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Septembre 2006. Je viens d’entreprendre mon doctorat en anthropologie à l’Université de la Colombie- Britannique. Je n’ai pas encore finalisé mon sujet de thèse, et je n’ai encore rencontré ma directrice de recherche qu’à deux ou trois occasions. La veille, j’ai visité l’exposition Raven Travelling: Two Centuries of Haida Art à la Galerie d’art de Vancouver. J’en suis sortie complètement médusée et décidée : ma thèse porterait sur l’art haïda. Anxieuse de faire part de cette décision à ma directrice de recherche, j’entre dans son bureau et je lui fais part de la nouvelle. « Vraiment ? Enfin, tu peux si tu veux, bien sûr, mais qu’est-ce qui t’a donné cette idée ? » répond-elle, un peu surprise par ma déclaration. Je lui explique que je suis allée à l’exposition, que j’ai été touchée par les oeuvres que j’y ai vues et que cette expérience m’a rappelé ce qui m’avait attirée à Vancouver pour y faire mon doctorat. Ce que je lui dis n’a pas l’air de la convaincre. « Au début, tout le monde veut étudier l’art haïda », m’informe-t-elle.

Cette conversation, aussi anodine puisse-t-elle paraître, a pris tout son sens au cours des années qui ont suivi et des recherches que j’ai menées par la suite – non pas spécifiquement sur l’art haïda, finalement, mais sur le marché de l’art autochtone de la côte Nord-Ouest à Vancouver. Cette ville est située sur les territoires de trois communautés salishs – les Musqueams, les Squamishs, et les Tsleil-Waututh – mais nombreux sont ceux qui y associent plutôt les Haïdas et leur art, pourtant si différent du style salish local. Cette association d’idées erronée est loin d’être uniquement due à l’ignorance des touristes et au manque d’éducation des locaux quant aux cultures autochtones. Comme l’avait laissé sous-entendre ma directrice de thèse, et comme je vais le démontrer dans cet article, les chercheurs et leurs travaux y sont aussi pour quelque chose.

Introduction

La connaissance académique et la manière dont elle circule, notamment par le biais de publications et d’expositions, ont des effets directs et indirects sur les sociétés sur lesquelles porte cette connaissance, que ce savoir ait été produit dans une perspective théorique ou appliquée. En effet, si la recherche appliquée vise explicitement à avoir un effet sur la réalité étudiée, la recherche théorique semble parfois opérer à distance de cette réalité, la décrivant, la critiquant ou l’expliquant, sans pour autant chercher explicitement à la transformer. Et pourtant, dans certains cas, même les résultats de recherche qui visent avant tout l’avancée des connaissances plutôt que la transformation du monde peuvent avoir des effets directs et indirects sur la réalité étudiée (Ames 1992 : 59-69). Il n’y a donc pas, d’un côté, la recherche ayant des effets sur le terrain, et de l’autre, celle qui n’en a pas. En effet, les intentions de départ ne déterminent pas en soi si un travail académique aura ou non des effets. Quoi qu’il en soit, les implications de la recherche, attendues et inattendues, volontaires et involontaires, engagent la responsabilité des chercheurs (Lévy et Bergeron 2010 ; Fluehr-Lobban 2013). Les codes éthiques qui régissent aujourd’hui la recherche académique visent justement à inciter les chercheurs à une réflexion poussée à ce sujet et d’en informer leurs pratiques (voir, p. ex., CRSH, CRSNG et IRSC 2010 ; AAA 2012 ; APNQL 2014). Mais il y a plus. Les effets de la recherche sur les sociétés étudiées ne sont pas uniquement d’ordre éthique, avec pour enjeux principaux la transparence auprès des participants et une distribution plus équilibrée des pouvoirs entre ces derniers et les chercheurs. En effet, les conséquences de la recherche peuvent également se faire sentir en termes d’expression culturelle (ce qui est créé pour exprimer l’identité de groupe, p. ex.) et de débouchés économiques (l’intérêt des acheteurs pour certaines créations et pas pour d’autres, p. ex.). Les effets des représentations populaires des peuples autochtones sur la discrimination et l’estime de soi sont bien connus (voir, p. ex., Deloria 1991 ; Francis 1992 ; Diamond, Bainbridge et Hayes 2010). En revanche, on parle moins souvent des représentations académiques qui ont, elles aussi, des effets importants (Crosby 1991). Tel que discuté dans le présent article, il y a par exemple un rapport direct entre la manière dont ont été représentées les créations artistiques de diverses communautés autochtones par les chercheurs, les créations qui émanent de ces communautés et la capacité de leurs artistes à vivre de leurs activités de création. Afin d’asseoir cette thèse, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’exemple des répercussions qu’ont eues les publications académiques et les expositions muséales sur les activités des artistes autochtones de la côte Nord-Ouest.

La non-linéarité des processus de production et de réception

Les effets que peut avoir le travail des chercheurs sur les cultures qu’ils étudient ne sont pas sans rappeler l’influence que peuvent avoir les consommateurs sur les producteurs des biens qu’ils utilisent. Ce parallèle a une incidence non seulement sur les approches de l’anthropologie économique, mais aussi sur celles de l’anthropologie de l’art et sur l’étude des liens qui régissent la production et la réception des oeuvres (Gell 1998).

Si les processus de production et les échanges ont longtemps préoccupé les anthropologues, leur intérêt pour les questions de consommation s’est développé plus récemment (Miller 1995). Au départ surtout considérée comme un troisième temps relativement passif du triptyque « production-circulation-consommation » (Friedman 1994), la consommation est maintenant reconnue comme un lieu privilégié de la création de sens et d’identité (Miller 1995). En effet, les consommateurs ne sont pas simplement le « point d’arrivée » de biens qui ont été produits et mis en circulation, n’ayant pour seule tâche que d’« accepter » ou de « rejeter » ce qui leur est présenté tel qu’on le leur a présenté (Miller 1997 : 4). Les divers usages de ces biens par les consommateurs, les attitudes que ceux-ci ont face à ces biens ainsi que les valeurs qu’ils leurs associent sont rarement exactement ceux qui sont escomptés par leurs producteurs, et il n’est pas rare que ces derniers prennent en considération ces informations par la suite dans la conception de leurs produits (Friedman 1994 ; Foster 2008). Ainsi, la production et la consommation sont beaucoup plus interreliées que si elles constituaient des moments distincts dans un processus linéaire et unidirectionnel. Cette remarque ne vaut pas uniquement pour les biens de consommation courante, mais aussi pour les biens symboliques et culturels. Comme l’ont montré Jean et John Comaroff, « les producteurs de culture en sont aussi les consommateurs ; ils se voient, se sentent et s’entendent mettre en scène leur identité », et en retour les « consommateurs [de culture] en deviennent aussi les producteurs, complices de cette mise en scène » (Comaroff et Comaroff 2009 : 26). Michael Ames, ancien directeur du Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique, institution bien connue pour ses collections d’objets de la côte Nord-Ouest, avait d’ailleurs déclaré à ce sujet que « par leur travail, les anthropologues contribuent à créer les sociétés qu’ils pensent découvrir » (Ames 1992 : 59). Ce phénomène est d’autant plus circulaire que les anthropologues « consomment » les oeuvres produites par les groupes qu’ils étudient, et que les « produits » des anthropologues (leurs livres et expositions, p. ex.) sont eux aussi « consommés » par les membres des cultures qu’ils y présentent, comme c’est le cas sur la côte Nord-Ouest. C’est en ce sens que les chercheurs qui ont travaillé dans cette région peuvent être considérés comme faisant partie des producteurs de la catégorie « art de la côte Nord-Ouest ». Comme nous le verrons, certains artistes ont contribué à réifier cette catégorie, ayant « accepté » et reproduit les représentations que les chercheurs ont fait circuler à leur sujet, tandis que d’autres artistes les ont plus fermement « rejetées » ou, tout du moins, amendées. Il est donc important d’examiner de plus près les influences réciproques des créations des artistes autochtones et des travaux des chercheurs qui les ont étudiées. C’est à cette tâche que cet article se consacre.

Recherche et représentations de la « côte Nord-Ouest »

Ce que l’on appelle communément la « côte Nord-Ouest » est une région des États-Unis et du Canada bordée par l’océan Pacifique à l’ouest et la chaîne côtière du Pacifique à l’est et qui s’étend approximativement du nord de l’Oregon jusqu’au sud de l’Alaska. Cette dénomination reflète notamment le découpage en « aires culturelles » qui est proposé dans la série de monographies sur les populations autochtones d’Amérique du Nord, le fameux Handbook of North American Indians, publié par la Smithsonian Institution (Suttles 1978). Sans être complètement arbitraire, puisqu’il est lié à des éléments de géographie physique et de culture, l’espace ainsi délimité est aussi une construction intellectuelle et sociale quelque peu désuète à laquelle a largement contribué la recherche en anthropologie et en histoire de l’art (Townsend-Gault, Kramer et Ki-ke-in 2013). Notamment depuis les travaux de l’anthropologue allemand Franz Boas et ses collaborateurs à la fin du xixe siècle et au début du xxe (dont Ruth Benedict, Edward Sapir, Melville Jacobs, Erna Gunther, et Viola Garfield, entre autres ; voir Suttles et Jonaitis 1990), les autochtones de cette région ont continué à faire l’objet d’innombrables projets de recherche et de publications de tous ordres :

  • Textes académiques (voir p. ex. Barnett 1938 ; Codere 1950 ; Suttles 1960 ; Piddocke 1965 ; Drucker 1967 ; Adams 1973 ; Duffek 1983 ; Lévi-Strauss 1988 ; Cole et Chaikin 1990 ; McIlwraith 1992 ; Dauenhauer 1995 ; Ostrowitz 1999 ; Bierwert 1999 ; Mauzé 1999 ; Harkin 2000 ; Meuli 2001 ; Hawker 2003 ; Mauzé, Harkin et Kan 2004 ; Raibmon 2005 ; Jonaitis 2006 ; J. Kramer 2006 ; C.F. Roth 2008 ; Roy 2010 ; Kan 2015).

  • Films (p. ex., Curtis 1914 ; Shandel 1973 ; Glass 2004 ; Green 2010).

  • Catalogues d’expositions (p. ex., Duff 1967 ; Kew 1980 ; Macnair et Hoover 1984 ; McNair 1984 ; Jonaitis 1991 ; Brown 1995 ; Hoover 2000 ; Duffek 2004b ; McLennan et Duffek 2007 ; Brotherton 2008 ; Ki-ke-in et Townsend-Gault 2010 ; Glass 2011 ; J. Kramer 2012 ; Wright et Bunn-Marcuse 2013).

  • Livres grand public (dont Stewart 1979, 1995 ; P. Kramer 2008 ; Jonaitis 2012).

  • Albums d’images et de coloriage (dont Ravenhill 1944 ; Greul 1974 ; Orban-Szontagh 1994 ; Gilbert et Clark 1999).

Sans entrer dans les détails des différentes approches et analyses contenues dans ces divers corpus de publications – dont on n’a listé ici qu’un échantillon limité –, il semble inévitable qu’en elle-même une telle abondance de représentations académiques et populaires ait eu des conséquences concrètes sur la vie et les pratiques des personnes ainsi représentées. D’ailleurs, l’expression « étudiés à mort » (studied to death) est utilisée par certaines personnes pour décrire le sentiment qu’elles ressentent vis-à-vis des pratiques des chercheurs dans leurs communautés. En Amérique du Nord, la plupart des chercheurs travaillant sur les questions autochtones sont aujourd’hui conscients de l’héritage de la recherche et de ses conséquences dans les communautés. De nouvelles approches de l’éthique de recherche prennent d’ailleurs cet héritage directement en considération dans la manière dont ils guident les pratiques de recherche et les interactions des chercheurs avec les personnes qui les accueillent sur le terrain (Gentelet et Basile 2012). Ce changement d’attitude est en grande partie l’effet d’une réflexion d’ordre déontologique induite à la fois par un sens personnel de la responsabilité ainsi que par les codes éthiques institutionnels et la pression sociale qu’exercent les individus et instances autochtones auprès d’eux (Menzies 2004 ; Asselin et Basile 2012), notamment au sein des institutions muséales (Harrison et Trigger 1988 ; Erasmus et al. 1992 ; Turgeon et Dubuc 2002 ; Phillips et Johnson 2004 ; Fortney 2009 ; Hennessy et al. 2013 ; Jérôme et Kaine 2014). De ce fait, ce ne sont pas seulement les pratiques de recherche, et donc la méthodologie, qui ont été transformées, mais aussi les approches épistémologiques et, donc, les connaissances produites au moyen de ces pratiques (Smith 1999 ; Battiste 2007 ; Hart 2010). Parmi les chercheurs qui travaillent avec les autochtones de la côte Nord-Ouest, la transformation des pratiques de recherche s’est également fait sentir du point de vue des représentations académiques et muséales de la culture visuelle et matérielle dite « de la côte Nord-Ouest ».

En effet, ce qui correspond aujourd’hui à la catégorie « art de la côte Nord-Ouest » non seulement aux yeux de ceux qui l’étudient ou l’achètent mais aussi de ceux qui le créent, est en partie un artefact des représentations produites au fil du temps au sein du monde académique, notamment par le biais d’expositions et de publications. Il ne s’agit pas ici de dire que l’anthropologisation de cette région aurait donné lieu à une « invention de la tradition » (Hobsbawm et Ranger 1983), car un tel argument reviendrait à nier les profondes racines historiques de l’art autochtone d’aujourd’hui ; il s’agit plutôt de montrer que la production et la réception de représentations académiques au sujet de « l’art de la côte Nord-Ouest » ont eu des effets autant sur la réception que sur la production artistique autochtone au fil du temps. En effet, du fait de la non-linéarité des processus de production et de réception (Miller 1995 ; Foster 2008) – et ce, aussi bien pour les oeuvres d’artistes que pour les représentations académiques –, certains chercheurs ont contribué à la construction d’un canon et d’autres à sa déconstruction, de même que certains artistes s’y sont conformés alors que d’autres l’ont remis en question.

Les nombreux écrits anthropologiques et expositions muséales sur les arts de la côte Nord-Ouest évoqués plus haut, sont en effet considérés par certains artistes comme de précieuses sources de savoir et d’inspiration et ressentis par d’autres artistes comme les vecteurs d’effets d’imposition à saveur coloniale. Comme nous allons le voir plus loin, certaines oeuvres sont le reflet direct de cette tension entre inspiration et imposition. En effet, les limites de la catégorie « art de la côte Nord-Ouest » qu’anthropologues et historiens de l’art ont contribuées à établir servent de référence au grand public et aux acteurs du marché de l’art. En conséquence, certaines formes d’art ont été privilégiées tant par les acheteurs que par les producteurs, alors que d’autres sont longtemps restées méconnues. Les oeuvres ne correspondant pas à ces canons ont longtemps peiné à être acceptées dans les galeries spécialisées, à tel point que les étiquettes d’artiste « autochtone » ou, encore plus précisément, d’artiste « de la côte Nord-Ouest » sont vécues par certains comme une limite imposée à leur créativité. Comme nous le verrons, certains s’inquiètent de la nécessité de s’aligner sur ce qui est attendu de cette catégorie afin d’être pris au sérieux, alors que d’autres ont une pratique artistique qui, tout en s’appuyant sur cette catégorie, vise à la mettre en question et à la dépasser. Avant d’aborder plus en profondeur ces divers cas de figure, il convient d’abord de mieux cerner le canon en question et ses origines.

Le canon de « l’art de la côte Nord-Ouest »

Le canon de « l’art de la côte Nord-Ouest » se caractérise par une focalisation sur des styles septentrionaux typiques des groupes situés dans le nord de la région, notamment les Tlingits, les Tsimshians et les Haïdas, ainsi qu’une préférence accordée aux formes créées par les hommes (travail sculptural et graphique, en particulier) plutôt qu’à celles associées au travail féminin (tissage et vannerie, p. ex.). Les compositions qui correspondent au style septentrional et comblent donc la surface de l’objet grâce au système de composition graphique dit de la formline à partir de motifs ovoïdes, en forme de u et en forme de v, ont longtemps reçu ainsi plus d’attention de la part des chefs de file du milieu de la recherche et du marché de l’art (Holm 1965 ; Holm et Reid 1976). Des facteurs historiques et sociaux qui dépassent la sphère universitaire et muséale ont bien sûr contribué à favoriser cette perspective. Il est toutefois également possible de retracer une filiation entre l’histoire de la production de ce canon et l’histoire de la recherche académique dans cette région (Jonaitis 2014).

Dès le début du xxe siècle et depuis la parution de l’ouvrage Primitive Art de Franz Boas, le biais en faveur de l’art des hommes et de l’art du nord de la région s’est exprimé en termes académiques. Boas considérait l’art des hommes de cette région comme « symbolique » et « plein de signification », alors que l’art des femmes aurait été « formel » et « sans signification marquée » (Boas 1955 : 184). De plus, d’après le modèle diffusionniste de Boas, le style typique de l’art de la côte Nord-Ouest serait originaire du Nord (des Haïdas, des Tsimshians et des Tlingits, entre autres) et se serait propagé vers le sud (d’abord vers les Kwakiutl, maintenant appelés Kwakwaka’wakw, et ensuite vers les Salishs côtiers). Une hiérarchie commençait donc déjà à se dessiner implicitement dans les écrits de Boas et trouvera une expression plutôt explicite dans les cartels du hall réservé aux autochtones de la côte Nord-Ouest (« Hall of Northwest Coast Indians ») de l’American Museum of Natural History, à New York, auquel Boas fut longtemps associé. Ainsi, la modeste section sur l’art salish de cette exposition permanente comprend un texte qui indique que cet art est de moindre intérêt par rapport à ceux de leurs voisins du Nord. Encore aujourd’hui, on y lit par exemple que « les Salishs côtiers fabriquaient des ustensiles en bois et en corne similaires à ceux qui étaient utilisés ailleurs sur la côte Nord-Ouest. Cependant, les Salishs côtiers n’étaient ni aussi prolifiques ni aussi doués que les nations du Nord[1] ».

Cette tendance à privilégier l’art masculin du nord de la région sera renforcée par la publication en 1965 de ce qui est considéré par certains comme la « Bible » de l’art de la côte Nord-Ouest, Northwest Coast Art: An Analysis of Form, de l’historien de l’art Bill Holm. Comme Primitive Art de Boas, cet ouvrage est focalisé sur le style des groupes du Nord, notamment les Haïdas et les Tlingits, avec quelques références au style Kwakwaka’wakw à titre de comparaison. Holm y développe le vocabulaire de la formline qui est jusqu’à ce jour utilisé pour décrire les aspects formels de ces styles tant par les artistes autochtones que par leurs commentateurs, y compris dans des livres destinés au grand public (Bunn-Marcuse 2013).

Depuis les années 70, la production artistique autochtone est grandement influencée par l’idée de « l’art de la côte Nord-Ouest » telle qu’illustrée dans le livre de Holm et d’autres à sa suite. Si le titre englobant de son livre pouvait porter à confusion, Holm avait tout de même précisé dans l’introduction que son analyse se limitait à la région s’étendant de Bella Coola à la baie de Yakutat. Pourtant, la grande influence de son ouvrage s’est fait sentir jusque dans la production des artistes plus au sud, y compris là où le vocabulaire du style « formline » n’est pas adapté aux caractéristiques formelles des oeuvres. Par exemple, le style salish côtier joue sur les espaces positifs et négatifs sans utiliser de formline, et les motifs ovoïdes, en v et en u, y laissent plutôt place aux croissants, ovales et trigones, pour un effet visuel bien distinct du style décrit par Holm. Compte tenu de ces différences, il n’est pas anodin que plusieurs artistes aujourd’hui reconnus comme des chefs de file de l’art salish côtier aient commencé leur carrière avec des oeuvres dans le style dit de la formline. L’artiste Xwalacktun, de la Nation squamish, explique l’évolution de son style au cours de sa carrière en ces termes :

Tu vois, on entendait toujours parler des oeuvres haïdas et kwagiulth. Mais pourquoi pas de ceux des Salishs ? Quand j’étais plus jeune, je copiais les Haïdas. […] Je faisais mes propres motifs [en utilisant les leurs], parce que je comprenais bien leurs formes, je pouvais concevoir mes propres oeuvres, mais ce n’était pas mes racines, ce style du Nord. […] J’ai appris au fur et à mesure, j’ai mieux compris qui j’étais en tant qu’artiste, et ce qui devait être placé où afin qu’il y ait plus de reconnaissance des motifs salishs.

comm. pers., 2009, notre trad.

Le maintien par les Salishs côtiers d’un certain secret autour de leurs objets à l’époque de la colonisation et de la grande « récolte » muséale (Cole 1985), combiné au jugement esthétique peu favorable de certains commentateurs du fait d’un cadre de référence inadapté, a contribué à rendre cette production peu visible et peu appréciée par rapport à celle de leurs voisins. Grâce au travail d’artistes comme Charles Elliot, Simon Charlie, Xwalacktun, Susan Point et, plus récemment, Maynard Johnny Jr, les frères John et Luke Marston, Aaron Nelson-Moody, Jody Broomfield et lessLIE – pour ne citer que quelques noms –, la valeur de leur style dans sa spécificité commence enfin à susciter une réelle reconnaissance. D’importantes publications et expositions sont aussi venues faire mieux connaître cet art auprès du grand public (Kew 1980 ; Wright 1991 ; Blanchard et Davenport 2005 ; Brotherton 2008 ; Walsh, Charles et George 2009 ; lessLIE 2015), un effort qui s’est progressivement accompagné d’une présence accrue de leurs oeuvres dans les galeries commerciales et dans l’espace public. Si la valeur de l’art salish côtier n’est plus à prouver ni aux chercheurs ni aux collectionneurs avisés, des efforts supplémentaires seront sans doute nécessaires pour que ce style régional soit définitivement considéré, aux yeux du grand public, non plus simplement comme une variante mineure de l’art de la côte Nord-Ouest, mais comme un courant à part entière qui n’a pas à être subordonné à celui d’autres groupes culturels. Le défunt artiste musqueam, Joe Becker, qui s’était donné pour mission de faire en sorte que le grand public reconnaisse un jour l’art salish côtier à sa juste valeur, confiait en 2009 : « On y arrive. On n’y est pas encore, mais on y arrive. » (comm. pers. 2009, notre trad.) Faisant écho à Becker, l’artiste lessLIE[2] constatait encore très récemment (lessLIE 2015).

Dans l’état actuel du discours sur l’art contemporain de la côte Nord-Ouest, il n’est pas nouveau de reconnaître que l’art des Salishs côtiers n’est pas aussi apprécié que l’art des traditions des Premières Nations au nord, au centre et dans la région wakashane (Kwakwaka’wakw et nuu-chah-nulth). Et pourtant, après plus de deux décennies de réévaluation des mérites esthétiques de l’art des Salishs, l’ignorance et les fausses représentations au sujet de cet art continuent d’exister, tant dans les communautés salishs que parmi le grand public.

D’ailleurs, la hiérarchie qui avait été précédemment établie au sein du marché sur la base des écrits et expositions académiques tend à persister à ce jour dans l’esprit des consommateurs de produits à thématique autochtone qui peuplent les boutiques cadeaux en Colombie-Britannique et ailleurs au Canada (S. Roth 2018). Les imitateurs ne s’y trompent pas, étiquetant bien souvent « Haïda » tout objet ayant un semblant de motif de la côte Nord-Ouest même lorsqu’il est visiblement inspiré du style d’un autre groupe. De plus, l’attention portée par le grand public aux oeuvres salishs tissées, comme celles des soeurs Debra et Robyn Sparrow (Musqueams) ou de Janice George (Squamish), pourtant très valorisées dans leurs communautés, reste insuffisante. Le manque d’attention aux oeuvres de ces dernières est d’ailleurs probablement, au moins en partie, dû au fait que leurs tissages sont en général encore plus stylistiquement éloignés du canon de « l’art de la côte Nord-Ouest » que les oeuvres salishs graphiques et sculptées. Les techniques de tissages salishs produisent généralement des motifs géométriques qui laissent peu de place aux courbes que l’on retrouve dans les arts graphiques et sculptés de la région (Johnson et Bernick 1986). D’ailleurs, Debra Sparrow se rappelle avoir dû étudier de près les diapositives que lui avait prêtées l’anthropologue Michael Kew afin de s’imprégner des oeuvres de ses ancêtres plutôt que de s’inspirer des oeuvres « de la côte Nord-Ouest » (comm. pers. 2010, notre trad.).

Je suis restée dans le noir, dans ma chambre, avec les diapositives que m’avait passées le Dr Kew, et je les ai étudiées. J’avais été influencée par la côte Nord-Ouest, parce que j’y ai vécu, et j’avais trouvé ça « Wow ! ». Et là, je voulais trouver le « Wow » de l’art musqueam.

Certains anthropologues et historiens de l’art ont pris conscience des effets de leurs travaux sur la perception de ce qui est reconnu comme étant de « l’art de la côte Nord-Ouest » et de ce qui est prisé par les acheteurs, et certains cherchent maintenant à corriger le tir de manière plus proactive. Signe de cette prise de conscience, l’anthropologue Aldona Jonaitis écrit dès les premières pages de son livre Art of the Northwest Coast : « Je ne peux qu’espérer y avoir mis assez d’exemples salishs » (Jonaitis 2006 : ix), expliquant plus loin (ibid. : 88, notre trad.) :

La simplicité, la quantité limitée et l’iconographie parfois impénétrable de l’art salish a mené certains à le rejeter comme inintéressant ou déficient, ou tout au moins comme l’ancêtre inférieur des styles plus spectaculaires et très décoratifs plus au nord et dans la région wakashane. Cette vision est complétement erronée. […] L’art salish ne peut être jugé à partir de valeurs extérieures développées en lien avec d’autres groups de la côte Nord-Ouest, mais doit plutôt, comme tout autre art, être compris en tant qu’expressions visuelles qui ont un sens et une valeur aux yeux de leurs créateurs.

Ce type de déclaration témoigne de la considération accordée par les chercheurs aux critiques du canon qui ont été faites par leurs interlocuteurs autochtones et à son utilisation comme référence pour décrire et évaluer des oeuvres qui n’avaient de toute façon pas vocation de s’y conformer.

L’exemple des pratiques du Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique (The University of British Columbia [UBC] Museum of Anthropology [MOA]) dont il est question dans la section suivante permettra de montrer de manière plus détaillée comment les relations de certains artistes avec des chercheurs et leurs institutions sont à la fois en partie la source du canon dominant dans le monde de l’art de la côte Nord-Ouest et aussi l’un de moyens employés ces dernières années pour contrer les effets de l’existence de ce canon.

Partenariats et représentations de l’art de la côte Nord-Ouest à UBC

Un musée, en recueillant des objets, en rédigeant des publications, en organisant son espace d’exposition permanent et en mettant en scène certaines expositions temporaires, fait obligatoirement des choix qui excluent, au moins pour un temps, d’autres possibles. Parfois, une institution s’engage dans des voies dont elle peut être amenée à vouloir se désengager. D’ailleurs, c’est entre autres à la suite de controverses en lien avec l’exposition The Spirit Sings au Musée Glenbow (1988) que l’Association des musées canadiens a préconisé de nouvelles pratiques quant à la participation des autochtones dans les initiatives muséales les concernant (Harrison et Trigger 1988 ; Erasmus et al. 1992 ; Phillips 2011 ; Jérôme et Kaine 2014). De ce point de vue, l’histoire du MOA, de ses collections et de ses relations avec divers acteurs autochtones, montre comment cette institution a contribué à construire puis revisiter la catégorie d’« art de la côte Nord-Ouest » et comment ce que recouvre l’expression « art de la côte Nord-Ouest » ne va pas de soi mais provient des activités conjuguées de la communauté des chercheurs et des artistes, et autres acteurs autochtones qui participent et/ou répondent à ces activités.

Le MOA a dans ses collections des objets du monde entier, y compris 15 000 objets provenant d’Asie, 4 300 des Amériques du Sud et Centrale, et 4 000 des îles du Pacifique. Cependant, à ce jour, la réputation du Musée – dans le monde académique comme dans celui du tourisme – demeure principalement fondée sur ses collections de la côte Nord-Ouest, qui comprend quelques 7 100 objets (Shelton 2007). Le MOA est également reconnu pour être un pionnier du modèle muséologique de collaboration avec les communautés dont sont originaires ses collections (Ames 1992). Du fait des relations privilégiées du MOA avec certains interlocuteurs autochtones depuis sa fondation, ses collections et ses expositions tendent à mettre l’accent sur certains groupes de la région, dont les Kwakwaka’wakw et les Haïdas. Certains flux d’acquisitions sont liés aux relations du MOA avec ses partenaires autochtones tels que Mungo Martin (Glass 2006) pour les Kwakwaka’wakw ou, plus tard, Bill Reid pour les Haïdas (Duffek 2004a). Ces figures de proue du mouvement de la soi-disant « renaissance » de l’art de la côte Nord-Ouest (voir Jonaitis 2004) ont joué le rôle de passeurs culturels. Ils ont été non seulement eux-mêmes des créateurs, mais aussi des intermédiaires entre le Musée et les propriétaires ou les producteurs d’objets autochtones, ainsi que des médiateurs auprès du grand public dans la présentation et l’interprétation de certains aspects de leur culture.

D’après l’analyse qu’a faite l’anthropologue Aaron Glass de l’abondante correspondance entre Mungo Martin et Audrey Hawthorn, première conservateure-en-chef du MOA, les collections Kwakwaka’wakw du musée semblent avoir profité du travail de médiation de Martin (Glass 2006). Cette collaboration fut amorcée lorsque Martin effectuait la restauration de totems pour le MOA, de 1949 à 1952. C’est aussi à cette période, entre 1951 et 1954, que le Musée a acquis près de 65 % de ses collections Kwakwaka’wakw (Hawthorn 1993). Certains de ces objets ont été vendus au Musée directement par leurs propriétaires autochtones, parfois motivés par une situation économique difficile, ou par leur conversion religieuse, ou encore la volonté de voir leur patrimoine préservé. Les objets Kwakwaka’wakw du musée ont peu à peu constitué la plus grande de toutes les collections de la côte Nord-Ouest. Dans la plupart des institutions, une telle prépondérance numérique ne donnerait pas nécessairement une plus grande visibilité à ce groupe culturel, puisque la norme est de ne montrer au public qu’une infime partie des collections, soigneusement sélectionnée. Au MOA, cependant, toute une section du système de rangement des objets est ouverte au public depuis 1976 (Ames 1992 ; Cunningham 1999), selon le principe de démocratisation de l’accès aux collections. Dans un espace connu d’abord sous le nom d’« entreposage visible » (Visible Storage) et maintenant reconverti en « galeries de la multiversité » (Multiversity Galleries) [J. Kramer 2013], 30 à 40 % des objets du musée sont exposés par région culturelle et en nombre à peu près proportionnel à la taille des collections auxquelles ils appartiennent. Du fait de ce dispositif expographique, la prépondérance des objets Kwakwaka’wakw est visuellement appréciable par le public. Par ailleurs, leur impact visuel est renforcé par la présence impressionnante des mâts totems et des poteaux cérémoniels restaurés ou créés par Mungo Martin et exposés à l’extérieur du Musée ainsi que dans son fameux hall principal, le « Great Hall ». Figure également dans ce grand espace réservé aux objets monumentaux une collection de totems obtenus par le Musée lors d’une opération dite à l’époque de « sauvetage et restauration » menée par l’anthropologue Wilson Duff dans les années 50. Dans cette mission visant à « sauver » des totems des îles Haida Gwaii menacés dans leur intégrité physique par les éléments naturels, Duff était, entre autres, accompagné de Bill Reid qui allait devenir une figure centrale de l’art haïda (Hoover 2004 : 101).

Comme Martin pour les Kwakwaka’wakw, Reid joua un rôle déterminant dans la présence particulièrement forte de la culture matérielle des Haïdas au MOA (Duffek 2004a ; Hoover 2004). Ces derniers y sont représentés de manière frappante. Outre les pièces haïdas monumentales exposées dans le hall principal, une rotonde entière est consacrée à l’art de Bill Reid. Une collection de ses pièces en métaux précieux (notamment des bijoux en or et en argent) est exposée dans cette « Bill Reid Rotunda » créée expressément autour de l’une de ses oeuvres monumentales les plus connues, représentant la figure du corbeau et les premiers hommes : « Raven and the First Men » (1980). Cet espace est considéré comme le coeur du MOA et fait en grande partie la réputation internationale du Musée. Dans cette galerie comme dans le hall principal, l’objectif de départ était de célébrer l’excellence artistique au moyen de dispositifs muséographiques à la fois minimalistes et dramatiques (Clifford 1997 : 114-115 ; Shelton 2007). Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette présence et cette visibilité haïdas soient incarnées par une figure aussi emblématique que celle de Reid. En effet, par ses écrits et ses pratiques, Reid incarne une valorisation des cultures autochtones qui met l’emphase d’abord sur la qualité esthétique (Holm et Reid 1976). Ce parti pris par l’un des artistes autochtones les plus connus au monde a contribué à centrer l’intérêt du monde académique et du grand public pour les peuples de la côte Nord-Ouest sur leurs expressions artistiques et en particulier celles des Haïdas.

Précédant de plusieurs décennies le mouvement actuel en faveur du modèle collaboratif, les relations privilégiées du MOA avec les Kwakwaka’wakw et les Haïdas par l’intermédiaire de figures telles que Mungo Martin et Bill Reid ont donc eu des conséquences importantes pour les représentations de l’art de la côte Nord-Ouest dans le milieu académique et populaire. D’ailleurs, le Musée et l’Université ont été amenés à réaligner leurs pratiques et expositions pour répondre aux critiques de nombreux artistes et acteurs salishs. En effet, réagissant à la présence dominante de l’art haïda et Kwakwaka’wakw sur leur territoire, y compris au musée, les Salishs côtiers ont voulu y réaffirmer une présence plus visible. C’est ainsi que les pratiques contemporaines de collaboration au MOA et à l’UBC tentent de réajuster la manière dont les différents groupes sont représentés au musée comme sur le campus. Par exemple, la prépondérance de l’art Kwakwaka’wakw et haïda sur le campus de l’UBC et au MOA fait l’objet de contestations de la part des Musqueams, la Première Nation sur le territoire de laquelle l’université reconnaît être située[3]. En conséquence, les Musqueams, l’UBC et le MOA se sont attelés à une réorganisation de l’espace visuel sur le campus afin, entre autres, d’y augmenter la présence de l’art musqueam et de contrer les effets de la négligence dont il avait fait l’objet jusque-là (Phillips 2011 : 71-90).

Cette réappropriation symbolique de leur territoire ancestral par les Musqueams est un exemple de la réaction d’une population autochtone aux effets des pratiques d’une institution académique sur la vie de ses membres. L’enjeu d’une présence visible des oeuvres musqueams sur le campus n’est pas simplement une question d’esthétique ou de geste symbolique, puisqu’elle est aussi étroitement liée à des revendications territoriales. Prenant acte de l’intérêt non seulement culturel mais aussi politique, et même économique, que représente une plus grande visibilité du vocabulaire stylistique qui leur appartient auprès du grand public et sur le marché de l’art, les Musqueams réaffirment aussi l’autorité qu’ils ont, ou plutôt devraient avoir, sur leur territoire et ses ressources.

Deux exemples illustreront comment la relation des Musqueams à l’UBC a permis la réaffirmation de leur relation privilégiée au territoire sur lequel se trouve l’université. Le premier exemple est celui d’un mât totem créé par l’artiste Kwakwaka’wakw Ellen Neel, nièce de Mungo Martin. Ce totem fut inauguré à la mi-temps d’un match de football universitaire le 30 octobre 1948. Lors de cette inauguration, Ellen Neel donna l’autorisation à l’UBC d’utiliser comme symbole pour ses équipes de sport le Thunderbird, « oiseau-tonnerre », figure apparaissant, entre autres, dans les mythes Kwakwaka’wakw. Depuis ce jour, le campus de l’UBC porte les marques de cette alliance, rendue visible par ce mât totem et par l’omniprésence visuelle du blason de ses équipes (Lewis 2004).

Sur la côte Nord-Ouest, les mâts totems sont associés à des systèmes sociaux complexes, généalogiques et symboliques, et ne sont supposés être dressés que par ceux qui ont l’autorité pour le faire et là où ceux-ci ont l’autorité pour le faire (Barbeau 1950 ; Jonaitis et Glass 2010). De ce fait, l’érection sur le campus de l’UBC d’un totem Kwakwaka’wakw a été perçue comme une forme de défiance publique de l’autorité des Musqueams sur leur territoire. Même si l’intention derrière ce geste n’était pas d’effectuer une appropriation territoriale, un tel déploiement de marqueurs visuels de propriété est loin d’être anodin vu l’absence de traités entre le gouvernement du Canada, le gouvernement de la Colombie-Britannique et les Premières Nations de cette province[4]. Ainsi, lorsqu’en 2004 une réplique du mât-totem sculptée par les descendants de Neel fut érigée à la place de l’original trop détérioré, les Musqueams firent cette fois partie des cérémonies et donnèrent publiquement leur aval à la consécration du mât (Lewis 2004). Faisant respecter leurs protocoles, ils furent reconnus comme les hôtes de l’UBC et, à cette occasion, des Kwakwaka’wakw. Sans effacer l’histoire des relations entre ces derniers et l’Université symbolisée par le mât totem et l’emblème du Thunderbird, les Musqueams purent ainsi manifester devant témoins la relation particulière de leur nation au territoire sur lequel l’alliance entre l’UBC et les Kwakwaka’wakw était célébrée et s’assurer que le protocole suivi lors de la consécration en tienne compte adéquatement.

Une autre forme de réappropriation identitaire de l’espace a été effectuée par le biais d’une réorganisation matérielle des oeuvres dans l’espace. Depuis 1994, l’entrée des visiteurs dans un village haïda reconstitué à l’arrière du MOA se fait par l’intermédiaire d’un portique réalisé par l’artiste musqueam Susan Point. Le passage sous le portique signale le fait que, bien qu’il s’agisse d’un espace figurativement haïda, le territoire sur lequel il est situé demeure musqueam. Suivant un scénario similaire, à l’occasion d’un grand projet de rénovation achevé en janvier 2010, le MOA fut encouragé par les Musqueams à modifier l’apparence de sa façade. Il fut décidé de déplacer ses portes sculptées par des artistes de l’école d’art ’Ksan (située sur le territoire des Gitksans, au nord de la côte Nord-Ouest) ainsi qu’une figure de bienvenue créée par l’artiste nuu-chah-nulth Joe David (de la côte ouest de l’île de Vancouver) pour laisser place à deux oeuvres d’artistes musqueams, Susan Point et Joe Becker. Il s’agissait là encore de signifier la situation du Musée sur le territoire de leur nation et de faire valoir la créativité de leurs artistes sur ce dit territoire. La reconnaissance par l’UBC et par le MOA du territoire musqueam est vue non pas comme une simple civilité, mais bien comme une obligation. C’est cette obligation que la réorganisation de l’espace visuel et la promotion d’artistes musqueams viennent aussi signifier. En accord avec les protocoles locaux, ce seront donc désormais des oeuvres musqueams qui accueilleront les visiteurs à l’entrée du musée. D’ailleurs, plusieurs nouvelles oeuvres musqueams ont récemment été installées sur le campus, dont deux sculptures monumentales par Brent Sparrow Jr. (Gray 2012 ; The University of British Columbia 2016). Ces exemples reflètent la volonté des Musqueams d’encourager la mise en avant d’oeuvres réalisées dans le style salish qui est le leur afin, non seulement de les faire connaître le plus possible du grand public, mais aussi de les faire devenir les points de référence de leurs descendants.

Réponses artistiques aux représentations académiques

Outre les revendications territoriales dont il vient d’être brièvement question, un autre enjeu de taille est celui de la visibilité sur le marché de l’art des groupes jusqu’à présent sous-représentés dans le canon de l’art de la côte Nord-Ouest. Créé au fil des expositions et des publications, ce canon est à la source de certaines simplifications et représentations erronées. Ainsi, comme évoqué plus haut, le label « Haïda » est très souvent attribué de manière métonymique à tout ce qui ressemble à de l’art de la côte Nord-Ouest, qu’il s’agisse d’oeuvres haïdas ou non. De plus, le canon crée des attentes stylistiques improbables, comme celle d’un designer de la multinationale Nike qui pensait que l’artiste Debra Sparrow serait à même de fournir des motifs graphiques « haïda » à reproduire sur l’uniforme olympique de l’équipe nationale de hockey, alors qu’elle est une artiste textile musqueam. Ce designer a dit avoir beaucoup appris grâce à elle, expliquant que « la plupart des gens, ce qu’ils connaissent, c’est l’art d’influence haïda, et [Debra] a commencé à me parler plus de l’art local [musqueam]. C’était génial. J’ai appris énormément au sujet des différents styles » (comm. pers. 2010, notre trad.).

Face à ce qui déroge à leurs attentes, ceux qui n’ont pas encore ce genre de connaissance expriment souvent de la surprise, qui peut aller jusqu’au désarroi, au point parfois de mettre en doute la valeur ou l’authenticité des oeuvres qu’ils ont devant eux (Roth 2013 : 305-318). Les représentations académiques ainsi que la valorisation et la dévalorisation qui en découlent ont ainsi structuré le marché, non seulement du point de vue du consommateur, mais aussi de l’activité des artistes qui produisent pour ce marché. Selon Ki-ke-in, intellectuel nuu-chah-nulth, une grande part de la production artistique autochtone des années 70 n’était que « de la gymnastique pour ceux qui payent » (Townsend-Gault 2000 : 223). En d’autres termes, ce qui était créé pour le marché tendait à se conformer au canon, puisque la demande était orientée par ce qui avait déjà été promu dans les livres et les musées. Ainsi, les contraintes du marché conjuguées aux représentations émanant des cadres de référence académiques se seraient traduites par une relative uniformisation de « l’art de la côte Nord-Ouest » et une tendance au conformisme de la part de certains artistes (voir Ostrowitz 1999). En contraste, d’autres artistes souhaitent ardemment se démarquer de ce qu’ils considèrent être du conservatisme artistique, volontaire ou imposé.

De ce point de vue, les oeuvres de Lawrence Paul Yuxweluptun, d’origine okanagan et salish, offrent des exemples particulièrement saillants de la capacité de certains artistes à se jouer des attentes placées sur eux tout en jouant avec celles-ci. Outre le fait que ses tableaux sont presque toujours empreints de messages politiques explicitement anti-coloniaux, on y repère non seulement une critique de la prédominance des styles septentrionaux mais aussi l’influence du mouvement surréaliste qui s’en était tant épris (voir Mauzé 1987, 2004 ; Townsend-Gault 2013). D’une part, ses peintures aux paysages souvent dévastés et aux figures parfois inquiétantes sont décrites comme empreintes de « surréalisme » rappelant les oeuvres de Salvador Dali (voir, p. ex., Ryan 1999 : 107 ; Townsend-Gault 2013 : 102 ; Griffin 2016). Ainsi, quelques décennies après que certains surréalistes tels que Max Ernst et André Breton se soient sentis inspirés par les arts de la côte Nord-Ouest sans pour autant s’intéresser aux oeuvres des ancêtres salishs de Yuxwelptun, ce dernier leur rend la pareille en s’inspirant des oeuvres d’un de leurs collègues qui, lui, ne s’était apparemment pas intéressé à la côte Nord-Ouest. D’autre part, l’usage par Yuxweluptun de formes ovoïdes typiques du style de la formline pour en faire, par exemple, des « néo-totems » (Neo Totem Pole, 1998), de « nouveaux Indiens » (The New Indian, 1998) ou de « hot dogs » (Haida Hot Dog, 1984), tourne en dérision la révérence traditionaliste qui tend à être vouée à l’art septentrional.

Yuxweluptun est loin d’être seul à inclure directement dans ses oeuvres des références à la prédominance du vocabulaire graphique de la formline dans le milieu de l’art de la côte Nord-Ouest. En effet, un nombre croissant d’artistes autochtones problématisent dans leurs discours et parfois dans leurs créations mêmes le travail réalisé par les chercheurs et les Musées. Certaines oeuvres illustrent particulièrement bien la tension qui existe entre, d’une part, l’utilisation par les artistes des travaux académiques comme source d’inspiration et, d’autre part, le sentiment que ces références sont parfois utilisées à leur encontre comme vecteur d’imposition de certains styles, médiums, catégories et hiérarchies. Par exemple, lessLIE, figure montante de l’art salish côtier, explique au sujet du style de son oeuvre de 2006, Spawning Salmon Circle :

En tant qu’artiste contemporain salish, l’une des difficultés que je rencontre est de perpétuer l’art salish côtier dans son intégrité tout en acceptant d’être influencé par des formes artistiques extérieures, par exemple haïdas, sans succomber à la perspective haïda-centrique dominante dans l’art de la côte Nord-Ouest. […] Les formes artistiques venant du nord de la côte Nord-Ouest sont extérieures à mon développement en tant qu’artiste salish contemporain. C’est la raison pour laquelle les « trigones », représentés d’une façon plutôt typique du style septentrional, sont placés en périphérie de l’ensemble. J’ai voulu faire référence de façon visuelle au livre de Joanne P. Danford, From Periphery to Centre: the Art of Susan and Krista Point [(Danford 1989)], dans lequel elle explique que l’art salish côtier a été considéré comme périphérique à l’art de la côte Nord-Ouest et demeure mal connu et peu apprécié du public ordinaire.

lessLIE 2009

La référence explicite faite par lessLIE à un catalogue d’exposition est significative en ce qu’elle met en évidence la circulation d’écrits académiques dans le champ de la création artistique de la côte Nord-Ouest. Ce genre de référence directe avait déjà été effectuée par Lyle Wilson, artiste haisla, dans son oeuvre Ode to Billy Holm… Lalooska… Duane Pasco… & Johnathon Livingston Seagull (1980), qui questionne le rôle joué par des artistes et universitaires allochtones dans le renouveau de l’art de la côte Nord-Ouest. En particulier, cette oeuvre comporte une image inversée de la couverture du livre de Bill Holm, Northwest Coast Art: An Analysis of Form (1965), en référence au rôle joué par ce livre comme source autorisée en matière de styles de l’art du nord de la côte Nord-Ouest.

L’histoire de l’art n’est pas la seule discipline académique à figurer explicitement dans les commentaires d’artistes autochtones puisque l’anthropologie aussi fait l’objet de tels détournements. La série What Have We Become? (« Que sommes-nous devenus ? »), de l’artiste tlingit/aleut Nicholas Galanin en est un très bon exemple. Ces oeuvres furent réalisées à partir de livres dont les centaines de pages sont découpées avec précision de manière à ce que chaque livre ouvert forme les contours d’un masque. L’une des oeuvres de la série est un découpage du livre de l’anthropologue Frederica de Laguna, Under Mount Saint Elias: The history and culture of the Yakutat Tlingit (1972). Dans son commentaire sur cette série, Galanin constate :

Lors de mes recherches sur mon histoire et mon patrimoine culturel, j’ai rencontré de nombreux documents écrits par des auteurs extérieurs à ma culture et qui l’avaient digérée avant de me la restituer. Bien que la littérature soit un moyen important de préservation de la culture, elle pose des problèmes d’identité et d’authenticité auxquels je dois constamment faire face en tant qu’artiste tlingit contemporain.

Galanin 2009

Galanin explique aussi qu’en se plongeant dans les ethnographies, il est partagé entre, d’un côté, la fascination d’apprendre certaines choses au sujet de sa culture et, de l’autre, la sensation désagréable d’être en train de se faire dire qui il est, et donc ce qu’il devrait créer. Les anthropologues sont cités aux côtés des galeristes, des conservateurs et des aînés de sa propre communauté comme acteurs jouant un « rôle proéminent dans la définition de ce qui est acceptable en tant qu’“art Tlingit ou autochtone” » (Galanin 2009).

Des oeuvres comme celles de Yuxweluptun, lessLIE, Wilson et Galanin ont pour vocation d’interpeller musées, galeries et chercheurs et de les encourager à promouvoir une variété de styles afin d’éduquer le public sur les différences culturelles et artistiques que recouvre une même région. Loin d’être de simples témoins de la transformation du marché, les chercheurs en sont de véritables agents, qu’ils le veuillent ou non. Ainsi, lorsque le MOA atteste ses responsabilités politiques vis-à-vis des Musqueams en acceptant de modifier sa façade, il ne fait pas que reconnaître cette nation comme son hôte ; il accompagne aussi le mouvement de promotion de l’art musqueam et du style salish côtier qui le caractérise. La visibilité de ce style sur le territoire dont il est originaire est en ce moment même en train de se traduire par une valeur symbolique et économique rehaussée. Cette visibilité, on la doit avant tout aux artistes eux-mêmes, sans qui il n’y aurait pas d’oeuvres à rendre visibles. Cependant, de la même manière que les partenariats du passé ont joué un rôle dans la construction de la catégorie « art de la côte Nord-Ouest » telle qu’on la connaît, les partenariats qui sont en train de se développer comme celui du MOA avec les Musqueams joueront un rôle dans sa déconstruction et dans la remise en cause des hiérarchies qui la sous-tendent.

Conclusion

Les nombreuses publications académiques et expositions muséales traitant des créations des peuples autochtones de la côte nord-ouest du Canada ont contribué à établir ce qui est tenu pour « l’art de la côte Nord-Ouest », et donc ce qui « compte » aux yeux du marché et du public comme une expression des identités autochtones de la région (Ames 1992 : 68). Le fait que l’artistique et le culturel constituent aujourd’hui une large part de l’activité économique des individus et des groupes autochtones et soient des activités politisées n’est pas étranger au fait que ce secteur ait été la cible de recherches académiques répétées. On ne peut évidemment pas attribuer au seul savoir académique et à son partage avec le public la structure du marché de l’art autochtone contemporain. Il demeure que la conceptualisation de la notion d’« art de la côte Nord-Ouest » à laquelle a participé la recherche académique a eu et continue d’avoir de réelles répercussions sur la création artistique autochtone, en tant qu’activité culturelle et économique. Comme nous l’avons vu, loin de n’être qu’une intériorisation de principes extérieurs, cette influence s’exprime aussi sous forme de réappropriations, d’interrogations et de critiques. Les chercheurs, ainsi que ceux qui lisent leurs travaux ou fréquentent leurs expositions, sont ainsi invités par certains artistes comme lessLIE, Lyle Wilson, Nicholas Galanin et Lawrence Paul Yuxweluptun à prendre conscience des effets d’imposition qu’ils ressentent par rapport aux représentations qui circulent à leur sujet. De plus, les réorganisations de l’espace visuel comme celles qui ont eu lieu au MOA et ailleurs sur le campus de l’UBC sont le résultat d’interpellations au niveau institutionnel par des artistes et d’autres acteurs autochtones qui voulaient déconstruire les hiérarchies qui avaient été établies dans le milieu de l’art de la côte Nord-Ouest du fait de relations de recherche et de collaborations passées.

Ainsi, même lorsque la démarche des chercheurs se veut descriptive, les représentations qu’ils produisent finissent presque inévitablement par avoir un effet sur la réalité dont il est question. Comme nous l’avons vu, que ce soit délibéré ou non, le travail des chercheurs joue un rôle non négligeable non seulement dans la réception des créations autochtones, mais aussi dans la production de ces créations. C’est pourquoi un nombre grandissant de chercheurs s’attèlent à faire circuler des cadres conceptuels multiples qui permettent de mieux appréhender toute la panoplie d’approches techniques, stylistiques et conceptuelles déployée par les artistes autochtones (voir Townsend-Gault, Kramer et Ki-ke-in 2013). À terme, cela va sans doute permettre de remettre en question de manière plus radicale les catégories trop rigides, comme celle de « l’art de la côte Nord-Ouest » dans sa version monolithique et limitative, et par là même d’accompagner l’ouverture du marché aux démarches artistiques les plus novatrices sans pour autant dévaloriser celles qui y sont déjà promues. Le défi est de taille, mais vaut la peine d’être placé au coeur de nos futures réflexions et pratiques si l’on veut éviter de reproduire les effets d’imposition dont les artistes autochtones et leurs communautés essayent de se défaire depuis déjà longtemps.