitime, Dawson, Bouchard, Morissette et autres chercheurs réfutent, à l’instar de la jurisprudence canadienne, la notion que les Premières Nations puissent avoir changé à travers le temps. Privées de cette capacité, les sociétés autochtones sont condamnées à la perdition face au régime politique et légal d’un pays colonial comme le Canada qui, lui, ne fait face à aucune exigence de prouver son authenticité historique (Raibmon 2005).

En lisant seulement les récits des courants « nationaliste-conservateur » et « négationniste », nous avons donc l’impression que les Européens et leurs descendants auraient façonné le destin des peuples autochtones alors que ces derniers ont eu très peu d’influence sur la société québécoise au-delà des premières décennies du « contact ». Ce qui est faux. Comment dépasser donc cet héritage colonial ? Comment encourager une ou, de façon plus réaliste, plusieurs histoires qui feraient le pont entre les autochtones et les Québécois, qui souligneraient les maintes façons dont l’histoire des uns a influencé celles des autres et vice versa, de l’intérieur comme de l’extérieur ? Comment insister sur les effets du colonialisme sur les colonisés et les colonisateurs à la fois ? Comment saisir l’héritage que lèguent au Québec la création des réserves, l’exclusion sociale, politique et économique, le racisme et le sexisme dont les autochtones étaient (et sont encore aujourd’hui) victimes, pour ne rien dire du désintérêt manifeste des élites et de la majorité face aux conditions de vie des autochtones ? Comment tracer l’influence de ceux-ci sur le développement, entre autres, de l’État, de la démocratie, des marchés et de la culture ? Comment, finalement, faire des analyses complexes qui ne souscriraient pas à une vision facile, naïve et judiciarisée du passé du territoire actuel du Québec et des nombreuses générations y ayant vécu ?

Comment faire dialoguer l’histoire autochtone et l’histoire nationale au Québec ?

Quels que soient le lieu ou l’époque, les sociétés autochtones ont contribué de maintes façons à la formation et à la poursuite du projet colonial (Hinderaker et Horn 2010 : 429). Toutefois, l’histoire nationale des pays issus du colonialisme présente généralement les sociétés autochtones comme étant uniquement un point de départ sans importance. Cette histoire tente de dissimuler la dépossession territoriale afin de la présenter en tant que prélude « normal et nécessaire » à l’émergence de la nouvelle société nationale, faisant ainsi une partie du travail idéologique de la légitimation de l’État (Greer 2010 : 697). Si, ou peut-être parce que, le Québec ne constitue pas un État-nation indépendant, son historiographie nationale est caractérisée par le même phénomène de dissimulation à l’égard des peuples autochtones. Au lieu d’être intégrés au récit historique, ces derniers se trouvent largement exclus des processus même où leur participation était décisive, victimes des besoins de légitimation d’une nation née du colonialisme.

Le territoire, premier lieu du colonialisme, offre un excellent point de départ pour revoir la place accordée aux Premières Nations dans l’histoire du Québec. En s’inspirant des recherches menées dans d’autres contextes, les historiens devraient insister sur le rôle des Européens et de leurs descendants dans le rétablissement ou la recolonisation du territoire rendu habitable depuis longtemps par les autochtones afin de souligner le travail d’effacement mémoriel opéré à leur endroit depuis maintenant plusieurs siècles (Harris 1997). L’historiographie sur les autochtones démontre que lors de leur arrivée les Européens n’ont pas trouvé la « nature sauvage » (wilderness) en Amérique du Nord mais l’ont créée à travers un discours très répandu insistant sur la quasi-absence de vie humaine sur le continent et, surtout, la mortalité inédite causée par des maladies infectieuses. Toutefois, au Québec comme aux États-Unis, l’histoire nationale continue à dépeindre l’arrivée des explorateurs européens en tant que « découverte » des grandes étendues de nature vierge (Lacoursière et al. 2011 : 24 ; Merrell 2012 : 465). La Nouvelle-France ne prend pas forme dans le vide ; elle voit le jour grâce entre autres au violent choc microbien, aux guerres, au commerce et à la dépossession territoriale des populations déjà sur place. Le Québec est héritier de ce processus sans lequel il n’aurait jamais existé.

Si le Québec bénéficie du façonnement humain du territoire depuis des millénaires, les Québécois, eux, profitent de la recréation de ce territoire sous forme de propriété foncière, d’abord sous le régime seigneurial puis, à partir du milieu du xixe siècle, en tenure franche. Les terres qui allaient devenir le Québec se sont ainsi transformées en marchandises dont le contrôle est passé, à l’instar de la plus grande partie de la surface terrestre (Weaver 2003), des autochtones aux Européens et à leurs descendants. Cette marchandise a joué un rôle incontournable dans la constitution des fortunes des principales institutions et familles de la Nouvelle-France et du Bas-Canada (Young 1986, 2014). La déforestation et l’enclosure de ces terres les a progressivement rendues inutiles pour la chasse, la pêche et la cueillette ; le développement du carcan légal régissant l’accès aux terres et à leurs ressources a ainsi criminalisé une bonne partie de ceux voulant poursuivre ces pratiques économiques (Morantz 1995 ; Calverley 1999 ; Ingram 2013). De plus, leur transfert a nettement réduit la capacité de production agricole des Amérindiens qui se trouvaient en possession d’une réserve peu (Beaulieu et al. 2013 : 136-148) ou pas du tout adaptée à la culture (Frenette 2003). Comment faire l’histoire du Québec sans se rendre compte de ces transformations fondamentales au territoire revendiqué par la province, transformations qui sont les fondements mêmes de la prospérité matérielle d’une grande partie de sa population ?

Au-delà du territoire national, une réflexion s’impose en ce qui concerne l’identité québécoise que les auteurs nationalistes-conservateurs tentent de rattacher surtout à la France de l’Ancien Régime. S’il est possible que les colons français ne se distinguaient pas eux-mêmes de leurs confrères vivant en France sur le plan identitaire, les liens sociaux étroits qu’ont entretenus les colons avec les Amérindiens depuis le début de la colonisation ont façonné la vie quotidienne tout en encourageant la reconnaissance d’une telle distinction chez les autorités métropolitaines (Horguelin 2005). Toutefois, depuis la Conquête, les élites québécoises ont presque toujours cherché à taire cet héritage commun, par crainte de « passer pour des Sauvages » comme le dit si bien le sociologue Denys Delâge. Cette crainte était partagée par les pères fondateurs de l’historiographie nationale du Québec – à savoir les penseurs nationalistes canadiens-français du xixe siècle (Bédard 2009) – qui ont formalisé ce discours en récit historique faisant une nette distinction entre Amérindiens et Canadiens. Toutefois, comme le remarque Delâge, le relativisme né de la « juxtaposition de sociétés si différentes, autochtones et occidentales », ainsi que « l’interdépendance entre les partenaires d’alliance » franco-amérindienne, fut « propice à la distance par rapport à soi. Cela était fatalement déstabilisateur et ne pouvait que conduire à une remise en question de l’ordre naturel des choses, à sortir, ne serait-ce qu’un peu de l’éthos du destin » (Delâge 2011 : 6). Autrement dit, la mémoire de la « communauté de mémoire et destin » brandie au nom du Québec par certains historiens n’est pas tout à fait exacte, soulevant ainsi des sérieuses questions quant à la composition de la nation et à son destin.

Pour mieux se rendre compte de l’interdépendance de l’histoire autochtone et nationale, nous pouvons également changer le cadre de référence, de sorte que ce ne soit plus le colonisateur qui représente la norme et le point de vue dominant. Dans un livre stimulant mais très peu imité, Daniel K. Richter propose de recadrer l’histoire coloniale de l’Amérique du Nord (surtout celle des actuels États-Unis) en mettant les autochtones au centre du récit (Richter 2001). Il le fait en insistant sur l’expérience millénaire des Amérindiens, riche en luttes, en conflit et en coopération. Richter présente une histoire d’une multitude de peuples, de cultures et d’institutions politiques et, surtout, une histoire qui ne commence absolument pas avec l’arrivée des Européens. Ce récit inverse celui généralement retenu par l’histoire académique et populaire qui greffe l’histoire du « Nouveau Monde » (qui, d’ailleurs, n’est aucunement nouveau) à celle de l’Europe. Dans la vision prônée par Richter, les autochtones ne sont plus des acteurs marginaux en ce qui concerne l’histoire de l’Amérique, ils sont plutôt membres de sociétés qui ont une histoire tout aussi longue et légitime que n’importe quel peuple. Selon lui, leurs histoires doivent donc nécessairement être intégrées au récit de toute nation issue du colonialisme. Le recadrage qu’opère Richter permet de souligner le processus de suppression des autochtones qui ne correspond pas au récit national. Seuls les « ennemis implacables » tels que le « King Philip » ou les individus tels que Pocahontas ou Tecumseh présentés à tort comme ayant accepté l’assimilation totale ont su y garder leur place (Brownlie 2012). Les autres, la grande majorité d’individus qui ont fait face aux changements selon leurs propres traditions et non pas celles adaptées d’Europe, ont disparu de l’histoire des États issus du colonialisme (Richter 2001 : 252 ; cf. Smith 2013a, 2013b). L’homogénéisation du récit historique ne pose pas seulement problème dans le cas des individus, car la vision du passé qu’ont les diverses sociétés autochtones ne correspond souvent qu’approximativement à la trame narrative européenne, en raison des différences culturelles significatives concernant le rapport du présent au passé (Morantz 2001 ; Vincent 2002). Par ailleurs, les autochtones ne sont pas les seuls à avoir une autre vision du passé que la société dominante de nos jours. Les classes populaires tant célébrées par les « nationalistes conservateurs » ont également eu une conscience historique distincte de celle, imprégnée des valeurs bourgeoises, que leur accorde le plus souvent l’historien professionnel (Sweeny 2015 : 114 et 120). Il faut évidemment en tenir compte.

Malgré ses qualités, le projet de Richter comporte néanmoins certaines faiblesses, surtout en ce qui concerne son attachement à la mémoire nationale. S’il veut visiblement centrer son analyse sur le « pays indien » (Indian country), son livre, comme le fait remarquer Allan Greer, mène non pas à un récit correspondant à une géographie qu’auraient reconnue les Premières Nations du passé, mais à une histoire résolument nationale – celle des États-Unis – qui se déroule presque entièrement sur le territoire national actuel. Cela conduit Richter à inscrire de façon explicite l’expérience autochtone à l’intérieur du récit national en affirmant que ce nouveau pays a grandi sur le territoire amérindien. L’auteur abandonne ainsi son projet d’écrire une histoire du point de vue des Amérindiens au profit d’un retour remarquable à une perspective centrée sur les colons et leur « communauté de destin » (Greer 2010 : 713). Ce problème se posera, d’ailleurs, à toute tentative de mieux intégrer les Amérindiens à l’histoire du Québec parce que les frontières actuelles de ce territoire sont toutes aussi artificielles que celles des États-Unis. Toutefois, ce problème est loin d’être insoluble. En prenant comme exemple l’attention accordée par l’histoire nationale à la Nouvelle-France, unité territoriale qui déborde de loin les limites actuelles de la province, force est de constater que les historiens ne sont pas du tout condamnés à travailler uniquement à l’intérieur des frontières actuelles.

La conclusion et le cadre géographique de Richter, antithèses de son projet de départ, soulignent à quel point le discours qu’on porte sur le passé tend à rendre illégitime l’expérience et les référents autochtones en dehors de leur relation à la nation colonisatrice. Si des générations de penseurs, de fonctionnaires et de colons insistent sur l’utilisation du territoire à des fins économiques capitalistes – ce qui se traduit d’abord par l’agriculture et ensuite par l’exploitation des ressources forestières, minières et hydrologiques, justifiant du même coup la dépossession des Premières Nations (Beaulieu 2013) –, les autochtones tendent à concevoir le territoire différemment. Parfois, comme lors de la traite des fourrures, ces différentes logiques peuvent coexister, voire permettre à celle(s) des Amérindiens de dominer, lorsque l’intérêt économique et politique n’exige ou ne permet pas aux nouveaux arrivants de renverser le discours autochtone (Carlson 2008). Toutefois, dès que le contrôle du territoire devient réalisable, l’État et la société coloniale transforment leur récit en assimilant des régions jusque-là marginales et situées largement en dehors de l’imaginaire national. Ce processus est particulièrement frappant dans l’est de la Baie James. À la suite de la promulgation d’une loi impériale de 1898, la partie sud de cette région intègre officiellement le Québec avant qu’une loi canadienne de 1912 donne à la province sa configuration actuelle. Toutefois, avant l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage en 1960, l’est de la Baie James demeure complètement en dehors de l’imaginaire québécois. Grâce à l’intérêt de l’État et des acteurs économiques pour les ressources naturelles ainsi qu’au sentiment nationaliste exprimé par le slogan « maître chez nous », le Québec s’est lancé au même moment à la conquête du Nord, s’appropriant du même coup l’espace au profit de la nation québécoise (Savard 2013).

Avant le début des grands chantiers hydroélectriques, le gouvernement provincial commençait tout juste à s’intéresser à la population de la région, dominée à l’époque comme aujourd’hui par des autochtones (Ducharme 2008). La ruée vers le Nord et ses ressources naturelles motive l’arrivée sur place de l’État provincial. Ce mouvement a pour effet de bouleverser le récit et le quotidien des Cris en matière de territoire afin de les aligner au discours insistant sur la souveraineté et la propriété privée tenu depuis des siècles par les empires européens et l’État canadien (Carlson 2008). Or, selon les études issues des courants négationniste et nationaliste-conservateur, ces processus de redéfinition et de dépossession ne sont tout simplement pas dignes de mention, comme s’ils ne cadraient pas bien avec un récit colonial (le récit de la nation colonisatrice) favorable au caractère normal et « naturel » de l’expansion territoriale et de la croissance économique en territoires inhabités.

Lorsque combinées de façon judicieuse, des données venant des différentes traditions historiques et épistémologiques permettent la reconstitution d’événements, de processus et de systèmes-mondes qui ne seraient pas accessibles aux chercheurs autrement (Burch 2005). La reconnaissance des référents culturels autochtones, peu importe à quel point ceux-ci sont étrangers à l’épistémologie européenne, peut aussi fournir des indices quant à la profondeur des changements occasionnés par le colonialisme. Selon les Stó:lō de la vallée du Fraser en Colombie-Britannique, il existe un réseau de tunnels liant des lieux particuliers dans la région qui peuvent être empruntés afin de voyager, de façon volontaire ou non, entre deux points parfois très éloignés. Pour le chercheur qui ne creuse pas plus loin, cette conviction relèverait d’une simple curiosité, d’une bribe de folklore ayant perdu toute valeur non anecdotique dans le monde moderne. Toutefois, dans son étude récente sur les changements qu’a subis l’identité politique stó:lō depuis l’arrivée des Européens, Keith Thor Carlson analyse à travers cette conviction les sentiments d’appartenance des Amérindiens à des formes de communauté autres que locales qui ne sont pas forcément évidents aux observateurs externes. Ce faisant, il démontre combien la politique des réserves de l’État colonial et fédéral, en empêchant l’expression d’appartenance simultanée à plusieurs communautés selon des liens familiaux et des droits d’exploitation de ressources naturelles, a été destructrice pour la communauté politique stó:lō et combien la connaissance de ces réseaux traditionnels, qui dépassent les frontières des réserves, a été et est toujours une source critique de renouveau politique pour la nation (Carlson 2010).

L’analyse de Carlson, comme celles de tout chercheur étudiant le passé du « Nouveau-Monde », fait valoir ce qui est accepté comme une évidence – à savoir qu’on ne peut pas comprendre l’histoire autochtone des cinq derniers siècles sans comprendre l’influence des sociétés d’origine européenne sur celle-ci. L’inverse, par contre, est nettement moins bien établi en dehors des spécialistes de l’époque coloniale et de l’histoire amérindienne. Pourtant, de nos jours comme au xixe ou au xviie siècle, les autochtones marquent de manière profonde et continue le cours de l’histoire de toute nation née du colonialisme. Si la possibilité que les Amérindiens aient influencé la pensée politique des « pères fondateurs » des États-Unis a su capter l’imaginaire des historiens (Miller 1993), leur impact le plus marquant sur la société impériale et coloniale puis nationale se résume peut-être à leur seule existence. Toute société se définit en grande partie par rapport aux autres sociétés, qu’elles soient voisines, distantes ou mythiques. Cette définition insiste toujours sur la supériorité du soi par rapport à l’autre. Au Moyen Âge, les Européens se définissent entre autres par opposition au monde musulman dans le cadre des croisades et à l’homme sauvage de la mythologie et de la littérature. En arrivant aux Amériques, ils ont naturellement transporté cette pratique avec eux. Aux xviie et xviiie siècles, les Français mettent sur pied une politique de francisation des Amérindiens à travers laquelle ils définissent ce qu’est un Français, en métropole comme dans les colonies (Havard 2009), participant du même coup à l’élaboration d’une pensée raciale en France et à travers le monde (Belmessous 2013).

Au milieu du xixe siècle, les législateurs canadiens reprennent les fondements de cette logique afin de codifier dans une série de lois le statut d’« Indien ». En 1857, l’Assemblée législative de la province du Canada adopte une loi définissant les exigences à satisfaire pour qu’un Amérindien perde son statut pour devenir un sujet comme les autres. Parmi celles-ci, il fallait pouvoir parler, lire et écrire « readily and well » la langue anglaise ou française, être de bonnes moeurs et ne pas être endetté. Si l’historiographie observe l’ironie d’imposer aux autochtones des exigences qui auraient été inatteignables pour la plupart des membres de la société coloniale (Tobias 1976 : 16), elle tient pour acquis que peu d’Amérindiens se sont prévalus du processus d’émancipation, hypothèse qu’il reste à vérifier. De plus, malgré l’existence d’études portant sur l’avènement de ce corpus de législation (Milloy 1991), l’historiographie ne réussit pas à inscrire ce développement dans les changements majeurs subis par la culture politique canadienne de la période. Alors que les historiens reconnaissent généralement l’influence de l’« ordre libéral » en Amérique du Nord britannique au milieu du xixe siècle (McKay 2000 ; Constant et Ducharme 2009), ils ne s’arrêtent pas sur la définition du sujet libéral idéal contenue dans les critères que devait respecter tout Amérindien voulant être « émancipé ». La vision de l’individu libéral promue par le biais de la figure de l’Amérindien résolument non libéral se manifeste ailleurs aussi, soit à travers l’image largement répandue des autochtones imprévoyants par nature (Gettler 2012) et inadaptés au marché du travail (Lutz 2008). En conjonction avec d’autres « marginaux » tels que les pauvres du milieu urbain (Fecteau 2004), les Amérindiens ont donc servi d’exemples à ne pas suivre pour la société québécoise et canadienne, participant ainsi de façon critique à définir la norme sociale.

La montée de l’ordre libéral fournit également une façon efficace d’analyser le développement de la société canadienne-française à côté des diverses sociétés autochtones, tout le monde étant forcé de composer avec les idées et pratiques d’origine britannique. Cette conception libérale des autochtones devient dominante chez la population d’origine européenne pendant les années 1820 et 1840, précisément au même moment que le Parti patriote se met à prôner une distinction nette entre les rôles politiques et sociaux féminins et masculins issus de la tradition libérale britannique aux dépens de la pratique moins étanche de la France de l’Ancien Régime (Greer 1991). Que certains chefs amérindiens adoptent un discours genré très similaire pendant ces mêmes années (Rozon 2005) suggère l’intérêt d’étudier ensemble la façon dont les populations canadienne-française et autochtones ont fait face à la montée du libéralisme, tradition politique qui, à différents degrés, était à la base étrangère aux deux. L’histoire nationale ainsi que l’histoire des Premières Nations ne peuvent que bénéficier d’une vision plus nuancée et plus complète des relations de pouvoir en jeu dans la société.

Une telle vision pourrait nous amener aussi à revoir d’autres aspects de la communauté politique nationale habituellement tenus à l’écart des peuples autochtones. Parmi ces aspects, l’histoire de l’immigration paraît très prometteuse. Si la dépossession territoriale figure au premier rang des sujets abordés en histoire autochtone, le lien entre cette dépossession et l’arrivée des nouvelles communautés culturelles à partir du xixe siècle reste à établir. Cela s’explique en partie par l’acceptation généralisée de la fiction légale et historique selon laquelle les Amérindiens auraient cédé avant la Conquête tout le territoire qu’occupe actuellement le Québec (Beaulieu 2013). Peu importent les revendications de souveraineté que fait l’État, les nouveaux arrivés au xixe siècle, qu’ils aient été en provenance de l’Irlande, de l’Écosse, de l’Angleterre, des États-Unis ou d’ailleurs, occupaient des terres qui étaient tout récemment (et souvent toujours) occupées et/ou fréquentées par les autochtones. Une fois installés, les immigrants ont poursuivi le projet de colonisation agricole en cours depuis déjà quelques siècles, tirant profit du savoir et des pratiques de gestion autochtones afin de modifier à jamais la nature du territoire (Good 1998). Abordée d’une telle manière, l’histoire de l’immigration, qui est peut-être mieux conçue en tant qu’histoire des migrations, est autant une histoire de ceux qui font place qu’une histoire de ceux qui la prennent (Fur 2014). Élargir ainsi notre compréhension de l’immigration, permettrait également une mise en valeur des multiples façons dont l’expérience autochtone ressemble, sans pour autant être identique, à celle des migrants venus d’ailleurs, que ce soit sur le plan historique (Bohaker et Iacovetta 2009) ou contemporain (Walia 2013). Mettre les autochtones et les immigrants dans le même cadre analytique permet de nuancer d’autres questions souvent étudiées en vase clos. Par exemple, il semble tout à fait possible que, à l’instar du vivre ensemble français-anglais, la lutte menée depuis maintenant plusieurs siècles par les diverses nations autochtones afin de conserver leurs cultures ait contribué à l’ouverture de l’ordre politique canadien et québécois au pluralisme (Brownlie 2009 : 298) et par conséquent au développement du multiculturalisme/interculturalisme.

Il est également nécessaire de mieux comprendre le processus par lequel le Canada et le Québec se sont légitimés en tant que nations aux dépens des peuples autochtones occupant le même territoire. La légitimation de la communauté politique sous forme d’« autochtonisation » de la population d’ascendance allochtone et la dénaturalisation conséquente des premiers peuples sont, en effet, des questions on ne peut plus critiques pour les nations nées du colonialisme. Comment peut-on prétendre à une histoire politique du Québec sans analyser le processus menant à l’association apparemment naturelle et évidente des Québécois avec le territoire national et à la mise en question ou à la suppression d’une telle association chez les autochtones ? Comme le démontre de façon éloquente Tamar Herzog dans le cadre de l’Amérique latine à l’époque moderne, ce processus historique a également mené à l’homogénéisation des populations à la fois allochtones (des sujets de plusieurs royaumes ibériens adoptant progressivement une seule et unique patrie une fois installés en Amérique) et autochtones (dès lors conceptualisées, par l’État et la société coloniale tout au moins, en tant qu’autochtones davantage qu’en tant que membres des multitudes de nations habitant le continent) [Herzog 2014]. Une telle approche dans le cadre de l’Amérique du Nord septentrionale permet de nuancer notre compréhension du développement des sentiments d’appartenance jumelé à l’effacement d’autres formes d’identité, tous les deux contribuant à la construction des nations québécoise et canadienne et à leurs revendications territoriales mais aussi aux mouvements pan-autochtones dont sont héritières les organisations politiques telles que l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador et Femmes autochtones du Québec.

De telles observations quant au rôle de l’« Indien » dans l’établissement de la norme sociale invalident complètement le reproche fait aux chercheurs québécois par Bédard et d’autres, selon lesquels l’histoire politique a été mise de côté en faveur de l’histoire sociale et culturelle. Ce genre d’approche du fait politique jouit d’une profondeur dépassant de loin la liste d’épicerie des grands personnages et des événements marquants du passé proposée par Bédard. En abordant l’État comme entité structurante de la scène politique québécoise (Fecteau 2007), à la fois pour les Amérindiens et les allochtones, l’histoire nationale laisserait derrière elle la vision simpliste du politique comme lieu d’expression du caractère unifié du peuple, unité qui n’a par ailleurs jamais existé, afin de présenter la politique du passé dans toute sa complexité. Cette même approche participerait au renouveau de l’histoire sociale dite critique qui se concentre sur les inégalités et les conflits (Petitclerc 2009), renvoyant par le fait même une image plus nuancée et juste de l’histoire nationale qu’un récit axé avant tout sur les ancêtres canadiens-français. Cette image serait d’ailleurs nettement améliorée par des études portant sur l’État québécois dont on ignore le rôle dans l’histoire autochtone avant les années 1960 à l’exception de certains cas très précis touchant l’exploitation des ressources naturelles (Morantz 1995, 2002 ; Ingram 2013). Si l’espace national québécois forme une aire d’analyse politique naturelle dans d’autres domaines (Fecteau 2008), cela n’est pas admis en histoire autochtone, et davantage d’études, à la fois « sociales » et « politiques », ne pourraient qu’améliorer notre compréhension de l’histoire québécoise et autochtone.

Une approche explicitement sociale de l’histoire autochtone saurait également nuancer le récit national du Québec. Depuis quelques années, des études mettant en scène des relations étroites entretenues par des communautés amérindiennes et leurs voisins canadiens-français au-delà de la Conquête se multiplient (Gélinas 2007), particulièrement en ce qui concerne les relations conjugales (Vien 2013), l’économie (Antaya 2009 ; St-Onge 2016), la relation au territoire (Beaulieu et al. 2013) et le régime seigneurial (Bouchard 2016). Cette historiographie montre à quel point l’identité politique des Premières Nations s’est développée en dialogue avec la population canadienne-française environnante (Rozon 2005) et avec les structures et les pratiques de l’État (Gohier 2014). Lorsqu’on prend connaissance de telles études insistant sur l’influence identitaire qu’ont eue les autochtones sur les Canadiens français (Mouhot 2002 ; Delâge 2011), il devient difficile de croire que la résistance à l’égard des Premières Nations dont fait preuve l’historiographie nationaliste-conservatrice puisse prendre ses origines dans un courant scientifique.

Lorsqu’il est question de la colonisation entreprise à partir de la vallée du Saint-Laurent, il devient encore plus difficile de comprendre l’absence des autochtones dans le récit national. En effet, parmi les grands processus ayant marqué l’identité collective québécoise depuis le xixe siècle, la mise sous culture des régions – le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord et l’Abitibi-Témiscamingue – occupe certainement une place de choix. Comment peut-on donc imaginer raconter l’histoire de la prise de contrôle de ces régions sans même glisser un mot sur les populations qui y vivaient auparavant ? De plus, comment imaginer que le mode de vie de ces populations et leur rapport au territoire n’aient pas influencé les Canadiens français qui s’y établirent ? Bien sûr, les études « négationnistes », qu’elles soient ou non commanditées par des instances provinciales, viennent conforter cette vision du Québec comme ayant été construit uniquement par les membres de la « nation ». Si l’on accepte les conclusions de ces études, les questions sur les autochtones n’ont pas lieu d’être puisque, soit ceux-ci sont tout autant des immigrants que les Canadiens français (Dawson 2003, 2005 ; Morissette 2012), soit ils ont cédé leurs droits territoriaux presque aussitôt après l’arrivée des Français en Amérique du Nord (Lavoie 2010 : 177). Toutefois, lorsqu’on considère le développement de l’État dans ces régions, il est clair que les autochtones ont façonné le territoire et ont considérablement influencé la manière dont la société coloniale s’y est implantée (Gettler 2013).

Conclusion

Ce qui est présenté ici constitue une entrée en matière tout à fait modeste, une invitation au débat et à la réflexion quant à l’influence de la démarche et des a priori des chercheurs travaillant à façonner le récit national québécois et l’histoire autochtone. En insistant sur des problèmes méthodologiques, des projets politiques et des manières différentes possibles de dépasser ces problèmes, notre objectif est d’encourager un renouveau de la recherche en histoire autochtone au Québec, non pas pour assimiler cette dernière au récit historique national, mais afin d’assurer que ces deux historiographies distinctes mais liées interagissent et s’inspirent l’une de l’autre, surtout pour la période postérieure à l’époque coloniale (Rosenthal 2006 ; Harmon et al. 2011 ; Munro 2014).

Actuellement, les historiographies nationaliste-conservatrice et négationniste érigent ensemble un récit du passé québécois où l’autochtone n’est pas un acteur interne, mais un adversaire à battre, un obstacle à franchir dans la lutte pour le contrôle du territoire, de l’avenir et de l’âme du Québec. De cette façon elles légitiment la nation québécoise, son inscription dans l’espace et dans le temps. Du même souffle, les historiens participant à ces courants contestent le processus identique appliqué aux Premières Nations. Ainsi Morissette et Dawson, en affirmant que les Amérindiens du Québec ne sont pas « authentiques », rejoignent Bédard et Courtois qui proclament que l’histoire autochtone est différente de l’histoire nationale. En reléguant les Premières Nations au second plan, ces auteurs tentent d’envoyer aux oubliettes la présence millénaire de ces communautés et leur existence de nos jours afin de livrer à la nation québécoise « pure laine » une histoire nettoyée des inconvénients liés au colonialisme et un territoire dont elle seule puisse revendiquer le contrôle, sinon la souveraineté. À l’instar des analyses évolutionnistes victoriennes les plus crues, ils affirment également que les sociétés autochtones ont subi jusqu’à leur disparition des processus de métissage, tout en présentant la nation québécoise comme monolithe immuable, quasiment immunisé contre le passé. Cette démarche est évidemment inacceptable.

Bien que la recherche historique engage toujours un dialogue entre le passé et le présent (souvent dans l’espoir d’assurer un meilleur avenir), l’objectif principal de l’histoire doit être la production des connaissances sur le passé et non pas l’enfermement de l’objet d’étude dans un carcan légal ou politique émergeant des préoccupations contemporaines. D’ailleurs, les auteurs ayant contribué au négationnisme en histoire autochtone et au courant d’histoire nationaliste-conservatrice le savent bien, puisque plusieurs d’entre eux accusent des collègues qui ont une interprétation du passé différente de la leur, de faire précisément cela. L’ironie serait amusante si les oeillères de ces auteurs ne servaient pas à appuyer si efficacement l’État du Québec dans ses revendications anachroniques à l’égard de la propriété foncière et des projets politiques prônant l’assimilation des peuples autochtones au sein de la nation québécoise.